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UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien


Enfances Garin

   

XCVIII
  1. Quant Garins ot parler la pucelle Germaine,
  2. Bien voit qu'elle n'avoit cuer, vollenté ne vaine
  3. D'entendre a Anthiame ; sa raison tient a vaine.
  4. A soy meismes dist il : « N'en parleray de la sepmaine,
  5. Car il n'appartient point tel coutel a telle gaine. »
  6. Doulcement prist congié a la belle certaine.
  7. Et quant celle le vit, sy en fu toute estraine ;
  8. Pour ce que parlé n'ot a lui, moult se demaisne.
  9. Et Garin s'en party qui de Jhesu se saigne ;
  10. De la chambre est yssus qui est belle et hautaine.
  11. Anthiaume en a encontré qui attendoit a paine.
  12. Quant il percheut Garrin, filz sa mere prochaine,
  13. Vers lui accourrut, sy dist a voix hautaine :
  14. « Garrin, vostre coulleur est ja changie en graine,
  15. Devenue est vermeille. » 
  16. XCIX
  17. — Syre, se dist Garin a le chiere membree,
  18. Je vieng de la pucelle qui tant est honnouree.
  19. Vo besoing lui ay moult bien ditte et comptee,
  20. Et lui ay trestout dit vo cuer et vo penssee,
  21. Et sy ay la pucelle moult tres bien avisee.
  22. Et me dist au partir, c'est verité prouvee,
  23. Que je vous envoyasse en sa chambre paree,
  24. Et la vous en sera sentence declaree. »
  25. Quant Anthiaume l'oÿ, se a la chiere clinee,
  26. Ne fust mie aussy lyés pour l'or d'une contree. [fol. 56]
  27. A icelle parolle dont j'ay fait devisee,
  28. Commencha au pallas une grande huee,
  29. Car Narchillius estoit la dehors en mi la pree.
  30. Aus bailles feru tellement d'une espee
  31. Que parmi le moillon l'avoit presque coppee.
  32. Et disoit clerement allennee :
  33. « Faulx Cristiens faulssé, fellons, gens deffaee,
  34. Dittes a vo seigneur sans nulle demouree
  35. Qu'il m'envoye droit cy sans plus faire arrestee
  36. Quattre frans Cristïens, chescun la teste armee,
  37. Affin se chescun n'ait la teste coppee
  38. Q'arriere m'en yray en la moye contee.
  39. Et se matter les puich a ma hache haceree,
  40. Que j'aye la pucelle qui est de moy amee.»
  41. Quant le roy Aïmer a la chose escouttee,
  42. Pour ce que la cité estoit moult appressé,
  43. Avoient moult ses gens la chose desiree ;
  44. Car on dist et c'est vray : N'est si trenchant espee
  45. Comme c'est de famine.
  46. C
  47. Le roy fu moult dollant et aussy fu sa gent.
  48. Et du fier Narchilus menoient parlement,
  49. Qu'a quattre chevalliers plains de grant hardement
  50. Battaille requeroit et ung camp proprement.
  51. A tant es vous Garin et Anthiame le gent.
  52. Quant le roy les choisy, se leur dist saigement :
  53. « Seigneurs barons, dist il, conseilliéz moy briefment
  54. Du fellont Narchillus que le corpz Dieu cravent !
  55. A bailles est venus demander en present
  56. A quattre chevalliers bataille vistement.
  57. Et se mes chevalliers sont vaincus nullement,
  58. Je lui donnray ma fille et lui aray en convent.
  59. Et s'il estoit vaincus, il fera le serment
  60. Et il partira de cy a son efforcement. [fol. 56v]
  61. Plus ne feront vers nous noize nullement. »
  62. Et quant Garin l'oït, grant vergoigne le prent
  63. Qu'il demande battaille ainsi a tant de gent.
  64. Ung petit s'avisa et puis dist doucement :
  65. « Sire roy de Sezille, vous sçavéz vrayement
  66. Que me devéz ung don sans nul reffuzement,
  67. Saulfve l'onneur de vous et vo gouvernement.
  68. — Garrin, ce dist le roy, c'est vray certainement.
