May Plouzeau, PercevalApproches, Chapitre 1
◊Chap1 (§1-§14)

 

Sommaire.

            1.1. L’ancien français. (§1, §2, §3, §4, §5, §6)
                        1.1.1. Qu’entend-on par “ancien français” ? (§1)
                        1.1.2. Ancien français et variation. (§2, §3, §4, §5, §6)
                                   1.1.2.1. Un exemple de variation en ancien français. (§2)
                                   1.1.2.2. Réduire la variation : texte à copiste unique. (§3)
                                    1.1.2.3. Transcender la variation. (§4)
                                   1.1.2.4. Exploiter la variation. (§5)
                                   1.1.2.5. Variation et enseignement. (§6)
            1.2. PercL. (§7, §8, §9, §10, §11, §12)
                        1.2.1. Présentation de PercL. (§7)
                        1.2.2. Lire les vers de PercL. (§8, §9, §10, §11)
                                   1.2.2.1. Le mètre et la rime. (§8)
                                   1.2.2.2. Tréma. (§9)
                                   1.2.2.3. Valeur phonétique de certaines lettres. (§10)
                                   1.2.2.4. Exercice de syllabation. (§11)
                        1.2.3. Comprendre PercL. (§12)
            1.3. La meilleure façon de réussir. (§13)
            1.4. Vers le Chapitre 2. (§14)

1.1. L’ancien français. (§1, §2, §3, §4, §5, §6)retour en haut de page
1.1.1. Qu’entend-on par “ancien français” ? (§1)retour en haut de page
§1
            C’est la langue d’origine latine que l’on parlait au Moyen Âge, disons pour simplifier outrageusement au Nord de la Loire et en France (de fait, on déborde les frontières de l’actuelle France : notamment dans ce qui correspond à des régions de l’actuelle Belgique, qui ont produit en abondance une littérature remarquable) ; la langue d’origine latine qui se parlait dans la France du Sud à la même époque est souvent désignée en ce moment par le nom d’ancien occitan1 ; entre ces deux zones, vers l’Est (je simplifie encore) s’étendaient des régions d’expression intermédiaire entre ancien français et ancien occitan.
            Petite pause de terminologie. Le terme occitan inclut le radical oc, qui se réalise comme mot plein dans la lexie langue d’oc. À cette lexie, on peut opposer la lexie langue d’oïl. Oïl est à l’origine formé de deux mots séparés, o et il (lemmmes : +oïl, +o et +il2). La forme o provient du latin hoc, démonstratif neutre qui signifie “ceci”, “cela” (cf. ad hoc, litté­ralement “pour ceci”, “pour cela”, c’est-à-dire par exemple “de façon destinée expressément à cet usage”) ; il est le pronom personnel sujet de la troisième personne. Dans le nord de la France, on répondait à une question du type (je pose mes questions en ancien français) “Chantera il ?”, “Vient il ?”, “Est il bons ?” par “O il”, littéralement “Cela il”, il étant dans cette réponse le sujet d’un verbe sous-entendu qui reprendrait celui de la question comme fera, fait, est3 ; dans le domaine d’expression occitane, on répondait plus simplement par oc. Vous voyez donc que l’on peut décider de dire langue d’oïl au lieu de ancien français et, pendant que nous y sommes, langue d’oui pour français moderne. — Fin de la pause.
            On peut très grossièrement assigner à l’ancien français les bornes temporelles suivantes : des environs de 850 au début du 14e siècle ; avant, c’est du gallo-roman, plus tard, du moyen français4, puis du français moderne (on peut pratiquer des périodisations plus fines5 !) ; et pendant, l’ancien français ne cesse d’évoluer.
            À l’intérieur de l’ancien français, même à une époque donnée, existaient de très fortes différences régionales (comme il arrive normalement pour toutes sortes de langues), par exemple entre le parler d’un Lorrain, d’un Bourguignon, d’un Picard, ou d’un “François” (on peut désigner par ce terme un habitant de l’Île-de-France, incluant Paris). Et ces différences ne se manifestaient pas seulement dans les façons de prononcer (que nous avons de nombreux moyens de restituer), mais aussi dans les graphies, ainsi que, dans une moindre mesure, dans la morphologie et dans le lexique (les faits de syntaxe semblent beaucoup moins sujets à la variance régionale).

