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Miracle VII
 
  1. Cy conmence un miracle de Nostre Dame d' une nonne
    qui laissa son abbaie pour s' en aler avec un chevalier
    qui l' espousa, et depuis qu' ilz orent eu de biaux enfans,
    Nostre Dame s' apparut a elle, dont elle retourna en
    s' abbaie et le chevalier se rendi moinne.


    PREMIER TABLEAU
    ( À l’abbaye )
    L' ABBESSE.     Mes suers, dites moy sanz sejour,
  2. Il est hui grant feste et bon jour,
  3. Avez vous point fait assavoir
  4. Aux fréres qu' un sermon avoir
  5. Peussions hui ?
  6. PREMIéRE NONNE.     Dame, se Dieu me gart d' annui,
  7. G' y envoiay dès devant hier,
  8. Et m' a mandé frére Gautier
  9. Que sanz faillir icy venra.
  10. Je ne say si me mentira
  11. De sa promesse.
  12. DEUXIESME NONNE.     Nanil voir : espoir qu' il confesse,
  13. Ou qu' il chante ou qu' il estudie ;
  14. Je ne doubt point, conment c' on die,
  15. Que ci ne viengne.
  16. L' ABBESSE.     Alons donc, aviengne qu' aviengne,
  17. Noz places prendre et nous seons,
  18. Et noz heures tout bas disons
  19. En l' attendant.
  20. PREMIéRE NONNE.     Dame, alons ; j' ay le cuer tendant
  21. A faire vostre voulenté.
  22. ( Elles entrent dans la chapelle )
  23. Or sa, de par la trinité
  24. Seez vous ci.
  25. ( L'abbesse s'assied )
  26. L' ABBESSE.     C' est fait ;
    ( Se tournant vers la seconde nonne ) or vous seez aussi
  27. Decoste moy.
  28. DEUXIESME NONNE.     Dame, voulentiers ; ( Elle s'assied ) quant a moy,
  29. Je sui assise.
  30. ( La première nonne s'assied aussi )
  31. PREMIéRE NONNE.     Et vezcy pour moy place prise.
  32. Je lo qu' ataingnons noz sautiers
  33. Et disons prime endementiers
  34. Que l' attendons.
  35. L' ABBESSE.     C' est bien dit ; a prier tendons
  36. Devotement.
  37. ( Elles récitent leurs heures )

    DEUXIEME TABLEAU 
    ( Dans la demeure du chevalier )
  38. LE CHEVALIER.     Perrotin, vas sus, alons ment :
  39. Vers l' abbaie me fault traire,
  40. Car devers l' abbesse ay a faire,
  41. Qui est m' antin.
  42. L' ESCUIER.     Sire, je croy miex pour certain
  43. Que l' amour de la nonne belle,
  44. Qui tant est sainte damoiselle,
  45. Laiens vous maine.
  46. LE CHEVALIER.     Perrotin, c' est chose certaine ;
  47. Certes, je l' ains tant que mon cuer
  48. Ne puis d' elle oster a nul fuer,
  49. Et si ne puis avoir sa grace
  50. Pour priére que je li face :
  51. Tu t' en peuz bien appercevoir.
  52. Nonpourquant vueil j' aler savoir
  53. Se je parler a lui pourray,
  54. Ne se grace en lui trouveray
  55. Qu' aie s' amour.
  56. L' ESCUIER.     Prest sui, sire ; alons sanz demour
  57. Ou vous plaira.
  58. ( Arrivés à l’abbaye )  
  59. LE CHEVALIER.     Perrotin, par foy mal me va :
  60. Vez la l' abbesse et la prieuse
  61. Et la tresbelle gracieuse
  62. Qui veulent oir le sermon.
  63. Je vueil ci faire arrestoison
  64. Pour l' escouter.
  65. ( Il se tient à l'extérieur, au seuil de la chapelle )
  66. L' ESCUIER.     Dont puis j' a l' ostel bien aler
  67. Savoir qui vous demandera,
  68. Et revenir quant vous plaira
  69. Icy vous querre.
  70. LE CHEVALIER.     Tu diz verité ; va bonne erre
  71. Et reviens ja.
  72. ( L'écuyer retourne au manoir du chevalier )