  69. Bien povéz demander a vostre commandement,
  70. Et se je le reffuse, le corpz Dieu me cravent !
  71. Car desservy l'avéz vers moy sy loyaument
  72. Que encores le vous ottroy.
  73. CI
  74. — […]yres, se dist Garin, mon don demanderay,
  75. Car vous le me devéz et je m'en payeray.
  76. Et pour ce vous demande ung don que avoir voray.
  77. Ce n'est d'or ne d'argent, car la volenté n'ay,
  78. Mais faire le camp au gayant sans dellay.
  79. Corps a corp je m'y esprouveray.
  80. J'ay telle fiance en Dieu qui fist le ray,
  81. Et ains le sollay couchant, je le vous renderay.
  82. Certes ou mort ou vif le vous presenteray.
  83. C'est le don que je veuil ; autre ne demanderay.
  84. Se le me reffuzéz, a parjur vous tenray.
  85. — Et Garrin, dist le roy, enviz l'ottriray.
  86. Et gentil filz, je te pry au meilleur sens que j'ay,
  87. Se requierch ung autre don et je le ottryray.
  88. — Sire, se dist Garin, par le sang de Cambray,
  89. Se je n'ay ce don cy, faulx je vous clameray.
  90. Mais tenéz moy convent et foy et je m'armeray.
  91. — Par ma foy, dist le roy, envyz je le te feray.
  92. Mais en l'onneur de Dieu et de saint Nicolay
  93. Et la Vierge Marie que je reclameray, [fol. 57]
  94. Le don que avéz requiz point ne le vous retourneray.
  95. Alléz vous apprester et je vous armeray. »
  96. Quant Germaine le sceut, adont crya : « Hahay !
  97. Aÿ, Garin amis, ton corpz joly et gay
  98. Jaimmais en mon vivant en cambre ne tenray ! »
  99. Ainsy dist la pucelle, et Garrin sans dellay
  100. Fist apprester les armes.
  101. CII
  102. Garin fu ou pallais qui noblement regna.
  103. Anthiaumes et Gerin moult forment lui blasma
  104. De ce que au fel gayant si faitement yra.
  105. Chescun lui dist : « Amis, pour Dieu n'y alléz ja ! »
  106. Mais Garrin respondy que ja ne s'en tenra.
  107. Le roy lui vest l'auberch et l'elme lui lancha,
  108. Et Gerin et Anthiames chescun lui bien aida.
  109. Bonnes cauches de fer le ber Garrin caucha,
  110. Chaint l'espee a son léz et le croix en baisa,
  111. Et espoit et coutel mie ne oublÿa.
  112. Ung bon cheval courrant le bon roy lui livra,
  113. Et fu couvert de fer et Garrin y monta.
  114. Tost et hastivement le haiame lacha,
  115. Le riche blason prist et le lanche appoigna.
  116. Quant Germaine le voit, le sanc lui mua.
  117. Elle dresche le main, doulchemement le seigna.
  118. Le roy et ses barons moult bien le convoya.
  119. Anthiame fu deléz et Gerin l'adexstra.
  120. Chescun a son povoir le duist et doctrina.
  121. « Seigneurs, se dist Garin, savéz comment il va.
  122. Je vous sçay bien bon gré de ce que n'en doubtéz ja.
  123. Jhesus le vous rende qui nous fist et crea !
  124. Et j'ay fianche en Lui que cy me ramenra.
  125. Et s'il me fault morir et Dieux destiné l'a,
  126. Ne suiz c'uns povres homs, si c'omme me oublyra,
  127. Car je l'ay oÿ dire et recorder piecha :
  128. « A tel saint tel offrande. »
