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UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien


Enfances Garin

   

LXXXI
  1. Garin s'en va devant qui le cuer ot sené.
  2. Vers le pallas s'en vont les enffans alossé.
  3. Ens ou pallais trouverent le bon roy courronné
  4. Et Germaine, sa soeur qui tant ot de beauté.
  5. Garin le salua de Dieu de majesté
  6. Et dist : « Chilz Damedieu qui maint en Trinité
  7. Gart le roy Aïmer et trestout son barné !
  8. Sires, mais qu'il vous plaise, vous m'aréz escouté.
  9. Vecy deulx demoiseaulx de moult grant parenté
  10. Qui pour avoir saudees se sont cy arresté.
  11. Filz au duc d'Acquitaine sont ces deux appellé
  12. Et je suy le varlet pour faire tout leur gré. »
  13. Quant le roy le oÿ, n'ot pas le cuer aÿré.
  14. « Enfans, se dist le roy, bien soyéz vous trouvé !
  15. Telz saudees aréz que vous venra a gré.
  16. Et pour l'amour de ce que estes cy arivé
  17. Seront les Sarrasin en grande povreté,
  18. Car en l'eure seront poissanment revidé.»
  19. Sy fist sonner I cors ; si se sont rapresté.
  20. Tantost s'arma le roy, s'issy de la cité,
  21. Avec lui maint baron de la soye amisté.
  22. Mille Sarrasins furent sur les champz ordonné,
  23. Car toujours furent en agait les Trux adrué.
  24. Et le bon roy chevaulce et la Cristienneté.
  25. Et Germaine la belle ou tant ot de bauté
  26. Enmena en sa chambre ou tant ot de nobleté
  27. Les trois enfans royaulx ou tant ot de bonté,
  28. Pour armer leur jouvente ; elle en a vollenté.
  29. Quant elle vey Garrin si tres bien endoctriné,
  30. Amours d'un sentement l'a si fort navré
  31. Que le gentil dansel a forment regardé. [fol. 47v]
  32. Ung annel de son doit hosta par amisté,
  33. A Garin le donna qui bien le prist en gré
  34. Et enclina la belle par bonnairetté.
  35. Puis fist tant la pucelle que bien furent armé.
  36. De la cyté yssyrent, sy ont le roy trouvé
  37. Qui de combatre avoit moult grant vollenté.
  38. Quant il vit les trois freres, si leur a demandé :
  39. « Comment vous nommeray, dist le roy alossé ?
  40. — Sy, se dist Garin, ces deux sont appellé
  41. L'un Gerin, l'aultre Anthiame et moy, par verité,
  42. On m'appelle Garin ; ainsy m'a on appellé.
  43. — Garin, se dist le roy, Dieux vous croisse en bonté,
  44. Car vous me sembléz hardis, par Dieu qui tout a creé
  45. Vous ottroit bonne vye.
  46. LXXXII
  47. — Enfans, se dist le roy, alléz vous bien pourviant ! [fol. 48]
  48. Et se bien me servéz, bien vous yray payant. »
  49. Adont brocqua le roy son destrier affreant ;
  50. Devers les Sarrasins s'en va espourronnant,
  51. Et nos gens vont apréz le bon roy combatant.
  52. La vont les Sarrazins fierement assallant
  53. Et Sarazins se vont fierement deffendant.
  54. La peuïst on vëoir maint Sarrasin Persant
  55. Et mainte baronnye au vent reflamboyant.
  56. Le roy Marchillus en jure Mahon et Tervagant
  57. Que au fort roy de Sezille se yra aventurant.
  58. Se il le treuve en l'estour, il le yra assallant.
  59. Adont vont les payens nostres gens mahaignans.
  60. Enchois qu'ilz retournassent en va quattre abbattant.
  61. Et le roy de Sezille en va ses gens cryant :
  62. « Avant, seigneurs barons ! » Adont se va boutant ;
