UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts
Laboratoire de français ancien

Miracle de l'enfant donné au diable

INTRODUCTION
TEXTE
APPARAT CRITIQUE
NOTES
CONCORDANCE
INDEX
ANALYSE DES FORMES VERBALES

1a/ Cy commence un miracle de Nostre
Dame d' un enfant qui fu donné au dyable quant il fu engendré.
LA DAME.

1. Doulce vierge, se vostre grez
2. Y est, je vous pri, consentez
3. Que me donnez graces et sens
4. De si ouvrer, par vostre assens,
5. Que puisse vivre en chaasté;
6. Par vostre debonnaireté
7. Donnez a mon mari courage :
8. Comment que je n' aie encore age
9. Du delaissier pour ma veillesce,
10. Pour l' onneur de vostre hautesce
11. Je vous ay voué, fleur de lis,
12. Que jamais de ma char delis
13. Ne sera en vostre honneur fais.
14. Si en vueillez porter mon fais,
15. Chiere vierge, envers mon seignour;
16. Autrement seroie en cremour
17. Que je n' eüsse son mal gré.
NOSTRE DAME.
18. Chiere amie, a ma voulenté
19. M' as lonc temps amee et servie,
20. Dont tu as m' amour gaaingnie;
21. Et si saches que ton mari
22. A ja la voulenté o lui
23. De faire ce que tu promés.
24. S' ainsi le fais a touzjours mais,
25. Ne te faudray ja a nul fuer.
26. 1b/ A Dieu te comment, doulce suer,
27. Je vois autre gent visiter.
28. Je ne puis plus cy demourer;
29. A Dieu te comment, je m' en vois.
LA DAME.
30. Dame des cieulx, .v.m. fois
31. Vous loe et gracie et mercy
32. De tant que vous vous estes cy
33. A ma personne demonstree.
34. Cuer et corps, vouloir et pensee
35. Met du tout en vostre baillie;
36. Ne peut estre ame mal baillie
37. Qui de cuer vous vouldra servir.

38. Mon seigneur, bien puissiez venir!
39. Avez vous esté au moustier?
LE SEIGNEUR.
40. Dame, se Dieu me vueille aider,
41. Je y alay juy bien matin
42. Et si priay Dieu de cuer fin
43. Et la vierge, qui est puissans,
44. Qu(e) aus ames nous feüssent aidans.
45. Et sachez bien que j' ay voloir
46. De .ii. lis vous et moy avoir;
47. A Dieu l' ay voué et proumis.
LA DAME.
48. Si ay je, chier sire et amis.
49. En telle guise voué l' ay
50. Que jamais nul jour ne gerray
51. Avec nul homme charnelment;
52. Ainsi l' ay a Dieu en convent
53. Et a sa doulce mere chiere.
54. Ne m' en faites ja mate chiere.
55. Puis qu' a Dieu en convent l' avons,
56. S' il vous plaist, nostre veu tenrons;
57. Ja ne sera par moy brisiez.
LE SEIGNEUR.
58. Amie, ne vous esmaiez;
59. Il sera bien par moy tenuz.
60. Servons Dieu et n' en parlons plus.
61. 1c/ S' il lui plaist, cest veu bien tenrons.
LA DAME.
62. Mon seigneur, voirement ferons,
63. S' il plaist a la vierge Marie.


LE PREMIER DYABLE.
64. Belzebus, trop est esmarie
65. La pensee de celle femme,
66. Mere Dieu, qui si nous diffame
67. Qu(e) ame ne nous peut demourer.
BELGIBUS, .IIe. DYABLE.
68. Lucifer, sanz vous destourber,
69. Biau sire, entendez ma raison :
70. Puis qu' elle nous fait desraison,
71. Voulons nous li tort faire aussi.
72. Ces .ii. gens qu' elle a acueilli,
73. Qui lui ont voué chaasté,
74. Avant que voie .i. mois passé,
75. Je leur feray leur veu brisier;
76. Et si vueil l' enfent gaaingnier
77. Qu' il engendreront en ce cas.
LE PREMIER DYABLE.
78. Amis doulx, or ne t' en fain pas,
79. Se tu veulx aquerre m' amour;
80. Et je t' aideray sanz demour,
81. Si qu' a ce cop ne faudrons mie,
82. Tant leur ferons d' engeingnerie
83. Pour la mere Dieu courrocier.
84. Alons devers eulz tant bracier
85. Que l' ame de chascun soit moie.
.II. DYABLE.
86. Je feray tant a ceste voie
87. Que ja Dieu ne m' en sara gré,
88. Et si avray ma voulenté
89. De celle gent que je vous dy.
PREMIER DYABLE.
90. Or t' en avance, je t' en pri :
91. Par ma foy, bon gré t' en saray.
.II. DYABLE.
92. Sachez que je n' arresteray
93. Tant que ceste besongne ert faite.
1d/ LE PREMIER DYABLE.
94. Or te pourvoy et si t' affaite
95. Et penses de bien besongnier.
SECOND DYABLE.
96. Alons men, sanz plus atargier;
97. Nous ferons la besongne bien.

