- Cy conmence un miracle de Nostre Dame de saint
Jehan le Paulu, hermite, qui par temptacion
d' ennemi occist la fille d' un roy et la jetta en un
puiz, et depuis par sa penance la resuscita
Nostre Dame.
ACTE I.
Scène 1. L’ermitage de Jean dans une forêt.
JEHAN. ( Priant ) Biau sire Dieu, pére poissant,
- Vueilliez en moy estre acroissant
- Vertuz et euvres de merite,
- Par quoy de pechié m' ame acquitte,
- Si que quant elle partira
- Du corps et a vous s' en ira,
- Que pure et nette la vous rende.
- Il est meshuy temps que je tende
- A aler oir le sermon
- Que doit faire maistre Simon,
- Soubtilz, si com l' en ma [ l. m' a ] conté.
( Il se rend sur le lieu de la prédication)
Scène 2. Une église.
( On voit un prêcheur monté en chaire, entouré d’une assemblée de fidèles )
- JEHAN. ( Arrivant ) Bien a point vien ; il est monté.
- Je vueil ici prendre ma place
- Avant que sa priére face
- Ne qu' il conmence.
- LE PRESCHEUR. Or paiz et faites touz scillence.
Ecce quam pulcra es, amica mea ; ecce tu pulcra ;
occuli tui columbarum. En la loenge de la vierge benoite
se peine toute sainte escripture et estent tant
comme elle peut, maintenant par diz de prophètes,
maintenant par tesmoingnages d' evangelistes et maintenant
par chançons de jouvencelles ; mais aussi conme
se tout ce ne souffise, souvent l' amoureux Jhesu son
espoux et qui est son filz est ramené a la loenge de ceste
espouse, et mesmement es paroles proposées, qui veulent
ainsi dire en françois : Vezci que tu es belle, m' amie,
vezci que tu es belle : tu as yex conme de coulon. Esquelles
paroles il la loe en trois maniéres : et premiérement
de nom, quant il la nomme amie ; secondement
de biauté, quant il dit : Tu es belle, et tiercement de
semblance, quant il la compare a coulombe. Ce sont
trois choses dont la vierge benoite pour qui honneur et
reverence nous sommes ci assemblez est loée de son
espoux le benoit Jhesu, c' est assavoir qu' elle est amie,
qu' elle est belle, qu' elle est coulombe. Donques est bien
celle dame beneurée qui de Dieu est ainsi appellée. Elle
est appellée amie pour signiffier et noter la singularité
de s' amour. Vous devez savoir que toutes les saintes
ames sont amées de Dieu, mais ceste est s' amie singuliére,
car ceste ci il ama singuliérement, sa pensée, sa
char et son nom ; sa pensée treblement il ama, car de
touz vices la purgea et saintiffia, dont David dit : Le
treshault, c' est Dieu, a saintiffié son tabernacle, c' est la
vierge benoite ; après de grace la raempli et adorna, Ecclesiastici
XXXVIo : Remplis Syon de biens sanz nombre,
ce fu de vertuz et de graces ; et après a lui Diex la joint
et aglutina, et ce il est dit des anciens péres Deuteronomio
IIIIo : En patribus tuis aglutinatus est Dominus
et amavit eos : que Dieu s' est a eulx adjoint et aglutiné
et les a amez, combien plus s' est il adjoint a ceste
vierge en laquelle il prist nostre humanité, qui souverainement
a Dieu s' aherdi ne oncques ne s' en departi.
Et a ces trois choses, c' est assavoir que Diex la pensée
de la vierge purgea et saintiffia, de graces raempli et
aourna, et qu' a li se joint et aglutina peuent estre ramenées
trois paroles que dit Gabriel quant il la salua ;
la ou il dit Ave peut estre ramené a ce qu' elle fu de
tout vice purgée, la ou il dit gracia plena a ce qu' elle
fu de grace raemplie et adournée, la ou il dit Dominus
tecum qu' elle fut a Dieu jointe et assemblée. Et ainsi
il ama sa pensée. Après il ama sa char treblement, car
il la fist plantureuse et la fecunda, c' est que fruit elle
porta, d' estre violée la garda, et en la fin la glorifia. Il la
fist plantureuse et la feconda, et ce disoit Ysayes par
desir : Aperiatur terra, etc. : soit ouverte la terre a ce
qu' elle germe le sauveur ; par la terre je entens la char
de la glorieuse vierge de laquelle nasqui le sauveur du
monde. Après ceste char de estre violée il garda, car elle
conçupt vierge, elle enfanta vierge et après l' enfanter
elle demoura vierge. Et en la parfin si la glorifia que
onques a corrupcion n' ala, mais sur toutes choses la
beney et saintiffia. Et en signe de ce dit saint Jehan en
l' Apocalipse qu' il vit une dame affublée du soleil, qui
avoit une couronne de douze estoilles en son chief et
la lune soubz ses piez. De laquelle figure exposer je me
passe pour cause de brieté, mais je dy aussi que son
nom il ama, car il le voult de toute corrupcion de diffame
garder, et pour ce, entre les raisons pour quoy la
vierge fu mariée et espousée, une si est pour ce que nul
n' eust cause de la diffamer du diffame de adultére, dont
saint Ambroise dit en la glose sur saint Luc, qui savoit
que la renommée de chaasté perdue cuert ligiérement
et lubre, que Dieux ama miex que on doubtast de sa
naiscence que de la chaasté et purté de sa mére, ne il
ne voult onques qu' en sa mére peust estre trouvée injure
ne blasme pour cause de sa naiscence. Oultre il a
volu son nom en la loenge du peuple eslargir et dilater,
dont la vierge dit en sa cantique : Vezci que toutes
generacions m' appelleront beneurée. Mais oultre je dy
que ce nom en la vertu de miracles il a volu essaucier.
Pour quoy ? pour ce que d' elle peut estre dit : Nardus
mea dedit odorem suum : ma narde a donné s' oudeur.
La narde de Marie, c' est l' umilité de Marie. La narde
est une petite herbe et basse et de chaude nature, et de
quoy on fait precieux ongnemens, et en ce j' entens la
subjeccion et l' affeccion et la devocion de Marie, et ces
trois choses jointes ensemble merveilleusement donnérent
grant odeur et flairérent bon devant Dieu. Pour
ce est il dit qu' elle a donné son odeur, voire si grant
qu' elle n' est pas espandue ou monde seulement, mais
ou ciel. Et par ceste odeur fu appaisié et reconsilié
l' umain lignage a Dieu ; et pour si grant odeur qu' elle a
donné elle est ou plus seur lieu de paradis par sa
tresferme foy ; elle est ou plus hault par sa tresgrant
humilité ; elle est ou plus pur par sa tresgrant chasté et
par sa nette virginité ; elle est ou plus glorieux par sa
vraie amour et par l' excellence de sa grant charité ;
du quel lieu, par les merites de ceste vierge, Dieu nous
face touz parçonniers et citoiens, si qu' en ame et en
corps nous y aions sanz fin demour.
- JEHAN. Benoite soit l' eure et le jour
- Que de femme nasqui tel homme :
- S' il estoit cardinal de Romme,
- Si a il haultement preeschié.
- Certes pour mains estre empeschié
- De toutes les choses mondaines
- Et de cogitacions vaines
- Qui sont de l' ame en grant dommage
- M' en revoys en mon hermitage,
- Et la Dieu vous de cuer servir
- Pour vostre grace desservir
- Et pour vostre voulenté faire ;
- A ma char vestiray la haire
- Aspre et poingnant dès ores mais,
- Ne ne viveray d' autres mais
- Que de pain d' orge et de racines ;
- Et dès mie nuit mes matines
- Est m' entencion que je die,
- Se ne m' occupe maladie
- Telle que je lever ne puisse.
- Ha ! vray Dieu, donnez moy que truisse
- Envers vous grace.
( Il retourne dans son ermitage )
Scène 3. L’Enfer.
- L' ENNEMI. Haro ! ne sçay conment je brasse
- Que cel hermite la deçoive
- Si que de moy ne s' aperçoive.
- En li n' a orgueil ne bouffoys :
- Je l' ay tempté par maintes foys
- De largement mengier et boire,
- De luxure et de vaine gloire ;
- Mais plus li fais temptacion,
- Plus se met en devocion ;
- Ainsi ne le puis attrapper
- Ny en fait de pechié happer,
- Mais pour ce ne le lairay pas,
- Ains m' en iray vers li le pas
- En fourme d' omme li requerre
- Que pour l' amour de Dieu acquerre
- A li servir me vieng offrir
- Et qu' il lui plaise moy souffrir
- Son vallet estre.
( L’Ennemi, ayant pris l’apparence d’un jeune aristocrate,
se rend auprès de Jean )
Scène 4. L’ermitage de Jean.
- JEHAN. ( Seul, priant ) Dame des cieulx, de qui voult naistre
- Jhesus, qui mourir a vilté
- Voult par excellent charité
- Pour nous la gloire des cieulx rendre,
- Dame, je vous pri que descendre
- Vostre grace faciez en my,
- Que des agaiz a l' ennemy
- Et des assaulx que tempre et tart
- Me fait souvent, vierge, me gart,
- Que n' y enchiée.
( Entre l’Ennemi sous l’apparence d’un jeune aristocrate )
- L' ENNEMI. Sire, s' il vous plaist ma pensée
- Et ma voulenté escouter,
- Je la vous diray sanz doubter
- Benignement.
- JEHAN. Amis, dites hardiement
- Ce qu' a dire avez empensé ;
- Ja de moy n' en serez tensé.
- Que voulez dire ?
- L' ENNEMI. De demourer ay grant fain, sire,
- Avec vous, se c' estoit voz grez.
- Mais que vous n' en fussiez grevez,
- Par si que vous et Dieu servisse
- Sanz nul loyer que j' en queisse
- Mais que ma vie.
- JEHAN. Amis, se vous aviez envie
- De servir a Dieu et a moy,
- Ne doubtez point en bonne foy
- Que bien ne vous guerredonnasse,
- Mais qu' en vous loyauté trouvasse,
- Paix et amour.
- L' ENNEMI. Sire, s' avec vous fas demour,
- Je feray ce que me direz,
- Si que je croy que vous serez
- Content de moy et m' arez chier.
- Nullui n' ay apris a trichier,
- Je vous promet.
- JEHAN. Vien avant ; avec moy te met.
- J' ay fiance que tu bon soies ;
- Et par foy se tu ne l' estoyes
- Ce seroit a toy grant hontage.