  63. Entre les gens payens s'alla, fery Gorant.
  64. Du cheval l'abbat, moult « Sezille ! » va crÿant.
  65. Et Anthiaume en fery ung Turc en trespassant ;
  66. Armures qu'il euïst lui valerent ung gant !
  67. Et Gerin, le sien frere, le va adont sieant
  68. Et moult bien s'esprouva, se dïent les romant.
  69. Mais Garins adlescé n'est point, je vous creant,
  70. Car en les gens payens se fery si avant
  71. Qu'il vient a l'estandart forment espouronnant.
  72. A terre l'abbaty, qui que en fust dollant.
  73. Adont crÿa « Sezille ! » a Garin et l'enffant.
  74. Bien l'entendy le roy de Zezille le grant
  75. Que les payens alloient a cest heure assallant.
  76. Quattre filz d'amiral lui alloient lanchant
  77. Espees et espois et maint coutel trenchant.
  78. Au traire lui alloyent son bon destrier tuant.
  79. Adont cheÿ a terre le bon roy souffissant.
  80. En hault crÿe : « Sezille ! »
  81. LXXXIII
  82. Garins ot l'estandart des payens revsé, [fol. 48v]
  83. Mais les paiens par force l'ont tantost relevé.
  84. Et le roy de Sezille a Jhesus reclamé.
  85. Dollant fu qu'il se voit ensement atieré.
  86. Et les Sarrasins sont entour lui assembléz,
  87. Maint dart lui ont lanchié trenchant et achieré.
  88. A tant est Marchillus qui bien l'a ravisé.
  89. A Sarrasins s'escrye, sy comme l'a escoutté :
  90. « Prennéz ce Cristïen que j'ay cy ravisé !
  91. C'est le frere a Germaine qui tant a de beauté.
  92. Ne le vouroye perdre pour l'or d'une cité,
  93. Car puis que je l'aray prins, j'aray ma volenté. »
  94. Lors l'ont les Sarrazins entour envyronné,
  95. Et l'ont par vive force la terre jecté. [fol. 49]
  96. Prins l'ont et retenu et a cheval monté.
  97. Quattre Sarrasins l'ont hors de l'estour giecté.
  98. Bien l'apperchut Garin a son escu listé.
  99. Quant il voit le roy pris, sy en ait a Dieu juré
  100. Qu'il le delivra, quo qu'il aye cousté
  101. Ou il perdera la vie.

    LXXXIV
  102. Moult fu dollant Garins quant il vit le roy pris.
  103. Voit les quattre payens de qui il estoit saisis
  104. Qui par dehors l'estour avoient le roy pris
  105. Pour aller a leurs trés qui sont sur les laris.
  106. Lors broche le cheval qu'il n'i est alentis
  107. Et saisit une lanche qu'a ung garchon a pris.
  108. Aprés le roy s'en va qui de cuer fu maris,
  109. Car n'attendoit secours de nulz de ses subgis,
  110. Mais Garin le sievoit, le demoisel gentilz.
  111. Anthiaume et Gerin qui les cuers ont hardiz
  112. Encontre les payens ont mantenu l'estrif ;
  113. Bien et hardiment les ont il envaÿz.
  114. Quant ilz ne voyent Garrins, le sang leur est fremiz.
  115. L'un a l'autre disoient : « Et ou est noz amiz ? »
  116. Mais nul ne scet a dire quelle part il est guenchiz.
  117. Les restours ont maintun a riches brans fourbis.
  118. Et Garin sieut le roy qui de cuer fu maris,
  119. Que les quattre payens enmennoyent toudix.
  120. Tout selonc ung marech en alloient toudix
  121. Pour eslongier Garin que les sieut qu'ennemiz.
  122. A haulte voix leur crye le vassal postaÿz :
  123. « Retournéz contre moy, faulx Sarrazins mauldiz !
  124. N'enmenréz mon seigneur se je ne suyz ochiz,
  125. Car je lui ay juré en convent et promis
  126. Que lui aideray tant que seray vifz.
  127. Mieulx ne le puis aidier, j'en sui certain e fis,
  128. Que lui sauver la vie. »
  129. LXXXV
  130. Quant le roy Aÿmer a entendu le voix
  131. De Garrin le vassal qui fu preulx et courtois, [fol. 49v]
  132. Jhesu Crist reclama qui fu miz en la Croix.
  133. « Aÿ Dieu, ce dist il, ce vassal je recongnoiz.
  134. C'est le vassal Garin ; de Dieu soit il benoiz ! »
  135. Et les fel Sarrazin approchent les maroiz.
  136. Dedens une croilliere entrerent demanoirs
  137. Pour eslongier Garin qui les sieut a esploix.
  138. Mais la endroit trouverent crollieres et terrois
  139. Et ung vivier orribles et ung chemin estrois.
  140. Et plus chevauchent avant et plus vient anois ;
  141. N'y a voye ne sente fors eaues et marois.
  142. Adont le bel Garin leur crye a haute voix :
  143. « Vous n'yréz plus avant, faulx traïtres renoiz.