1.1.2. Ancien français et variation. (§2, §3, §4, §5, §6)retour en haut de page
1.1.2.1. Un exemple de variation en ancien français. (§2)retour en haut de page
§2
            Comme exemple de ce que je viens de dire, voici le début d’un seul et même roman, Yvain de Chrétien de Troyes, sans doute composé vers la fin des années 11706, tel qu’il nous est conservé dans deux manuscrits : le manuscrit Paris, BnF fr. 1433, dont pour ce passage le copiste est picard, et le manuscrit Paris, BnF fr. 794, dont pour ce passage le copiste, Guiot, est champenois.
            Je mets en évidence par un soulignement les mots qui, de l’une à l’autre version, présentent une ou plusieurs différences que nous interprétons comme purement graphiques, et par des italiques les mots qui, de l’une à l’autre version, présentent des différences que nous interprétons comme impliquant les systèmes de conjugaisons et de déclinaisons7. Les mots qui ne sont ni soulignés ni en italiques soit sont identiques dans les deux versions, soit présentent entre eux des différences qui ne relèvent pas des catégories énumérées. Je numérote 1, 2, etc. les vers du manuscrit Paris, BnF fr. 1433, et 1a, 2a, etc. les vers du manuscrit Paris, BnF fr. 7948.

            Manuscrit Paris, BnF fr. 1433                             Manuscrit Paris, BnF fr. 794

1 Li boins roys Artus de Bretaigne,

                                                                                  1a Artus, li boens rois de Bretaingne,

2 La qui proeche nous ensengne

                                                                                  2a La cui proesce nos enseigne

3 Que nous soions preus et courtois,

                                                                                  3a Que nos soiens preu et cortois,

4 Tint court si riche conme rois

                                                                                  4a Tint cort si riche come rois

5 A chele feste qui tant couste,

                                                                                  5a A cele feste qui tant coste,

6 C’on doit nonmer le Penthecouste.

                                                                                  6a Qu’an doit clamer la Pantecoste.

7 Li rois fu a Cardoeil en Gales;

                                                                                  7a Li rois fu a Carduel en Gales;

8 Aprés mengier, parmi les sales,

                                                                                  8a Aprés mangier, parmi ces sales,

9 Li chevalier s’atropelerent

                                                                                  9a Cil chevalier s’atropelerent

10 La ou dames les apelerent

                                                                                  10a La ou dames les apelerent

11 Ou damoiseles ou pucheles.

                                                                                  11a Ou dameiseles ou puceles.

 

1.1.2.2. Réduire la variation : texte à copiste unique. (§3)retour en haut de page
§3

            Avec un texte d’un seul auteur et recopié par un seul scribe on pourrait se croire à l’abri de la variation incessante, telle que celle est mise en évidence au §2. Ce n’est pas tout à fait vrai. Voici en effet un extrait de PercLLé, dû au copiste Guiot déjà mentionné :

  Si s’an va tot selonc la rive
lez une grant roiche naïve,
et de l’autre part l’eve estoit
si que l’eve au pié li batoit.
Sor cele roche, an un pandant
qui vers mer aloit descendant,
ot un chastel mout riche et fort.
v1313
v1314
v1315
v1316
v1317
v1318
v1319
écoutez l'enregistrement sonore



            En l’espace de deux vers, le copiste écrit roiche puis roche, qui ne sont que deux formes présentant des variantes du nom +roche, qui signifie “roche”.
            Toutefois, le choix d’un texte (ou extrait de texte) dû à un seul auteur et à copiste unique limite beaucoup les difficultés que pourrait causer la variation à un débutant. En effet, une copie due à un seul scribe présente toujours des traits de graphie et de morphologie récurrents qui peuvent être décrits et exploités. En outre, même si aucun copiste médiéval, peut-on croire, n’est totalement constant dans ses graphies, il en est chez qui la variation est relativement faible.
            Mais en tout état de cause, si nous nous limitons à un seul texte produit par un seul copiste, nous devons apprendre à nous accommoder de la variation : pour la transcender et pour l’exploiter.