- Tu as biau corps et doulx visage
- Et de bon lieu me sembles estre.
- Or me contes de ton ancestre
- Et ou fuz nez.
- L' ENNEMI. Sire, pour verité tenez,
- Combien que ci me soie traiz,
- Que je sui de bon lieu estraiz ;
- Et a tant vous souffise, sire,
- Que je ne vous en puis plus dire
- Ne ne diray.
- JEHAN. Donques, amis, je m' en tairay,
- Mais que sanz plus sache ton nom :
- Je croy n' es murtrier ne larron
- Pour le celer.
- L' ENNEMI. C' est voirs ; on me seult appeller
- Huet, et a ce nom respons.
- N' en doubtés point, ne me respons
- Quant on m' i huche.
- JEHAN. ( Lui tendant une cruche ) Huet, tien, pren me ceste cruche
- Et si nous vaz de l' iaue querre
- A la fontaine. Or fai bonne erre :
- Point n' en avons.
- L' ENNEMI. Biau pére, assez tost en arons
- A grant foison.
- JEHAN. Or vas et sanz demouroison
- Trop longue faire.
- L' ENNEMI. Ne doubtez que tost ne repaire,
- Biau pére, cy.
( Il va chercher de l’eau au puits )
Scène 5. La résidence royale.
- PREMIER CHEVALIER. ( Au roi ) Mon chier seigneur, s' il fust ainsi
- Qu' esbatre au bois vous alissiez
- Et une beste chacissiez,
- Cerf ou dain, fust ce mesprenture ?
- Nanil, mais me semble laidure
- Estre a vous qu' en ceste saison
- Vous laissiez ce que par raison
- Deussiez faire.
- DEUXIESME CHEVALIER. ( Idem ) Par la mére Dieu debonnaire,
- Ce deust mon, vous dites voir.
- Le deduit deust chier avoir,
- Et il est conme oisel en mue
- Celi qui de cy ne se mue,
- Ce m' est advis.
- LE ROY. Biaux seigneurs, se voir vous devis,
- Puis que la royne prist mort,
- Ne m' a chalu de mon deport,
- Ne de nul esbat, ce sachiez,
- Combien que soie roys et chiez
- De ce pais.
- PREMIER CHEVALIER. De ce sommes nous esbahiz
- Que vous estes si longuement
- Tenuz de prendre esbatement :
- S' autre cause ne vous mouvoit
- Que vostre fille qui vous voit
- Et vous li de jours et de nuiz,
- Si devriez vous touz ennuiz
- Mettre en obli et jetter puer
- Et avoir joie a vostre cuer,
- Car elle a de bons meurs granment :
- Elle est humble premiérement ;
- Elle est a touz courtoise et sage ;
- En li n' a orgueil ny oultrage,
- Et vous dy qu' encor serez,
- Sire, pour li moult honnourez :
- Car tel la vous pourra requerre
- Dont grans amis pourrez acquerre ;
- Si que, chier sire, ostez de vous
- Ces pensers et ces ennuiz tous,
- Ce vous conseil.
- DEUXIESME CHEVALIER. Chier sire, il vous dit bon conseil.
- Creez l' et nous alons esbatre
- Un jour ou deux ou trois ou quatre
- Et chacier pour nous deporter :
- Viande et vin ferons porter
- Assez au boys.
- LE ROY. Je le vueil bien, mais se g' y vois
- Je vueil qu' aussi ma fille y viengne,
- Et que compagnie nous tiengne
- Pour le deduit.
- DEUXIESME CHEVALIER. En bonne heure : aussi bien li duit
- Qu' elle voie l' esbatement.
( Le roi se retire )
- ( Aux deux sergents ) Avant, seigneurs, appertement :
- Les veneurs et les chiens de trace
- Faites aler sanz plus d' espace
- Au bois devant.
- PREMIER SERGENT. Ce seroit grant desavenant
- A nous de dire : non ferons.
- Sire, sire, mais nous yrons
- Tresvoulentiers.
- DEUXIESME SERGENT. Je ne seray mie le tiers,
- Mais le second.
- PREMIER SERGENT. Alons men par cy aval donc
- Ysnellement.
( Les deux sergents se rendent auprès des veneurs )
- DEUXIESME SERGENT.( Aux veneurs )
Nous vous faisons conmandement,
- Seigneurs, que voz roiz, voz levriers
- Voz chiens de trace et voz lemiers
- Menez au bois tost sanz laissier
- Il nous convient aler chacier :
- Le roy veult istre.
- PREMIER VENEUR. Ordener les alons au tiltre
- Tellement, et les raisieux tendre,
- Que beste n' y pourra descendre
- Qui ne soit prise.
- DEUXIESME VENEUR. La maniére en avons apprise
- De pieça. Alons les chiens querre
- Et les menons devant bonne erre
- En bon arroy.
- PREMIER VENEUR. Ce convient il, si que le roy
- Devant nous truist.
( Les veneurs sortent. Le roi revient avec sa fille )
- LE ROY. Fille, je vueil que le deduit
- Venez veoir de nostre chace,
- Alons monter sanz plus d' espace
- Trestouz ensemble.
- LA FILLE. Chier sire, puis que bon vous semble,
- Vostre conmendement feray.
- Quant vous plaist, avec vous iray,
- Mais certes je m' en deportasse
- Voulentiers, se je ne doubtasse
- Vostre courrouz.
- PREMIER CHEVALIER. De venir, dame, avecques nous
- Ne pouez vous en riens mesprendre.
- Sa, venez, montez sanz attendre.
- Dame, il le fault. Sergens, passez :
- D' aler devant nous ne cessez
- Jusqu' en la court.
- PREMIER SERGENT. Sire, je ne suy mie sourt ;
- Je le feray a lie chiére.
- ( Ecartant les passants ) Sus, de cy, traiez vous arriére
- Et loing du roy.
( Les deux sergents ouvrent la voie au roi, à sa fille et
au deux chevaliers qui se rendent dans la cour, aux écuries )
Scène 6. Un carrefour en forêt.
( Entrent les deux veneurs tenant chacun un couple de chiens en laisse )
- DEUXIESME VENEUR. Ces chiens nous fault mettre en arroy ;
- A ce vous convient regarder
- Ces deux, ( indiquant une direction ) et vous aler garder
- Ce bout la : je demourray ci
- Et garderay ces deux aussi
- En ce quarrefour de sentiers ;
- Et se je voy qu' il soit mestiers,
- En l' eure les descoupleray
- D' ensemble, et aler les lairay
- Suivre leur proie.
- PREMIER VENEUR. Il est dit : g' y vois ; or vouldroie
- Que par cy venist beste a trasse,
- Si que mes chiens aler laissasse
- Pour courre aprés.
( Le premier veneur sort. Entre le roi suivi de ses deux chevaliers
sur leur monture)
- LE ROY. Avant, seigneurs, soiez engrés
- De corner, nous sommes au bois,
- Et de huer a haulte vois
- Pour les bestes faire saillir :
- Ne devrions mie faillir
- A trouver ent.
( Le deuxième veneur va rejoindre le premier )
- DEUXIESME CHEVALIER. Corner vueil, car j' en ay talent :
- ( Sonnant du cor et criant ) Truhu ! truhu !
( Indiquant une direction ) je le voy la.
- Après le cerf, sire ! il s' en va
- Par la fuiant.
- LE ROY. Il le nous fault estre suiant.
- Avant, seigneurs !
- PREMIER CHEVALIER.Puis qu' au tiltre voy les veneurs,
- Courons après isnellement.
- Eschaper ne peut nullement
- Qu' il ne soit pris.
( Ils sortent. Entre à cheval la fille du roi, égarée )
- LA FILLE. E ! Diex, quel chemin ay je empris ?
- Il me semble que je desvoye :
- Ce n' est pas yci droite voie,
- Ains est un chemin de desroy.
- E ! lasse, j' ay perdu le roy
- Et ses gens touz ; nul n' en oy mais.
- Mére Dieu, que feray j' huy mais,
- Se je n' ay d' eulz aucun absenz ?
- Certes g' ysteray de mon senz
- Ou de morir sui en grant doubte.
- Querir m' en vois par cy leur route
- Tant que les truisse.
( Elle sort en prenant une direction opposée à
celle qu’ont suivie le roi et les siens )
Scène 7. L’ermitage de Jean, dans la forêt.
- L' ENNEMI. ( Rapportant du puits la cruche remplie )
Biau pére, de chose que puisse
- Faire n' arez vous point deffault.
- Vezci de l' iaue ; si vous fault
- Autre chose, si demandez.
- Ne fault fors que vous conmandez :
- Je le feray.
- JEHAN. Huet, biau filz, je te diray
- Puis qu' a bien faire s' acoustume
- Et de voir dire a la coustume
- Jeunes homs, c' est m' opinion
- Qu' il ne peut qu' a perfeccion
- Ne viengne et de Dieu et du monde,
- Mais qu' orgueil en son cuer n' abonde,
- Si que, biau filz, je te conseil,
- De toy du tout met hors orgueil
- Et te fonde en humilité,
- Car c' est la garde en verité
- Des autres vertuz, ce me semble,
- Et qui vertuz sanz elle assemble,
- Il fait con celui qui au vent
- Porte pouldre, je te convent.
- A present plus ne t' en diray :
- Cy te lais, et la m' en yray
- Pour Dieu prier.
( L’ermite Jean s’éloigne pour prier )
Scène 8. Un autre endroit dans la forêt.
( Entrent le roi et les deux chevaliers )
- LE ROY. Je vous demant sanz detrier,
- Seigneurs, de ma fille ou est elle.
- Est il nul de vous qui nouvelle
- En sache dire ?
- PREMIER CHEVALIER. Quant est de moy, je ne sçay, sire,
- Car je vous ay touzjours suivy,
- N' onques puis certes ne la vy
- Que nous la chace conmençasmes
- Et qu' après le cerf en alasmes
- Dedans le bois.
- DEUXIESME CHEVALIER. Non fis je moy, par sainte croiz,
- Je n' en sçay dire verité.
- J' ay touzjours avec vous esté,
- Vous le savez.
- LE ROY. Et, pour Dieu, aux tiltres alez
- Savoir s' avec les veneurs est.
- Se non, gardez par la forest,
- Vous et eulx, tant que soit trouvée.
- Je doubt que ne soit esgarée.
- Alez, je vous attenderay
- A mon hostel ; ne soupperay
- Si revenez.
- DEUXIESME CHEVALIER. A vostre vouloir en ferez.
- A eulx m' en vois par ceste sente.
