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UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien


Enfances Garin  

XXXV
  1. Le roy fist commander a sa chevallerye
  2. Que les deux princes soient menéz droit en Pavie,
  3. Ens ou maistre chastel qu’il eubst en reflambie.
  4. Le IIIe des barons le commande et ottrye [fol. 19]
  5. Qui les ont enchergié sur a perdre la vie.
  6. L’endemain au matin droit a l’aube esclarchie
  7. Se deppartirent de l’ost banniere desploÿe.
  8. S'enmainent les prison de haulte seignourie
  9. A Pavie le grant, celle cyté jolye.
  10. Illeucques furent conduit, si que l'istoire crie,
  11. Et li royz fu loigié en icelle partie.
  12. Jusqu'a le Saint Jehan, la feste jolye,
  13. Oncques n'y ot assault, battaille n'evaÿe.
  14. Le senneschal estoit en la chité anthie,
  15. Yderne, sa fille, qui moult fu courrouchie
  16. Et Ostrisse, sa mere, qui moult sceubt sorcherie.
  17. La furent les deux freres qui furent de le royal lignie,
  18. Anthiaume et Garin, qui sont chiere abaubye
  19. Pour le duc qui prins en la grant estourmie.
  20. Le senneschal Gaudin n'eut point la chiere lye.
  21. Du duc qui estoit prins souvent pensse et varye [fol. 19v]
  22. Comment il lui fera secours et aÿe.
  23. A ung conseil manda toute la baronnye ;
  24. Ou pallas d'Acquittaine vint la chevallerie.
  25. Le senneschal Gaudin a raison commenchie :
  26. « Seigneurs, or m'entendéz, pour Dieu, je vous en prie !