LE SEIGNEUR.
98. Vostre voloir, dame, et le mien
99. Sont a servir la mere Dieu.
100. Pour estre a l' ennemy esquieu
101. Alons faire nostre devoir.
LA DAME.
102. Mon chier seigneur, sachez de voir
103. Je ne le feray mie envis.

104. Vierge, porte de paradis,
105. Dame qui portas la portee
106. Qui joie en terre a apportee,
107. Vueillez nous a bonne fin prendre
108. Et envers l' ennemy deffendre,
109. Qui ne nous cesse de tempter
110. Et qui veult en noz cuers enter,
111. Dame, le fol charnel delit.
112. Trop li ennuie que de lit
113. Moy et mon seigneur departons,
114. De quoy en vo grace partons.
115. Dame, vueillez y nous tenir
116. Et a vous servir retenir,
117. Qu(e) ennemis n' ait sur nous pouoir.

LE SEIGNEUR.
118. Vierge, priez a vo doulx hoir,
119. Dame, fontaine de pitié,
120. Qu' i nous doint a sa voulenté
121. Ouvrer en faisant son service;
122. Car li dyable plain de triche
123. Me tente par nuit et par jour.
124. Dame, par vo sainte doulçour
125. Vueillez moy garder de ses laz,
126. Si que je n' enchiee ou solaz
127. De luxure, dont il m' entente.
128. Se vous ne m' aidiez sanz attente,
129. 2a/ Je crain que je n' y soie atains;
130. Car je suis seür et certains,
131. Vierge, que il me suit et gaite.

LA DAME.
132. Avez vous paiee la debte
133. Que devez la vierge honnoree?
LE SEIGNEUR.
134. Oïl, de ceste matinee,
135. Dame, sui je a lui acquittez.
LA DAME.
136. C' est bien, sire. Or vous en venez
137. Donques a l' ostel aprés moy.
LE SEIGNEUR.
138. Dame, par la foy que vous doy,
139. Je ne le feray mie envis.
LA DAME.
140. Mon tres chier seigneur, grant mercis :
141. La vierge vous tiengne en sa grace!

PREMIER DYABLE.
142. Ceste besongne est bonne et crasse :
143. Ne voiz tu comme elle se fait?
.II. DYABLE.
144. Elle nous vient tout a sohait :
145. Souffrons nous, l' un arons et l' autre.
146. J' ay si grant joie que j' espautre
147. Tout de ris quant il m' en souvient.
PREMIER DYABLE.
148. Il seront nostre. Or nous convient
149. Mener joie com bon ribaus.
.II. DYABLE.
150. Mon cuer en est merveille baus :
151. Car bien say qu' il y tourneront.
PREMIER DYABLE.
152. Alons, delivrons nous ent dont!
153. Seus i feront leur destinee
154. Avant qu' il soit nonne passee;
155. Plus ne nous en esteut songier.
.II. DYABLE.
156. Alons! Bien sarons reparrier
157. 2b/ Cy endroites, se mestier est.