- Je ne fineray, c' est m' entente,
- Tant qu' a eulx soye.
( Il sort dans une direction )
- LE ROY. Alons nous ent par ceste voie
- En mon palays.
- PREMIER CHEVALIER. Sire, alons, il est temps huy mais,
- Au mains a vous.
- LE ROY. Sachiez pour ma fille sui touz
- Pensis et melencolieux :
- S' elle est assaillie des leux,
- Elle est de sa vie en doubtance.
- C' est de quoy j' ay plus grant doubtance
- Par verité.
- PREMIER CHEVALIER. Diex la veille par sa bonté
- De mal deffendre.
( Le roi et le premier chevalier se retirent dans une direction opposée )
Scène 9. Le carrefour – relais ou lieu d’affût - dans la forêt.
( On voit le deuxième veneur en attente avec ses chiens )
- DEUXIESME CHEVALIER. ( Arrivant ) Amis Gençon, vueillez m' entendre.
- Par amour vous pri, dites moy,
- Avez vous point la fille au roy
- Cy veu estre ?
- DEUXIESME VENEUR. Nanil, mon chier seigneur et maistre,
- Huy ne la vy.
- DEUXIESME CHEVALIER. Le roy et nous touz esbahy
- Sommes quelle part est alée.
- Querir la fault sanz demourée,
- Tant qu' en puissons nouvelle avoir.
- Alons men tost nous deux savoir
- S' avec vostre compaignon est ;
- Se non il nous fault la forest
- Cerchier tant qu' aucune nouvelle
- Puissons avoir ou oir d' elle,
- Mon chier ami.
- DEUXIESME VENEUR. Je sui tout prest : alons a li.
- Mes chiens avecques moy menray :
- Je ne sçay se l' encontreray.
( Le deuxième chevalier et le deuxième veneur se rendent auprès du
premier veneur, en attente avec ses chiens, plus loin , dans le même lieu )
- ( Au chevalier ) Veez le la trop bien a point.
- ( Au premier veneur ) Grosparmy, dy nous voir : a point
- La fille au roy passé par cy ?
- Se veu l' as, si le nous dy
- Tost sanz delay.
- PREMIER VENEUR. Par ma foy, veu point ne l' ay,
- N' elle ne vint huy ceste part.
- Dites me voir, se Dieu vous gart :
- Pour quoy le dites ?
- DEUXIESME CHEVALIER. Pour ce que nous dolens et tristes
- Sommes touz et courroucez d' elle :
- N' est nulz qui en sache nouvelle ;
- Touz trois la nous convient bonne erre
- Par ceste forest aler querre
- Et par sentiers et par buissons,
- Et faire que nous la truissons
- Ains qu' il anuite.
- PREMIER VENEUR. D' aler par bois n' est mie duite,
- Si s' est ou que soit esgarée.
- Alons y tost sanz demourée.
- ( Indiquant trois directions différentes ) Je lo que vous alez par la,
- Sire, et Gençon par cy ira
- Et je ce hault, se bon vous semble,
- Et nous rencontrerons ensemble
- La endroit en ce quarrefour,
- Quant chascun ara fait son tour.
- Ay je bien dit ?
- DEUXIESME CHEVALIER. Oil, pas n' en serez desdit.
- Partons de cy, sanz plus preschier,
- Je m' en vois ce quartier cerchier
- Sanz plus ci estre.
- PREMIER VENEUR. Et j' a voie aussi me vueil mettre
- De la querir par cy endroit.
- Se la truis en aucun endroit,
- A sauveté la ramenray
- Au plus tost que j' onques pourray,
- Soit en certaine.
- LE DEUXIESME VENEUR. D' aler au lonc de ceste plaine
- Me convient aussi esprouver.
- Dieu doint que la puisse trouver
- Le premerain.
( Ils sortent dans trois directions différentes. Entre à cheval la fille du roi )
- LA FILLE.( Seule et priant ) Vierge, mére au roy souverain,
- S' il vous plaist, reconfortez moy,
- Car paour ay et grant effroy ;
- N' en puis mais, doulce mére Dieu.
- Je sui mais ne scé en quel lieu.
- Il m' est avis, plus avant vois,
- Plus truis espès et hault ce boys.
- Doulce mére Dieu, que feray ?
- Doulx Jhesus, quelle part yray ?
- Confortez moi, vierge Marie.
- Oncques mais ne fu si marrie
- Ne si esgarée de sens,
- Toute seule me voy, et sens
- La nuit qui vient et me queurt sus.
- Ha ! dame des haulx cieulx lassus,
- Qui adressez les forvoiez,
- A tele adresce m' avoiez
- Qu' eschaper puisse ceste nuit
- A sauveté, quoy qu' il m' ennuit
- Que ci demourer me conviengne.
- Pére, a Dieu ! je doubt qu' il n' aviengne
- Certes que jamais ne vous voie.
- ( Avançant dans une direction ) Aler vueil encor ceste voie,
- Si ne sçay je se je desvoy.
( Elle s’approche de l’ermitage )
Scène 10. L’ermitage de Jean.
- LA FILLE. E ! Dieux, une maison la voy,
- Et si y a clarté dedans :
- Ne peut estre qu' il n' y ait gens.
- Je vois savoir qui y peut estre.
- ( Appelant à la porte ) Pour l' amour au doulx roy celestre,
- Doulces gens, qui la dedans estes,
- Ceste courtoysie me faites
- Qu' uy mais me prestez le couvert
- Et que me soit vostre huis ouvert ;
- Car pour la paour des sauvages
- Bestes me fremist li courages
- Et tremble tout.
- L' ENNEMI. Qui est ce la que plaindre escout ?
- L' uis vueil ouvrir pour le veoir.
- ( Ouvrant la porte ) Que demandez vous ? dites voir.
- Venez vous pour bien ou pour mal ?
- Qui estes vous sur ce cheval,
- Ou homme ou dame ?
- LA FILLE. Chier ami, je sui une femme.
- Esgarée en ce bois me sui,
- Si requier le couvert maishuy
- Par charité.
- L' ENNEMI. Sachiez, m' amie, en verité,
- De ceens ne sui que vallet ;
- Mais or attendez un tantet,
- Et g' yray mon seigneur prier
- Que l' ostel vous vueille ottrier
- Sanz long demour.
- LA FILLE. Voire, amis, pour la Dieu amour,
- Sanz plus maishuit.
( L’Ennemi rentre à l’intérieur de l’ermitage )
- L' ENNEMI. Pére, mais qu' il ne vous ennuit,
- Entendez ce que je vueil dire :
- La hors est une femme, sire,
- La plus belle du monde née,
- A cheval, qui s' est esgarée,
- Si requiert pour le roy celestre
- Que maishuy puist herbergie estre
- Avecques nous.
- JEHAN. Et conment, Huet, amis doulx,
- La pourray j' hui mais herbergier ?
- Nous n' avons que pain a mengier,
- Ce ne li sera pas delit.
- Et si scez bien je n' ay qu' un lit
- Sanz couste, purement de fain,
- Ou gys quant de dormir ay fain.
- Te dy je voir ?
- L' ENNEMI. Sire, oil, mais ne peut chaloir :
- De tretout cecy vous passez.
- S' elle a le couvert, c' est assez
- A grant foison.
- JEHAN. Fai la donc entrer en maison :
- Va, il me plaist.
( L’Ennemi revient sur le seuil )
- L' ENNEMI. Dame, descendez a court plait :
- Mon seigneur a vostre personne
- Son hostel de cuer habandonne,
- Je vous dy voir.
- LA FILLE. ( Descendant de cheval ) Dieu li en vueille gré savoir !
- Et je li promet bien sanz faille
- Ceste bonté, s' il chiet a taille,
- A double rendre.
- L' ENNEMI. Ce cheval vueil en cure prendre :
- Laissiez le moy.
- LA FILLE. Si fas je, mon ami, par foy :
- Faites en a vostre plaisir.
( L’Ennemi emmène le cheval )
- D' entrer ceens ay grant desir :
- Je m' i vueil mettre.
( Elle entre dans l’ermitage )
- JEHAN. ( L’accueillant ) Dame, bien vegniez en cest estre.
- Je croy bien n' avez pas apris
- A estre en si povre pourpris
- Ne si desert.
- LA FILLE. Sire, puis que j' ay le couvert,
- Il me souffist tresgrandement ;
- Et si vous merci humblement
- Quant hostellée m' y avez.
- Je croy bien que vous ne savez
- Qui je sui, mais vous le sarez
- Quant garde ne vous en donrrez,
- Je vous promet.
- JEHAN. Mais que venu soit mon vallet,
- M' amie, nous vous aiserons
- De tout ce qu' aisier vous pourrons,
- Et je tien bien que vous serez
- Celle qui en gré prenderez
- Ce que vous pourrons pourveoir.
- Plaise vous un po ci seoir
- Tant qu' il venra.
- LA FILLE. ( S’asseyant ) Je ferai ce qu' il vous plaira
- Voulentiers, sire.
( L’ermite lui apporte de la nourriture )
Scène 11. Le carrefour dans la forêt.
( Entrent en même temps de deux endroits opposés
le premier veneur et le deuxième chevalier )
- PREMIER VENEUR. Mon seigneur, je vous puis bien dire,
- Tout le quartier qu' empris avoye
- Ay cerchié, mais ne val ne voie
- Je ne truys d' elle.
- DEUXIESME CHEVALIER. Aussi n' en puis j' oir nouvelle,
- Si l' ay j' en plus de cent arpens
- De bois quise, si com je pens,
- Mon chier ami.
( Entre Gençon, le second veneur )
- PREMIER VENEUR. Je voy Gençon qui vient ici,
- Ne scé se trouvée l' ara.
- Au mains ce qu' a fait nous dira,
- S' il lui agrée.
- DEUXIESME CHEVALIER. Gençon, dy : l' as tu point trouvée ?
- Ne nous mens pas.
- DEUXIESME VENEUR. Nanil, voir. J' ay gasté mes pas,
- Ce m' est avis.
- DEUXIESME CHEVALIER. Escoutez. Vezcy mon devis.
- Il est nuit ; vous le veez bien.
- Maishuy ne ferions nous rien.
- Devers mon seigneur en yrons
- Et la verité li dirons.
- S' il veult, nous revenrons demain
- Pour la querir dès le bien main ;
- Si vaulra miex.
- DEUXIESME VENEUR. Vous dites voir, si m' aist Diex.
- Partons de cy.
- DEUXIESME CHEVALIER. C' est du miex.
( Ils retournent auprès du roi )
Scène 12. La résidence royale.