  27. No souverain est prins, Dieu lui soit en aÿe !
  28. Jammais ne le rarons, c'est bien chose averie,
  29. Se nous ne le ravons par fait de villonnie.
  30. Et j'ay bien oÿ dire, asséz plus d'une fye,
  31. Que on doit toudix grever son adverse partie.
  32. Or me sui avisé d'une grande boidie :
  33. Nous manderons au roy qui les Lombars maistrye
  34. Qu'il nous prengne a mecy et chescun s'y ottrye
  35. Et que nous lui renderons celle cyté hantye.
  36. Et si tost que li paix en serra pourtraittie,
  37. De cheens yscerons trestous a une fye.
  38. Par cincq portes royaulx iert no voye accueillie,
  39. Tous venans a ung a battaille renguie,
  40. Ung pou devant le jour que l'ost est endormye ;
  41. Et puis leur courrons sus comme bestes esraigie.
  42. Tente n'y demoura que ne soit tresbusquie.
  43. La pourons concquerre a l'espee fourbye
  44. Tant de sy bons prisons et de tel seignourie
  45. Que nous rarons les nostres, je ne m'en doubte mie,
  46. Se vous me voulléz croire. »
  47. XXXVI
  48. Quant ceulx oÿrent Gaudin, le hardy senneschal,
  49. Se lui ont respondu : « Vecy dit de vassal !
  50. A vous nous accordons, car point n'y a de mal
  51. Quant c'est pour ravoir no seigneur natural.
  52. Que ferra le messaige au maistre tref royal ? »
  53. Et dist li senneschaulx : « Nous avons ung liegal [fol. 20]
  54. A qui nous saillerons nostre fait general.
  55. Sy en dira au roy le fait qui yra mal,
  56. Et de nous a lui rendre sommez tout peringal ;
  57. S'en fera serment pour nous en principal.
  58. Mais nous n'attenderons ja la monte d'un estal ;
  59. Ainchoiz ysserons hors pardevant le journal,
  60. Armés de toutes armures, a piet et a cheval.
  61. Et puis yrons en l'ost mener tel bastestal
  62. Que n'y demoura pavillon ne cendal
  63. Qu'abbatus ne soit et tout rué aval.
  64. Se ramerons prisons dedens nostre herital,
  65. Contes, chevalliers, prinches et marescal,
  66. Pour quoy nous rarons no seigneur natural
  67. Qui prins en la battaille.
  68. XXXVII
  69. Or tout che conseil accorde loyaulmement.
  70. Le liegal ont mandé et dit tout vrayement
  71. Que au roy Thiery se veullent rendre commumalment
  72. Et qu'il s'en voist au roy pour prendre parlement
  73. Et ung certain respit sans nul destrÿement.
  74. Chil cuida que ce fust vray purement.
  75. De la cité yssy montéz moult noblement ;
  76. De cy jusque a l'ost ne fist arrestement.
  77. Le pavillon du roy manda haultement.
  78. Le roy Thiery trouva avec son chambrelent ;
  79. La juoit aux eschiéz et a son jeu entent.
  80. Et li ligaulx le vint saluer haultement
  81. Et dist : « Roy, Cilz vous gard a qui le monde apent !
  82. Sires, a vous suy transmis pour faire accordement.