  144. N'est mie cy endroit le chemin le plus drois,
  145. Et plus yréz avant et plus enfonderois.
  146. Bien vous pouriéz noyer ycy en ces destroiz.
  147. D'icy jusques aux sengles y va mon palfrois ;
  148. Mais je dessenderay et sy copperay du bois
  149. De quoy je ferray plancque, si vous aray, Turquois. »
  150. Lors descendy Garin qui fu beaux et courtois,
  151. Et tenoit en sa main son bon branc vïennoiz.
  152. Abres prinst a coupper li escuier adrois.
  153. Plancques fist dessus l'eaue, de largues et d'estrois,
  154. Puis est passéz dessus ; aux payens dist : « Je voich
  155. A vo mallaventure ! »
  156. LXXXVI
  157. Or furent les payens pardedens le croilliere.
  158. Ne poient aller ne avant ne arriere,
  159. Car leurs chevaulx estoient ens par telle maniere
  160. Que on ne les jectast hors pour tout l'or de Baviere.
  161. Et Garrin a fait plancques contre val et riviere ;
  162. Apréz eulx va passant de vollenté legiere.
  163. Tant fist et tant alla que les gens losengiere [fol. 50]
  164. Approcha bien pres ; ne tint qu'a luy ne fiere.
  165. Ung cheval va ferir a senestre costiere ;
  166. Le cuer lui pourfendy, sy cheit mort en ly tiere.
  167. Et le payen cheÿ a si grande hasquiere
  168. Que la endroit noya dedens la riviere.
  169. Et Garin fery a l'autre par si felle maniere
  170. Que lui et le cheval abbaty sur l'eurdriere.
  171. Hautement s'escrÿa : « Fausse gens pautonniere !
  172. Mon seigneur me lairéz et n'en yréz ariere. »
  173. Et quant le roy l'oÿ, se dist a lye chiere :
  174. « A, doulz amiz Garins, pour Dieu te fay priere :
  175. Ne me lais point mener par nezune maniere.
  176. — Nenil, se dist Garin, par mon seigneur saint Piere ! »