1.1.2.3. Transcender la variation. (§4)retour en haut de page
§4
            Tout d’abord, en ce qui concerne les graphies. Au vers 8 d’Yvain (voir Chap1 §2), vous voyez que le verbe qui signifie “manger” est écrit mengier ou mangier, selon les manuscrits ; au vers 4, le nom qui signifie “cour” est écrit court ou cort ; si je veux parler de ce verbe et de ce nom sans rester attachée à un texte donné, il me faut disposer d’un système graphique de convention. Ce système graphique sera celui de l’Altfranzösisches Wörterbuch (“dictionnaire ancien français”, le TL de la Bibliographie). Je parlerai ainsi du verbe +mangier et du nom +cort, et plus haut Chap1 §1, vous lisez +o, +il, et +oïl et §3 vous lisez +roche9.
            Partons du français moderne. Soit les phrases Il a peur. Ces peurs ont quelque chose d’idiot qui n’aurait pas lieu de se produire. Il vous semblera tout naturel que je dise que dans ces phrases je rencontre trois occurrences du verbe avoir (à savoir a, ont, aurait), et deux occurrences de la préposition de (à savoir d’ et de). En ancien français comme en français moderne, certains mots aparaissent au pluriel, d’autres au singulier, les verbes sont conjugués ou non, les adjectifs sont masculins ou féminins, etc. Pour parler de ces mots en m’extrayant de la forme particulière qu’ils revêtent, je citerai les verbes à l’infinitif, les noms au cas régime singulier10, les adjectifs au cas régime masculin singulier, etc., et presque toujours dans la graphie du TL. En fait, je suivrai majoritairement les lemmes du TL, et parfois ceux de Ollier2, qui a lemmatisé toutes les formes graphiques occurrentes des romans de Chrétien édités aux CFMA d’après la copie de Guiot, en suivant de près le TL. Par exemple, le mot qui signifie “roi” apparaît dans le passage d’Yvain cité Chap1 §2 sous les formes roys et rois (vers 1) : ce sont des formes de cas sujet singulier11 et la première, assez tardive, avec son ‑y‑ : je parlerai du mot +roi ; le mot qui signifie “jeune fille” y apparaît sous les formes pucheles et puceles (vers 11) : ce sont des formes de pluriel, et la première picarde : je parlerai du mot +pucele.

1.1.2.4. Exploiter la variation. (§5)retour en haut de page
§5
            Ce sont là des dispositifs simples dans leur idée, et réalisables parce que le TL nous a frayé la voie. Mais je n’ai pas abordé le volet qui consiste à exploiter la variation. Nous pouvons nous appuyer sur les réalisations variées d’un élément donné pour retrouver ce qu’elles ont en commun, et ces traits communs, nous pouvons penser (dans certains cas, bien choisis) qu’ils relèvent des structures fondamentales de l’état de langue que nous voulons étudier.
            Voici un exemple. En français moderne, la terminaison de personne 5 au tiroir indicatif imparfait et au tiroir conditionnel est ‑iez (ex. : vous chant‑iez, vous chanter‑iez). Cet état est hérité de l’ancien français, où la terminaison était également commune aux deux tiroirs. Nous allons examiner toutes les réalisations de personne 5 de ces deux tiroirs sur le passage correspondant à PercL v1301-v3407, d’une part (à gauche) dans le manuscrit A appréhendé à travers PercLLé et d’autre part (à droite) dans les variantes de ces réalisations telles qu’on les lit dans le manuscrit T appréhendé à travers PercB. Je détache les terminaisons étudiées ; si ‑r‑ est isolé entre deux tirets, c’est que nous avons une personne 5 du tiroir conditionnel ; je fournis un contexte copieux et des indications de coupures pratiquées dans les sources seulement pour PercLLé et je supprime au maximum les signes de ponctuation de PercB.
Ms A appréhendé à travers PercLLé (les numéros de vers sont précédés de la lettre v) et leçons correspondantes du ms T appréhendé à travers PercB (les numéros de vers ne sont pas précédés de la lettre v)

  v1452  “Amis, sav-r-ïez vos ausi ==== Amis, sav-r-iiez vos ensi 1456
/./ ?”
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  v1507V  “Amis, se vos ancontr-ïez ==== Amis, se vos encontr-iiez 1511
v1508  un chevalier, que fe-r-ïez ==== .I. chevalier, que fe-r-iiez 1512
/./ ? /./.”
écoutez l'enregistrement sonore  
  “/./
v1606  vos por-r-eiez asez mialz dire. ==== Vos por-r-iiez asez mix dire 1610
/./.”
écoutez l'enregistrement sonore  
  “/./
v1612  Vos me deïstes, biax amis,
v1613  qant je vos amenai ceanz,
v1614  que vos toz mes comandemanz
v1615  fe-r-eiez.— Et ge si ferai, ==== Fe-r-iiez. — Et je si ferai 1619
/./.”
   