  129. CIII
  130. Le roy, ses barons, sa fille et toutte sa gent
  131. Monterent a cresteaulx avironneement
  132. Pour veïr de Garin le noble hardiement.
  133. De la cité yssy, armé moult noblement. [fol. 57v]
  134. Vers les bailles s'en va ou le gayant l'attent.
  135. A terre fu assiz ; la dormoit fermement
  136. Dessoubz l'espinette sur l'erbe qui resplent
  137. Deléz une fontaine qui couroit roidement.
  138. En l'ombre fu assiz et garde ne s'en prent
  139. Que ainsy on le viengne veoir, ainsy ne aultrement.
  140. De son blason se fu targié souffissanment
  141. Et si avoit ung mur qui le trait lui deffent.
  142. La estoit a cestes si bien et tellement,
  143. N'a garde de quarreaulx contraire nullement.
  144. Et Garins chevaucha qui a Jhesus s'attent.
  145. La lanche porte droitte ou le pignon appent.
  146. Sezillioiz le regardent comment il va fierment.
  147. « Dieux, dïent les barons ensemble onniment,
  148. Veiz quel chevallier, comment il s'estent,
  149. Comment porte l'escu devant lui gentieulment !
  150. — Par ma foy, dist le roy, il est bel homme et gent.
  151. Moult digne seroit de tenir cassement.
  152. Dame sainte Marie, mere du Sapïent,
  153. Sy vray que vo chier fil veÿéz en tourment [fol. 58]
  154. Et qu'Il recheut la mort pour rachetter sa gent,
  155. Se me saulvéz cestui, car je l'ame loyaulment.
  156. Je le doy bien amer, se bon sang ne me ment,
  157. Quant me saulva la vie. »
  158. CIV
  159. Ainssy disoit le roy qui aux cristeaulx estoit.
  160. Et Germaine sa seur devotement en prioit.
  161. Anthiaume et Gerin chescun a Dieu disoit
  162. Orison pour Garin qui bien améz estoit
  163. Et pour la loyaulté qui en son corpz regnoit.
  164. Venus est a Garin qui a l'espine dormoit
  165. Ou l'ombre sur le pierre léz le fontaine droit.
  166. « Or sus, se dist Garin, que le diable y soit ! »
  167. Le gayant s'esveilla et Garin regardoit.
  168. Sy tost qu'il le veoit seul, a le terre se clinoit,
  169. Ne se daigna lever pour ce que seul le voit.
  170. Garins en fu dollans que si peu le prisoit ;
  171. Se dist qu'en nul jour ja ainsy ne le combatroit,
  172. Car a nul vasselaige tourné ne lui seroit.
  173. Lors abbaisse le lanche et le gaiant boutoit.
  174. « Or sus, se dist Garin, fel glouton malëoit !
  175. — Comment, dist le gaiant, mais tu boutte du doit !
  176. — Nainil, se dist Garins, mais de ce fer bien roit
  177. Dont je vous ochiray ains que le vespre soit.
  178. — Enffes, dist le gaiant, se tu as fain ne soit,
  179. Je te pry par amour mengue et se boit
  180. Et puis se t'en reva en la chité tout droit,
  181. Car le mien corpz a tien jammais s'assembleroit
  182. S'il n'en y avoit IIII ou VI chy endroit.
  183. — Gayant, ce dist Garrin, je ferray tel exploit
  184. Que seul je t'ochyray, soit a tort ou a droit.
  185. — Par ma foy, dist le Turch, loyer me convenroit
  186. Les piés et les mains ; et s'on le mes loyoit,
  187. Se aroiz tu asséz a faire.
  188. CV
  189. — Enffens, dist le gayant, ne te fayz point bleschier !
  190. Saiches se tu me fais encontre toy dreschier,
  191. Je te ferray ou corpz les costes brissïer. [fol. 58v]
  192. Je ne voroye que d'un doit a ton corpz atouchier.
  193. — Va, glouton, se dist Garin, que Dieux vous doinst encombrier !