    TROISIEME TABLEAU
    ( Dans la chapelle )
  73. LE PRESCHEUR.
    Cum audisset, turbata est in sermone ejus, et cogitabat
    qualis esset ista salutacio. Luce po.
    Doulce
    gent, au conmencement de nostre sermon nous recourrons
    a la glorieuse vierge Marie, et lui prierons
    que elle nous vueille donner grace a moy de dire et a
    vous de oir chose qui soit a l' onneur de toute la court
    de paradis et a aucun prouffit de noz ames et a la confusion
    de l' annemi. Et pour plus briefment ceste grace
    empetrer, chascun et chascune, si vous plaist, la saluera
    en disant : Ave Maria. Cum audisset turbata est, etc..,
    ubi supra
    . Doulce gent, il est de conmun cours que
    celles qui pour l' amour de Dieu vivent en estat de
    virginité, a ce que elle soient dites vraies vierges, que
    touzjours sont paoureuses et doubteuses, et si que pour
    eschiver les choses qui sont a doubter elles craingnent
    a la foiz les choses seures ; et qui fait ce ? ce qu' elles
    scévent qu' en un trop feible et fresle vaissiau, c' est
    assavoir en leur corps qui ne sont que terre, elles portent
    un tresor precieux : quoy ? l' ame d' eulx, qui est faite a
    l' image de la benoite trinité. Et de ce avient que quant
    a telles vierges aucune chose vient de nouvel et soudainement,
    il machinent et souspeçonnent tantost que ce
    ne soit contre eulz. Doulce gent, je le di pour tant que
    quant Dieu li péres ot envoié son ange a la glorieuse
    vierge Marie annoncier que elle seroit mére du fil de
    Dieu par qui la redempcion de l' umain lignage seroit
    faite, a celle heure que li ange lui ot dit " Diex te saut,
    plaine de grace, nostre sires est avecques toy," l' evangeliste
    saint Luc dit que la glorieuse vierge fu troublée et
    pensa quelle estoit ceste salutacion, et c' est la sentence
    de la parole que je prononçay au conmencement de mon
    sermon. Cum audisset, etc. : Conme la glorieuse vierge
    eust oy le salut de l' ange, elle fut troublée, ce dit l' evangeliste.
    Il ne dit pas partroublée, mais troublée simplement,
    et ce vint de ce que elle estoit vierge vergondeuse
    et honteuse. Ce qu' elle ne fu pas partroublée fu de la
    vertu de force qu' elle avoit en soy ; ce qu' elle se tut et
    pensa fu de la vertu de prudence. Elle pensa donc quelle
    estoit ceste salutacion, dont il avint que quant li anges
    vit qu' elle pensoit, il la conmença a conforter et a confermer
    ce dont elle doubtoit en disant : " Marie, ne te
    doubte pas, car en ce que je di n' a point de falace, n' y aies
    nule suspeçon ; je ne suis pas homme, mais esperit et
    ange de Dieu. Or ne doubtes donques point, car tu as
    trouvé grace en Dieu. Ou se tu savoies combien ton
    humilité plaist au treshault Dieu, tu ne jugeroies pas
    que tu ne soies bien digne de estre servie et de oir la
    parole des anges. Pourquoy te diras tu non digne de la
    grace des anges, qui as trouvé grace a Dieu, laquelle
    grace est la paix des hommes, la destruccion de mort,
    la reparacion de vie ? C' est dont grace que tu as trouvé
    a Dieu, et en signe de ce vezcy que tu concevras et enfanteras
    un filz, qui sera appellé Jhesus." Sur ce dit
    saint Bernart : O glorieuse vierge, entens par le nom
    du fil qui te est promis con grant et conme espicial grace
    tu as trouvé a Dieu : l' ange dit qu' il sera appellez Jhesus ;
    la raison pour quoy mett un autre evangeliste qui dit :
    Ipse enim salvum faciet populum suum a peccatis eorum.
    Il sera appellez Jhesus ; pour quoy ? pour ce que c' est
    celui qui sauvera son peuple de touz leurs pechiez.
    Donques la glorieuse vierge trouva bien grace a Dieu ?
    Certes voire. Car elle est ou plus seur lieu de paradis
    par sa tresferme foy ; elle est ou plus hault par sa tresgrant
    humilité ; elle est ou plus pur par sa tresgrant
    chaasté et par sa nette virginité ; elle est ou plus glorieux
    par sa vraie purté, par sa vraie amour et par l' excellence
    de sa grant charité. Du quel glorieux lieu elle fait participans
    touz ceulx et toutes celles qui devotement en ce
    siécle la veulent servir et amer. Ou nombre desquelx
    nous vueille par sa tresgrant misericorde acompaignier
    Dieu le pére et le filz et le saint esperit, qui en trinité
    regne et vit et regnera sanz fin. Amen.
    ( Au seuil de la chapelle )
    LE CHEVALIER.     De passion chiet cil en hen
  74. Par qui me sui ci tant tenuz !
  75. Egar ! je fusse puis venuz
  76. Quatre liues qu' il ne fina.
  77. Je me merveil se grant mal n' a
  78. En sa cervelle.
  79. ( Dans la chapelle )
  80. L' ABBESSE.     Ha ! tresdoulce vierge pucelle,
  81. De pitié, de grace et d' amour,
  82. Moult fait en terre bon labour
  83. Qui vous aime, sert et honneure,
  84. Et cilz est nez de moult male heure
  85. Qui de cuer vous servir n' entent,
  86. Car a la perdicion tent
  87. De sa povre ame.
  88. PREMIéRE NONNE.     Certes, vous dites voir, ma dame,
  89. Bon la fait servir et amer.
  90. Car de doulceur est sanz amer
  91. La tresoriére.
  92. L' ABBESSE.     Et vous, ma doulce amie chiére,
  93. Avez bien oy ce preudomme ?
  94. S' il estoit cardinal de Romme,
  95. S' a il dit de belles raisons.
  96. Benoist soit le jour q' un telz homs
  97. De femme naist.
  98. DEUXIESME NONNE.     Oil, ma dame : Diex li laist
  99. Parfaire le bien qu' a empris ;
  100. Car d' amer Dieu est moult espris,
  101. Selon m' entente.
  102. L' ABBESSE.     Prieure, venez sanz attente
  103. A moy en ma chambre parler,
  104. Ainçoys qu' ailleurs pensez d' aler.
  105. Je vois devant.
  106. PREMIéRE NONNE.     Dame, après vous m' en vois suivant
  107. Sanz plus ci estre.
  108. ( L'abbesse et la première nonne se retirent )
  109. DEUXIESME NONNE.     Et je me vois a genouz mettre
  110. Devant l' image nostre dame
  111. A qui j' ay donné corps et ame
  112. A lui servir, et mon pensé.
  113. ( S’adressant à la Vierge )
  114. Dame par qui fumes tensé
  115. De la mort d' enfer perdurable
  116. Quant Dieu le pére esperitable
  117. Fist son filz des haulx cieulx descendre
  118. En vous et humanité prendre
  119. Pour nous mener en paradis,
  120. Dame qui en faiz et en dis
  121. Plus qu' autre par prerogative
  122. Futes a Dieu contemplative
  123. En sainte conversacion,
  124. Dame, toute m' afeccion,
  125. Ma plaisance et tout mi desir
  126. Sont en faire vostre plaisir.
  127. Or m' en donnez, s' il vous plaist, grace,
  128. Dame, et tandis que j' ay espace,
  129. Voz heures cy recorderay
  130. Et en disant accorderay
  131. La bouche au cuer.
    ( À part )
  132. LE CHEVALIER.     Certes or ne say j' a nul fuer
  133. Quelle contenance ait en moy,
  134. Quant maintenant la endroit voy
  135. Ce qu' ay desiré si long temps,
  136. C' est ma dame noble et plaisans,
  137. Courtoise, amoureuse et fetice.
  138. Par le saint baron de Galice,
  139. Se je devoie tout despendre
  140. Quanque j' ay, si vouldray je tendre
  141. A avoir s' amour maintenant.
    ( Il s’avance vers la nonne )
  142. E ! tresgracieuse avenant,
  143. Diex vous doint tresbonne aventure
  144. Conme a ycelle creature
  145. Qui plus est de mon cuer amée.
  146. Or me soit vostre amour donnée,
  147. Tresdoulce amie.
  148. DEUXIESME NONNE.     Sire, d' amer n' ay nulle envie
  149. Fors que Dieu et sa doulce mére.
  150. Certes l' amour est trop amére
  151. Dont ci endroit me requerez.
  152. Ce n' est pas ce que vous querez,
  153. Sire, pour voir.
  154. LE CHEVALIER.     E ! belle, plaine de savoir,
  155. Vers vous ne vueil de riens mesprendre.
  156. Plaise vous cest anel a prendre
  157. Que par fine amistié vous tens
  158. Et qu' avec vous hui mais seans
  159. Me puisse esbatre.
  160. DEUXIESME NONNE.     Folie vous feroit embatre
  161. La ou l' en n' a cure de vous.
  162. Par foy, miex vouldroie avoir roupz
  163. Touz les deux braz.
  164. LE CHEVALIER.     Cuer doulx, ne me refusez pas.
  165. Se vous faites ma voulenté,
  166. Je vous feray par verité
  167. Bien riche dame.
  168. DEUXIESME NONNE.     A Dieu me rens de corps et d' ame,
  169. Biau sire : laissiez moy en paiz.
  170. Je ne pris voz diz ne voz faiz,
  171. Si m' aist Diex, ce festu ci.
  172. Pour Dieu, alez vous ent de cy.
  173. Laissiez m' ester.
    ( Le chevalier s’éloigne )
  174. LE CHEVALIER.     Elas ! bien me doy dementer :
  175. J' ay du tout failly a ma proye.
  176. A chose que ma bouche proie
  177. Ne veult celle que j' ains entendre.
    ( Il aperçoit son écuyer )
  178. Et dont viens tu ? c' on te puist pendre !
  179. M' as tu bien fait icy muser ?
  180. Sui je homme qui doye ruser
  181. Seul enmy voie ?
  182. L' ESCUIER.     E ! mon seigneur, que Dieu vous voie !
  183. Combien a que je sui venuz
  184. Et que je me sui ci tenuz
  185. Pour ce qu' a vous n' osoie aler ?
  186. Je vous regardoie parler
  187. A celle dame.
  188. LE CHEVALIER.     Haro ! c' est la plus dure fame
  189. C' onques mais vi et la plus fiére.
  190. Un seul tantait de belle chiére
  191. Ne puis de lui traire n' avoir
  192. Par priére ne pour avoir.
  193. Briefment c' est le court et le lonc :
  194. Autres femmes ont cuer de plonc,
  195. Mais elle l' a de fer trop fort ;
  196. Quant je n' y puis trouver confort,
  197. Ne say que face.
  198. L' ESCUIER.     Sire, avant que de celle place
  199. S' en voit arriére, a li alez
  200. Et doulcement a li parlez ;
  201. Et s' elle vous fait des refus
  202. N' en soiez ja pour ce confus,
  203. Maiz s' amour touzjours requerez,
  204. Et certainement vous l' arez
  205. Par ceste guise.
  206. LE CHEVALIER.     Tu m' as ci bonne voie apprise,
  207. Perrotin, certes g' y revois.
  208. Or m' atens. ( Il revient auprès de la nonne ) E ! gent corps courtois
  209. Pour cuer d' ami faire esjoir,
  210. Vueillez vostre amant vray oir
  211. Qui se complaint.
  212. DEUXIESME NONNE.     Sire, de vous ay eu maint
  213. Tel parler, dont petit me chaut :
  214. Il ne me font ne froit ne chaut,
  215. N' en doubtez mie.
  216. LE CHEVALIER.     E ! cuer doulx, devenez m' amie :
  217. Humblement de cuer vous em proy,
  218. Et je vous promet de ma foy
  219. Quanqu' il vous plaira je feray,
  220. Ne ja riens ne contrediray
  221. Que vueillez dire.
  222. DEUXIESME NONNE.     Je n' aray mie paix, biau sire,
  223. S' a vous amer ne me consens.
  224. Ore pour ce que voi et sens
  225. A voz maintiens que vous m' amez,
  226. Et je ne vueil que diffamez
  227. Soit mon corps par delit charnel,
  228. Je vous fas ce jeu parti tel :
  229. Je sai bien que nobles homs estes,
  230. Et je de nobles gens honnestes
  231. Sui estraitte aussi, qui sui femme :
  232. Se pour miex garder de diffame
  233. Mon honneur et mon pucellage
  234. Vous me voulez par mariage
  235. Prendre et le plevir par la foy,
  236. Mon corps et m' amour vous ottroy ;
  237. Autrement non.
  238. LE CHEVALIER.     Dame, pour vostre bon renom
  239. Garder, et je le vous promet
  240. De ma main qu' en la vostre met
  241. Trestoute nue.
  242. DEUXIESME NONNE.     Or n' en soit plus raison tenue
  243. Quant a ore, ains vous en alez,
  244. Et ja quant nuit sera venez
  245. Et m' atendez en ce lieu la,
  246. Et quant le convent dormira
  247. Tout coiement m' en ysteray
  248. Et a vous tout droit m' en venray :
  249. N' en doubtez mie.
  250. LE CHEVALIER.     C' est bien dit, belle doulce amie.
  251. A Dieu dont vous conmanderay,
  252. Et je vous y attenderay
  253. Certainement.
  254. DEUXIESME NONNE.     Je ne vous faudray nullement,
  255. N' en doubtez point.
    ( Le chevalier se retire et se dirige vers son écuyer )
  256. LE CHEVALIER.     Certes, or me va bien a point :
  257. J' ay trouvé en ma dame grace.
  258. Qui me tenroit que ne chantasse ?
  259. Nulz, car j' ay le cuer plain de joie.
  260. " Il n' est vivant qui me doie
  261. Blamer de celle servir
  262. Dont tout bien me peut venir."
  263. Venir ? certes, voire a largesce
  264. Quant seulement de sa promesse
  265. M' a fait si lié.
    ( L’écuyer l’aperçoit )
  266. L' ESCUIER.     Mon seigneur, gay et esveillié
  267. Vous voi plus que ne fis pieça.
  268. Dites, s' il vous plaist, conment va
  269. Vostre besongne.
  270. LE CHEVALIER.     Bien, par la dame de Bouloingne,
  271. Perrotin : j' ay quanque je vueil.
  272. La belle qui tant a ver oeil
  273. M' a fait present de son gent corps,
  274. Et sommes en certains accors.
  275. Alons men boire sanz delay.
  276. Sachiez assez tost revenray
  277. Yci la querre.
  278. L' ESCUIER.     Or alons, mon seigneur, bonne erre,
  279. Qu' il est ja tart.
    ( Ils s'éloignent, regagnant probablement la demeure du chevalier.
    La fin du jour est venue.
    )
  280. L' ABBESSE. ( Revenant avec la première nonne près de la chapelle )
    Prieure, se Jhesus vous gart,
  281. Trop me merveil de nostre suer
  282. Conment peut durer a nul fuer
  283. Tant en l' eglise.
  284. PREMIéRE NONNE.     Dame, elle est toute en Dieu esprise :
  285. Touzjours est devant nostre dame.
  286. Certes c' est une sainte femme,
  287. A mon cuidier.
  288. L' ABBESSE.     Prieure, ce n' est d' ui ne d' yer,
  289. Mais dès lors que ceens entra.
  290. Alez la faire venir ça,
  291. S' irons couchier.
  292. PREMIéRE NONNE.     Voulentiers : je la vois huchier.
    ( Elle va vers la seconde nonne )
  293. Suer, l' abbesse vous mande ainsi
  294. Qu' a li vous en venez de ci
  295. Sanz demourée.
  296. DEUXIESME NONNE.     Suer, je vois, puis qu' il li agrée :
  297. Plus ne vueil ci faire demour.
    ( Rendue auprès de l’abbesse )
  298. Ma dame, Dieu vous doint s' amour
  299. Par son plaisir.
  300. L' ABBESSE.     Et il vous doint vostre plaisir.
  301. Suer, il nous fault aler couchier :
  302. Pensons d' en dortoir nous fichier ;
  303. Il est saisons.
  304. PREMIéRE NONNE.     C' est mon, car jours avons moult longs
  305. Et courtes nuiz.
  306. DEUXIESME NONNE.     Alons, dame, je vueil cest huis
  307. Fermer, puis que sommes dedans,
  308. Afin que nul ame ceens
  309. Ne puist entrer.
    ( Elle ferme la porte extérieure de la chapelle et les trois religieuses s'en vont au dortoir )