  83. Barons et chevalliers, trestous comumaulment,
  84. Vous prient et requierent, pour Dieu omnipotent,
  85. Que a mercy les prennéz ; chescun a vous se rent.
  86. Et demain au matin, s'il vous vient a tallent,
  87. Apporterons les cléz a vous tous humblement, [fol. 20v]
  88. Deschaulx en puis les drapz linges tant seullement. »
  89. Et quant le roy l'oÿ, si dist courtoisement :
  90. « Je m'en conseilleray a mes barons briefment. »
  91. Lors manda son conseil, mais chescun si absent.
  92. Et aussy fist le roy par ytel convent
  93. Que on lui rende les fieulx a corpz gent,
  94. Anthiaumes et Garin, c'est ou son corpz tent.
  95. Ainsy le respondu au liegal doulcement.
  96. Chilz prinst congié au roy et fist deppartement.
  97. Il cacha mallice et si n'en sceut neant,
  98. Ainsi que vous oréz asséz prochainement
  99. Recorder en l'istoire.
  100. XXXVIII
  101. Or s'en va le leegaulx sans nulle demouree ;
  102. Jusques a le chité n'y a fait arrestee.
  103. On lui a vistement le porte deffermee
  104. Et il est entréz ens, a maisnie privee. [fol. 21]
  105. Lors qu'il fu revenus, fu le clocque sonnee.
  106. Le conseil se assambla en la salle paree
  107. Et la ont les nouvelles oÿes et escoutees.
  108. Dont dist le senneschal : « La chose est ordonnee.
  109. Or appereillons nous trestous a la vespree ;
  110. Se ysserons de matin ainchoiz l'aube crevee
  111. Par V portes royaulx sans noize et sans cryee,
  112. Et sy les courrons sus comme beste dervees. »
  113. Et ceulx ont respondu : « Sy soit comme vous aggree. »
  114. Ainsy fu par la ville ceste chose comptee.
  115. Toute nuyt anuytie ne fu trompe sonnee,
  116. Ne cor ne olliffant sonné a la vollee,
  117. Ne haulte raison ditte, ne noise demenee.
  118. Par cincq portes yssirent, c'est verité prouvee,
  119. Tout revenant a ung par parolle assignee.
  120. Puis retournerent a l'ost tout a une huee.
  121. Quant vient a l'approichier, telle noise y ot menee
  122. Que tout en retentist et le piere et pree.
  123. Toutte ly ost en fu tellement effraee
  124. Que tout y s'en fuioient comme bestes agaree,
  125. Car ilz cuidoient bien avoir paix confermee. [fol. 21v]
  126. Sy n'avoient dormy a repoz de l'annee,
  127. Or estoient ainsi comme tout asseüree ;
  128. Sy furent plus sourpris a celle matinee
  129. Que ung lere qui ait emblé une lieuee
  130. Et ung le maine pendre.
  131. XXIX
  132. Moult fu grande la noize quant vient a l'aprochier,
  133. Hideusement a fait les Lombars resveillier.
  134. Trestout s'en vont fuyant barons et chevallier.
  135. Le roy Thiery demouroit, quant il oÿ busquier
  136. Son maistre chambrenc qui le prinst a hucquier.
  137. « Or sires, dist il, or sus sans attargier !