  194. Pour che que je te veuil cy endroit courrouchier,
  195. Je te diray qui je suiz pour toy plus engaignier :
  196. Je suiz cilz qui rescout mon seigneur, mon droitturier,
  197. Le bon roy de Sezille qui tant fait a prisier,
  198. Qu'a quattre Sarrazins tu fiz ottroyer.
  199. Tous quattre les vaincquiz dedens le vivier
  200. Et ramenay le roy sain, saulf et entier. »
  201. Dist le fel gayant : « T'en avras ton loyer.
  202. Il te vaulsist trop mieulx tes parolles laissier. 
  203. On parle bien tant que on honist son plaidyer,
  204. Et tu aras tant parlé que tu arras encombrier. »
  205. Adont se leva sus, n'y ot que courrouchier.
  206. Ce sambloit au lever ung diable d'Inffer :
  207. Bien XV piés avoit et bien pres d'un quartier.
  208. Vers Garin s'en alla, le gentil escuier.
  209. Se lui hosta le cuisse de son courant destrier ;
  210. Contremont le leva et le bouta arrier
  211. Sy qu'il fist le cheval et Garrin tresbuschier ;
  212. Et puis a le fontaine s'alla recouchier.
  213. Bien lui cuidoit avoir rompu le hanespier.
  214. Quant Germaine le vit, bien cuida esragier
  215. Et le roy reclama le Pere droitturier.
  216. Anthiame et Gerin commencherent a cryer :
  217. « Aÿ, seigneurs barons, allons Garrin aidier !
  218. Le gaiant le a occhiz et n'y a nul recouvrier.
  219. Ellas, que mal alla la jouste commenchier !
  220. Mort l'a oultrecuidanche. »
  221. CVI
  222. Or furent pour Garrin courrouchié et dollant.
  223. Las, qu'il le conneuïst, le deuil y fust plus grant
  224. De Gerin et d'Anthiame qui estoyent plaisant ;
  225. Car Garin est lor frere, si n'en scevent neant.
  226. Aussy ne scet Garrin qu'il leur soit attenant, [fol. 59]
  227. Ne cuide seur ne frere avoir, je vous creant.
  228. A terre l'avoit abbattu le traïttre gayant,
  229. Mais Garins asséz tost se leva en estant.
  230. Pardessoubz l'espinette choisy son mal veuillant
  231. Qui haultement lui dist : « Se tu reviens avant,
  232. Ton corpz mahaigneray, par mon dieu Terguant !
  233. — Par ma foy, dist Garin, ains te ferray dollant ! »
  234. L'espee qu'il tenoit va contremont levant ;
  235. Au gayant s'en va tel horrïon donnant
  236. Que le sennestre brach lui va par mi coppant.
  237. Quant le gayant le veyt encoste lui gisant,
  238. Adont gietta ung cry sy orible et grant
  239. Que toutte la chité en va retentissant.
  240. Quant les Cristiens l'oÿrent, ilz en furent joyant.
  241. Ly ung a l'aultre dist : « Vela homme vaillant !
  242. Jammais roy Narchilus n'en yra gabant. »
  243. Et le gayant se va vistement dreschant.
  244. « Garchon, dist le gaiant, qui te va conseillant
  245. Quant tu me vas ensy droit cy esmehaignant ?
  246. Par le foy que je doy Mahon le tout poissant , [fol. 59v]
  247. Ennuyt te penderay contre vent ballyant. »
  248. Lors gietta vers Garrin ung grant coutel trenchant,
  249. Et Garrin destourna le cop en renvoyant ;
  250. Et le coutel passa par autel convant
  251. Que parddens ung arbre entra bien ung piet grant.
  252. Ce veirent les Cristiens aprés l'estour sivant.
  253. Adont va le payen son espee sacquant ;
  254. Allexandre ot a non, si le forga Gallant
  255. Avec Durendal, l'espee au duc Rollant.
  256. Oncques si bonne espee ne vit on apparant,
  257. Car demi piet et plus avoit bien de taillant.
  258. Et Garrin le fery de l'espee en lanchant,
  259. Sy qu'il lui entamma le hauberch jaserant
  260. Et le navra en char que le sang en va fillant.
  261. « Diables, dist Narchilus, qui vit oncques tel enffant.