    QUATRIEME TABLEAU
    ( Chez le chevalier )
  310. LE CHEVALIER.     Perrotin, sanz nous plus monstrer,
  311. Alons men la la belle attendre,
  312. Car il m' est bien mestier d' entendre
  313. Quant elle ystra.
  314. L' ESCUIER.     Mon seigneur, ou il vous plaira
  315. Tantost alons.
    ( S’approchant de l’abbaye )
  316. LE CHEVALIER.     Ho ! Perrotin, ci nous tenons
  317. Sanz dire mot chascun tout coy.
  318. Seoir me vueil en ce recoy :
  319. Siez toy aussi.
  320. L' ESCUIER.     Sire, voulentiers : ( Ils s'asseyent ) vez me cy
  321. Lez vous assis.

    CINQUIEME TABLEAU
    ( Au ciel )
  322. NOSTRE DAME.     Or sus, mi ange et mes amis,
  323. Alons nous en celle abbaye.
  324. G' i voy de pechier envaie
  325. Une nonne que de cuer ainz :
  326. Monstrer li vueil sa foleur ains
  327. Qu' elle y enchiée.
  328. GABRIEL.     Dame, alons ; folz est qui ne bée
  329. A faire vostre voulenté.
    ( Se tournant vers Michel )
  330. Or nous fault estre entalenté,
  331. Michiel, de chanter, en alant
  332. Devant no dame, aucun biau chant.
  333. Il appartient.
  334. MICHIEL.     Puis que chanter nous esconvient,
  335. Gabriel, disons ce rondel
  336. Qu' apris avons tout de nouvel,
  337. Sanz riens retraire.
    ( Ils arrivent à la chapelle en chantant. )
  338. RONDEL.     Tresdoulce vierge debonnaire,
  339. De vraie humilité sejour
  340. Et d' amour parfaicte exemplaire,
  341. Tresdoulce vierge debonnaire,
  342. A tout cuer embelir et plaire
  343. Doit qu' il vous serve nuit et jour,
  344. Tresdoulce vierge debonnaire
  345. De vraie humilité sejour.
  346. NOSTRE DAME.     My ange, un petit de demour
  347. Ici endroit nous troi ferons.
  348. Assez briément nous en irons
  349. En paradis.
    ( Notre-Dame prend la place de sa statue )

    SIXIEME TABLEAU
    ( Dans le dortoir )
  350. DEUXIESME NONNE.     Puis que convent est endormiz,
  351. Il esconvient que je m' en aille :
  352. Ce n' est pas raison que je faille
  353. D' aler ou j' ay convenancié
  354. Par grant amour et fiancié
  355. Au doulx a qui le mien cuer tent,
  356. Car trop annuie a qui atent,
  357. Je le sçay bien, n' est pas nouvelle ;
    ( Pénétrant dans la chapelle et s'approchant de la statue de Notre-Dame )
  358. Mais avant par ceste chappelle,
  359. Ou passer parmy me convient,
  360. La doulce vierge par qui vient
  361. Grace aux humains des cieulx ça jus
  362. A mains jointes, a genouz nuz,
  363. Humblement saluer m' en vois
  364. De cuer devot a basse vois.
  365. Vierge qui tant nous as valu
  366. Contre Sathan, je vous salu
  367. En disant : Ave Maria,
  368. Gracia plena, dominus tecum, benedicta tu in mulieribus
  369. Et benedictus fructus ventris tui.
  370. Dame, a Dieu ! je m' en vois maishui :
  371. Plus ne vous vueil ore aourer.
    ( La statue de la Vierge vient barrer la porte et interdire le passage )
  372. Egar ! me fault il demourer ?
  373. Mére Dieu, que peut ce ci estre ?
  374. Vostre ymage s' est venu mettre
  375. Si droit au travers de cest huis
  376. Que nullement passer ne puis.
  377. E ! doulx amis, vous muserez,
  378. Vostre amie huimais pas n' arez,
  379. Dont moult forment au cuer me poise.
  380. C' est nient, il fault que je me voise
  381. En mon dortoir.