  138. Tous sommes mors ou prins sans nezung recouvrier.
  139. Tout traïson fut che comme vous raccomptay hier.
  140. Vecy ceulx d'Acquittaine qui viennent essillier
  141. Tous ceulx de vostre ost devant et derrier. [fol. 22]
  142. Oncques ne fu veü si mortel encombrier ! »
  143. Et quant le roy l'oÿ, si se prist a seignier.
  144. « Ou araye fiance quant me voy esseillier
  145. De cellui proprement qui doit gens conseillier
  146. Et qui ne devoit, pour les menbres trenchier,
  147. Traïson pourpenser pour autruy dompmaigier ?
  148. Par saint Pierre de Romme que requierent pasmier,
  149. Se je puis a Pavye sauvement repayrier,
  150. L'appostelle ferray ce dommaige payer.
  151. Quant son cler m'a teraÿ et fait tel encombrier,
  152. Mon dommaige doit rendre. »
  153. XL
  154. Le roy s'est vistement chaulchiés et vestus
  155. Et monta a cheval ; sy a son blason pris.
  156. Venus est sur les champz, s'a entendus les cryz
  157. Que si homme faisoient contreval les larris.
  158. Moult volentiers allast contre ses ennemis,
  159. Mais ne voit chevallier qui s'en soit aastiz ;
  160. Chescun va dollans et esbaubiz.
  161. Dont s'esclama le roy plus de cent foiz chetif.
  162. « Ellas, dist le roy, je perch cy mes amis
  163. Et s'est par le liegal que enchement suy traÿz ! »
  164. Dont li ont dit les princes : « Noble roix gentilz,
  165. Mettéz vous a garrant ; rallons en no payz,
  166. Car a cy demourer ce n'est point vostre pourffit. »
  167. Lors l'ont prins par le regne de son cheval de pris ;
  168. Ou il vaulsist ou non, a la voye le ont miz.
  169. Pour aller au chastel que devant orent pris,
  170. Se mirent a le voye ; mais pres furent sievyz,
  171. Car le senneschal aussy sourprist le paÿz.
  172. Sy ne fuissent retrais, on les euïbst saissiz.
  173. Au bos sennestre s'en vont d'armures garnyz ;
  174. En ung bos sont entréz qui fu vers et jolyz.
  175. Lors s'appareille le jour qui leur est esclarcy, [fol. 22v]
  176. Et les Lombars s'en vont fuiant par les laryz.
  177. Asséz en y ot de mors et s'en ot moult de pris ;
  178. Nobles en fu li gains, chescun en a moult pris.
  179. Ne laissierent le sieute que ce ne fust préz de midy ;
  180. Puis s'en vont repairant ou chastel dont je dy,
  181. Qui des Lombars devant avoit esté pris.
  182. Layans avoit Lombars, ne sçay VC ou VI,
  183. Mais les gens d'Acquittaine les orent tant assailli
  184. Qu'ilz rendirent le tours sans plus faire destry.
  185. Sauve corpz et avoir, ainsi fu l'accort pris.
  186. Puis rallerrent Lombars trestous en leur paÿz.
  187. Encement fu adont delivréz le pourpris,
  188. Mais ains pour chou ne fu leur seigneur grrandiz,
  189. S'avoient des Lombars plenté en prison mis.
  190. Et quant le senneschal ot ses estas furnis,
  191. Il en fu tellement fier et enorgeuilliz
  192. Qu'il vault tout sires estre et maistre du paÿz.
  193. Car il donnoit beaux dons et les vairs et les gris
  194. Et ceulx qu'il pooit donner aux grans et aux petis,
  195. Il aveulist le monde.
  196. XLI
  197. Saige sont les barons qui s'en revont leur voye.
  198. Vais s'ent le roy Thery qui moult forment anoye.
  199. Il n'en va remanant tref ne tente de soye,
  200. Et de ses chevalliers a perdu belle moye.
  201. Ly roy en jure Dieu a qui du tout s'apppoye,
  202. Que Roume destruira qui est plus grant que Troye
  203. Ou il fera sa perte en certaine monnoye.
  204. Vers Pavye s'en va, moult forment se honttoye.
  205. Tant s'en va exploittant au sa maisnie quoye
  206. Que Pavye est entrés, qui luist et reflammoye.
  207. Quant le roÿnne sceut de vray la faulse voye,
  208. Que le roy fu traÿz, durement lui annoye. [fol. 23]
  209. Et toute la cité environ se tient quoye.
  210. Le roy monte au pallais, a ung prince s'appoye.
  211. En sa chambre est entré, et [...]noblent s'aroye.
  212. Aussy bel se contient et paire et se contoye
  213. Que s'il eust concquiz la terre de Savoye.
  214. Bien dist que uns homs ne doit entrer en folle voye ;
  215. On ne ra point sa perte.
  216. XLII
  217. Le roy est revenu au pallas de Pavye.
  218. Le duc a fait venir devant sa baronnie
  219. Et quant il l'a veü, haultement lui escrye :
  220. « Savary d'Acquittaine, perdre vous fault la vie,
  221. Car vostre jen m'ont fait annoy et villonnie.
  222. Telle oultraige m'a fait qui venra a follie.
  223. — Sire, se dist le duc, amender ne le puis mye.