  262. Pités est qu'il ne croit Mahom ne Terguant,
  263. Car moult a vassellaige. »
  264. CVII
  265. > Le gayant fu dollant, en lui n'ot qu'aÿrer.
  266. D'Allexandre s'espee alla Garrin frapper.
  267. Sur son hayaume amont l'alla si assenner
  268. Que le chiercle et les fleurs en fist jus avaller
  269. Et de l'aischier aussy le feu estinceller.
  270. La espee tourna, mais fist craventer,
  271. Et quartier a fait de l'escu jus copper,
  272. Et en la terre fist l'espee ung piet entrer.
  273. Oncques nulz homs n'oÿ de tel cop parler ;
  274. Se ne tournast l'espee, n'en peuïst eschapper.
  275. Mais toudix est sauvéz que Dieux veult sauver,
  276. Et Dieux ama forment Garin le bacheller.
  277. En maint lieu prilleulx lui a vollu monstrer,
  278. Ainsy que vous poréz oÿr et escoutter.
  279. Entre Garrin vient le brant a le terre couller
  280. Et il voit le gaiant du rasacquier pener, [fol. 60]
  281. Lors le fery Garin sans point de l'arrester.
  282. En la sennestre cuisse le va sy assenner,
  283. Par le vertu de Dieu qui tout a a ssaulver,
  284. Qu'il lui fist une cuisse toutte jus raser,
  285. Sy qu'il fist le gayant a la terre tumer.
  286. « Dieux, dïent Cristïens, vez la bon bacheller !
  287. Car sans l'amour de Dieu n'en poroit adchiever
  288. Le mort de che gaiant ; il n'y poroit durer,
  289. Se de Dieu n'avoit grace. »
  290. CVIII
  291. Quant le gaiant cheÿ, moult laidement bret a.
  292. Garrin hardiment sur le gaiant monta.
  293. Le gaiant de l'angousse moult souvent se palsma ;
  294. En terre laist l'espee pour l'angousse qu'il a.
  295. Et Garrin fiert a lui, qui point ne l'espareigna.
  296. Quant le gaiant revient, sy se resvygura,
  297. Et une maint qu'il ot aprés Garrin happa ;
  298. Deux tours par grant aÿr entour lui le tourna,
  299. Et puis le laist aller, apprés lui le boutta.
  300. XXIIII piés et plus de son corps l'eslonga.
  301. A tel meschief queÿ qu'a poy qu'il ne creva.
  302. Long tempz fu a le terre que nul mot ne sonna.
  303. Et quant le roy le veyt, tout le sang lui mua ;
  304. Et la belle Germaine moult grant deuil demena ;
  305. Anthiames fu dollans et Gerin souppira.
  306. Ella ! se bien seuissent comment la chose va,
  307. Garrins fust leur frere, chescun d'eulx y fust ja.
  308. Mais de Garin ne sceurent comment la chose va,
  309. Et que ce fust leur frere, nul d'eulx n'y pensa.
  310. Mais pour l'annoy de Garrin, tres forment leur annoya.
  311. Grant deuil en vont menant tous ceulx qui furent la,
  312. Et pour Garin prierent chescun et cha et la.
  313. Bien cuident mort Garrin, mais quant il se releva [fol. 60v]
  314. Dont menerent grant joye.
  315. CIX
  316. Quant Garins le vassaulx fu a piés levéz sus,
  317. Adont vers le gaiant est briefment accourus.
  318. Allexandre appoigna dont le branc estoit nuz.
  319. Quant le tient en sa main, oncques sy liés ne fut.
  320. Jhesu Crist en loa et ses dignes vertus.
  321. Et le gaiant a dit : « Vous en seréz pendus.
  322. Par toy suis affolléz dont je suis moult confus,
  323. Quant de toy suiz navrés et se m'as combatus.
  324. — En nom de Dieu, dist Garrin, ce fait le doulz Jhesus.