    SEPTIEME TABLEAU
    ( À l’extérieur de l’abbaye )
  382. LE CHEVALIER.     Haro ! je croy que le pouoir
  383. De Dieu est du tout mis au nient
  384. Quant celle que j' atens ne vient,
  385. Ou je ne say s' elle me ruse
  386. Pour moy faire paier la muse
  387. Ci toute nuit.
  388. L' ESCUIER.     Vraiement, mon seigneur, je cuit
  389. Qu' elle se soit de vous moquée :
  390. Mienuit est ja plus que passée,
  391. Je vous promet.
  392. LE CHEVALIER.     Voirement qui en femme met
  393. Son cuer, bien le doit on blasmer,
  394. Car on y treuve moult d' amer
  395. Ainçois que l' en en viengne au bout.
  396. Et, par Dieu, combien qu' il me coust,
  397. Encore ci l' attenderay
  398. Jusques a tant que je verray
  399. Le jour crevé.
    ( Ils attendent le point du jour, puis s'en retournent vers la demeure du chevalier )

    HUITIEME TABLEAU
    ( Le jour passe, la nuit arrive. À l’intérieur du couvent )
  400. DEUXIESME NONNE.     Que peut c' estre ? Ay je sens desvé
  401. Ou j' ay esté enfantosmée,
  402. Qui ne puis estre oultre passée
  403. Celle chappelle ou ore entray ?
  404. Par Dieu, encore me mettray
  405. En essai se pourray passer.
  406. Pener me doy bien et lasser
  407. Afin d' acomplir ma promesse,
  408. Car je seray chevaleresse
  409. Se de ceens puis estre yssue.
  410. Je m' en revois sanz attendue,
  411. Si saray qui m' en avenra.
    ( Elle revient à la porte de la chapelle et salue Notre-Dame )
  412. Doulce dame, ave Maria,
  413. Gracia plena, dominus tecum, benedicta tu in mulieribus
    Et benedictus fructus ventris tui.
    ( La statue lui barre à nouveau la porte )
  414. Or doi j' avoir bien plain d' annui
  415. Le cuer, et de courrouz et d' ire,
  416. Quant ceste ymage contredire
  417. Deux foiz m' est venue a passer,
  418. Et je n' ay plus par ou aler
  419. Puisse, se n' est par ci endroit.
  420. Aussi con sur moy clamast droit
  421. L' issue par cy me devée ;
    ( Elle fait demi-tour et se dirige vers le dortoir )
  422. Je voy bien qu' en vain muse et bée :
  423. Retourner en dortoir me fault,
  424. Mais le cuer de douleur me fault
  425. Quant g' y revois.
    ( La statue reprend sa place. Notre-Dame s'adresse aux anges )
  426. NOSTRE DAME.     Ralons nous en entre nous trois,
  427. Mi ange, en la gloire infinie,
  428. Et si chantez a voiz serie
  429. Aucun rondel.
  430. GABRIEL.     Nous en dirons un tout nouvel,
  431. Dame, quant vous le conmandez.
    ( Se tournant vers Michel )
  432. Michiel, avecques moy chantez
  433. Et sanz decort.
  434. MICHIEL.     Disons donc ce rondel d' accort,
  435. Bel est a dire.
    ( En retournant au ciel )
  436. RONDEL.     Dame du royal empire
  437. Des cieulz, mére au roy des roys,
  438. Mains vous sert homs, plus empire,
  439. Dame du royal empire,
  440. Car par vous de Dieu s' espire
  441. Grace es cuers plains de desrois,
  442. Dame du royal empire
  443. Des cieulx, mére au roy des roys.

    NEUVIEME TABLEAU
    ( Après le lever du jour )
  444. L' ESCUIER.     Mon seigneur, j' ay oy la vois
  445. De l' aloete. Il est grant jour.
  446. Alons men de cy sanz sejour,
  447. C' on ne nous truisse.
  448. LE CHEVALIER.     Las ! je ne say conment je puisse
  449. Durer, tant ay au cuer courrouz.
  450. Perrotin, va t' en, ami doulz,
  451. Et revien assez tost a moy,
  452. Car je te jur en bonne foy
  453. Jamais bien ayse ne seray
  454. Tant qu' a elle parlé aray ;
  455. N' en doubtes point.
  456. L' ESCUIER.     Je venray donc cy bien a point :
  457. Je m' en vois, sire.
    ( Il s'éloigne )

    DIXIEME TABLEAU
    ( Dans le dortoir )
  458. PREMIéRE NONNE.     Ma dame, encore avons a dire
  459. Noz heures, et le jour est hault.
  460. Trop avons dormy : il nous fault
  461. De ci lever.
  462. L' ABBESSE.     Hau ! Diex, je prenoie a resver.
  463. Egardez conme il est haulte heure !
  464. Or sus, alons men sanz demeure
  465. En cuer nous trois.
  466. DEUXIESME NONNE.     Ma chiére dame, alons, c' est droiz,
  467. Et temps en est.
    ( Sortant du dortoir, elles pénètrent dans la chapelle )
  468. L' ABBESSE.     A chascune son livre prest ?
  469. Je lo que tout bas versillons.
  470. Mettons nous ci a genoillons
  471. En Dieu priant.
  472. PREMIéRE NONNE.     Ce ne vueil j' estre detriant,
  473. Ma chiére dame ; or conmanciez :
  474. Diner sera bien avanciez
  475. Ains qu' aions dit.
  476. L' ABBESSE.     Conmencier vueil sanz contredit.
  477. Domine, labia mea apperies.
    LES SEURS.     Et os meum annunciabit laudem tuam.
    L' ABBESSE.     Deus, in adjutorium meum intende.
    LES SEURS.     Domine, ad adjuvendum me festina.
    L' ABBESSE.     Benedicamus Domino.
    LES SEURS.     Deo gracias.
    ( Se redressant )
  478. L' ABBESSE.     Alons diner ysnel le pas,
  479. Puiz que noz heures dit avons,
  480. Et après en dortoir yrons
  481. Sus la vesprée.
  482. DEUXIESME NONNE.     Chiére dame, s' il vous agrée,
  483. Un petit ici demourray,
  484. Car uncore un po a dire ay
  485. De mon service.
  486. L' ABBESSE.     M' amie, je seroie nice
  487. Se dire ne le vous laissoie.
    ( Se tournant vers la première nonne )
  488. Nous en irons par ceste voie
  489. Nous deux devant.
    ( L'abbesse et la première nonne s'en vont au réfectoire.
    Le chevalier s'introduit dans la chapelle.
    )
  490. LE CHEVALIER.     E ! doulce amie, en convenant
  491. M' aviez d' estre a moy venue :
  492. Par deux nuiz vous ay attendue
  493. Et a toutes deux musé ay,
  494. Dont j' ay esté en grant esmay,
  495. En grant courrouz et a malayse.
  496. Pour Dieu, a moy dire vous playse
  497. Qui m' a ce fait que ne venistes
  498. Dès le convenant que me fistes
  499. Premiére foiz.
  500. DEUXIESME NONNE.     Doulx sire, se conte de Foiz
  501. Feussiez, n' en peusse je faire
  502. Plus ; ne vous vueille pas desplaire ;
  503. Je l' amenderay bonnement,
  504. Car ennuit tout certainement
  505. Venray a vous entour mienuit,
  506. Sire, et pour Dieu ne vous ennuit
  507. De mon demour.
  508. LE CHEVALIER.     Doulce amie, pour vostre amour
  509. Ne m' en vueil je pas courroucier,
  510. Mais je vous pri, dame, et requier
  511. Ennuit venez.
  512. DEUXIESME NONNE.     Sire, pour tout certain tenez
  513. Que a vous vers mienuit iray :
  514. Pour nulle riens ne le lairay,
  515. Soiez en seur.
  516. LE CHEVALIER.     Dame, ce soit a bon eur.
  517. A Dieu ! moult bien me prendray garde
  518. De vous, car moult forment me tarde
  519. Vostre venue.
    ( Il quitte la chapelle et s'en retourne chez lui )
  520. DEUXIESME NONNE.     Bien sui fole quant tant tenue
  521. Me sui a servir ceste ymage
  522. Qui deux foiz m' a fait tel hontage
  523. Que le passer m' a deffendu
  524. Par cy, dont le cuer ay fondu
  525. Tout en douleur, c' est bien droiture.
  526. Mais pour nient prent ci de moy cure,
  527. Car de touz poins certes lairay
  528. Son service ; plus n' en feray.
  529. Trop long temps en cloistre ay musé
  530. Et mon corps en penance usé :
  531. Plus n' en feray ; j' en sui a fin.
  532. Ains qu' il soit demain au matin
  533. Pense j' estre en autre harnoys.
  534. Avecques l' abbesse m' en vois
  535. Qui m' atent la.
    ( Elle passe de la chapelle au réfectoire )
  536. PREMIéRE NONNE.     Bien veigniez, belle suer ; or sa,
  537. Avez dit tout ?
  538. DEUXIESME NONNE.     Oil, j' ay tout mis sus le bout
  539. Jusqu' a demain.
  540. L' ABBESSE.     C' est bien fait ; mettez ci la main,
  541. Belle suer, avec nous mengiez.
  542. Tenez : ceste cuisse rungiez
  543. De ce poucin.
  544. DEUXIESME NONNE.     Voulentiers, dame, de cuer fin
  545. Quant le voulez.
    ( Elles prennent leur repas )
  546. PREMIéRE NONNE.     Ma chiére dame, or m' entendez.
  547. Nous avons mengié a foison.
  548. Il est d' aler couchier saison,
  549. Si com me semble.
  550. L' ABBESSE.     C' est voirs ; alons nous trois ensemble.
  551. Demain lever nous convenra
  552. Matin, pour ce que l' en tenra
  553. Ceens chapitre.
  554. DEUXIESME NONNE.     Alons donc : je ne vueil pas istre
  555. De vostre accort.
    ( Elles s'en vont au dortoit )