DEUXIESME CHEVALIER. ( Au roi ) Sire, il est ainsi
- Que nous trois d' errer ne finasmes
- Par le bois depuis qu' y alasmes.
- N' avons trouvé homme ne femme ;
- N' en pouons plus faire, par m' ame,
- Qu' en avons fait.
- LE ROY. Je croy bien. Or vous pri de fait
- Que demain, dès qu' il sera jour,
- Ne vous mettez point en sejour
- Que derrechief ne l' alez querre.
- Le cuer pour lui de dueil me serre.
- Certes jamais joie n' aray
- Ne leesce, si la verray
- Avecques moy.
- PREMIER VENEUR. Mon chier seigneur, en bonne foy
- Si ferons nous.
Scène 13. L’ermitage de Jean.
- L' ENNEMI. ( Rentrant ) Or ça, je vien. Que faites vous ?
- Savoir le vueil.
- LA FILLE. ( Qui est restée assise )
Sire, de chevauchier me dueil.
- Se ne vous cuidoie empeschier,
- Voulentiers yroye couchier
- Et repos prendre.
- JEHAN. M' amie, il vous convient attendre
- Que Huet ait fait vostre lit
- Pour miex reposer par delit.
- ( À son serviteur ) Huet, vaz li tost et ysnel
- Faire li son lit bien et bel,
- Car bien le vault.
- L' ENNEMI. Il vous sera fait sanz deffault,
- Biau pére, je le vous promet.
( Préparant le lit dans une pièce voisine, à part )
- Or ça, puis que je m' entremet
- Du lit, je me vueil entremettre
- De ce viellart en pechié mettre ;
- Onques mais n' y poy advenir,
- Mais a ce cop le cuit tenir
- Et si mener que mien sera.
( Il revient dans la pièce où se trouvent la fille du roi et l’ermite )
- ( À la fille du roi ) Alez couchier quant vous plaira
- Maizhuy : c' est fait.
- JEHAN. ( Idem ) Alez, dame, puis qu' il a fait ;
- Reposez vous.
- LA FILLE. Je vous convenans, sire doulx,
- Qu' il a plus d' un an tout entier
- Que n' en oy aussi grant mestier.
- A Dieu, chier sire !
( Elle va se coucher dans la pièce voisine )
- JEHAN. Huet. L' ENNEMI.
Sire, que voulez dire ?
- JEHAN. Il ne me vient point a plaisir
- Que je voise en mon lit jesir,
- Car se j' y vois en verité
- J' ay grant doubte d' estre tempté
- Et que pechié ne me surprengne,
- Laquelle chose ja n' aviengne !
- Si me convient il repos prendre
- Et dormir sanz gaires attendre,
- Car il n' est pas, se dit on, homme
- Qui ne dort et qui ne prent somme.
- Le someil m' abat : que feray ?
- En mon lit dormir pas n' yray
- Puis qu' i a femme.
- L' ENNEMI. Est nature en vous si grant dame ?
- Haro ! bien vous en garderez.
- Mais tant vous dy je, folz serez
- Se pour doubte de tel delit
- Vous ne gisez en vostre lit,
- Puis qu' avez de repos besoing ;
- Si vous couchiez d' elle au plus loing
- Que pourrez, et clinez les yex
- Et vous endormez : c' est le miex
- Que puissez faire.
- JEHAN. C' est bien m' entente de moy taire,
- Quant la seray, mon amy chier.
- C' est nient ; aler me fault couchier :
- Sanz dormir ne puis ci plus estre.
- Je te conmans au roy celestre !
- Vaz te couchier.
- L' ENNEMI. Assez tost yray, pére chier,
- Ne vous soussiez point de moy.
( L’ermite Jean va se coucher auprès de la fille du roi )
- ( Resté seul ) Puis que son cuer en doubte voy,
- Je ne tien point qu' il soit si ferme
- Que je ne li face en brief terme
- Perdre touz les biens c' onques fist.
- Ce qu' en ay veu me souffist :
- Tempter le voys par tel desroy
- Qu' a Lucifer nostre grant roy
- Sera acquis, se je ne fail ;
- Sa sainté ne vaulra un ail,
- Se puis, bien brief.
( Il se rend près de l’ermite endormi. Au bout d’un certain temps )
- JEHAN. ( Se relevant ) De soyf sui a si grant meschief
- Que de ci me fault lever, voire,
- Pour aler un trait d' yaue boire ;
- Autrement dormir ne pourray.
- Ma cote sanz plus vestiray.
- C' est fait, g' y vois.
( Il enfile une tunique à même la peau et passe dans la pièce voisine )
- L' ENNEMI.( Le suivant ) Vous avez bien fait voz degoiz,
- Pére, ennuit de celle pucelle.
- Osté li avez la plus belle
- Chose qu' elle en son corps eust
- Et dont miex priser se deust :
- C' est pucelage.
- JEHAN. Huet, je te tien pour lunage
- De ceci dire.
- L' ENNEMI. Ne le me reniez pas, sire,
- Car je scé trop bien tout le fait ;
- Et si vous dy ce qu' avez fait
- Vous fera le corps desmembrer,
- Se le roy s' en peut remembrer,
- Ne qu' il le sache.
- JEHAN. Ne t' anuit ja s' a moy te sache,
- Huet : pour quoy ?
- L' ENNEMY. Pour ce que c' est la fille au roy,
- De qui avez le pucellage ;
- Mais combien que soie po sage,
- Se vous voulez mon conseil croire,
- Jamais il ne sera memoire
- De ce fait ci.
- JEHAN. Huet, je te requier mercy :
- Conseille moy que j' en feray.
- Je te promet j' en ouvreray
- Tout a ton vueil.
- L' ENNEMY. Et vezcy que je vous conseil :
- Tandis qu' elle en ce lit se dort,
- Alez la ferir si qu' a mort
- De touz poins le corps en mettez
- Et en ce puis la le jettez ;
- Par ce point delivre en serez,
- Que jamais parler n' en orrez
- Ne po ne grant.
- JEHAN. Huet, du faire ay cuer engrant :
- Par ton conseil en vueil ouvrer.
- Le pais en voys delivrer.
( Jean retourne dans la chambre et frappe à mort la fille
du roi dans son sommeil, puis revient auprès de l’Ennemi )
- C' est fait, mais lever ne la puis,
- Pour la apporter en ce puis,
- S' ayde n' ay.
- L' ENNEMY. A cela bien vous ayderay :
- Alons la querre.
- JEHAN. Soit, amis.
( Ils se rendent tous deux dans la chambre,
prennent le corps et sortent de la demeure )
Ho ! sanz mettre a terre
- En ce puis la jettons ensemble.
( Ils jettent le corps dans le puits )
- C' est du miex, si comme il me semble :
- Or, vaz la, vaz.
- L' ENNEMY. ( Changeant soudain de ton )
Or vous tien je pris en mes laz,
- Murtrier, mauvais, non pas hermittes,
- Mais luxurieux ypocrites :
- Joyeux m' en vois.
( L’Ennemi s’enfuit )
- JEHAN. ( Priant ) E ! dame des cieulx, en ce bois
- Cuiday faire mon sauvement,
- Mais g' y ay fait mon dampnement
- En ame et en corps pardurable,
- Se vous ne m' estes secourable,
- Vierge, par qui grace j' espoir.
- A po que ne me desespoir
- Cy endroit certes d' une corde,
- Quant de mon pechié me recorde.
- Faulx ennemy, bien m' as detrait,
- Quant a pechié m' as ainsi trait,
- Qu' en moy je ne scé conseil mettre
- Fors que de grant douleur plain estre
- Et plaindre de jours et de nuiz
- Les paines sanz fin, les annuiz
- Que j' ay par mon fait encoru,
- Se de Dieu ne sui secoru,
- Qui me prengne a misericorde.
- Mais pour ce qu' a li me racorde
- Et qu' il me soit doulx et propice,
- A toy, Vierge, en quoy onques vice
- Ne fu, mais parfaite bonté,
- Confesse mon iniquité,
- Afin que tu la me defaces
- Et qu' ami de Dieu tu me faces.
- A toy afui, a toy aqueurs ;
- Dame, ayde moy et sequeurs.
- Autre refui que toy n' ay mais :
- Des laz me deffen du mauvais
- Qui si m' a pris par traison,
- Et je vous promet ma maison
- Arderay, vierge, en son despit.
- Mettre y vois le feu sanz respit.
( Il incendie sa demeure )
- Maison, puis que vous voy ardoir,
- Ma robe aussi arderay voir :
- Jamais mon corps ne vestira
- Robe, n' en hostel ne jerra.
( Il ôte son vêtement et le brûle )
- Encore un autre veu feray,
- Doulce vierge, que je tenray
- Pour vostre amour toute ma vie,
- Pour l' anemi plus faire envie :
- Que jamais ma vie durant,
- Se je ne le vois pasturant
- Aussi conme cerf ou con pors,
- N' enterra viande en mon corps ;
- Ne jamais ne quier, c' est la somme,
- A femme parler ny a homme.
- Dès maintenant vueil conmencier
- Ce que jamais ne quier laissier,
- C' est aler men aval ce boys
- A quatre piez.
( Il avance à quatre pattes )
Sire, qui vois
- Les cuers et congnois les pensées
- Avant qu' elles soient pensées,
- Lais moy telle penance emprendre
- Qu' en la fin je te puisse rendre
- L' ame de pechié pure et monde,
( Il s’arrête devant un grand arbre au tronc creux )
- Pére, qui de nient tout le monde
- Feis, je te lo et gracy
- De ce que trouver me fais cy
- Un grant arbre dont le creux font
- Jusques en terre bien parfont.
- M' abitacion en feray
- Ne point d' autre maison n' aray ;
- Bouter m' y veul.
( Il entre dans l’arbre creux )
ACTE II.
Scène 1. La ville où réside le roi. Sept ans plus tard.
Les maisons voisines de la femme et de la sage-femme.
- LA FEMME. ( Enceinte, à son mari ) Robert, biau frére, trop me deul
- Par les costez et par les rains.
- Par amour, alez me querre, ains
- Que je face ne brait ne cry,
- La ventriére, je vous em pri ;
- Ma chamberiére demourra,
- Que je ne scé qu' il m' avenra.
- Tant sçay je bien, selon mon sens,
- Que les maux d' avoir enfans sens.
- Faites bonne erre.
- LE MARI. Volentiers. Je la vous vois querre,
- Ma suer, ne vous corrouciez pas.