  325. Il ne vient pas de moy, ains vient de ses vertus.
  326. Or te faiz bauptisir se wyde mes argus ! »
  327. Adont le faulx gaians ne s'y est attendus.
  328. Il se mist a genoulx et si s'est deffendus.
  329. Et le bon Garin s'est de pierres pourveüs.
  330. Au Sarrazin giecta tant de cailleux cornus
  331. Qu'il l'abbaty a terre. [fol. 61]
  332. CX
  333. Le gaiant est cheüs, qui moult fu lapidés ;
  334. Le cuisse avoit couppee du branc qui fu letrés.
  335. Et Garin saut a lui qui ne s'est arrestés.
  336. D'Allexandre l'espee dont le achier fu leés
  337. Le fery tellement Garin lui adurés
  338. Que de son chief lui est le hayame volléz.
  339. A l'aultre cop lui fiert, se lui coppa le néz.
  340. Sur le gaiant fery bien XXX copz passéz ;
  341. Ne povoit de ferir adoit estre lasséz.
  342. Adont l'ochist Garin, dont maint jour fu loéz
  343. Et en mainte contree en fu rodoubtéz,
  344. En cités, cristeaulx et en pallais pavéz ;
  345. Car oncques plus beau fait ne fit homme néz
  346. Comme fist Garins, ainsy que vous oréz.
  347. Quant le roy Aïmer, qui enssy est nomméz,
  348. Vit le haulte proesse dont Garin fu fondés,
  349. Les clocques fist sonner que on l'oÿt de tous léz.
  350. Les Sarrazins s'en fuirent a loiges et a trés,
  351. Et encores ne savoient que leur roy fu tués.
  352. Vers la cité accourent, les hauberch endosséz,
  353. Et Garrin se retrait qui moult estoit lasséz. [fol. 61v]
  354. A le porte trouva ses deulx freres carnelz
  355. Dont il fu par amour baisiéz et accolléz
  356. Et le roy dist : « Garin tres bien dit l'avéz ;
  357. Par toy es mon payz au jour de hui delivrés. »
  358. A tant es Sarrazins qui viennent a tous léz.
  359. Leur seigneur ont trouvé qui estoit descouppé ;
  360. Dont fu tres grant deuil des Sarrazins mené,
  361. Et pardevers l'ost fu tantost rapportés.
  362. Veoient les Cristïens de combatre apprestéz.
  363. Mauldis soit le paien qui vers eulx soit alléz !
  364. Ains retournent vers l'ost et esbomiéz,
  365. Et pleurent leur seigneur qui a fin est alléz.
  366. Et le roy de Sezille est arriere retournéz,
  367. Avec luy Gerin et Anthiame dalléz.
  368. Sy enmainent Garin jusqu'au pallais listéz,
  369. La a trouvé Germaine ; par lui fu desarméz.
  370. « Garin, se dist le roy, savéz que vous ferés ?
  371. Concquis avéz ung don tel que demanderéz
  372. A mon entierement ; tres bien vous aviséz. [fol. 62]
  373. — Frere, se dist la belle, puis que ung don lui donnéz,
  374. Je vous pry que de moy lui soit present donnéz.
  375. — Ma seur, se dist le roy, si soit que vous volléz.
  376. — Sire, se dist Germaine, Dieux en soit loéz !
  377. Et je vous donne ung don que mie n'ert veés,
  378. Sauvéz l'onneur de my et garny en bontéz.
  379. — Dame, ce dist Garin, de ce ne vous doubtés.
  380. Don ne demanderay dont mes corpz soit blasmés.
  381. — Garin, dist la pucelle, soyéz bien aviséz !