    ONZIEME TABLEAU
    ( Dans la demeure du chevalier )
  556. LE CHEVALIER.     Perrotin, il m' est moult a fort
  557. De ce qu' estre autrement ne peut :
  558. Grant chose a en " faire l' esteut".
  559. Doulz amis, a toy me complaing.
  560. Je vieng de celle que tant aing,
  561. A qui j' ay parlé longuement
  562. Et si li ay monstré conment
  563. Deux nuiz elle m' a fait attendre ;
  564. Et elle d' umble cuer et tendre
  565. M' a prié que je li pardoingne,
  566. Car il li sourdi une essoine
  567. Par quoy a moy ne pot venir,
  568. Mais que ja venra sanz faillir ;
  569. Que m' en diz tu ?
  570. L' ESCUIER.     Mon seigneur, par le roy Jhesu,
  571. Sachiez s' en vostre point estoie
  572. Qu' a ceste foiz encore yroie
  573. Elle gaittier.
  574. LE CHEVALIER.     Pense donc de toy affaittier,
  575. Car maintenant nous en yrons
  576. La endroit, et la gueterons
  577. Tant qu' elle viengne.
  578. L' ESCUIER.     Sire, ne dites plus qu' il tiengne
  579. A moy : prest sui.
  580. LE CHEVALIER.     Alons men, il est temps maishui,
  581. Tout bellement.
    ( Ils partent pour l'abbaye )

    DOUZIEME TABLEAU
    ( La seconde nonne s'apprête à passer par la chapelle )
  582. DEUXIESME NONNE.     Or ne vueil je plus longuement
  583. Demourer que je ne m' en voise
  584. De ci endroit sanz faire noise.
  585. Convent dort, que je bien le say,
  586. Et si me mettray en essay
  587. De passer par my la chappelle
  588. Sanz dire ave, ne kyrielle
  589. Devant l' image de Marie ;
  590. Trop m' a fait estre en cuer marrie,
  591. Dont plus saluer ne la vueil,
  592. Ne tourner devers li mon oeil.
  593. Dame, dame, tenez vous la.
    ( Elle passe le seuil et aperçoit le chevalier, qui l'attend )
  594. Puis que passée suis de ça,
  595. Je ne retourneray mais huy
  596. Ne des mois, car je vois celuy
  597. Que j' aim de cuer et que je quier
  598. Qui m' atent la. Doulz ami chier,
  599. A vous m' en vien.
  600. LE CHEVALIER.     Doulce amie, puis que vous tieng,
  601. Je sui hors de toute tristesce
  602. Et plain de joie et de leesce.
  603. Vous soiez la tresbien venue,
  604. N' y ait plus parole tenue ;
  605. Cy endroit plus ne demouron.
  606. Or tost mettez ce chapperon
  607. Et puis ce mantellet vestez.
  608. Pour Dieu, dame, que vous hastez,
  609. Car pour voir espouser vous vueil
  610. Ains que je dorme mais de l' ueil ;
  611. N' en doubtez point.
    ( La nonne pose la coiffe et revêt le manteau )
  612. DEUXIESME NONNE.     Sire, je suis preste et a point :
  613. Avant mouvez.
  614. LE CHEVALIER.     Escuier, devant nous alez :
  615. Passez tantost.
  616. L' ESCUIER.     Sire, voulentiers a brief mot :
  617. Je vois devant.

  618. ( Ils s'en vont, tous les trois, vers la demeure du chevalier ) 

    TREIZIEME TABLEAU 
    ( Le lendemain matin, au dortoir )
  619. L' ABBESSE.     Prieure, grant desavenant
  620. Faisons de dormir a ceste heure.
  621. Levez sus tantost sanz demeure,
  622. S' alons chanter.
  623. PREMIéRE NONNE.     Ma dame, je vois sanz tarder.
    ( Se tournant vers le lit de la seconde nonne )
  624. Or sus, ma suer, sus sanz respit.
  625. Egar ! pas n' est dedanz son lit.
  626. Ou peut elle estre ?
  627. L' ABBESSE.     Je ne say, par le roy celestre,
  628. S' elle n' est en l' eglise alée.
  629. Alons y voir sanz demourée
  630. S' elle y seroit.
  631. PREMIéRE NONNE.     Dame, alons : de par Dieu ce soit ;
  632. Il me plaist bien.
    ( Elles entrent dans la chapelle )
  633. L' ABBESSE.     Prieure, icy ne voy je rien.
  634. Je croy que ceens ne soit pas.
  635. Gardons partout ysnel le pas
  636. Pour l' amour Dieu.
    ( Après avoir cherché dans tous les coins )
  637. PREMIéRE NONNE.     J' ay gardé partout, mais en lieu
  638. De ceens ne la puis trouver.
  639. Je n' en say mais ou recouvrer
  640. Nouvelle vraie.
  641. L' ABBESSE.     Lasse ! le cuer pour li m' esmaie.
  642. Aucuns hons si l' a deceue
  643. Pour ce qu' il l' a belle veue,
  644. Et ainsi l' en maine a diffame.
  645. Lasse ! et c' estoit si sainte femme !
  646. Com grant damage !
  647. PREMIéRE NONNE.     Voirement, plus a saint courage
  648. Une personne, et plus temptée
  649. Est du Sathan, afin qu' ostée
  650. Soit de sa bonne voulenté.
  651. Quel part qu' el voit, par sa bonté
  652. Dieu la deffende.
  653. L' ABBESSE.     Amen, m' amie, et la nous rende
  654. Briément la doulce mére Dieu,
  655. Qui mener la vueille en tel lieu
  656. Que mal ne face.
  657. PREMIéRE NONNE.     Dame, sanz plus terme n' espace,
  658. Je lo qu' en vostre chambre entrons,
  659. Et illecques regarderons
  660. Qu' en pourrons faire.
  661. L' ABBESSE.     Vous dites bien ; c' est bon a faire.
  662. Prieure, alons.
    ( Elles entrent dans la chambre de l'abbesse )