  224. Certes se ppoise moy, amender ne le puis mie.
  225. Vous povéz de moy faire toute vo commandie ;
  226. Je sui en vostre command et en vostre baillie. »
  227. Dont commanda le roy a la soye meisnie
  228. Que le duc soit gardéz en prison verouillie.
  229. Ainsy remet la chose jusques a une autre fye. [fol. 23v]
  230. Or vous lairay du roy et de sa baronnye ;
  231. Diray du senneschal et de sa maisnie
  232. Qui poissanment rengna et tient la seignourie
  233. D'Acquittaine le grant, celle terre jolye.
  234. Comme droit souverain chescun a lui s'ottrye.
  235. Les enffans ne prisoit une pomme pourie,
  236. Pardedens sa cuisine les transmist une fye.
  237. Le ung tourne le rost, se a la sauce broÿe,
  238. Le autre fait le feu dont la char a norchie.
  239. Le senneschal ne fait d'eulx que une mocquerie ;
  240. Et les tenoit a fol et tout plain de sottie
  241. Et disoit qu'ilz ne vallent le monte d'une allie.
  242. Mais on dist bien souvent raison appublye
  243. Que par grant povreté est chambre mal garnye
  244. Tesmoig les sottes dames.
  245. XLIII
  246. Or furent les enffans tenus en grant vieuté.
  247. Et quant le senneschal va hors de la cité
  248. En riviere ou en bos, ou il a vollenté,
  249. Et qu'il est repairié ens ou pallais paré,
  250. Il fault que les enffans si l'aillent deshouser
  251. Et gardent les houseaulx ou il a cheminé,
  252. S'esporons ou s'espee, son coutel acheré.
  253. Ainsi sont les enffans tellement desmené,
  254. Le maistre des enfans, qui long tempz ot est,
  255. En avoit moult le cuer courrouchié et ayeré.
  256. Il estoit chevallier mais il ot grant aet.
  257. Les enffans ot nouris en grant auctoritté
  258. Ens ou tempz que le duc estoit en majesté.
  259. Mais en l'eure que ung l'ot pris ne attrappé,
  260. Si furent les enffans hors de sa main hostéz
  261. Et en service mis, comme je vous ay compté.
  262. S'en fu au cuer courrouchié et moult en sceut maulgré, [fol. 24]
  263. Mais ne sçot dire mot pour le grant cruaulté
  264. Du fellon senneschal, qui moult sceut de mayté.
  265. Non pour quant aux enffans faisoit grant amisté,
  266. Mais ilz furent long tempz en grant adversité
  267. En ce villain servaige.
  268. XLIV
  269. Tant furent les enffans en ce villain servaige
  270. Qu'ilz eubrent accomply XV ans de leur eaige.
  271. S'avoient povres abbiz et norrechiz le visaige.
  272. Tout ainsi comme sos cuisoyent le pottaige.
  273. Quant le faulx senneschal repairoit du bosquaige,
  274. Ses escuiers estoient, c'estoit tout leur ouvraige.
  275. Mais le viel chevallier en ot au cuer grant raige.
  276. Aliaumes avoit a nom et tint grant heritaige.
  277. Les enffans appella en ung basset langaige.
  278. « Aÿ, enfans, dist il, ne valléz ung frommaige !
  279. Quant vous estes extrais du plus haultaing linaige
  280. Que trestous ceulx qui sont vivant jusqu'au Quartaige.
  281. Voz oncles est le roy de Pavye le large
  282. Qui vostre pere tient en sa prison sauvaige.
  283. Et ycy vous voz tenéz en si tres viel houssaige,
  284. Et vous tournéz le roz a si tres grant hontaige,
  285. Et deschaulchiéz a lui qui deuist en servaige
  286. Estre dessoubz vous, se vous fuissiéz bien saige.
  287. Certes se ppoise moy par Dieu et par S'ymaige.
  288. Se de bon sang fuissiéz et de hardy corraige,
  289. Point ne vous souffrissiéz en ce villain servaige ! »
  290. Quant les deux enfans ont oÿ le langaige,
  291. Anthiaume respondy bon parler sans oultraige :
  292. « Sire, nous ne vëons homme de no lignaige
  293. Qui ait pitet de no villain servaige. »
  294. Et dist le chevallier : « Vecy le dit d'un saige :
  295. Qui s'accroupt on l'abbaisse.
  296. XLV
  297. — Seigneurs, enfans loyal et de bon convenant, [fol. 24v]
  298. Reprennéz cuer en vous, par trop estre souffrant !
  299. Car de che que on vous fait vous estes trop depportant.
  300. Saichiés que j'ay pour vous or et argent luisant
  301. Et hommes armoyé du tout a vo command,
  302. Chevaulx et palfrois et bons mullez amblans.
  303. Je vous abandonne tout ; ne m'alléz espareignant,
  304. Car jadiz engaignay a vostre apprendre tant
  305. Que je vous en donray pour vous venir en avant.
  306. Je puis asséz donner et avoir men remanant.
  307. Et saichiés que pour vous sont les pluseurs dollant.
  308. Sy vous prie qu'il vous veuille souvenir du bon tampz
  309. Dont vous estez yssuz, car mal est affreant
  310. Que vous faichiéz ouvraige si ort et si puant
  311. Que deschaulchier cellui sur qui estez puissant,
  312. Qui vous deuïst porter foy et honneur bien grant.
  313. Savary vo pere, qui tant est combattant,
  314. Roy Thery qui est vo tayon qui a cuer d'aymant.
  315. Et li faulx senneschal qui a cuer de thyrant
  316. Vous met en tel servaige qu'oncques ne viz si grant.
  317. — Sires, vous dittes voir, si disent les enffans.