  177. Lors regarde lés lui, se choisit une pierre.
  178. Contremont le leva de vollenté legiere,
  179. S'en fery I payen une telle espauliere [fol. 50v]
  180. Que du cheval le fist reverser en l'ourdiere.
  181. Puis s'escrya en haut : « Fieulx de pute loudiere,
  182. Delivréz moy mon maistre. »
  183. LXXXVII
  184. Quant le quart Sarrazin a le IIIe percheut
  185. Dont il ne sera mais aidié ne secorus,
  186. Et perchut que Garins est a pié descendus
  187. Et passoit sur mairiens et sur arbres ramus,
  188. Mais il fu la endroit tellement enbatus
  189. En tel lieu qu'il ne fu jammais hors yssus
  190. Tant qu'il fu a cheval, tant fu esperdus
  191. Il regarde le roy ou grant fu le vertu.
  192. Se il ne fust loyéz ne de cordes tenus,
  193. Moult volentiers se fust au Sarrasin vendus ;
  194. Mais n'a ne main ne piet dont soit soustenus.
  195. Et Garrin s'escria : « Noble roy esleüx,
  196. Ayéz bon cuer en vous, car par le doulz Jhesus
  197. Jammais n'en partiray sy ne seréz secourus. »
  198. Au Sarrazin giecta deux grans cailleulx cornuz.
  199. Le Sarrazin s'escrye, qui fu tristres et mulz,
  200. Car il ne sceut que faire s'a lui ne s'est rendus,
  201. Mais tous jours attendoit d'estre seccourus.
  202. Mais c'estoit pour neant car il n'y en venoit nulz.
  203. Il ne fust homme ou monde que si fust embatus
  204. Non s'il n'estoit a piet, car c'est ung lieu perdus.
  205. Garrin y reprent hardiment sa vertus.
  206. De bos et de feuillies s'est si bien pourveüs
  207. Que si tost qu'il est jus d'un arbre descendus,
  208. Il le met en avant et sy passe sus
  209. Toudix de plancque en plancque.
  210. LXXXVIII
  211. Moult fu dolans Garins, et s'estoit moult loyaulx.
  212. En la crolliere fu le noble vassaulx.
  213. Le quatrisme payen lui fit trop de maulx ;
  214. Le roy volloit occhire, et fist pluseurs assaulx.
  215. Aidier ne se povoit le tres noble vassaulx, [fol. 51]
  216. Car les piés et les mains ot loyéz et cordaulx.
  217. Et quant Garin perchut que le payen bedeaux
  218. Assalloit le bon roy et frappit de coutteaulx,
  219. Pardedens la crolliere entra le demoiseaulx.
  220. Pres qu'il n'estoit noyéz, mais il estoit isniaus.
  221. Adoncques y entra de cy jusqu'a trumeaulx,
  222. Et vint au Sarrasin qui moult fu desloyaulx.
  223. Quant il le vit venir, le ju ne lui fu beaux.
  224. Adoncques dessendy, mais Garin le loyauls
  225. Lui fisqua son espee dedens les boyeaulx.
  226. Puis est venus au roy qui estoit liés et baux.
  227. Se lui dist : « Descendéz, frans roy imperiaulx !
  228. Se vous povéz venir de cy jusqu'a ses baux,
  229. Bien serréz seccourus et serréz sain et saulfz.
  230. — Garrin, se dist le roy, moult m'as esté loyaulx,
  231. Mais je te donne ung don qui sera principaulx.
  232. Demande a ton voloir, le don te sera saulz.
  233. — Sire, se dist Garins, je ne vous feray faulx.
  234. Venéz hardiement ! Passéz est vo travaulx. »
  235. Adont passa le roy liéz, joyeulx et baux.
  236. Et d'aultre part estoit moult pensans lui assaulx.
  237. Anthiaume et Gerin qui les cuers ont loyaulx
  238. Et li bon Sezillois maintiennent les cembeaux
  239. Contre les Sarrazins par dessus les prayeaulx,
  240. Et regardent par tout l'estour et bas et haux
  241. Pour savoir se Garins revenroit point entr'aux.
  242. Mais il ne le voyent ne par mons ne par vaux,
  243. Dont point n'orent joye.
  244. LXXXIX
  245. Anthiames et Gerin forment furent dolant
  246. Qu'ilz ne voyent Garin en l'estour combatant.
  247. Le retraitte sonnerent et puis vont retournant.
  248. Et le roy Narchillus, qu'on appelloit gayant,
  249. Repaire a son hostel ; le cuer avoit joyant, [fol. 51v]
  250. Car bien avoir cuidoit le roy a son command.
  251. Les Sezillois s'en vont en la cité rentrant.
  252. Anthiaume et Gerin se vont bel conduisant,
  253. Car en l'arriere garde estoient les enffans.
  254. Germaine la pucelle, suer au roy souffissant,
  255. Avoit bien oÿ dire de son frere devant
  256. Que payens l'orent prins ou grant estour devant.
  257. Doullante en fu la belle ; tenrement va plourant.
  258. Aultrement ne povoit son deul estre passant.
  259. Ou rentrer en la ville va ses gens bienviengnant
  260. Et regarde a l'entree pour Garrin le bel enffant,
  261. Se venir le veiroit ; mout le va desirant.
  262. Voit Anthiaume et Gerin, se leur vient au devant.
  263. Anthiaume espouronne, se le va saluant.
  264. « Belle, Jhesu vous gard par son digne command !
  265. De l'estour venons qu'avons eubt moult grant.
  266. Perdu avons le roy car prins l'ont les Perssant. »
  267. Qua la belle le oÿ, tenrement va plurant.
  268. A une chamboriere a dit en souppirant :
  269. « La perte de mon frere ne me fait mie tant
  270. Que du dansel Garin qui bel est et vaillant.
  271. C'estoit toute ma joye. »
  272. XC
  273. Or sont en la cité en deuil et en tristrour.
  274. Ly ung plaindoit son frere et l'aultre son amour.
  275. Germaine la pucelle, qui moult savoit d'amour,
  276. Entra ysnelement ens ou pallais majour.
  277. En sa chambre ploura et fist grant tenebrour ;
  278. Son frere regraitta et fist grande clamour
  279. Et Garrin encement qui tant ot de douçour.
  280. Mais Garrin et le roy qui tant ont de valour
  281. Rentrerent en la ville en la faute du jour.
  282. Adont vers le pallais sont allé les plusour
  283. Et a Germaine ont dit : « Dame, n'ayéz point de paour ! [fol. 52]
  284. Vecy le roy vo frere et Garin le machour.
  285. Vostre frere a rescouz, fait lui a grant amour. »
  286. Quant la belle l'oÿ, sy a dit par douchour :
  287. « Aÿ, Garin, dist elle, que en toy a grant vallour !