  “/./
v1678  mes des or, la vostre merci,
v1679  vos pri que vos an chastïez,
v1680  que se vos plus le dis-eiez ==== Car se vos plus le dis-iiez 1682
v1681  a folie le tanroit l’an.
/./.”
   
  “/./
v1836  Mes qui vos diroit orandroit
v1837  tot nostre covine et nostre estre,
v1838  vos cuide-r-eiez, puet cel estre, ==== Vos cuide-r-iiez, puet cel estre 1840
v1839  que de malvestié le deïsse
v1840  por ce qu’aler vos an feïsse.
/./.”
   
  v2106  “Sire, mout m’avez or requise
v2107  de povre chose et de despite.
v2108  Mes s’ele vos ert contredite,
v2109  vos le tan-r-eiez a orguel, ==== Vos le tend-r-iiez a orgueil 2111
/./.”
 
  “/./
v2388  — Quoi, sire ? Retornez vos an,
v2389  que, se vos avant al-eiez, ==== Que se vos avant al-iiez  2391
v2390  ja, ce cuit, n’esploite-r-eiez.” ==== Ja rien n’i esploite-r-iiez 2392
   
  v2399  Puis dist : “Sire, volez savoir
v2400  comant vos por-r-ïez avoir ==== Coment vos por-r-iiez avoir 2402
v2401  le chevalier et le chastel ?
/./.”
   
  v3020   Et il li dist : “De ce et d’el
v3021   av-r-eiez vos mestier, ce cuit. ==== Av-r-iiez mestier bien, je quit 302712
/./.”
   



            Bilan : les traits communs de la terminaison de personne 5 qui nous intéresse sont les suivants : elle est partout dissyllabique, les formes placées en rime nous assurent que ce qui dans cette terminaison est graphié ‑ez appartient à la syllabe tonique du mot13. Si Chrétien n’était pas si paresseux (pour sa commodité de versificateur, il a presque toujours fait rimer cette terminaison de personne 5 avec elle-même !), nous pourrions exploiter les formes en rimes pour répondre à la question suivante : dans ce que l’édition de PercL transcrit ‑ïez (deux syllabes !), l’élément ‑ï‑  correspond-il à une prononciation [i] ou à une prononciation [ij] ? En fait, un exemple dans PercLLé montre que dans cette terminaison de personne 5 des tiroirs indicatif imparfait ou conditionnel, ce ‑ï‑  doit se lire [ij] :

  “/./
Bien sachoiz que je vos ferroie,        
se plus parler m’an feisïez.”   
Lors fu li chevaliers iriez,      
/./.

v1098
v1099
v1100

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(Traduction, “Sachez bien que je vous frapperais si vous m’en faisiez parler davantage. Alors le chevalier fut en colère”.)

En effet, dans PercL, le participe passé du verbe +irier se prononce toujours avec [rj], comme le montrent d’autres rimes14.
            Si donc l’on accepte l’idée que les exemples des manuscrits A et T sur lesquels nous avons travaillé peuvent être exploités pour décrire et connaître la langue dans laquelle écrivait Chrétien dans la décennie 1180-119015, nous dirons que pour lui, la terminaison de personne 5 en question est dissyllabe et que sa dernière syllabe se termine par [j´ets] : nous lirons ainsi savrïez v1452 [savrijets]. Si nous observons l’aboutissement de cette terminaison en français actuel, ‑iez, nous avons tout lieu de penser que dans l’état de langue médiéval qui a aboutit à notre ‑iez, la première syllabe de cette terminaison ne comportait pas de consonne. Autrement dit, en nous servant des manuscrits, du mètre, de la rime, du français moderne, nous pouvons poser un certain nombre de traits assurés concernant la nature de cette terminaison en ancien français.