  318. Nous ne le ferons plus d'ores mais en avant. »
  319. Adont de le cuisine s'allerent depportant
  320. Et s'assirent a table, droit a l'eaue cornant.
  321. Et quant le senneschal les va apperchevant,
  322. Tost hainellement appella ung sergent ;
  323. Et puis se lui a dit haultement en oyant :
  324. « Faittes wydier ses gars qu'ensy sans mon command
  325. Ainsy assir a table ; mal allerent pensant ! »
  326. Le sergent prinst sa masque qui moult estoit pesant.
  327. Sy en fery Anthyaume au brach ung cop orible et grant,
  328. Et puis ferit Garrin le demoisel poissant,
  329. Et dist : « Trayéz en sus, fel gloutton soudoyant !
  330. Vo mere fu puttain, si ne valléz ung noyon. [fol. 25]
  331. Comment avéz orez le hardiment si grant
  332. Que sans commandement vous aller asseant ?
  333. Et vuÿdiéz de cy et n'alléz arrestant ! »
  334. Et quant ceulx l'ont oÿ, sy en furent dolant,
  335. Mais ilz n'orent espee ne nul couteau trensant.
  336. De table se leverent courrouchiéz et dollant.
  337. Anthiaume et Garin s'en allerent fuiant
  338. Pardedens la cuisine ; la se vont devisant
  339. Et dÿent l'un a l'autre : « Nous sommes trop meschant.
  340. — Garrin, dist Anthiaume, j'ay Dieu en convenant
  341. Que ne souffray jammais ne tant ne quant.
  342. — Sy faiz, freres, dist cil, au mains jusques au tant
  343. Que le faulx senneschal vous yra cy mandant
  344. Pour lui a deshousser et vous saulréz avant ;
  345. Puis le yréz deshouser et je yray escouttant ;
  346. D'une espee le yray les deux gambes coppant.
  347. Et puis nous en yrons a Pavye courrant, [fol. 25v]
  348. Car nous sommes tenus a fol et non saichant
  349. D'estre si debonaire. »
  350. XLVI
  351. Or ont les deux enffans accord et conseil pris ;
  352. Puis ne demouront gaires, se nous dist li escripz,
  353. Que le fel senneschal estoit a retour miz
  354. Et venoit du gibier, et s'avoit maint oisel pris
  355. De deux nobles faucons qu'on avoit bien appris.
  356. Ainsi qu'il fust entré ens ou pallais de pris,
  357. Demanda les enffans et ilz y sont saillyz.
  358. Anthiaume le enffant le gambe lui a pris,
  359. Ses houseaux lui oste qui sont hors et honniz.
  360. Et Garrin tenoit ung bran qui bien estoit fourbiz ;
  361. Sy en fery tel cop et par si bon admis
  362. Que pardessus le genoul le fery, si m'est viz,
  363. Le gambe lui trencha comme cuisse de brebiz.
  364. Et Anthiaume lui lanche ung couttel ens ou pyz ; [fol. 26]
  365. Le senneschal reverse jus a le terre occhiz.
  366. Dont leva au pallais la noize et li cryz.
  367. A Yderne le dame en fu fait gehyz.
  368. « Dame, font les barons, vostre pere est mordy.