( Il se rend chez la sage-femme )
- Gertrus, venez ysnel le pas
- A ma compaigne.
- LA VENTRIÉRE. Or ça, que Diex y envoit gaigne !
- Qu' est ce la, Robert ? Qu' i a il ?
- Traveille elle ? LE MARI. Gertrus, oil.
- Elle travaille fort et ferme.
- Je ne scé si venrez a terme.
- Avançons nous.
- LA VENTRIÉRE. Je sui preste, mon ami doulx.
- Alons men tost.
( La sage-femme et le mari retournent auprès de la femme )
- LA FEMME. ( À sa chambrière ) Vien avant, vien, Ysabelot.
- Diex ! Diex ! vien avant ! Ayde moy.
- Je sui d' enfanter, bien le voy,
- Ou de morir près de termine.
- Dame des cieulx, vierge royne,
- Pour moy priez.
( La femme accouche, la chambrière la délivre du nouveau-né )
- LA CHAMBERIÉRE. Ma dame, or paix ! plus ne criez,
- Diex vous a grant grace donné,
- ( Montrant le nouveau-né ) Car de vous avons un filz né,
- Bien le sachiez.
- LA FEMME. De par Dieu soit. Or me couchiez
- M' amie chiére.
- LA CHAMBERIÉRE. ( Aidant la femme à se coucher )
Voulentiers. Faites bonne chiére,
- Mon seigneur grant joie en ara
- Certes, quant cy endroit venra ;
- Je n' en doubt point.
( Entrent la sage-femme et le mari )
- LA VENTRIÉRE. Or ça, Diex y soit ! En quel point
- Est celle dame ?
- LA CHAMBERIÉRE. Aourée soit nostre dame !
- ( Montrant le nouveau-né ) Maintenant a un fil eu.
- Je meismes l' ay receu :
- Egar ! m' amie.
- LA VENTRIÉRE. Si tost ! or ne vous plangniez mie.
- ( Se tournant vers le mari ) Venez avant, venez, Robert :
- Bonne [l. Bon] ouvrier estes et appert
- Et de ligiére engendreure.
- Vezla qui n' a mais de vous cure,
- Ç' ay j' oy dire.
- LA FEMME. Ha ! pour Dieu, vous me faites rire
- Sanz fin qu' en aye.
- LA VENTRIÉRE. Robert, je croy que ja s' esmaie
- Conment avec vous passera
- La nuit qu' elle relevera
- De la jesine.
- LE MARI. C' est Ysabelot sa meschine
- Qui s' en soussie.
- LA CHAMBERIÉRE. Non fas, par la vierge Marie,
- Je ne pense point a cecy.
- J' ay bien d' autre chose souscy
- Qui plus me touche.
- LA VENTRIÉRE. Ore il fault que cest enfant couche.
- Ça, ça, je le vueil ordener
- Pour le porter crestienner.
- Robert, alez vous en bonne erre
- Entre tandis les parrains querre,
- Et quant il seront au moustier,
- Venez le nous, sire, acointier ;
- Si irons la.
- LE MARI. Je sui celui qui le fera
- De cuer, m' amie.
- LA VENTRIÉRE. Alez, et ne demourez mie :
- Ja si tost cy ne reviendrez
- Que tout apresté trouverez
- Pour aller ent.
( Le mari sort, tandis que la sage-femme donne des soins
au nouveau-né et le couche dans un berceau )
Scène 2. L’arbre creux dans la forêt.
( On voit sortir de l’arbre creux l’ermite Jean, nu et velu )
- JEHAN. ( Priant ) Tresdoulx Dieu, pére omnipotent,
- D' un povre pecheur que je sui
- La grieté, la paine et l' annuy
- Que je port, sire, regardez
- En pitié et si me gardez
- De l' annemi et de ses laz
- Qui si m' a fait pechier, elas !
- Trop vilainement me tempta,
- Quant en luxure me bouta
- Et après, dont j' ay plus grant hide,
- M' a fait cheoir en omicide.
- Mais certes, combien qu' il m' ait mors,
- Encore ne suis je pas mors,
- Si que c' est bien m' entencion
- De faire ent satisfacion
- Par penitances et priéres.
- Mettre en mon creux me vois arriéres
- Et prier Dieu que par sa grace
- Pardon de mes pechiez me face
- Par son plaisir.
( Il retourne dans l’arbre creux )
Scène 3. Le Paradis.
- DIEU. ( À Notre-Dame ) De cuer devost, d' ardant desir,
- Mére, voy le paulu Jehan
- Souffrir grant paine et grant ahan
- Pour deux pechiez qu' il a conmis,
- Esquelx embatu l' a et mis
- L' annemi par sa decepvance.
- Sept ans en a ja fait penance ;
- Si vueil que l' alez conforter
- Et d' avoir pardon enorter,
- S' il persevére.
- NOSTRE DAME. Mon Dieu, m' amour, mon filz, mon pére,
- Faire vois ce que dit m' avez.
- ( À saint Jean et aux deux archanges ) Jehan, avecques moy venez,
- Et vous, Michiel et Gabriel,
- Sus, et pensez tost et ysnel
- De cy descendre.
- SAINT JEHAN. Dame, nous ferons sanz attendre
- De cuer ce que nous conmandez.
- ( À Gabriel et à Michel ) Vous deux de cy jus descendez
- Appertement.
- GABRIEL. Jehan, nous ferons bonnement
- Vostre vouloir.
( Ils descendent du Paradis )
- MICHIEL. Jus sommes. Or nous fault savoir
- Quel part yrons.
- NOSTRE DAME. ( Indiquant l’arbre où s’est abrité l’ermite )
Mes amis, ce chemin tenrons
- Jusqu' a cel arbre ; c' est m' entente.
- Or avant vous troys ; sanz attente
- D' accort chantez.
- SAINT JEHAN. Chascun en est entalentez.
- Seigneurs, prenez avecques moy.
( Ils chantent )
- RONDEL. Folz est qui n' ayme et sert en foy
- L' ente d' umilité florie
- Qui porta le doulx fruit de vie.
- Raison y a bonne pour quoy ;
- Car se son servant justiffie,
- Folz est qui n' aime et sert en soy
- L' ente d' umilité fleurie.
- Oil, et de ce monde a soy
- Le trait a la gloire infinie :
- Donques pour avoir telle amie,
- Folz est qui n' ayme et sert en soy
- L' ente d' umilité fleurie
- Qui porta le doulx fruit de vie.
( Ils se rendent auprès de l’ermite Jean en chantant ce rondeau )
Scène 4. L’arbre creux dans la forêt.
- NOSTRE DAME. Jehan, se cy la Dieu mesnie
- Te vient par amour visiter.
- Tu ne te doiz mie doutter
- D' estre eureux.
- JEHAN. ( Sortant de l’arbre au-devant de Notre-Dame )
Sire Diex, pére glorieux,
- Sur moy vostre grace estendez
- Et du Sathan me deffendez
- Si que par sa temptacion
- N' ait sur moy dominacion,
- Car trop est plain de mauvais art.
- Se vous estes de la Dieu part,
- Bien vegniez ; se n' en estes mie,
- De Jhesus le filz de Marie
- Vous conjur que plus ne parlez
- A moy, mais tost vous en alez
- De cy endroit.
- NOSTRE DAME. Amis Jehan, tu as bon droit
- Se ton cuer de paour varie.
- N' aiez doubte : je sui Marie,
- Mére Jhesu Crist. Or me croiz
- Hardiement : fay sur toy croiz.
( Jean fait le signe de croix )
- Bien me plaist, car a ton bien tens ;
- Et pour ce te vien dire, entens :
- La penitence qu' as empris
- Pour ce que vers Dieu as mespris,
- Ne la repute pas a gréve,
- Car la fin si en sera bréve,
- Et s' ainsi persevéres, tien
- Qu' il t' en avenra si grant bien
- Que tu t' en esmerveilleras.
- Quant a ore plus n' en saras :
- Persevére ou fait ou t' es mis.
- A Dieu te dy ! Sus, mes amis,
- Ralons nous ent.
- GABRIEL. Dame, soit a vostre talent.
- ( À Michel et à saint Jean ) Tost, seigneurs, mettons nous a voie
- Et en alant, si c' on nous oie,
- Chantons ensemble.
- MICHIEL. Faire le devons, ce me semble,
- Tresvoulentiers.
- SAINT JEHAN. Conmenciez ; a faire le tiers
- De cuer m' ottroy.
( Ils chantent )
- RONDEL. Oil, et de ce monde a soy
- Le trait en la gloire infinie.
- Donques, pour avoir telle amie,
- Folz est qui n' aime et sert en foy
- L' ente d' umilité fleurie
- Qui porta le doulx fruit de vie.
( Ils remontent au Paradis avec Notre-Dame en chantant ce rondeau )
- JEHAN. ( Priant ) Ha ! tresdoulce vierge Marie,
- De tout mon cuer te glorifi,
- Et tant com puis te magnifi
- De ce que tu m' as fait savoir
- Que mercy puis encore avoir ;
- Et certes c' est bien mon courage
- Que jamais en nul autre usage
- Je ne pense ma vie user
- Que Dieu servir et y muser
- Tant seulement.
Il rentre de nouveau à l’intérieur de l’arbre )
Scène 5. La résidence royale.
- LE ROY. ( Aux deux chevaliersyle ) Seigneurs, il a ja longuement
- Que n' ay esté pour solacier
- Ny en riviére ne chacier.
- Je vueil de venoison nouvelle
- Ennuit avoir en m' escuelle.
- Alons au bois.
- PREMIER CHEVALIER. En bonne heure, sire. Je vois
- Les veneurs de ce faire sages.
( Il se rend auprès des veneurs )
- ( Aux veneurs ) Seigneurs, c' est du roy li courages
- Qu' il veult aler chacier au bois.
- Aprestez voz chiens et voz roys,
- Si en venez.
- PREMIER VENEUR. Nous seron tantost aprestez :
- Alez mener au boys le roy.
- Nous serons devant en l' arroy
- Tel que devons.
- PREMIER CHEVALIER. ( Revenant auprès du roi )
Mon seigneur, s' il vous plaist, mouvons.
- Les veneurs si m' ont en convent
- Que nous les trouverons devant
- A touz les chiens.
- DEUXIESME CHEVALIER. ( Au roi ) Puis qu' ilz ont dit, sire, je tiens
- Qu' ilz y seront.
- LE ROY. D' aler y bonne espace aront.
- Jusqu' au boys vueil a pié aler :
- Faites les chevaulx amener
- Après nous, sur quoy monterons
- Si tost conme nous deverons
- Conmencier chace.