  288. Par le tien vassallaige venray a grant honnour.
  289. Tu as aydié mon frere, le noble poigneour.
  290. Se de lui es améz, et se tu as m'amour,
  291. Et si pouras avoir mon corpz sans deshonnour. »
  292. Anthiames et Gerin, quant sçorent la venour,
  293. Encontre le roy s'en vont et Garin sans demour.
  294. Aussy font chevallier, barrons et sivatour.
  295. Acollé ont le roy envyron et entour.
  296. Germaine l'accolla qui estoit sa sëour.
  297. Et le roy dist en hault que oÿrent le plusours :
  298. « Faittes feste a Garrin, le tres noble vassour,
  299. Car par lui suy sauvéz de la gent payennour.
  300. Jammais le corpz de moy n'euïst son retour
  301. Ou pallais de Sezille.
  302. XCI
  303. — Seigneurs, se dist le roy, que on nommoit Aÿmer,
  304. Vous devéz bien Garrin pisier et amer,
  305. Car par son hardiement, m'a fait delivrer
  306. Du plus tres grant peril ou nulz homs puist entrer,
  307. Dont veïssiéz Garin pisier et honnourer. »
  308. Germaine la pucelle vint Garrin accoller.
  309. « Damoiseaulx, dist elle, Dieux vous veuille sauver !
  310. Mon frere avéz aydié ; ce n'est mie a celler.
  311. Et quant il vous plaira devers moy retourner,
  312. Au beau fait qu'avéz fait sçarons bien regarder.
  313. — Belle, ce dist Garins, tout ce laissiéz ester,
  314. Car j'ay fait ce que doy et riens demander.
  315. Je doy bien faire au roy puis qu'il m'a fait donner
  316. Che que on doit saudoyer et faire et presenter.
  317. Je sui vo saudoyer pou avoir concquester ; [fol. 52v]
  318. Et quant sui en l'estour, je m'y doy bien porter
  319. De servir mon seigneur jusqu'au membre coupper.
  320. Qui autrement le fait, on le doit bien blasmer.
  321. Sy a une aventure qui fait bien a amer,
  322. Car ce sont Sarrazins, Perssant et Escler.
  323. Se peut on bien sur eulx son arme sauver,
  324. Sy que en pluseurs manieres y peut on prouffiter
  325. A bon service faire. »
  326. XCII
  327. Qant la pucelle oÿ Garin que ainsy parla,
  328. Le nuyt tient le roy court et ses gens festïa.
  329. Garin assit léz lui et forment l'onnoura
  330. Comme a bon chevallier, et haulte amour lui monstra.
  331. Anthiame et Gerin la nuyt servirent la
  332. Et la franche pucelle que Garin moult ama.
  333. Mais Anthiame le bel a la belle pensa.
  334. Tant l'ama en son cuer qu'a riens elle ne pensa,
  335. Mais oncques son penser dire ne lui oza.
  336. Ains plus le regarde et plus la regarda,
  337. Tant plus lui esprent amour et plus l'embraicha.
  338. « Aÿ, dist il, amie, grant beauté en vous a.
  339. Vous estes la plus belle que oncques Jhesus crea.
  340. S'il me fust avenu che qu'au garchon fait a,
  341. Je fusse mieulx venus que mes corpz ne sera.
  342. Or a Garins la grace que mais ne lui faura ;
  343. Sy n'est c'un garchon, car nul riche ami n'a.
  344. Mais c'est bien desservy, car bien desservy l'a.
  345. Se honneur lui vient, c'est raison qu'il le a,
  346. Car c'est le plus hardis que oncques Jhesus crea.
  347. Sy croy que de la pucelle ja tort ne me fera.
  348. Il scet bien que je l'ayme ; je lui ay dit piecha,
  349. Quant dedens la battaille avec nous entra.
  350. Puis qu'il le scet voir, tant exploitera
  351. Que l'amour de la belle vers moy redoublera ; [fol. 53]
  352. Car j'ay fiance en lui, car esprouvé l'ay de piecha. »
  353. Puis dist a l'autre mot : « Par Dieu qui me crea,
  354. Or suye bien meschant que j'ay pensé cella.
  355. Car oncques ne fu homs, ne jammais ne serra
  356. Que si femme veult croire de ce qu'elle dira
  357. Et il y met son cuer, si soustieux ne sera,
  358. Femme ne le deçoive. »
  359. XCIII
  360. Ensement dist Anthiaume qui la pucelle amoit.
  361. Volentiers le regarde, volentiers le servoit.
  362. Et Gerin sert le roy qui Garin honnouroit.
  363. Le roy en appella Garin qui la estoit.
  364. « Sire, trop me honnouréz, dist Garin cy endroit.