  369. Mort l'ont les deux enffans au duc est vo mary. »
  370. Quant la dame l'entent, ses cuers fust esbaubiz ;
  371. A terre cheÿ pausmee encores V foiz ou VI
  372. Pour la mort de son pere.
  373. XLII
  374. Mort est le senneschaulx et alé a sa fin.
  375. Pardedens le pallais oyissiéz grant hustin.
  376. Et les enffans s'avallent du pallais maberin,
  377. Dusqu'a l'ostel Aliaume ne prendent oncques fin.
  378. La furent ensellé vistement d'un ronchin
  379. Et si donna a chescun bon hauberch doublentin
  380. Et riches armures et bon branc archerin ;
  381. Et de son grant tresoir leur donna maint florin.
  382. Or escouttéz, seigneurs, que firent les cousins
  383. Du fellon senneschal que on appelloit Gaudin.
  384. A l'ostel sont venuz pour Anthiaume et Garin
  385. Et dïent qu'ilz moront et seront miz a fin.
  386. Mais Aliaume chescun fist mettre en ung escrin
  387. — Jammais ne les trouvissiéz sy, fellon Beduin ! —
  388. Puis les fist yssir hors l'endemain au matin ;
  389. A Dieu les commanda qui de l'eaue fist vin.
  390. Et ceulx se sont levéz ; miz se sont a chemin
  391. Pour aller a Pavye vëoir ceulx de leur lin,
  392. Et sçavoir de leur pere tout le certain convin.
  393. Mais il verront leur beau frere Garrin
  394. Et leur mere enchement, qui fu blanche cervin,
  395. Qu'avoit sy sainte dame jusqu'a l'eaue du Rin,
  396. Car tant servy de cuer le glorieulx divin
  397. Que sainte est eschauchie, tant fu de bon destin. [fol. 26v]
  398. Seigneurs, ceste matere ne vient point de devin,
  399. Ains vient d'un cronike escript en parchemin.
  400. C'est une des trois gestes qui vient du royal ling.
  401. La premiere des trois, c'est du bon roy Peppin,
  402. Et la seconde gieste si vient de Döelin ;
  403. De Garin de Monglenne, le noble pallesin,
  404. Vient la tierche des giestes.
  405. XLVIII
  406. Seigneurs, humais pouréz oÿr bonne chanchon
  407. De Garin de Monglenne qui tant ot renom.
  408. Bien avéz pardevant oÿ le mencïon
  409. Comment Floure sa mere, clere ot la fachon,
  410. Estoit en ung villaige. La ot prins mancïon
  411. Sur le villain Garrin qui ot bon guerredon
  412. De che qu'il herberga la dame en sa maison,
  413. Car de l'avoir la dame ot si bonne parchon
  414. Qu'il avoit bonne hostel et noble manssïon,
  415. Et herbergoit les gens de noble extractïon
  416. Qui passoient par la, moult en y ot fuisson.
  417. Et Garins apprenoit sens et avisïon
  418. Et estoit le plus bel qui estoit en une regïon.
  419. Il estoit gent, droit et de belle faichon.
  420. Les yeulx avoit plus vairs que n'ot oncques hom,
  421. Et sy la gambe bien faitte, beau piet et beau tallon.
  422. Tant estoit bien tailliéz et de belle fachon
  423. Que qui vaulsist faire sur lui devisïon,
  424. Il n'eust sceu trouver voye ne nezung occasion
  425. Que la nature qui fist de lui la conjoinction
  426. Y eubst oblyé riens, je sçay bien que non,
  427. Que tout ne fust tant bel qu'il avoit le renom
  428. Qu'il n'avoit son pareil en nulle regïon.
  429. S'estoit aussy améz entour et environ
  430. De dames et de pucelles, car il en avoit le don [fol. 27]
  431. Quant de mere fu néz en la propre maison.
  432. Or avoit en la ville ung chevallier baron ;
  433. Sire fu de la ville dont je fay mencïon.
  434. Deux filles ot moult belles, plus gentes ne vit on.
  435. L'ainee l'aimoit en ycelle faichon ;
  436. A ung hault chevallier de noble extractïon
  437. Qu'espouser devoit en consollacïon.
  438. Sy devoit a ces noepces, dont je fay mencïon,
  439. Avoir ung grant behourt et de grant affuison.
  440. Mais le maisnee fille qui Florette avoit a nom
  441. Avoit longtempz amé Garrin d'Allenson
  442. De si ardant amour esprise de tysson.
  443. D'amour eubt scentement sans nulle avisïon
  444. Qu'elle n'y regardoit sens ne condicïon,
  445. Ains estoit si esprise du noble brandon
  446. D'Amours qui tient les gens en sa subgjectïon,
  447. S'en avoit mis Garrin en tel abusïon
  448. Qu'il ne voulloit d'illecq fairre partison
  449. Ne faire pour sa mere le monte d'un bouton.