LE SEIGNEUR.
158. Vous ne savez comment il m' est,
159. Dame, mais je le vous diray.
160. Or venez ça : grant desir ay
161. De parler a vous en secré.
LA DAME.
162. Or dites vostre voulenté,
163. Mon seigneur; drois est que je l' oie.
LE SEIGNEUR.
164. Amie, voulentiers seroie
165. Bien de vous, se il vous plaisoit.
LA DAME.
166. Doulce mere Dieu, que ce doit?
167. Mon seigneur, qu' avez vous pensé?
168. Nous avons voué chasteté
169. A Dieu et a sa mere aussi.
170. Souviengne vous ent, je vous pri,
171. Et pensez a la vierge pure.
172. Si n' aiez de l' ennemy cure
173. Qui vous tente, j' en suis certaine.
LE SEIGNEUR.
174. Se Diex me doint bonne sepmaine,
175. Dame, je ne m' en puis tenir :
176. Il le vous convendra souffrir,
177. Malvais gré que vous en aiez.
178. Fol sui quant tant m' en suis targiez
179. Ne quant onques je le vouay.
LA DAME.
180. Sire, moult bon gré vous saray
181. Se vous m' en voulez deporter.
182. Pour Dieu, alez vous confesser
183. Pour l' ennemi qui vous atise.
LE SEIGNEUR.
184. A! dyables! y a il maistrise?
185. Ce sera fait, vueillez ou non.
LA DAME.
186. Vous estes uns homs sanz raison,
187. Quant ainsi estes eschaufez.
188. 2c/ Et je donneray aus maufez
189. Le fruit, se de vous je conçoy.
LE SEIGNEUR.
190. Fole musarde, je n' ottroy
191. Mie le don que fait avez.
192. De ce don vous repentirez
193. Assez plus que vous ne cuidez.
LA DAME.
194. Je n' en puis mais; cuer courrociez
195. Ne scet a la foiz que doit dire.
196. Ce que j' ay fait, c' est par vous, sire :
197. Le pechié vous en demourra!
LE SEIGNEUR.
198. Je n' en puis mais; or y parra :
199. Voit si comme il pourra aler!

LA DAME.
200. Lasse! bien me doy destourber,
201. Quant ensement me suis forfaite.
202. Jamais ma paix ne sera faite
203. Sanz vous, doulce vierge Marie,
204. Dont je suis forment esmarie.
205. Vueillez avoir de moy pitié
206. Par vostre debonnaireté,
207. Ou mes cuers sera mal baillis,
208. Pour tant que j' ay le fruit promis,
209. S' il est en moy, a l' ennemy.
210. Se vous n' avez pitié de my,
211. Je seray par ce point dampnee.
LE SEIGNEUR.
212. Vous avez fait fole donnee,
213. Et je fui fol du veu brisier.
214. Si n' i a el que du prier
215. Mercy a la vierge puissans,
216. Qu' a cest besoing nous soit aidans
217. A son chier fil, le roy des roys.
LA DAME.
218. Ç' a esté meschief et desrois,
219. Sire, par vostre oultrecuidance.
220. Alons en querre penitence
221. 2d/ Ou que soit, sire, sans demour.
LE SEIGNEUR.
222. Je le feray pour vostre amour,
223. Dame. Alons! De par Dieu ce soit!
224. Que la mere Dieu nous ottroit
225. Grace et pardon de cest forfait!
LA DAME.
226. Sire, alons! Il ne m' est pas lait
227. De vostre bonne repentance.

PREMIER DYABLE.
228. Or avons nous fait bonne enfance
229. A ceste premiere venue;
230. La dame a bien esté tenue,
231. Dont mes cuers est joians et liez,
232. Quant leur veu a esté brisiez,
233. Dont la mere Dieu faisoit feste.
.II. DYABLE.
234. Il sont bien cheüz en tempeste,
235. Puis qu' en noz las mis les avons.
PREMIER DYABLE.
236. Tantost de si pres les suivrons
237. Qu' il ne nous pourront eschapper.
238. Tu les me verras rehapper
239. D' un autre tour, s(e) hon ne me noye.