- DEUXIESME CHEVALIER. Je vois, sire, sanz plus d' espace ;
- Alez touz jours.
- DEUXIESME SERGENT. ( Ouvrant passage au roi )
Sus, sanz faire cy nulz sejours,
- Vuidiez ; faites voie et espace
- Que mon seigneur a ayse passe.
- Arriére touz !
- PREMIER SERGENT. ( Idem ) Faites nous voie, ou mal pour vous ;
- Vuidiez le cours.
( Le roi sort, précédé des deux sergents )
Scène 6. L’arbre creux dans la forêt.
- JEHAN. ( Seul ) Sire Dieu, de nuit et de jours
- Ta grant bonté sanz fin recorde,
- Depriant que misericorde
- Me faces, non mie justice,
- Car oultrageux fui trop et nice
- Quant a pechié m' abandonnay ;
- Et pour ç' a mon corps donné ay
- Penance que fas voulentiers
- Et ay ja fait sept ans entiers
- Et vueil toute ma vie faire.
- Tresdoulx Dieu, or te vueille plaire,
- Que tu l' aies si agreable
- Qu' elle soit a m' ame valable,
- Si qu' en moy n' ait l' ennemy riens.
( Entrent les deux veneurs avec leurs chiens )
- E ! Dieux, je voy ci venir chiens
- Et hommes avec au mains deux.
- Rebouter me vois en mon creux
- Et tenir coy.
( Il retourne à quatre pattes, nu et velu, se cacher dans l’arbre creux )
- DEUXIESME VENEUR. ( Qui l’a vu, montrant l’arbre au second )
Grosparmy, voiz tu ce que voy ?
- Regarde quelle beste, amis :
- Elle c' est en cel arbre mis ;
- Il y a creux.
- PREMIER VENEUR. Salmon, alon entre nous deux
- Savoir que c' est.
- DEUXIESME CHEVALIER. Je te promet c' est son recest :
- De pasturer d' ou que soit vient.
- Aler dire le nous convient
- Tost a noz gens.
- PREMIER VENEUR. Gençon, soions ent diligens :
( Entrent le roi et ses deux chevaliers )
- Vez les la ; c' est trop bien a point.
- Mon chier seigneur, ne tardez point,
- Puis qu' avez de chacier courage.
- Une beste la plus sauvage
- Que sachiez avons la veue
- Et s' est en un creux descendue.
- Se voulez, tost prise l' arez.
- Venez jusques la ; vous direz
- Que je dy voir.
- LE ROY. Seigneurs, je vous fas assavoir
- De plourer ne me puis tenir,
- Car venu m' est en souvenir
- Que je ne fuy mais puis icy
- Que mon enfant y perdy, qui
- Ma joie estoit et ma leesce ;
- S' en ay au cuer telle tristesce
- Que je ne scé que faire doie.
- Ha ! belle fille, je cuidoie
- Par toy recouvrer grans amis ;
- Mais il me semble que j' ay mis
- Ma pensée en un fol cuidier,
- Quant Dieu t' a fait de moy vuidier,
- Si que ne puis nouvelle oir
- De toy dont me doie esjoir,
- Ne je ne scé s' es vive ou morte,
- Dont le cuer moult me desconforte.
- Si pri a Dieu que se tu vis
- Qu' en la biauté de ton doulx vis
- Puisse encore prendre solaz,
- Et se mort t' a prise en ses laz,
- Que Diex ait de t' ame mercy
- Et que savoir je puisse aussi
- Ou ton corps soit.
- PREMIER CHEVALIER. Mon chier seigneur, ne vous ennoit,
- Pieça l' avez plourée assez,
- Quant a ore vous en passez.
- Alons men prendre celle beste
- Dont voz veneurs nous font tel feste :
- Ce sera miex.
- DEUXIESME CHEVALIER. Vous dites voir, si m' aist Diex.
- Laissiez, sire, ester le plourer :
- Celle beste sanz demourer
- Alon men prendre.
- LE ROY. Puis qu' a ce vous voulez entendre,
- Mouvez devant.
- DEUXIESME VENEUR. ( S’approchant de l’arbre )
Ho ! cy, sanz venir plus avant,
- Gardez bien sanz plus cy entour.
- Je la vois hors par quelque tour
- De ce creux mettre.
- PREMIER CHEVALIER. Fay la lever, qu' elle puist estre
- A plaine terre.
- DEUXIESME VENEUR. ( Sondant des mains la cavité de l’arbre )
Passe, passe. Sus, sus, bonne erre
- C' est nient ; lever te fault de cy.
- Sus, sus, ne l' aray pas ainsy.
- ( Au premier veneur ) Grosparmy, je ne fas ci riens.
- Met cy la corde de tes chiens :
- Parmy le col ly lasseray
- Et ainsi venir la feray
- Hors, mau gré sien.
- PREMIER VENEUR. ( Lui tendant la laisse ) Ja pour ce ne demourra. Tien,
- Jançon amis.
- DEUXIESME VENEUR. ( Après avoir attaché la corde à l’intérieur du tronc )
Puis qu' entour le col li ay mis,
- Tirons : ou elle s' en venra
- Hors, ou elle s' estranglera.
- Tire avec moy.
( Les deux veneurs tirent la corde )
- PREMIER VENEUR. ( Tandis que la « bête » est extirpée du tronc creux )
Quanque je puis. Ho ! je la voy :
- Tu as esté de bon avis.
- Diex ! conme elle yst de la envis
- A mon cuidier !
( L’ermite, sorti de l’arbre, se tient au sol à quatre pattes )
- DEUXIESME VENEUR. Puis que l' en avons fait vuidier,
- Il ne m' en chaille.
- LE ROY. ( Examinant la « bête » ) Ho ! seigneurs, onques mais sanz faille,
- Je ne vy telle beste en boys.
- Arrestez vous et tenez coys :
- Adviser la vueil d' ainsi loing.
- Trop malement a petit groing,
- Selon que elle a grant le corps.
- Je vous dy que c' est mes acors
- Que s' elle peut estre amenée
- Vive, qu' elle me soit gardée.
- Tenez la et vous essaiez
- A aler tant que mis l' aiez
- D' aler en voie.
- DEUXIESME VENEUR. ( L’examinant à son tour )
Debonnaire me semble et coye.
- Mon chier seigneur, devant iray
- Et après moy la tireray
- Tout doulcement.
- PREMIER VENEUR. Tu diz trop bien, et j' ensement.
- Par deça m' en voys pour savoir :
- Se la voy d' aler esmouvoir,
- Nullement ne la toucheray ;
- Si non je la te chaceray
- Par de derriére.
- DEUXIESME VENEUR. ( Au roi et aux chevaliers )
Or vous traiez trestouz arriére
- Et me laissiez aler devant.
- ( Se plaçant devant la bête en la tirant par la corde )
Sus, de par Dieu, sus, passe avant,
- Beste, après moy.
- PREMIER VENEUR. ( Au deuxième veneur, se plaçant
derrière la bête, pour la faire avancer )
Vaz hardiement ; vaz, je la voy,
- Qu' elle te suit assez a trace.
- Il ne fault point que l' en la chace,
- Ce m' est advis.
- DEUXIESME CHEVALIER. ( Au premier veneur ) Non voir. Or enten mon devis :
- Va t' en droit au palais du roy
- Et nous nous mettrons en arroy
- D' aler après.
- LE ROY. Or avant ! Suivez la de près,
- Je vous em pri.
( Le roi et les deux chevaliers suivent les deux veneurs
entre lesquels l’ermite avance à quatre pattes )
Scène 7. La ville où réside le roi. À l’intérieur puis à l’extérieur
de la maison de la femme accouchée.
- LE MARI. ( Rentrant, à la sage-femme ) Gertrus, ne mettez en detri
- A porter mon filz au moustier.
- De demourer n' est nul mestier.
- Les parrains y sont et le prestre
- Touz près, si ques sanz plus ci estre
- Apportez l' y.
- LA VENTRIÉRE. Alez ; je vous sui sanz detry.
- ( À un jeune valet ) Vien avant, vien, biau filz Jehannin :
- Tien a tes deux mains ce bacin.
- Sueffre : bien t' assemilleray ;
- Ce doublier ci te metteray
- Sur ton col et puis ci dessus.
( Elle lui met une besace autour du cou )
- C' est fait ; tu es moult bien. Or sus,
- Vaz devant moy.
- LE VALETON. Et quel chemin, par vostre foy,
- Voulez que tiengne ?
- LA VENTRIÉRE. Droit au moustier. Or t' en souviengne :
- Avant, soies d' aler engrès,
- Et je te suiveray de près,
- N' en doubte mie.
- LE VALETON. Je vois donques devant, m' amie.
- Mais je vous pri qu' au retourner
- Un chantiau me faciez donner
- De bon blanc pain.
- LA VENTRIÉRE. Si aras tu, par saint Germain,
- Et du fourmage.
( Le jeune valet et, derrière lui, la sage-femme tenant l’enfant sortent pour
se rendre à l’église ; ils croisent en route le roi revenant au palais avec les
chevaliers et les chasseurs entre lesquels on voit l’ermite marcher à quatre
pattes. Le nourrisson, dans les bras de la sage-femme, prend soudain la parole : )
- L' ENFANT QUE TIENT LA VENTRIÉRE. Jehan, entens a mon message ;
- Liéve sus, Dieu si le te mande
- De par moy, et si te conmande
- Que tu me viengnes baptisier,
- Amis : pour ce le te requier.
- Sanz plus faire dilacion.
- Saches ta grant contriccion
- T' a fait pardonner les pechiez
- Dont tu estoies entechiez,
- Et t' a fait trouver en Dieu grace.
- De moy baptisier sanz espace
- Soies engrans.
- LE ROY. Seigneurs, vezci vertuz trop grans,
- Qu' un enfant nouviau né parole
- Et non mie de chose fole,
- Mais requiert pour son sauvement
- A avoir saint baptisement.
- Par ce poons nous estre apris,
- N' avons pas une beste pris,
- Mais un saint homme penancier.
- ( À Jean qui reste à quattre pattes )
Preudon, sur piez vous fault dressier,
- Puis que Diex ainsi le vous mande,
- Et si vous fas une demande
- Que me diez raison pour quoy
- Ou creux faisiez vostre recoy
- Et s' aviez d' autre loge point.
- Je vous pri que de point en point
- Le voir me dites.