    QUATORZIEME TABLEAU
    ( Les années ont passé. Au manoir du chevalier )
  663. LE CHEVALIER.     Doulce amie, espousé avons
  664. Et esté si lonc temps ensemble
  665. Que deux enfans, si com me semble,
  666. Avez de moy qui sont ja grans.
  667. Nonpourquant sui bien recordans,
  668. Je ne say se vous le savez,
  669. Qu' encore demouré n' avez
  670. Qu' en un de mes petiz hostieulx ;
  671. Mais je vous vueil mener ou mieulx
  672. Que vous n' avez eu arez,
  673. Et plus honnourée y serez
  674. Cent mile temps.
  675. DEUXIESME NONNE.     Mon treschier seigneur, je m' assens
  676. A tout ce qui vous plaist a faire.
  677. Se Dieu plaist, je ne quier meffaire
  678. Vers vous en rien.
  679. LE CHEVALIER.     Dame, de ce vous croy je bien ;
  680. Et je vous seray vraiz amis,
  681. Si com je le vous ay promis,
  682. Jusqu' en la fin.
  683. LA DAMOISELLE.     Amer devez bien de cuer fin,
  684. Ma dame, certes, mon seigneur.
  685. Car il vous a fait la grengneur
  686. Dame qui soit ici entour.
  687. Jamais ne devez a nul tour
  688. A sa voulenté contredire,
  689. N' a chose qui lui plaise a dire
  690. Mettre encombrier.
  691. DEUXIESME NONNE.     Damoiselle, ne je ne quier,
  692. Par saint Martin.
  693. LE CHEVALIER.     Va t' en devant nous, Perrotin,
  694. D' aprester l' ostel entremettre
  695. Et de faire les tables mettre
  696. Pour le diner.
  697. L' ESCUIER.     Mon seigneur, je ne quier finer
  698. S' aray fait, je vous convenant,
  699. Vostre vouloir : je vois devant
  700. Tout aprester.
    ( L'écuyer se dirige vers une autre demeure, plus grande, du chevalier )
  701. LE CHEVALIER.     Dame, alons men sanz arrester
  702. Par ci aval.
  703. DEUXIESME NONNE.     Alons, que Dieu vous gart de mal,
  704. Mon chier seigneur.
  705. LA DAMOISELLE.     Dieu vous ottroit paix et honneur
  706. Ensemble et longue et bonne vie,
  707. Et deffende de male envie
  708. Par sa doulceur.
    ( Les trois personnages partent pour le nouveau manoir )

    QUINZIEME TABLEAU
    ( Arrivés au manoir )
  709. LE CHEVALIER.     M' amie, vezci la meilleur
  710. Maison que j' aie, sanz mentir.
  711. Entrez ens ; bien puissez venir :
  712. Que Dieu le vueille !
  713. DEUXIESME NONNE.     Sire, Dieux a honneur recueille
  714. Es cieulx vostre ame !
    ( Ils entrent dans la demeure )
  715. L' ESCUIER.     Or tost a table alez, ma dame,
  716. Et vous, mon seigneur : temps en est.
  717. Je vous serviray ; tout est prest,
  718. Moult grant piéce a.
  719. LE CHEVALIER.     Dame, vous serrez par dela
  720. Et j' emprès vous.
  721. DEUXIESME NONNE.     Voulentiers, mon chier seigneur doulz,
  722. Quant vous aggrée.
    ( La dame et le chevalier prennent place à table ; la demoiselle se joint à l'écuyer pour servir )
  723. LA DAMOISELLE.     Et vez me ci toute aprestée
  724. D' aidier a faire le service,
  725. Car de ce ne suis je pas nice
  726. Ny esgarée.
  727. LE CHEVALIER.     Or tost, met cy sanz demourée,
  728. Perrotin, se menger devons,
  729. De telz biens con ceens avons :
  730. Delivre toy.
  731. L' ESCUIER.     Voulentiers, mon seigneur, par foy.
    ( Il apporte un plat )
  732. Tenez, chier sire.
    ( Des jongleurs apparaissent à la porte )
  733. LE CHEVALIER.     Or me vas a ces jeugleurs dire
  734. Qu' ilz viengnent ci sanz demourée.
  735. Je vueil que soiez honnorée,
  736. Dame, seyens.
  737. L' ESCUIER.     Je vois. ( Allant vers les jongleurs ) Seigneurs, venez leyens
  738. Faire mestier.
    ( Les jongleurs entrent et se mettent à jouer.
    Quelques instants après, arrive un messager
    )
  739. LE MESSAGIER.     Diex gart de mal et d' encombrier
  740. Ma dame et mon seigneur aussi
  741. Et toute la gent autressy
  742. Que ceens voy.
  743. LE CHEVALIER.     Messagier, bien veigniez par foy.
  744. Quelles nouvelles ?
  745. MESSAGIER.     Sire, ilz ne sont mie trop belles.
  746. Le conte de qui vous tenez
  747. Vous mande ainsi qu' a li venez
  748. Sus quanque vous pouez meffaire,
  749. Car il a moult de vous affaire.
  750. Plus ci endroit ne vous tenez,
  751. Mais faites, si vous en venez,
  752. Sire, a lui tost sanz demourée ;
  753. Car le prince de la Mourée,
  754. Sire, l' est venu assaillir,
  755. Et il se doubte de faillir
  756. A soy contre lui revengier
  757. Il voit ja les bestes mengier
  758. A ses gens, s' en a grant deffault ;
  759. Avec ce touz les jours assault
  760. A grans et a petiz moult fort,
  761. Si que s' il n' a briément confort
  762. De vous et de ses autres gens,
  763. Et que chascun soit diligens
  764. A son pouoir de li aidier,
  765. Je doubt bien, sire, que vuidier
  766. Sa terre ne li esconviengne,
  767. Et que le prince ne la tiengne
  768. Conme seue acquise en sa main ;
  769. Si que, pour Dieu, et soir et main
  770. Vueillez penser de chevauchier
  771. Tant qu' a li soiez, sire chier.
  772. Autre chose ne vous diray
  773. Fors qu' a Dieu vous conmanderay.
  774. Tout ce pais m' en vois cerchier
  775. Et a touz ses hommes chargier
  776. Autel conme je vous ay dit,
  777. Et qu' il n' y facent contredit.
  778. Pour Dieu, mettez vous tost a voie
  779. Vezci lettres qu' il vous envoie ;
  780. Lisez les, sire.
  781. LE CHEVALIER.     Maintenant les me verras lire.
    ( Il lit la lettre )
  782. Je voi assez son mandement.
  783. Dame, sanz plus delaiement
  784. Faire, au conte m' en fault aler
  785. Mon seigneur ; sanz plus demourer.
  786. A Dieu vous di.
  787. DEUXIESME NONNE.     Mon seigneur, alez a celi
  788. Dieu qui vous fist, qui vous conduie
  789. Et qui briément vous raconduie
  790. Sain et haittié.
  791. LA DAMOISELLE.     Dieu vous vueille par sa pitié,
  792. Mon seigneur, en tel lieu mener
  793. Que riens ne vous puisse grever,
  794. Mais par tout la ou vous irez
  795. Soiez des dames honnourez.
  796. Je pri Dieu qu' il li en souviengne
  797. Et qu' en santé il vous maintiengne
  798. Par son plaisir.
    ( Départ du chevalier pour la guerre )