LA DAME.
240. Vierge puissant, que ceste voye
241. M' a esté diverse et penable!
242. Roÿne, vierge esperitable,
243. Tournez le nous a penitence
244. Et nous destournez de grevance,
245. S' il vous plaist, et de l' ennemy.
246. .IX. mois a que ne fusmes cy;
247. Ains puis ne finasmes d' errer.
248. Vierge puissant, vueillez garder
249. Le fruit que je sens dedans moy
250. Du Sathan, que n' en aie ennoy,
251. Que je li donnay comme fole.
252. Destourber me fist la parole
253. Yre, dont mes cuers se repent.
254. 3a/ Mettez y vostre amendement,
255. Dame, par vostre doulx plaisir.
LE SEIGNEUR.
256. Vierge, ne vueillez consentir
257. Par vostre debonnaireté
258. Qu' ennemis ait ja poosté
259. Dessus le fruit qu' engendré ay,
260. Quoy que contre vous erré ay,
261. Dont je suis en grant repentance.
262. Mere au vray Dieu, roÿne franche,
263. Vueillez m' en donner le pardon
264. Ou par penitence ou par don
265. Donner pour le vray roy puissant,
266. Qui nous puist sauver nostre enfant,
267. Qu(e) anemis n' ait pouoir a li.
LA DAME.
268. Mon seigneur, je vous cri mercy :
269. Menez moy a l' ostel briefment.
270. Je travaille certainement,
271. Si ne say s(e) a temps y venray.
LE SEIGNEUR.
272. Oïl, s' il plaist a Dieu le vray.
273. Ma seur, ne vous esmaiez mie :
274. La benoite vierge Marie,
275. Si lui plaist, vous aidera.

276. Or ça, ma seur, seiez vous ça
277. Et reclamez la vierge digne!
LA VOISINE.
278. Or Diex ist! ma chiere voisine,
279. Vous soiez la bien revenue!
280. La vierge nous soit en aiue.
281. Vous estes preste d' acouschier.
LA DAME.
282. Ce suis mon; Diex m' en vueille aidier!
283. Mon seigneur, alez hors de cy.
LE SEIGNEUR.
284. Ma suer, je m' en vois sanz detry,
285. Si prieray pour vous a Dieu.
LA DAME.
286. 3b/ Erambourc, vez cy nostre lieu.
287. Venez ça, si m' aidiez un poi.
LA VOISINE.
288. Dame, par la foy que vous doy
289. Je ne le feray pas envis.
290. Tenez! Mettez sur vostre pis
291. La vie qui cy est escripte;
292. Elle est de sainte Marguerite;
293. Si serés tantost delivree.
LA DAME.
294. Sainte Marguerite honnoree,
295. Dame, me vueillez faire aïe.
296. Et vous, mere de Dieu, amie,
297. Dame, soiez me secourans.
LA VOISINE.
298. Pais, de par Dieu! pais! Il est temps.
299. Dame, vous avez un bel fil.
LA DAME.
300. Vierge, gardez lei de peril.
301. Glorieuse vierge honnoree,
302. Benoite soiez et loee
303. De ceste grande courtoisie.
304. Alez querre le pere, amie;
305. Si ait tantost crestienté.

PREMIER DYABLE.
306. Vous en avez trop tost parlé,
307. Dame : cest enfes cy est miens.
308. Il ne sera ja crestiens :
309. Je l' emporteray tout delivre.
LA DAME.
310. Sathan, au mains le laisse vivre
311. .VII. annees, pour mon deduit
312. Avoir, car je n' ay plus de fruit,
313. Dont plus courrocie en seroie,
314. Se cestui cy si tost perdoie.
315. Je t' en pri, laisse m' en joïr.
PREMIER DYABLE.
316. Je l' ottroy, mais que sanz faillir
317. Je l' aray au chief de .vii. ans,
318. 3c/ Et je feray pour toy .vii. tans
319. Que tu n' oseras demander.
320. Je ne puis plus cy demourer :
321. Or le garde songneusement!
LA DAME.
322. Si feray je certainement,
323. Si plaist a la vierge Marie,
324. Qui me face, s' il li plaist, lie,
325. Et son doulx filz, en qui je croy.

326. Mettez cest enfant pres de moy
327. Et si alez querre son pere,
328. Qui sera ja en grant misere
329. Quant il orra telles nouvelles.
LA VOISINE.
330. Elles ne li seront pas belles,
331. Dame, certes, ce poise moy.