( L’ermite se redresse et se tient sur ses deux pieds )
- JEHAN. Sire, sachiez j' estoie hermites ;
- Mais ains que vous die plus oultre
- Ne que mon estat vous demoustre
- Ne conmant m' a esté aussi,
- ( S’agenouillant et joignant les mains ) A mains jointes vous cri merci,
- Sire, et pardon.
- LE ROY. Amis, et je t' en fas le don,
- S' ainsi est que m' aies meffait :
- Ton estat me compte et ton fait
- Cy, je t' em pri.
- JEHAN. Sire, voulentiers sans detri,
- Au mains que pourray de langage.
- Quarante ans ay en hermitage
- Esté, sire, dedans le boys,
- Ou Sathan m' a par maintes foys
- Fait de moult fors temptacions
- Par ses faulses illusions.
- Mais Dieu m' a touz jours pourveu
- Que je n' y sui point encheu.
- Ainsi m' a fait d' ans plus de vint,
- Et tant qu' une foiz a moy vint
- En fourme d' omme jouvencel,
- Qui me sembla lors estre bel,
- Si me requist que le preisse
- Et de li mon vallet feisse,
- Et que s' avec moy demouroit
- Pour l' amour Dieu me serviroit
- Sanz demander autre loyer ;
- Et sambloit qu' il deust larmoier,
- Tant me parloit piteusement ;
- Et je, qui cuiday vraiement
- Que fust homme de bon affaire,
- M' assanti a son vouloir faire
- Et le retins. Si m' a servi
- Grant temps c' onques nul mal n' y vi,
- Jusques a un soir qu' il advint
- Que vostre fille a mon huis vint,
- Et requist qu' entrer la laissasse
- Et que pour Dieu la herbergasse
- Jusqu' a l' andemain seulement.
- Je ly ottroyay bonnement,
- Si la fis en mon lit couchier,
- Et l' ennemy de moy trichier,
- Tant conme il pot, lors se pena,
- Et tant qu' en voloir me mena
- D' avoir le pucelage d' elle.
- Quant m' ot mis en celle berelle,
- Il me mist en plus mal desroy,
- Qu' il me dist : « C' est la fille au roy
- Qu' avez honnie, faulx hermites :
- De laide mort n' estes pas quittes,
- Se le roy le scet, n' en doubtez ;
- Pour ce vous conseil escoutez,
- Que vous l' occiez tout en l' eure,
- Sanz faire plus longue demeure,
- Et en vostre puis la jettez :
- Ainsi vous serez acquittez.
- Que jamais n' iert ce fait sceu. »
- Je, qui fu en paour cheu
- De souffrir mort honteusement,
- La fille occis ysnellement
- Et en un puiz jettay son corps.
- Que fist le faulx ennemi lors ?
- Quant il vit qu' ainsi m' ot happé,
- Il dist : « Or vous ay j' atrappé,
- Murtrier : de vostre ame en enfer
- Feray present a Lucifer. »
- De mon meffait trop s' esjoy
- Et de moy lors s' esvanoy,
- Sire ; et quant je me vy tout seulx,
- Triste devins et angoisseux
- Et tant dolent, voir vous diray,
- A po ne me desesperay.
- Toutes voies fu mes recors
- Que Dieux est plus misericors
- Qu' homme ne peut pechier d' assez.
- Quant un petit fu respassez,
- Le feu boutay en ma maison
- En despit de la traison
- Que l' anemi m' y avoit fait,
- Et toute ma robe de fait
- Ou feu jettay, et un veu fis
- A Dieu, sire, soiez en fis,
- Qu' en maison jamais ne jerroye
- Ne jamais je ne parleroye
- A nulle humaine creature,
- Ne pour soustenir ma nature
- Jamais aussi ne mengeroye
- Riens, se je ne le pasturoye,
- Conme une beste aval les champs.
- Ainsi l' ay fait depuis sept ans,
- Sire, sanz doubte.
- LE ROY. Biau preudons, or entendez. Toute
- La demerite vous pardoin.
- Puis que Dieu, qui voit près et loing,
- Le vous pardonne franchement,
- Aussi fas je certainement ;
- C' est a briefs moz.
- PREMIER CHEVALIER. Mon chier seigneur, se dire l' oz,
- Vous faites vostre grant honneur.
- Il a souffert assez doleur,
- Ce m' est avis.
- DEUXIESME CHEVALIER. Il y pert assez a son vis.
- Onques mais homme, sanz doubtance,
- Ne fist si griéve penitance
- Conme il a fait.
- JEHAN. ( À la sage-femme ) M' amie, alez vous en de fait
- A tout cest enfant a l' eglise.
- Dehors m' attendez en la guise
- C' on y vient pour baptesme prendre ;
- G' iray après vous sanz attendre :
- Devant alez.
- LA VENTRIÉRE. Sire, je vois : plus n' en parlez,
- Puis qu' il vous haitte.
( Elle se rend avec l’enfant et le jeune valet à la porte de l’église )
- JEHAN. Pourroit une chose estre faitte ?
- Qu' entre nous touz, mon seigneur chier,
- Alissons en ce bois cerchier
- Le lieu ou fu ma demourée,
- Et prier la vierge honnorée
- Et son chier filz que par sa grace
- De vostre fille liez nous face
- Par quelque voie ?
- LE ROY. Certes, se le corps en avoie
- Ou les os, me souffiroit il.
- Donc, se c' est bien a faire, oil.
- Alons y touz appertement,
- Car j' ay fiance vraiement,
- Puis que pour elle traveillié
- Avez tant, que Diex le cuer lié
- Par vous m' en face.
- PREMIER CHEVALIER. Avant, alons querir la place.
- Biau pére, alez devant, alez.
- Quelle part c' est trop miex savez
- Que ne faisons.
- DEUXIESME CHEVALIER. Il dit voir, sire, et c' est raisons
- Que vous nous y doiez mener,
- Car nous n' y sarons assener
- Se n' est par vous.
- JEHAN. Voulentiers donc, mes amis doulz,
- Iray devant. Suivez a trace.
( L’ermite Jean conduit le roi et son cortège au lieu
où se trouvait son ermitage en forêt )
Scène 8. La forêt.
- JEHAN. ( Montrant l’emplacement de la demeure incendiée )
Ho ! biaux seigneurs, vezci la place
- Ou jadis fu mon hermitage,
- Que j' ardy pour le grant oultrage
- Et le pechié que g' y conmis ;
- ( Montrant le puits ) Et vezci le puis ou je mis
- Le corps de vostre fille, sire,
- Quant Sathan la m' ot fait occire
- Par sa falace.
- LE ROY. Ha ! belle fille, envis cuidasse
- Que vostre mort deust telle estre,
- Ne c' on vous deust ici mettre
- Pour derreniére sepulture.
- Fille, tresdoulce creature,
- De plourer ne me puis tenir,
- Quant il me vient en souvenir
- Du doulx parler qu' a touz faisoies,
- Des bonnes meurs qu' en toy avoies,
- De ton maintien a touz plaisant
- Et qu' a nul n' estoies nuisant,
- Mais les deffaillans supportoies
- Et doulcement les enortoies.
- Ores laval pourrist ton corps :
- A t' ame soit misericors
- Le roy des cieulx !
- DEUXIESME CHEVALIER. Sire, je conseil pour le miex
- Que chascun a terre s' encline
- Et d' entencion humble et fine
- Deprit pour elle a nostre dame
- Qu' avec ses saintes en soit l' ame
- De pechié quitte.
- PREMIER CHEVALIER. Par foy, c' est parole bien ditte
- Et c' on doit faire voulentiers.
- N' attenderay second ne tiers,
- Mais ici m' agenoulleray
- Et pour elle Dieu prieray
- Devotement.
( Il s’agenouille )
- DEUXIESME CHEVALIER. Et je si feray vraiement,
- Frére : vous dites bon conseil.
- Ici agenoillier me vueil
- Et dire ce que je saray
- Tout bas, par quoy n' empescheray
- Nul de proier.
( Il s’agenouille à son tour, ainsi que le roi )
- LE ROY. Seigneurs, icy, sanz detrier,
- Conme vous m' agenoilleray
- Et Dieu pour elle prieray,
- Mains jointes, de cuer et de bouche ;
- Et pour ce que le fait me touche,
- Ne m' en puis tenir de plourer.
- Or se pene chascun d' orer
- Pour l' amour d' elle.
( Tous prient )
- JEHAN. Glorieuse vierge pucelle,
- Dame des anges tresprisée
- Sur touz les sains auttorisée,
- Vaissiau du hault divin secré,
- Et temple de Dieu consacré,
- Qui peustes en vous comprendre
- Ce que les cieulx ne peuent prendre,
- Car la sapience eternelle
- Vous eslut mére paternelle
- Du Dieu de toute creature
- Et fist sanz euvre de nature,
- Vueille m' en pitié regarder,
- Tresoriére qui a garder
- As de grace la seigneurie.
- A ! tresdoulce vierge Marie,
- Qui de pitié es source et doiz,
- Ne m' obliez pas ceste foiz,
- Quelque pecheur que j' aie esté
- Par l' ennemi qui m' a tempté
- De luxure, de murtre aussi.
- Ha ! dame, je vous cri mercy,
- Vaissiau de purté et saint temple,
- Demonstrez nous aucun exemple
- De la fille de ce seigneur,
- Par quoy s' affeccion greigneur
- Soit de vous, dame, et Dieu servir
- Pour gloire sanz fin desservir,
- Et je vous fas veu et promesse
- Que voz heures, ains que je cesse,
- De cuer devotement diray,
- Ne de ci ne me partiray
- Tant que toutes les aray dites.
- Vierge, par vos saintes merites,
- Faites nous grace.
( Il commence la récitation de l’office de la Sainte-Vierge à voix basse )
Scène 9. Le Paradis.
- DIEU. Mére, je vueil sanz plus d' espace
- Qu' a Jehan alons vous et moy :
- En grant devocion le voy ;
- Je li feray ce qu' il requiert
- Pour ce qu' a mon honneur le quiert.
- Conmandez Jehan a descendre
- Et ces anges sanz plus attendre
- Tost et isnel.
- NOSTRE DAME. Sus, Michiel, et toy, Gabriel,
- Et vous, Jehan, ne laissiez mie :
- Avecques nous par compagnie
- Venez, c' est droiz.
- SAINT JEHAN. Dame, je vueil en touz endroiz
- Obeir a vous, c' est droiture.
- Vierge mére dessus nature,
- Vez me ci prest.
- PREMIER ANGE. Et aussi chascun de nous est,
- Dame des cieulx.