1.1.2.5. Variation et enseignement. (§6)retour en haut de page
§6

            Les questions qui se posent à l’enseignant chargé d’initier à l’ancien français sont nombreuses. Beaucoup d’entre elles se rattachent à la variation. Cet enseignant a peut-être en tête un ancien français idéal, mais les faits le confrontent à des réalisations changeantes. En fait, tout enseignant de langue rencontre ces questions.
            L’enseignant d’ancien français connaîtra sans doute quelques craintes spécifiques. Il redoutera que le nombre des variantes n’effraie les étudiants ou — pire — qu’ils nourrissent des idées fausses et qu’ils s’avisent de croire que l’ancien français, c’est ce que l’on veut et n’importe quoi. En outre, l’enseignant d’ancien français aura peur que les étudiants ne s’imaginent qu’ils doivent retenir une multitude de formes liées à la variation ou — pire, de nouveau — que, s’ils sont débutants, ils ne puissent comprendre comment s’explique cette variation et placent sur le même plan des formes qui ont chacune leur spécificité dans un contexte donné (ainsi, dans Yvain 11, cité plus haut dans le présent Chap1 §2, le copiste Guiot n’écrirait jamais pucheles, parce qu’il n’est pas picard).
            Il se trouve qu’en comparant les différentes réalisations de nombreux textes en vers écrits pendant une même période, en pratiquant la méthode de la réduction aux facteurs communs, en prenant en compte les origines (surtout latines) et les développements ultérieurs du français, on parvient à décrire les traits principaux de la langue d’oïl écrite pendant une période donnée et dans une région donnée (il s’agit de ne pas tout mélanger). Depuis presque deux siècles, les grammairiens se livrent à ces activités et en ont tiré des déductions fiables. Ce qui veut dire que la variation n’empêche pas de dégager, époque par époque et région par région, des structures linguistiques invariantes ; on pourrait même dire que prendre appui sur la variation facilite l’accès aux structures fondamentales, comme le montre la petite étude du présent Chap1 §5.
            Donc nous pouvons décider d’étudier l’ancien français de telle époque et de telle région. De façon toute pragmatique, toutefois, afin de ne pas confronter les étudiants à une multitude de formes variantes et ce, pour leur éviter de courir les risques de mauvaise interprétation énumérés ci-dessus en ce §6, d’une part nous nous intéresserons seulement à l’ancien français de la fin du 12e et du début du 13e siècle, d’autre part, nous aborderons cet état de langue à travers un seul texte, enfin, nous choisirons un texte transmis par un seul copiste, qui observe des graphies assez régulières. Ce qui ne veut pas dire que nous négligerons la variation : j’aurai souvent l’occasion de mettre en parallèle les particularités du système graphique du copiste avec celui du TL, qui est fabriqué, mais d’autant plus cohérent.
            Il me semble que si l’on s’est familiarisé avec l’ancien français du texte que je vais proposer, si, plus tard, par ailleurs, on étudie la phonétique historique et le latin, et que bien entendu on ait des dispositions et du goût pour ce type d’étude, il sera facile par la suite d’entrer dans n’importe quelle autre production d’oïl.

1.2. PercL. (§7, §8, §9, §10, §11, §12)retour en haut de page
1.2.1. Présentation de PercL. (§7)retour en haut de page
§7
            Le texte choisi comme base d’étude est un passage de l’édition par Félix Lecoy du Roman de Perceval de Chrétien de Troyes16 tel que nous l’a transmis un manuscrit du début du 13e siècle, Paris, BnF fr. 794, dû au scribe champenois Guiot. Je reproduis des passages copiés par Guiot Chap1 §2 (texte de droite), Chap1 §3, et Chap1 §5 (texte de gauche). J’appelle PercL cette édition, dont la Bibliographie décrit les particularités sv. Composé en vers par Chrétien avant la fin du 12e siècle et transmis par un copiste respectueux de la syllabation du plus ancien français (il ne réduit pas les hiatus) et de la flexion casuelle (voir Chap2), ce texte paraît un bon exemple de la langue d’oïl de la fin du 12e siècle ; ses traits régionaux sont facilement identifiables et sans doute moins déroutants pour un débutant que ceux de textes provenant par exemple de Picardie ou de Lorraine. Et en dépit des apparences (cf. Chap1 §3 à propos de roche/roiche), le copiste Guiot a un système graphique relativement régulier. Les vers du texte sont exactement mesurés et rimés, or la rime et le mètre donnent beaucoup de renseignements sur la langue, et en outre seul un travail sur un texte en vers permet d’appréhender le nombre de syllabes des mots, ce qui est indispensable pour les études de morphologie.
            Un des avantages que présente par ailleurs pour moi PercL, c’est que je dispose pour le travailler d’instruments fondamentaux pour toute étude de texte sérieuse, mais que nous sommes assez rarement en mesure de réunir : une reproduction photographique du Perceval dans le manuscrit BnF fr. 794, que j’ai achetée à la BnF, un texte électronique fondé sur PercL (PercLLé de la Bibliographie), une édition comprenant toutes les variantes de sens de Perceval (PercB de la Bibliographie), une concordance de PercL réalisée à Aix-en-Provence, brute, mais claire et avec un classement intéressant des formes graphiques occurrentes (voir PercLConcAndrieu de la Bibliographie), une concordance lemmatisée complète des publications de Chrétien aux CFMA (voir Ollier2 de la Bibliographie), les extraordinaires études sur Chrétien et Guiot réalisées par Brian Woledge (voir sous ce nom dans la Bibliographie), et de nombreuses autres études, que l’on trouvera répertoriées dans la Bibliographie. J’ajoute que Félix Lecoy, éditeur de PercL, est un romaniste de premier plan et que pour ma part, je mène depuis plusieurs années sur PercL et sur Guiot un travail soutenu, dont la publication appelée PlouzeauPerceval dans la Bibliographie ne reflète qu’une infime partie.