  365. Vez la mes deux seigneurs que mon cuer amer doit.
  366. Ilz m'ont cy anmené ; je suy en leur conroit.
  367. Quancques je fay de bien, remerir on leur doit ;
  368. C'est tout leur, quant que j'ay, si ay convent me foyt.
  369. Faites les hounourer, car mes corpz ne pouroit
  370. Plus demourer ycy. » Et quant le roy le ooit,
  371. Adont plus que devant en son cuer le prisoit. [fol. 53v]
  372. Anthiaumes et Gerin vistement commandoit
  373. A seoir léz Garin, car ainsy le voulloit.
  374. Enssy alla la nuyt tout qu'on se deppartoit,
  375. Qu'ilz s'allerent couchier chescun a son endroit
  376. De cy jusque a demain que le sollail levoit.
  377. Et le roy Narchillus estoit a grant destroit
  378. Du bon roy Aÿmer que rescoulx on avoit.
  379. Mahom et Appollin durement mauldissoit,
  380. Car ung payen lui dist ensement qu'il alloit,
  381. Comment ung Cristïen le roy Aÿmer aidoit.
  382. Dollant fu Narcillus et forment lui annoyoit,
  383. Et dist que la cité assaillir il feroit
  384. Et que a nous Cristïens dollans battaille demanderoit
  385. De quattre contre ung, car bien les convainqueroit.
  386. Et le roy Aïmer par ung matin se levoit
  387. Et aussy fist Garrin qui de cuer Dieu servoit.
  388. Anthiames au matin vers lui s'en vint tout droit,
  389. Et quant il vit Garrin, an hault le salluoit.
  390. « Garin, se dist Anthiames, voir se vo corpz voloit,
  391. Certes le cuer de moy moult eureulx seroit.
  392. — Sire, se dist Garin qui moult bien l'escouttoit,
  393. Ja ne plaise a Dieu qui hault siet et loingz voit
  394. Que je faiche pour vous en quel lieu que ce soit
  395. Chose qui vous mesplase !
  396. XCIV
  397. — Sire, ce dist Garin, de moy ne vous doubtéz,
  398. Car je ne ferray chose dont je soye blasméz.
  399. Ne vivray que ung pou, se avray toudix asséz.
  400. Et qui plus vit, plus pert ; ce sciecle est mortelz.
  401. Dieux le dist de sa bouche, c'est fine veritéz :
  402. Qui bien ne mesura, ja bien ne sera mesuréz.
  403. Ja chose ne ferray a homme qui soit neéz
  404. Que ne voulroye bien que on me fesist autelz.
  405. Dittes vostre volloir ! D'aidier suy aprestéz. [fol. 54]
  406. — Garins, dist Anthiames, amis vous le sçavréz.