- DEUXIESME ANGE. Quel chemin tenrons, sire Diex ?
- Dites le nous.
- DIEU. ( Montrant le puits ) Droit a ce puis, mes amis doulx,
- A un mien ami que g' y vois.
- Vous trois chantez a haulte voiz
- En alant la.
- SAINT JEHAN. Nous ferons ce qui vous plaira,
- Sire Diex, puis qu' a faire vient.
- Avant, seigneurs, il nous convient
- Chanter ensemble.
- LE PREMIER ANGE. Ce rondel ci, qui bon me semble,
- Disons : il est de bons accors.
( Ils chantent )
- RONDEL. Dieu tout puissant, misericors,
- Par la vostre misericorde
- Treuvent li pecheour accorde.
- A vous ci a moult doulx accors,
- Quant cuer a vous servir s' acorde,
- Dieu touz puissans, misericors,
- Par la vostre misericorde ;
- Il treuve que par les recors
- De voz graces qu' en soy recorde
- Maint cuer du Sathan se descorde.
- Dieu touz puissant, misericors
- Par la vostre misericorde
- Treuvent li pecheour accorde.
( Dieu et Notre-Dame suivent Jean et les deux archanges qui
chantent ce rondeau en se rendant au puits )
Scène 10. La forêt.
- DIEU. ( À l’ermite Jean en train de réciter ses heures )
Jehan, a moy oir t' acorde.
- Celui sui qui tout de nient fis,
- Qui fille ay vierge et sui son filz,
- Elle est ma mére et j' a li pére.
- Biaux amis, pour ce qu' il t' appére
- Que tu as en moy trouvé grace,
- Di, que veulz tu que je te face ?
- Ne le me cèle.
- JEHAN. Pour moy, sire, riens, mais pour celle
- Qui gist trespassée en ce puis,
- Vous requier je, tant con je puis,
- Qu' en vueilliez esleessier le pére,
- Si qu' evidanment lui appére
- Que j' aye trouvé grace en vous ;
- Et se je sui, sire, trop glous
- De demander chose si digne,
- Ce me fait la doulce et benigne
- Misericorde dont usez ;
- Si vous pri ne me refusez
- Ce que demant.
- DIEU. Le pére, entens, ce te conmant,
- Et ces autres appelleras,
- Et sur le puiz t' adanteras,
- S' appelleras la damoiselle,
- Et tu verras qu' il sera d' elle
- Bien tost après.
- NOSTRE DAME. De faire doiz bien estre engrès,
- Amis, de mon filz le plaisir,
- Par quoy viengnes a ton desir
- Et a t' entente.
- DIEU. Ralons nous ent tost sanz attente
- Es cieulx lassus.
- SAINT JEHAN. Reprenons nostre chant, or sus,
- Et soit pardit en ceste voie.
- Avant : faisons que l' en nous oye
- Chanter d' accort.
- DEUXIESME ANGE. De ce refuser arons tort.
- Tost, conmençons.
- LE PREMIER ANGE. C' est une des belles chançons
- Que puissons dire, ce m' est vis.
- Pour ce de cuer, non pas envis,
- De chanter avec vous m' acors.
- LE RONDEL. Il treuve que par les recors
- De voz graces qu' en soy recorde
- Maint cuer du Sathan se descorde.
- Dieu tout puissant, misericors,
- Par la vostre misericorde
- Treuvent li pecheour accorde.
( Les deux anges, suivis de Dieu et de Notre-Dame,
remontent au Paradis en chantant ce rondeau )
- JEHAN. Sire, se vo vouloir l' accorde,
- Jusques a ce puiz ci venez,
- Et lez moy estant vous tenez ;
- Et vous, biaux seigneurs, en atour
- Vous mettez d' estre ci entour
- Trestouz ensemble.
- LE ROY. Biau preudons, puis que bon vous semble,
- G' y vois. Or ça.
( Le roi et les chevaliers suivent l’ermite et
se rangent avec lui en cercle autour du puits )
- PREMIER CHEVALIER. Et nous deux serons par deça,
- Mais pour quoy faire ?
- JEHAN. Seigneurs, ne vous vueille desplaire,
- Vous orrez ce que je vueil dire.
- ( Se penchant sur la margelle du puits et appelant à l’intérieur )
Ou nom Jhesu Crist nostre sire,
- Je t' appelle, fille de roy,
- Qui laval gis par mon desroy,
- Et te conmans que ne prolongnes
- De par Dieu que ne me respongnes
- A voiz isnelle.
- LA FILLE. E ! Diex, qui est ce qui m' appelle
- Que li respongne ?
- LE ROY. E ! doulce dame de Boulongne,
- Glorieuse vierge pucelle,
- Le cuer de joie me sautelle :
- J' ay oy ma fille parler.
- Seigneurs, qui pourrons avaler
- Pour la hors mettre ?
- DEUXIESME CHEVALIER. Sire, je m' en vueil entremettre,
- Car de ce fait assez suiz duiz,
- Et si voy assez de lieux vuiz
- Pour y descendre aise et monter.
- Fuiez vous : je m' y vueil bouter.
- A l' ayde Dieu tant feray
- Qu' assez tost la vous renderay
- Ici sur terre.
( Le deuxième chevalier descend dans le puits )
- LE ROY. Amis, je vous en vueil requerre
- Par charité.
( On voit remonter la fille du roi qui prend appui sur la margelle )
- LA FILLE. ( Au deuxième chevalier, au-dessous d’elle, encore à
l’intérieur du puits ) Sire, par vous ay tant monté,
- Que du puiz la bordelle tien,
- Mais je me doubte trop et crien
- Que ne vous blesce.
- DEUXIESME CHEVALIER. De moy n' aiez nulle tristesse,
- Ne nul soussi.
- LA FILLE. ( Au roi et au premier chevalier ) Biaux seigneurs, a yssir de cy
- Me vueilliez aidier par amour.
- Dessoubz moy fait trop lonc demour
- Uns homs, sachiez, qui me soustient,
- Qui ne peut issir, qu' a moy tient,
- Tant que hors soye.
- LE ROY. Belle fille, mon cuer, ma joie,
- Je vois a toy ysnel le pas.
- Sus, sus : ne m' eschaperas pas,
- Puis que te tien.
- PREMIER CHEVALIER. Mon chier seigneur, je la tien bien :
- Tirez aussi conme je tire.
( Le roi et le premier chevalier aident la jeune fille à sortir du
puits en la tenant chacun d’un côté )
- ( Au deuxième chevalier, à l’intérieur du puits )
Boutez, qui estes dessoubz, sire.
- Ho ! nous l' avons.
( Le premier chevalier aide le deuxième à sortir du puits )
- JEHAN. E ! Diex, bien louer te devons
- Chascun par soy.
- LE ROY. ( Etreignant sa fille ) Doulce fille, puis que te voy,
- Dieu mercy, saine et en bon point,
- Di me voir et ne me mens point,
- Conment t' a il esté depuis
- Que tu fus jettée en ce puis,
- Ne conment y as tant de temps
- Duré ? car il a ja sept ans
- Qu' i as esté.
- LA FILLE. Je vous compteray verité.
- Quant je chiez ce preudomme fui,
- L' anemi estoit avec lui,
- Qui si ardanment le tempta
- Qu' il m' occist et si me jetta
- Quant si m' ot jettée, il advint
- Q' en l' eure une dame a moy vint,
- Qui me remist l' ame en mon corps ;
- Et sachiez, pére, que dès lors
- Je fu conme je sui en vie,
- Et touz jours m' a fait compagnie
- Ceste dame, et si adressie
- Que depuis ne m' a point laissie.
- Se vous me dites quelle est elle,
- Je vous respons qu' elle est tant belle
- Qu' en li veoir tant seulement
- Prenoye mon norrissement
- Et toute ma refeccion.
- Car si grant consolacion
- En elle regarder avoie
- Que je tien quant je la veoie
- Qu' en gloire estoit mon corps raviz,
- Pére ; et il m' estoit voir aviz,
- Car je veoie la Dieu mére,
- Qui m' a gardé de mort amére
- Et de toutes neccessitez.
- Pour ce vostre cuer excitez
- Dès ores mais a li servir,
- Si que sa grace desservir
- Et s' amour puissiez, c' est en somme,
- Et portez honneur ce preudomme,
- Car Dieu li a tout pardonné
- Ses meffaiz, et si m' a donné
- Que sui vive par ses merites ;
- Et puis qu' il est envers Dieu quittes,
- Il le doibt bien envers vous estre ;
- Oultre nous devons peine mettre
- De l' essaucier.
- LE ROY. Fille, pour nous touz esleescier
- Je vous diray que je feray.
- Deux clerjons que j' ay manderay
- Qui ont doulce voiz con seraine :
- Si chanteront a haulte alaine
- En nous convoiant au moustier ;
- ( À Jean ) Biau pére, et la le Dieu mestier
- Nous ferez, c' est nous direz messe,
- Et je vous fas ceste promesse
- Que jamais je ne fineray
- Tant qu' evesque fait vous aray.
- Alez me querre, alez, mes clers ;
- Dites leur qu' ilz soient appers
- De ci venir.
- PREMIER CHEVALIER. Sire, sanz moy plus ci tenir
- Les vois querre ou ilz pourront estre,
- Et s' amenray enfans et maistre.
( Il se retire et revient peu de temps après en compagnie
de deux enfants de chœur )
- Vez les ci, sire.
- LE ROY. ( Aux deux enfants de chœur ) Mes clers, il vous fault un chant dire
- A voiz douce et melodieuse
- De la royne glorieuse
- En qui j' ay tant grace trouvé
- Que j' ay par elle recouvré
- Mon enfant que perdu avoie.
- Devant moy vous mettez en voie
- D' aller droit au moustier saint Pére.
- Je vueil qu' a touz ma fille appére.
- Avant : chantez.
- LES CLERS. Mon chier seigneur, voz volentez
- Ferons de cuer, c' est de raison,
- En l' eure, sanz arrestoison :
- Il appartient.
- LA CHANÇON. Vierge, de qui grace nous vient,
- Qui contins celi qui contient
- Tout bien et qui tout crea,
- Ottroie nous par ton plaisir,
- Qu' a ce tendons par vray desir
- Pour quoy Dieu nous recrea.
( L’ermite Jean, le roi, sa fille, les deux chevaliers précédés
par les deux enfants de chœur se rendent à l’église Saint-Pierre
où les attendent, à l’entrée, pour le baptême, la sage-femme portant
l’enfant, les parrain et marraine, les parents et le prêtre )
- Explicit.
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