  382. Se n'estes conseilliéz, a moy conseil prennéz.
  383. Bien vous conseilleray, se croire me volléz,
  384. Sans faire vo dommaige. »
  385. CXI
  386. Or a Garrin deux dons que on lui a promis.
  387. Il regarde Anthiaume qui moult estoit pensis
  388. Et son frere Gerin qui tant estoit faitiz,
  389. Et le roy Aïmer regarda ens ou vis
  390. Et la franche puchelle blanche comme fleur de lyz.
  391. « Et Dieux, se dist Garins, Pere de Paradix,
  392. Se je voloye ja estre ung peu faintis,
  393. Je seroie en honneur, car il m'est bien promis.
  394. Mais certes j'en seroye en pardefin haÿz,
  395. Car je suis povres homs et de parens petis.
  396. Et qui se desnature en la fin est haÿz,
  397. Car a peu d'occasion vient la besoigne au pis ;
  398. Homs rengne saigement qui tient estat onnis.
  399. Tous jours m'aidera Dieux et le Saint Esprit,
  400. Car qui sert loyaulment, Dieux l'aïde toudix,
  401. Car certes de mal faire n'est nulz homs remplis
  402. Et il fait bon concquerre aucuns bons amis.
  403. C'est le amour de Dieu qui en la Croix fu mis,
  404. C'est le amour du roy, c'est le pourffit de lis.
  405. A icellui me tiengz, ja ne seray faintis. » [fol. 62v]
  406. Ainssy con il penssoit et qu'il est asoupplis,
  407. Anthiame, qui le voit qui estoit moult penssiz
  408. Lui a dit : « Beaux amis, se vous n'avéz avis
  409. De demander les dons que on vous a cy promis,
  410. Bien vous conseilleray, s'il vous vient a devis.
  411. — Anthiame, dist Garrin, je suis asséz soubstiz
  412. De demander au roy qui est bien mes amis.
  413. Je lui demanderay, je suiz amanevis ;
  414. Et sy ne seréz ja ne veüz ne oÿz. »
  415. Quant Anthiaume le oÿ, le sanc lui est fremiz.
  416. « Aÿ, dist il a lui, a ce cop suiz bien petis.