  450. Ains mettoit s'estudye a noter sa chanchon,
  451. Car il avoit en lui musicque et si doulx son
  452. Que de son chant oÿr tel sollas prendoit on
  453. Que on amast mieulx son chant a faire rellacion
  454. Que une doulce seraine.
  455. XLIX
  456. Tant fu Garrins parfais qu'il n'y ot qu'amender,
  457. Et tant sceut a chescun beau langaige monstrer
  458. Que chescun l'avoit chier en fait et en penser.
  459. Flourette la damoiselle amoit le baceller
  460. De si vray sentement qu'elle ne povoit durer,
  461. Que au ber Garrin ne faisoit tousjours que penser.
  462. Ung jour le vault la belle par ung varlet mander [fol. 27v]
  463. Et Garrins y alla qui ne le vault reffuser.
  464. Quant la belle le voit, coulleur prinst a muer.
  465. Et le damoisel le va doucement saluer
  466. Et lui dist : « Damoiselle, Jhesus vous puist sauver, 
  467. Qu'i vous puist doucement par sa grace donner
  468. Joye de voz amours pour mieulx parseverer !
  469. — Garrin, se dist la belle, par Dieu qui fist la mer,
  470. Je croy que vous pouriéz a ce fait pourffiter,
  471. Car je ne sçay au monde decha ne dela mer
  472. Homme qui mieulx me plaise — que vaulroit li celler ? —
  473. Que fait vostre gent corpz qu'amour me fait amer.
  474. Et quant premier vous vyz, se Dieu me puist sauver,
  475. M'amour enthierement vous vaulch adont donner.
  476. Mieulx ne le puis employer a ce que puis penser. »
  477. Quant Garins l'entendy, grant joye va mener,
  478. Car de bon cuer l'amoit sans nul villain penser.
  479. Dont dist a la demoiselle : « Bien doy Amours loer
  480. Qui m'a fait telle amie doucement impetrer.
  481. Or vous aye en convent sans mensonge trouver,
  482. Se j'avoie armures et cheval pour monter,
  483. Que demain me vouroye au behourt esprouver.
  484. Et pour l'amour de vous, que je doy tant amer,
  485. Jousteroye au plus vaillant que je pouroye trouver.
  486. — Garrin, se dist la belle, il ne vous fault doubter
  487. D'avoir bonne armure et n'y ara que amender.
  488. A l'ostel de vostre mere en pouriéz bien trouver.
  489. Je m'en voiz le harnaz pour vostre corpz apprester
  490. Trestout ce qui affiert a josne baceller
  491. Que pleust a cellui Dieu qui se laissa pener
  492. Que si bien peuïssiéz au behourt assenner [fol. 28]
  493. Que mon pere vaulsist a vous mon corpz donner.
  494. Moult aroie grant joye ! »
  495. L
  496. Quant Garin oit la belle qui lui avoit en convent
  497. D’envoyer le harnas pour son corpz proprement,
  498. De cuer l’en mercÿa tres amoureusement ;
  499. Car leurs deux cuers estoient trestout d’un sentement
  500. Dont tous deux estoyent espris si ardanment
  501. Que on veoit bien l’amour qui en eulx se reprent.
  502. Mais encores n’en sceut le chevallier neant,
  503. Car s’il le seuïst bien, je vous dy vrayement,
  504. De sa fille moult tost lui ost fait present.
  505. Mais Dieux ne le vault mie a qui le monde appent,
  506. Car pourveu lui avoit moullier a son tallent
  507. Et dont les hoirs en furent de si grant hardement
  508. Que la loy sarrasine en prinst abbusement.
  509. Et celle en qui Garrin en prist engenrement
  510. Ot a nom Mabillette
  511. LI
  512. Seigneurs, oyéz ystoire de grande seignourie ! [fol. 28v]
  513. C’est d’armes et d’amours et de chevallerie.
  514. Du riche duc Garin oyéz toutte la vie !
  515. Garrins yssit du chastel, s’a s’amie laissie.
  516. A son hostel revient, a sa mere il escrye :
  517. « Mere, comment vous est ? Ne le me celléz mie.
  518. N’ayéz nul desconfort en vous, je vous en prie.
  519. Encore aréz par moy honneur et seignourie.
  520. La fille de mon seigneur je croy que ne me hait mie.
  521. Cheval et harnas aray en ma billie
  522. Pour behourder demain a le feste jolye.
  523. Mais par cellui Seigneur qui tout a en ballie,
  524. Se a ppoint y puis venir de ma lance esguissie,
  525. Je n'y espareigneray force ne cuer ne fye
  526. Que doye donner une telle aramie
  527. Qu'il n'y avra si hardy en la compaignie
  528. Qui oze revenir vers moy une autre fye,
  529. Se Dieux sauve ma forche.