1.2.2. Lire les vers de PercL. (§8, §9, §10, §11)retour en haut de page
1.2.2.1. Le mètre et la rime. (§8)retour en haut de page
§8

            PercL est écrit en un mètre que dans la terminologie traditionnelle on appelle octosyllabe. Ce mètre est encore utilisé au 20e siècle, comme en témoigne l’extrait suivant.

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir17.

            Au 12e siècle, l’octosyllabe a été un instrument favori des narrations en langue d’oïl, et son usage par un auteur n’implique pas pour autant que les narrations écrites en octosyllabes soient particulièrement “poétiques”. Mais je ne ferai pas de théorie littéraire. Bornons-nous à savoir lire les vers pour ne pas trahir ceux qui ont fait l’effort de se plier à leurs contraintes. Sachez que les octosyllabes de PercL riment toujours deux à deux (on parle de couplets d’octosyllabes).
Voici quelques extraits de PercL.
            (Comme presque partout dans le présent cours, le texte de PercL est cité à partir de PercLLé. Sur les rapports entre PercL et PercLLé voir ces entrées dans la Bibliographie.)

  Et li vaslez sanz nul arest       
s’an va poignant par la forest 
tant que es terres plainnes vint           
sor une riviere qui tint
de lé plus d’une arbalestee,    
si s’estoit tote l’eve antree      
et retrete an son grant conduit.          
Vers la grant riviere qui bruit 
s’an va tote une praerie,         
mes an l’eve n’antra il mie,    
qu’il la vit mout parfonde et noire     
et asez plus corrant que Loire.           
v1301
v1302
v1303
v1304
v1305
v1306
v1307
v1308V
v1309
v1310
v1311
v1312
 


  Si com l’eve aloit au regort,   
torna li vaslez a senestre        
/./.
v1320
v1321
 


  “/./
— Donc descendez.” Et il descent.   
Uns des vaslez son cheval prant,       
/./.
v1415
v1416
 


  Se bien esteüst as sergenz,     
mout fussent bel, mes il avoient        
meseise eü tant qu’il estoient 
tel qu’an s’an poïst mervellier,          
de geüner et de vellier.          
v1742V
v1743
v1744
v1745V
v1746
 


            Il importe que nous sachions décompter les syllabes pour étudier la langue (nous l’avons vu à propos de notre étude sur certaines réalisations de personne 5 Chap1 §5). La définition de l’octosyllabe est que le dernier accent tonique du vers frappe sa huitième syllabe, qu’on fait donc entendre bien fort. Si l’on trouve encore une syllabe après, cette syllabe comporte nécessairement la voyelle [], et l’on est en présence d’une rime féminine. Comment reconnaître une rime féminine dans le texte ? Dans PercL, chaque fois qu’un vers se termine par ‑e, ‑es, nous avons une rime féminine. Si un vers se termine par ‑ent et que ce ‑ent appartienne à une personne 6, nous avons aussi une rime féminine ; si ce ‑ent ne relève pas d’une personne 6, nous avons une rime masculine. Dans les passages produits ci-dessus dans le présent §8, nous lirons donc (j'écris en MAJUSCULES la huitème syllabe : faites-la bien entendre) :