    SEIZIEME TABLEAU
    ( Dix ans après, le chevalier revient de guerre, avec son écuyer )
  799. LE CHEVALIER.     Dame, Diex yst, si grant desir
  800. N' oi, je croy, passé a dis ans,
  801. Com de vous estre cy veans,
  802. M' amie chiére.
  803. DEUXIESME NONNE.     Et j' ay vostre venue chiére
  804. Sur toute riens, mon seigneur doulx.
  805. Pour Dieu, conment le faites vous ?
  806. Que bien veigniez !
  807. LE CHEVALIER.     Dame, je suis sains et haitiez.
  808. Et conment le font noz enfans ?
  809. J' ay esté lonc temps desirans
  810. D' estre avec eulz.
  811. DEUXIESME NONNE.     Bien, sire ;
    ( Se tournant vers ses enfants ) enfans, alez touz deux
  812. A genouz devant vostre pére ;
  813. Saluez le de haulte chiére ;
  814. Delivrez vous.
  815. LES ENFANS.     Mon frére, or sus, delivrons nous
  816. De no pére aler saluer :
  817. Ce ne nous doit en riens grever,
  818. Je sçay bien qu' aussi lui plaira.
  819. Mon seigneur, vous soiez deça
  820. Le bien venuz.
  821. LE CHEVALIER.     C' est assez, mes enfans, or suz.
    ( S'adressant à sa femme )
  822. Dame, de chevauchier me dueil
  823. Trop malement ; sachiez je vueil
  824. Aler couchier.
    ( Il se retire dans sa chambre )
  825. DEUXIESME NONNE.     De par Dieu soit, mon seigneur chier
  826. Le lit est tout prest, Dieu mercy.
    ( Se tournant vers l'écuyer )
  827. Escuier, sanz plus estre cy,
  828. Prenez en l' estable un cheval
  829. Et s' alez au giste a Loncval :
  830. Vous avez assez heure et temps ;
  831. Et demain reçoif le chier cens
  832. C' on nous y doit.
  833. L' ESCUIER.     Ma dame, g' y vois bon esploit,
  834. Quant le voulez.
    ( Il part à Longval )
  835. DEUXIESME NONNE.     Damoiselle, et vous en alez
  836. Sanz noise, et je couchier m' en vois
  837. Delez mon seigneur ; il est droiz.
    ( Elle entre dans la chambre et s'allonge à côté du chevalier )
  838. Qu' est ce la, mon seigneur ? veilliez ?
  839. Il pert bien qu' il est traveilliez
  840. Quant ja se dort.
    ( Elle s'endort )

    DIX-SEPTIEME TABLEAU
    ( Au ciel )
  841. NOSTRE DAME.     Venez avec moy par deport,
  842. My ange, car je vueil aler
  843. Une moie amie appeller
  844. De l' estat de pechié a grace.
  845. Trop s' i est enlacie et lace.
  846. Alons briefment.
  847. GABRIEL.     A vostre doulx conmandement,
  848. Dame des cieulx, obeirons,
  849. Et devant vous chantant yrons :
  850. C' est bien droiture.
  851. MICHIEL.     Mouvons devant bonne aleure,
  852. Gabriel amis, et chantons
  853. Ce rondel cy que nous savons
  854. Bien sanz discorde.
    ( Ils arrivent, en chantant, à la chambre conjugale )
  855. RONDEL.     Royne de misericorde,
  856. Quant vostre grace a touz offrez,
  857. Homs qui vostre doulceur recorde,
  858. Royne de misericorde,
  859. Sent qu' a Dieu par vous se racorde
  860. Et que nul perir ne souffrez,
  861. Royne de misericorde,
  862. Quant vostre grace a touz offrez.
    ( Ils arrivent dans la chambre et la Vierge interpelle la femme endormie )
  863. NOSTRE DAME.     Or sus, or sus, de pechiez orde,
  864. Or sus, or sus ysnellement :
  865. Trop as mespris vilainement,
  866. Qui si longuement m' as laissié
  867. Pour un homme a qui adrecié
  868. As t' amour et ton cuer du tout,
  869. Qui te sera de trop chier coust
  870. Se bien tost tu ne t' i prens garde.
  871. Or sus, fole, plus ne te tarde,
  872. Mes saluz tantost me rapportes,
  873. Ou du ciel te clorray les portes.
  874. L' anemi t' a bien deceu,
  875. Quant en pechié as tant geu.
  876. Vien, si me sers con tu seulz faire,
  877. Ou trop mal ira ton affaire,
  878. Je te promet, en brief tempoire.
    ( Se tournant vers ses compagnons )
  879. Ralons nous ent, my ange, en gloire,
  880. Car je le vueil.
  881. GABRIEL.     Dame, vostre conmant recueil
  882. A faire en gré. Michiel amis,
  883. Puis qu' a voye nous sommes mis,
  884. Chantons, c' est droiz.
  885. MICHIEL.     Je m' y accors en touz endroiz.
  886. Vueillons nostre rondel pardire,
  887. Gabriel, en alant sanz ire.
  888. Faisons que l' un a l' autre accorde.
    ( Ils remontent au ciel, en chantant )
  889. RONDEL.     Sent qu' a Dieu par vous se racorde
  890. Et que nul perir ne souffrez,
  891. Royne de misericorde,
  892. Quant vostre grace a touz offrez.
    ( La dame se réveille brusquement )
  893. DEUXIESME NONNE.     Lasse ! bien doit estre effraez
  894. Mon las de cuer, quant j' ay meffait
  895. Contre Dieu si vilain meffait
  896. Que de s' amour m' ame descorde.
  897. E ! dame de misericorde,
  898. A la mort d' enfer vois le cours
  899. Se ne me prenez en secours,
  900. Vierge Marie.
  901. LE CHEVALIER.     Qu' est ce la, ma tresdoulce amie ?
  902. Qu' avez vous qui cy lamentez
  903. Et qui si fort vous dementez
  904. A vous meismes ?
  905. DEUXIESME NONNE.     Ha ! sire, le doulx roy haultismes
  906. Me het, et il a bien raison,
  907. Car male et mortel traison
  908. Ly ay fait pour la vostre amour.
  909. S' en cest estat fas plus demour,
  910. Je suis perdue.
  911. LE CHEVALIER.     Egar ! conme estes esperdue,
  912. Belle dame ! ou mains dites moy
  913. Que vous avez, je vous em proy.
  914. Il a bien trente ans, ce me semble,
  915. Que nous assemblames ensemble ;
  916. Onques mais je ne vous vi mettre
  917. En tel meschief con vous voi estre,
  918. N' en tel tristesce.
  919. DEUXIESME NONNE.     Vous souvient il de la promesse
  920. Que vous fis pieça, sire doulx,
  921. Quant premier deu venir a vous ?
  922. Dites moy voir.
  923. LE CHEVALIER.     Oil, dame, par estouvoir,
  924. Et que je musay par deux nuiz
  925. Pour vous : ce me fu grant ennuiz
  926. Certainement.
  927. DEUXIESME NONNE.     Dès lors ouvray je folement,
  928. Mon seigneur, certes, ne doubtez ;
  929. Vezci pour quoy. Or m' escoutez.
  930. Ces deux nuiz, con je vous avoie
  931. Convenant, je me mis a voie
  932. De venir a vous, biau doulx sire,
  933. Mais la mére Dieu contredire
  934. Me vint ces deux jours le passage
  935. Pour ce que j' avoie en usage
  936. De lui saluer humblement,
  937. Et l' avoie fait longuement.
  938. Dont quant je cuiday la chappelle
  939. Passer, l' ymage a la pucelle
  940. Trouvay de l' autel descendue
  941. Et encontre l' uis estendue ;
  942. Lors contre lui me courrouçay,
  943. Qu' a la tierce nuit ne daignay
  944. Au passer saluer la dame ;
  945. Et nonpourquant pour sauver m' ame
  946. Se part de cy, se m' a semblé ;
  947. A cuer de courrouz enflambé
  948. M' a dit que se tost sanz demour
  949. Ne laisse la mondaine amour
  950. Et que d' elle servir me paine,
  951. Jugie sui a le grief paine
  952. D' enfer sanz fin.
  953. LE CHEVALIER.     Elle vous aime de cuer fin,
  954. Dame, a ce que je puis veoir.
  955. Par amour or me dites voir
  956. Que vouldrez faire.
  957. DEUXIESME NONNE.     Mon treschier seigneur debonnaire,
  958. Par aage avons bien passé nonne :
  959. Pour Dieu, que je ressoie nonne ;
  960. Car desoresmais vueil beter
  961. Mon corps par penance et mater
  962. Si que, se Dieu plaist, j' aquerray
  963. L' amour de Dieu que perdu ay
  964. Par ma folie.
  965. LE CHEVALIER.     Dame, grant dueil en moy s' alie
  966. Quant ainsi laissier me voulez ;
  967. Et nonpourquant vous le ferez,
  968. Car a l' abbesse vous menray,
  969. Qui est m' antain, et vous feray
  970. Vostre paiz, ne vous doubtez mie.
  971. Mais je vous dy bien, doulce amie,
  972. Pour ce que pour m' amour yssistes
  973. De cloistre et avec moy venistes,
  974. Cloistrier pour vostre amour seray
  975. Si tost qu' apaisié vous aray :
  976. Telle est m' entente.
  977. DEUXIESME NONNE.     Sanz plus faire cy longue attente,
  978. Sire, pour Dieu, alons bonne erre
  979. A l' abbesse mercy requerre.
    ( Elle montre leurs enfants endormis )
  980. A ces enfans bien revenrez
  981. Et, s' il vous plaist, vous leur ferez
  982. Bien, conme aux vostres.
  983. LE CHEVALIER.     Dame, je sçay bien qu' ilz sont nostres.
  984. En la garde Dieu les lairay,
  985. Car ja mais ne retourneray
  986. Cy endroit pour biens que g' y aie.
  987. La paour de Dieu trop m' esmaie,
  988. Que griefment m' ame ne pugnisse
  989. Pour les pechiez qu' ay faiz con nice.
  990. Alons men tost, mouvez devant.
    ( Se tournant vers ses enfants endormis )
  991. Mi enfant, a Dieu vous conmant
  992. Qui vous soit pére.
    ( Ils partent pour l'abbaye. Les enfants se réveillent et cherchent leurs parents )
  993. PREMIER FIL.     Venez ça, ma dame ma mére.
  994. Ma dame ! Egar ! respondez moy.
  995. Ou est elle ? pas ne la voy,
  996. Ne mon pére. Ou sont il alé ?
  997. Je croy qu' ilz nous ont cy laissé.
  998. Je me vueil lever ; si saray
  999. Se ceens trouver les pourray.
  1000. Egar ! Je ne les treuve mie.
  1001. Haro ! doulce vierge Marie,
  1002. Ou est ma mére ?
  1003. DEUXIESME FIL.     Qu' as tu, mon frére ? Est ce mon pére
  1004. Qui t' a batu ?
  1005. PREMIER FIL.     Nanil, mais nous avons perdu
  1006. Ma mére ; je le te promet :
  1007. Je ne puis savoir ou elle est,
  1008. Ne mon pére ceens n' est pas.
  1009. Halas ! ma dame, halas ! halas !
  1010. Que ferons nous ?
  1011. DEUXIESME FIL.     Halas ! ma dame, ou estes vous ?
  1012. Ma dame, venez a nous ça.
  1013. Egar ! elle n' est mie la.
  1014. Halas ! ma dame !
  1015. PREMIER FIL.     Or te tais, mon frére, et par m' ame
  1016. Je te doinray ja une noiz.
  1017. Las ! encore po me congnoiz
  1018. Pour nous deux savoir gouverner,
  1019. Ne conment me doy demener,
  1020. N' en quel affaire.
    ( L'écuyer arrive au manoir )
  1021. L' ESCUIER.     Enfans, qu' avez a ainsi braire
  1022. Entre vous deux ?
  1023. PREMIER FIL.     Escuier, nous sommes touz seulz
  1024. Laissié ceens conme esperdu,
  1025. Car pére et mére avons perdu,
  1026. Si com me semble.
  1027. L' ESCUIER.     Je vous menray touz deux ensemble
  1028. Chiez vostre oncle. Y voulez venir ?
  1029. De plourer vous faulra tenir
  1030. Se vous y maine.
  1031. DEUXIESME FIL.     Quant g' i alay, l' autre sepmaine,
  1032. Il me donnit de son blanc pain
  1033. Et des pommes dedanz mon sain,
  1034. Se m' aist Diex.
  1035. L' ESCUIER.     Tu diz voir. Or torche tes yex ;
  1036. Encore t' en donrra il ja.
  1037. Ne plourez plus vous deux, or ça ;
  1038. Avecques moy vous en venez.
  1039. Espoir que vous y trouverez
  1040. Vostre mére qui s' y dejeune,
  1041. Qui alée y est pour aucune
  1042. Besongne faire.
    ( L'écuyer s'éloigne, emmenant les enfants )