  417. Or voy bien que Garrin est trop enorgeuilliz.
  418. Par le sien hardiment est monté en tel pris,
  419. Jammais ne daignera nul homme qui soit viz.
  420. Car j'ay bien oÿ dire qu'on voit en maint paÿz
  421. Que quant ung povres homs de linaige petis
  422. Qui vient de bas affaire et de povres amis,
  423. Quant il monte en avoir et il est enrichiz,
  424. Il est en tous estas fellons et despis,
  425. Orgeuilleulx, fellons, cuidans et deffis,
  426. Que chilz qui est venus de richesse garnis.
  427. On ne voit oncques tant combatre les gentiz,
  428. Car le riches homs qui des bons est venus
  429. Portent honneur l'un a l'aultre. »
  430. CXII
  431. Ainsy cuidoit Anthiame qui cuidot follement.
  432. Et Garrin a parlé tres bien et saigement ;
  433. Dist au roy de Sezille a la voix haultement :
  434. « Sire, donné m'avéz ung don a mon tallent
  435. Et je le veuil avoir sans nul arrestement.
  436. Vostre seur je demande qui tant a le corpz gent
  437. Non pas pour moy ne pour mariement, [fol. 63]
  438. Et ne doye faire a lui ; ains est parfaitement
  439. Pour mon seigneur Anthiaume qui cy est present,
  440. Filz au duc d'Acquittaine, gentilz homs forment,
  441. Assennee l'aréz bien et noblement.
  442. Et vous, ma doulce dame, je diz tout enssement
  443. Que vous obeïssiéz par le vostre serment
  444. A espouser Anthiame ; vous le m'avéz convent.
  445. Aultre don ne demande ne d'or ne d'argent,
  446. Car je sçay bien que Anthiame vous aime loyaulment.
  447. Or vous prie que les nopches fachiés lÿement. »
  448. Quant Anthiaume le oÿ parler syfaittement,
  449. A deux brach l'accolle et baise doulcement ;
  450. Et a dit : « Mon ami, par le mien enssient,
  451. De vous n'a plus preudomme dessoubz le fiermament.
  452. A ce cop vous ay bien esprouvé vrayement,
  453. Et je prie a Cellui a qui le monde append,
  454. Desservir le me laist bien temprement. »
  455. Et le roy de Sezille, qui tant ot d'esient,
  456. En appella Garrin et lui dist vistement :
  457. « Garins, or voi ge bien certainement
  458. Que amis pour amis veille. 
  459. CXIII
  460. — Garin, se dist le roy, loyal homme gentil,
  461. Quant a aultruy as donné ce que t'as desservy.
  462. Seur, vous avéz Anthiame puis qu'il est ainsy ;
  463. Tantost l'espouseréz sans faire nul dettry. »
  464. Dollante fu la belle quant la parolle oÿ ;
  465. Nonpourquant s'accorda et ad ce se consenty.
  466. Anthiame dansel le yssnellement pleuvy.
  467. L'endemain au matin Persant et Araby
  468. Laisserent le grant siege, et sy se sont party
  469. Pour le fellon gaiant qui par Garin est finy. [fol. 63v]
  470. Pour tant se sont de la trestous enffuïz ;
  471. En lor paÿz s'en vont dollant et esbaubis
  472. Payens, Sarrazins et fellons Juis.
  473. Anthiaume espousa la dame puissedy
  474. Et en ot des enfans qu'il ama et chiery.
  475. Le roy Yvon de Gascoigne d'icelle dame yssy
  476. Et Clarisse qui ot le duc Regnault a mary,
  477. Cellui de Montauban que Charles tant haÿ.
  478. Ensement fist Garin qui ses freres servy.
  479. Anthiaume l'appella, se lui dist sans detry :
  480. « Sires compains, dist il, pour l'amour de Dieu mercy.
  481. Veuilliéz nous conseillier, car trop sommes honny
  482. De no tayon que on nomme de Pavye Tiery.
  483. Il tient le nostre pere qui nous engenry,
  484. Et l'a mis en prison et l'a mal esbauby.
  485. Sy en devons bien estre courrouchié et mary.
  486. Mais de vostre conseil, s'il vous plaist, arons cy
  487. Et ferons vollentier. » Et Garrin respondy. [fol. 64]
  488. « Seigneurs, se dist Garrin, par le foy que doy mi,
  489. Vostre tayon devéz bien tenir a ami.
  490. Peres fu vostre mere que souef vo noury.
  491. Toudix ay oÿ dire, et pour vous le vous plevy,
  492. Que niches est li homs et de sens mal garny
  493. Quant il boute son doit entre feu qui bruÿ,
  494. Qui est empres escorche.
  495. CXIV
  496. — Seigneurs, se dist Garin a le chiere hardie,
  497. Vous avéz a tayon Thiery de Pavye
  498. Qui vostre pere tient en la soye partie.
  499. Par mon conseil n'aréz contre lui aramye ;
  500. Ains yréz devers lui a tres belle maisnie,
  501. Vestus noblement et tous d'une partye.
  502. Vo tayon trouveréz en la chité jolye.
  503. Bien vous festira et vostre baronnye.
  504. Adomt le prieré, ainsy c'om s'umillie,
  505. Que vostre pere soit de prison alleguie.
  506. Ainsy pouroit la paix estre partraittie,
  507. Par paix et bonne amour et bonne drüerie.
  508. Et g'iray avec vous par bonne compaignie. »
  509. Ainsy disoit Garin que Jhesus benye.
  510. Las, ne sçavoit comment ceste euvre fu bastye.
  511. Et le duc qui estoit en prison a Pavye
  512. Estoit son droit pere sans nulle villonnie,
  513. Et ceulx furent ses freres que ensement castye.
  514. Et chus accors fu fais, sy comme l'istoire crye,
  515. Et se party Anthiames de Germaine s'amie,
  516. Et s'en mena Garin a le chiere hardye.
  517. A deux cens compaignons ont la chité guerpie.
  518. Congiet ont pris au roy et a le baronnye.
  519. Le roy les commanda au Fil sainte Marie.
  520. Jammais ne revenront en la terre garnie
  521. S'aront eü a faire.