  Et li vaslez sanz nul arest  
/./.
v1301
 
écoutez l'enregistrement sonore

(la huitième syllabe du vers est ‑rest ; rime masculine ; traduction mot à mot, “Et le jeune homme sans aucun arrêt”)

  /./
et asez plus corrant que Loire.         
 
v1312
écoutez l'enregistrement sonore

(la huitième syllabe du vers est Loi‑ ; rime féminine ; traduction, “et bien plus rapide que la Loire”)

  /./
mout fussent bel, mes il avoient      
/./.
v1743 écoutez l'enregistrement sonore

(la huitième syllabe du vers est ‑voi‑ ; rime féminine ; traduction, “ils auraient été très beaux, mais ils avaient”)

  “/./
— Donc descendez.” Et il descent.          
 
v1415
écoutez l'enregistrement sonore

(la huitième syllabe du vers est ‑cent ; rime masculine ; traduction, “descendez donc de cheval. Et il descent”).

            À l’intérieur du vers, un [] a une pleine valeur syllabique, sauf s’il précède une voyelle : dans ce cas, il s’élide la plupart du temps18 (comme en français standard d’aujourd’hui). Exemples :

  /./
ot une tor et fort et grant ;
 /./.
v1326 écoutez l'enregistrement sonore

(dans ce vers, on n’escamote pas le ‑e de une ; traduction mot à mot, “il y avait une tour forte et grande”)

mais dans

  /./
Si com l’eve aloit au regort,         
/./.
v1320 écoutez l'enregistrement sonore


et dans

  /./
et retrete an son grant conduit.       
 
v1307
écoutez l'enregistrement sonore

 

il faut bien lire Si com l’ev’ aloit au regort et Et retret’ an son grant conduit. (Pour l’interprétation de ces vers voir respectivement Chap2 §22 et Chap20 §20.)

Vous remarquerez que nous avons pris l’habitude de noter le plus souvent par une apostrophe le [‑] élidé des monosyllabes, mais que nous conservons graphiquement le [‑] élidé des polysyllabes.

1.2.2.2. Tréma. (§9) retour en haut de page
§9
            Autre chose très importante : l’interprétation du tréma.
            La fonction du tréma dans PercL (comme dans la majorité des transcriptions modernes de textes d’oïl) est la suivante : placé sur une voyelle, le tréma marque que celle-ci est en hiatus par rapport à une voyelle ou à une diphtongue qui lui est contiguë ; en d’autres termes, la voyelle sous tréma constitue à elle seule l’élément vocalique de la syllabe à laquelle elle appartient. Dans les vers de ce §9 qui sont découpés en syllabes, j'écris en MAJUSCULES la huitème syllabe : faites-la bien entendre.

            Exemple :

  /./
mes qu’ausi fere le seüst.
 
v1458
écoutez l'enregistrement sonore

(syllaber Mes= qu’au=si= fe=re= le= se=üst : ‑ust est la huitième syllabe ; traduction littérale, “à condition qu’il sût agir de la même façon”).

            Autres exemples, tirés des passages cités Chap1 §8 :

  /./
tel qu’an s’an poïst mervellier,          
/./.
v1745V écoutez l'enregistrement sonore

(syllaber Tel= qu’an= s’an= po=ïst= mer=ve=llier ; traduction, “tels qu’on aurait pu s’en étonner”).

            On opposera à oi :

  /./
qu’il la vit mout parfonde et noire     
/./.
v1311 écoutez l'enregistrement sonore

(Syllaber Qu’il= la= vit= mout= par=fon=d’ et= noi=re ; traduction, “car il la vit très profonde  et très noire”.)

            Mais attention ! Comme la plupart des éditeurs, Félix Lecoy omet le tréma sur certaines séquences, en s’en remettant à la culture du lecteur ; en appliquant les règles de versification, vous devez reconnaître tout seuls s’il y a ou non diérèse. Par exemple, dans

  /./
s’an va tote une praerie,         
/./.
v1309 écoutez l'enregistrement sonore

(pour l’interprétation de ces vers voir Chap2 §21)
on syllabe S’an= va= to=t’ u=ne= pra=e=ri=e (l’éditeur aurait pu faire imprimer praërie ou präerie19),

dans

  /./
qui se seoit devant son tré,     
/./.
v2160V écoutez l'enregistrement sonore

(traduction, “qui était assis devant sa tente”)
on syllabe Qui= se = se=oit= de=vant= son = tré

dans

  /./
einz se panse que ele ira        
a son oste et si li dira  
de son afere une partie.          

v1955
v1956
v1957
écoutez l'enregistrement sonore



(traduction, “au contraire elle pense en elle-même qu’elle ira trouver son hôte et lui dira une partie de ce qui la concerne”)
on syllabe Einz= se= pan=se que= e=l’ i=ra (l’éditeur aurait pu faire imprimer quë ; noter que dans ce vers, c’est le [‑] de ele qui s’élide : celui du monosyllabe que, on démontre qu’il peut continuer à se prononcer).