    DIX-HUITIEME TABLEAU
    ( Dans la chapelle du couvent )
  1043. LE CHEVALIER.     Belle seur, bien va nostre affaire.
  1044. Se Dieu plaist, je voy la l' abbesse
  1045. Et avec lui la prieuresse :
  1046. Alons a genouz devant lui.
    ( Ils avancent et s'agenouillent devant l'abbesse )
  1047. Chiére dame, je sui celui
  1048. Qui requier estre a merci pris
  1049. De ce que j' ay vers vous mespris.
  1050. Car de ceens fortrais la nonne
  1051. Que vous teniez a tant bonne,
  1052. Et li ay fait rompre son veu.
  1053. D' estre nommé vostre nepveu
  1054. Ne sui mais digne, bien le say,
  1055. Pour le grant pechié que fait ay ;
  1056. Nonpourquant je la vous ramaine,
  1057. Et vous requier, pour la haultaine
  1058. Amour qu' a nous monstra li roys
  1059. Des cieulx quant voult morir en croiz,
  1060. Qu' elle a mercy soit receue
  1061. Et des draps de ceens vestue
  1062. Aussi qu' autre foiz a esté ;
  1063. Et je vous jure en verité
  1064. Que se la voulez recevoir
  1065. Je devenray moine pour voir
  1066. Sanz demourée.
  1067. DEUXIESME NONNE.     Conme honteuse et esgarée,
  1068. Ma dame, merci vous requier
  1069. Et desoresmais je ne quier
  1070. A vivre que d' yaue et de pain ;
  1071. C' est droiz, car onques mais nonnain
  1072. Ne meffist tant.
    ( L'abbesse reste muette )
  1073. PREMIéRE NONNE.     Dame, soiez leur respondant
  1074. Aucune chose ; mot ne dites,
  1075. Ce meffait leur soit clamez quittes,
  1076. S' il vous agrée.
  1077. L' ABBESSE.     Il me font si estre esplourée
  1078. Que le cuer en lermes me font,
  1079. Pour la grant pitié qu' il me font,
  1080. Combien qu' a Dieu ont trop forfait.
  1081. Niez, puis que de vostre meffait
  1082. Vous repentez, et vous, m' amie,
  1083. Je ne vous refuseray mie
  1084. Pardon que vous me demandez,
  1085. Mais que voz viez amendez
  1086. Et que vous chastiez voz corps ;
  1087. Car Diex est plus misericors
  1088. Que pechier ne pouons d' assez.
  1089. Or pensez qu' en vous amassez
  1090. Planté de vertuz par bonne euvre,
  1091. Car il ne fault pas qui recuevre,
  1092. N' en doubtez, non.
  1093. LE CHEVALIER.     Ma belle ante, ce ne fait mon ;
  1094. Et pour ce que g' y puisse entendre,
  1095. Je me vois moine cloistrier rendre.
  1096. A Dieu vous dy.
    ( Il se retire )
  1097. PREMIéRE NONNE.     Dame, certainement vezci
  1098. Euvre de Dieu. Il y pert bien,
  1099. Quant tout son avoir terrien
  1100. Veult delaissier ce chevalier
  1101. Pour devenir moine cloistrier
  1102. Et pour bien faire.
  1103. L' ABBESSE.     C' est voirs, m' amie debonnaire,
  1104. Car il a esté trop mondains ;
  1105. Et si ne prise je pas mains
  1106. De notre suer la repentance,
  1107. Si que pour loer la puissance
  1108. De Dieu de cy nous en irons
  1109. Ou de nouvel la vestirons
  1110. De nostre habit, c' est bien droiture ;
  1111. Et en alant mettrons no cure
  1112. De bien chanter pour ces vertuz :
  1113. Veni, creator spiritus.
    ( Les trois religieuses quittent la chapelle en chantant )
  1114. Explicit.