332. Sire, venez vous en un poy
333. A l' ostel : la dame a un filz.
LE SEIGNEUR.
334. Löez en soit Sains-Esperiz,
335. Qui soit garde de mon enfant!
336. Je m' en vois a l' ostel courant
337. Pour mon fil faire avoir baptesme.
338. Diex yst! Comment vous est il, dame?
339. Faites, s' il vous plaist, bonne chiere :
340. Vous vous devez tenir plus chiere
341. Pour tant que vous un fil avez.
LA DAME.
342. Sire, Diex en soit aorez!
343. De ce va bien, d' autre part mal,
344. Pour un dyable criminal
345. Qui est venuz querre vostre hoir.
LE SEIGNEUR.
346. Diex y puist bonne part avoir!
347. Dame, pour ce ne l' a il pas.
LA DAME.
348. Sire, il l' eüst ysnel le pas
349. Estranglé tout certainement,
350. Se ne li eusse convenant
351. 3d/ Que ja par nous n' iert baptiziez.
352. S' eüst esté moult grant pechiez
353. S(e) ansement l' eüsse perdu;
354. Mais je li ay convent eü,
355. Se .vii. ans respit m' en donnoit,
356. Que ja baptizié ne seroit.
357. Prenez en gré : n' en poy plus faire.
LE SEIGNEUR.
358. Ma doulce dame debonnaire,
359. Vous en avez par sens ouvré.
360. Si prions Dieu par sa bonté
361. Qu' il nous en vueille conseillier.
362. Il le nous convient envoier
363. Hors de cy, pour faire norrir :
364. Ceste femme par son plaisir
365. A la ville le gardera,
366. La ou on le visetera,
367. Moy et vous, chascune sepmaine;
368. Et la roÿne souveraine
369. Nous confortera s' il lui plaist.
LA DAME.
370. Mon seigneur, par ma foy, biau m' est
371. Que ceste feme garde en face;
372. Car nul plus doulx enfant en face
373. N' a en cest païs de cestui.
LA VOISINE.
374. Dame, se Diex vous gart d' annuy,
375. Moult voulentiers le garderoie
376. Se l' ennemy ne redoubtoye,
377. Qu' il ne le me venist tolir;
378. Car j' aroie trop a souffrir
379. De vous s' il le me retoloit.
LA DAME.
380. Erambourc, jamais ne venroit,
381. Si ara .vii. ans acompliz :
382. Tant m' en est donnez li respiz.
383. Norrissiez le hardiement.
384. Il a huy un moys vraiement
385. Que l' ennemy le m' ottria.
386. 4a/ Nous irons a la ville ja,
387. Quant j' aray esté a la messe.
388. Il ne venra pour sa promesse,
389. Tant que li enfes soit sannez.
390. Or alez et si m' amenez
391. Deux de vos voisines ou trois;
392. Si irons au moustier, c' est drois,
393. Ou je me feray messier.
LA VOISINE.
394. Dame, je vois sanz detrier.
395. Alons men!

Vez en cy tout plain.
396. La messe est sonnee a saint Main
397. Et si sera par temps chantee.
LA DAME.
398. Alons! Que la vierge honnoree
399. La nous doint oïr a s' onneur!
400. Grant merciz, dame.

Mon seigneur,
401. Temps est de cest enfant porter
402. En la ville ou il doit aler,
403. La ou l' en le nous doit norrir.
LE SEIGNEUR.
404. Dame, alons a vostre plaisir.
405. Erambourc, prenez cel enfant
406. En l' onneur du biau roy puissant,
407. Que bonne garde en puissez faire.
LA VOISINE.
408. Ce doint la vierge debonnaire,
409. Et si nous en doint bonne joie!

410. C' est fait; metez nous en la voie.
411. Dieu nous doint a bien retourner!
LA DAME.
412. Amen, et nous vueille garder
413. Du contraire a l' aversier!
414. Mon enfant, je te vueil baisier
415. Toutes les foiz que te verray.
416. Alons : je vous convoieray
417. Au moins jusqu' au bout de la ville.

LE SEIGNEUR.
418. Or retournez, dame Sebile,
419. Et alez, gardez nostre hostel.

4b/ LA DAME.
420. Au saint sacrement de l' autel
421. Commans en garde ma porteure.
422. Doulce roÿne, vierge pure,
423. Fontaine de misericorde,
424. A ton benoit chier fil m' acorde,
425. Roÿne, et mon seigneur aussi
426. De ce qu' avons forfait vers lui
427. Et vers toy, vierge gracieuse,
428. Humble, debonnaire, piteuse.
429. Prie lui, si comme c' est voirs,
430. Que par lui soit gardez mes hoirs
431. De l' ennemi et de ses las.
432. Mon cuer est d' ire et de dueil mas,
433. Si que je morray a tristesce,
434. Vierge, se tu par ta hautesse
435. N' y mez secours, doulce Marie.