1.2.2.3. Valeur phonétique de certaines lettres. (§10)retour en haut de page
§10
            Pour lire au moins mal, il vous faudrait dominer la phonétique historique. En attendant, suivez bien les conseils du premier enregistrement (e1), et rappelez-vous ceci, qui est fondamental : dans la partie du texte au programme, ‑z, ç, ainsi que c placé devant i ou devant o se lisent [ts] ; la finale ‑ez ne comporte jamais de [] et appartient toujours à la dernière syllabe tonique d’un mot ; ‑x est une abréviation pour ‑us qui n’a jamais valeur syllabique : dans chastiax, ‑tiax = ‑tiaus, et ‑tiaus se lit en une seule syllabe.

1.2.2.4. Exercice de syllabation. (§11)retour en haut de page
§11
            Syllaber sur le modèle pratiqué Chap1 §9 en indiquant où est la huitième syllabe et bien lire les vers suivants20 :

 

  A .IIII. parties del mur,          
/./
avoit .IIII. basses torneles,     
/./.
Li chastiax fu mout bien seanz          
/./.
Devant le chastelet reont       
ot sor l’eve drecié un pont     
/./.
v1331

v1333

v1335

v1337
v1338

(Pour la signification de ces vers, voir Chap2 §19.)

1.2.3. Comprendre PercL. (§12)retour en haut de page
§12

            Ce n’est pas tout de lire ces vers, il faut aussi les comprendre (et par ailleurs, les comprendre aide à les lire bien). Comme pour toute langue, il nous faut connaître grammaire et lexique. Dans chaque cours, je commenterai des morceaux choisis de PercL à propos desquels se constitueront peu à peu une grammaire. Pour un texte tel que PercL, les véritables instruments pour comprendre le sens des mots sont le TL, ce qui est paru du DEAF, FouletPerceval, les dictionnaires de Chrétien et les glossaires de différentes éditions de Perceval ; le tout manque en France à passablement de bibliothèques, et de toute façon la consultation de cet ensemble n’est pas supposée être le travail d’un débutant, en France, du moins. Ne vous effrayez pas : de très nombreux mots ont subsisté avec leur sens en français moderne (parfois avec de petits changements de forme) ; en outre le glossaire de PercL préparé par Félix Lecoy est très nourri (vous devez impérativement le posséder) ; je constitue de mon côté un Glossaire fondé sur les morceaux expliqués. Je procède par ailleurs dans les enregistrements — voir Enregistrements — à l’étude détaillée de quelques mots du texte surtout au plan de leur sémantisme et/ou de leur valeur stylistique.

1.3. La meilleure façon de réussir. (§13)retour en haut de page
§13
            Elle est très simple. Il suffit de travailler régulièrement et avec méthode. Je propose dans chaque chapitre des exercices. En outre vous pouvez vous entraîner en préparant des devoirs. La section AvantTout comporte le sujet de deux devoirs dont la correction est intégrée au présent cours21. Faites toujours les exercices et les devoirs avant de consulter la solution.

1.4. Vers le Chapitre 2. (§14)retour en haut de page
§14
            Vous avez noté qu’un sujet d’exercice a été donné Chap1 §11. En voici un autre : syllaber le troisième vers de l’extrait du 20e siècle cité Chap1 §8. Et en voici un dernier : traduire PercL v1331-v1339 (consulter le Glossaire et, au plan de la syntaxe, savoir que l’ancien français n’exprime pas toujours le pronom personnel sujet). Dans le Chapitre 2 nous étudierons PercL v1301-v1364.

Fin du Chapitre 1 de May Plouzeau, PercevalApproches
◊Chap1 Fin

Dernière correction : 11 juin 2005.
Date de mise à disposition sur le site du LFA : 16 avril 2007.

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