  407. Vous savéz tout de cy que sui enamouréz
  408. De la seur du roy ou grande est la beauté.
  409. Mais je n'ay cuer en moy, par Dieu qui fu penéz,
  410. Que je le puisse dire que tant sui alluméz,
  411. Car oncques mais ne fus a Amours donnéz.
  412. Ne sçay que c'est d'Amours, tous en sui aveuléz.
  413. Et que plus voy la belle ou mon cuer est bouttéz,
  414. Et tant me faut plus sens, aviz et memoralitéz.
  415. Qui me donroit tout l'or qui est en X citéz,
  416. Je ne lui sçavroye dire ainsy que sui menéz.
  417. Bien lui diréz pour moy, hardis estes asséz.
  418. Mais je vous prie pour Dieu, point ne vous assottéz
  419. Du marchié pour vous faire.
  420. XCV
  421. — Syre, se dist Garin, par la Verge Marie,
  422. De ce que dit avéz de ce que je ne me prengne mie
  423. En l'amour de la pucelle, dit avéz grant follie.
  424. Cuidiéz vous qu'elle le soit dont suy outrecuidie,
  425. Que elle lairoit le maistre et lairoit la meisnie ?
  426. Ne sui c'un povres homs de petite lignie
  427. Et vous estes homs de noble anchisoirie.
  428. Et le tempz est tel en ceste mortele vie
  429. Que on ne prise nul homme qui soit en ceste partie
  430. S'il n'est riche et poissant et s'il n'a seignourie.
  431. Trestout ce que je fay en ceste partie
  432. N'est que pour v[ost]re amour et vostre seignourie.
  433. Tout ce que je fay, mon cuer le vous ottrye.
  434. En comvent le vous ay de ma foy fianchie
  435. Et en feray autant, se Dieu me benye,
  436. Que sy fuissiéz mon frere, se Dieux me donne vie.
  437. A la belle parleray ains l'eure de complye.
  438. Tant lui diray de vous, ainsy que droit l'ottrye,
  439. Que la vostre besongne en sera advanchie. [fol. 54v]
  440. — Amiz, se dist Anthiames, Jhesus vous benye.
  441. Mais alléz y bien tost, le mien corpz vous en prie !
  442. Jammais ne mengueray se n'ay nouvelle oÿe.
  443. — Je y vois, se dist Garins, or est drois que le die,
  444. Car puis que vous scentéz d'amours la malladie.
  445. Il n'est mie bien aise qui poins est de l'ottrye,
  446. Car le mal des dens passe. »
  447. XCVI
  448. Garin vient ens, lequel n'y vault arrester,
  449. Ou la pucelle fu qui tant fist a loer.
  450. Quant elle vit Garrin, adont s'alla lever.
  451. Et Garin le gentil le prist a saluer
  452. Et si dist : « Jhesu Crist qui se laissa pener,
  453. Gart ceste damoiselle que je voy la ester !
  454. — Amis, dist la pucelle, Dieux vous veuille sauver !
  455. Et bien puissiéz venir et bien puissiéz raller.
  456. — Belle, se dist Garrin, je veuil a vous parler.
  457. Ainsy comme messaigier me vieng representer.
  458. Et se chose vous dyz que ne veuilliéz greer,
  459. Je ne doy par raison ce meffait comparer ;
  460. Car j'ay oÿ piecha dire et recorder
  461. Que messaigier qui veult son messaige compter
  462. Sy ne doit avoir bien ne nul mal escoutter.
  463. — Sire, dist la pucelle, par Dieu qui fist la mer,
  464. Vous ne me sçaréz ja nouvelle rapporter
  465. Dont je vous doye ja haÿne demonstrer
  466. De quancques vous voréz dire.
  467. XCVII
  468. — Belle, se dist Garin, oyéz ma intencion !
  469. J'ay deux nobles seigneurs de haulte extraxïon ;
  470. D'Acquitaine sont, de la terre de renom.
  471. Duc en sera Anthiames, et aisné le tient on.
  472. Il m'a cy envoyé par bonne intencïon
  473. Comme chilz qui est espris par l'inspiracïon
  474. D'Amours ou tous bons cuers ont leur possessïon. [fol. 55]
  475. L'a si enamouré de vostre doulce fachon
  476. Qu'il n'a force, cuer, corpz ne possessïon ;
  477. Qu'il vous osast compter le grant affectïon
  478. La ou Amours de vous l'a en subgjectïon.
  479. Car tout entierement fait obligacïon
  480. A vostre gent corpz servir pour acquerir le don
  481. De mercy par qui est en la vostre prison.
  482. Et en l'arme de lui est representacïon.
  483. Vous diz que loyaument fait ceste questïon
  484. Coume chilz qui est empris de l'amoureulx brandon,
  485. D'Amours par qui maint cuers sont en subgjectïon.
  486. Sy vous prie et requier par supplicacïon
  487. Que entendre vous veuilliéz a droit et a raison
  488. A cellui pour qui fay la menistracïon
  489. Par la cause d'Amours qui en fait mencïon,
  490. Et que des biens de vous lui donnéz liverision. »
  491. Et quant Germaine ot oÿ ceste coclusion,
  492. Dont regarde Garin en deschant le menton, [fol. 55v]
  493. Et lui dist : « Damoiseaulx, bien och vostre raison,
  494. Mais ung seul mot vous diray que j'apris en canchon,
  495. Que on doit l'omme tenir a fol et a briccon
  496. Qui trop aultrui avanche et admenrist son nom.
  497. Et pour ce vous diray selon ceste occasion,
  498. Parléz pour vostre besoigne ! »