NOSTRE DAME.
436. Gabriel, fai moy compagnie,
437. Et toy, mon chier amy Michiel.
GABRIEL.
438. Glorieuse dame du ciel,
439. Nous ferons vostre voulenté.
MICHIEL.
440. Droiz est que soions apresté
441. D' obeïr a tes douls commans.
RONDEL.
442. Tres doulce vierge puissans,
443. Bon vous fait amer
444. De cuer sanz amer.
445. Vous estes chascun aidans.
446. Tres doulce vierge puissans,
447. Vostre secours est moult grans :
448. En terre et en mer
449. L' en vous doit louer.
450. Tres doulce vierge puissans,
451. Bon vous fait amer
452. De cuer sanz amer.

NOSTRE DAME.
453. Ma suer, je te vien visiter
454. 4c/ Pour la pitié que j' ay de toy :
455. Tu as si grant fiance en moy
456. Que je ne te doy pas faillir.
LA DAME.
457. Dame, bien puissez vous venir,
458. Quant a si povre creature
459. Comme je suis, roÿne pure,
460. Vous estes volue apparoir;
461. Je ne cuiday pas tant valoir.
462. Vierge pure, se .c.m. ans
463. Vous eüsse .c.m. tans
464. Miex que ne vous ay reservi,
465. N(e) aroie je pas desservi,
466. Vierge, ceste grant courtoisie.
NOSTRE DAME.
467. Ne t' esmaie pas, doulce amie;
468. Je prieray mon fil pour toy.
469. Et saches, pour l' amour de moy,
470. Ton filz apprenra en .vii. ans
471. Plus que nulz enfes .iiii. tans.
472. Et saches qu' il sera ainsi
473. Plus grant en .ii. ans et demi
474. Qu(e) autre de lui en .vii. annees.
475. Or aies a Dieu tes pensees!
476. Je m' en revoys en paradis.

LES ANGES.
RONDEL.
477. Roïne, en faiz et en diz
478. Se doit en joie esmouvoir
479. Qui vous peut oïr et voir.
480. De grant grace est rempliz,
481. Roïne, en faiz et en diz,
482. Qui vous aime et sert touzdis,
483. Car vous li faites avoir
484. Pais et grace a vo doulx hoir.
485. Roÿne, en faiz et en diz
486. Se doit en joie esmouvoir
487. Qui vous peut oïr et voir.

LA DAME.
488. Nulle ame ne peut mal avoir,
489. 4d/ Doulce vierge, roÿne franche,
490. S' en vostre secours a fiance.
491. Je le puis bien par moy savoir.

LE SEIGNEUR.
492. Dame, vous faites grant savoir
493. De servir la vierge Marie.
494. Vostre filz - Diex le beneie! -
495. Est ja amendez grandement.
LA DAME.
496. Löez en soit tres haultement
497. La vierge puissant, qui ce fait!
498. Elle nous fait plus qu' a sohait
499. Ne que nous n' avons desservy.
LE SEIGNEUR.
500. Dame, dites moi, je vous pri,
501. Quel nom li pourrons nous donner?
502. Nous ne l' osons crestienner,
503. Pour avoir le nom de baptesme.
LA DAME.
504. J' en lairay convenir la dame
505. Mere au vray roy de paradis.
506. Ja n' avera nom que " biau filz ",
507. Pour moy, tant que baptesme ara.
LE SEIGNEUR.
508. Dame, il me plaist; ainsi sera,
509. Puiscedi que vous l' avez dit.
LA DAME.
510. Se je le tenoie .i. petit,
511. Mon seigneur, je le beseroie
512. Et mille foiz, se je pooie;
513. Car j' ay au cuer si grant dolour,
514. Pour tant qu(e) approucher voy le jour
515. Que l' ennemi le doit avoir,
516. Qu' il m' est avis, au dire voir,
517. Que le cuer me doie partir.
518. Ce ne fust le doulx souvenir
519. De la roÿne glorieuse,
520. Morte fusse de mort honteuse;
521. Mais sa grace si me soustient.
5a/ LE SEIGNEUR.
522. Ma chiere dame, il nous convient
523. La grace Jhesu Crist attendre.
524. Vous y pourriez la mort prendre,
525. Se nostre filz fust delez vous;
526. Si ques il vault trop miex que nous
527. Le laissons a la ville encore.
LA DAME.
528. Vierge, il m' est avis c' on m' acore
529. D' un coustel, quant j' en oy parler.
530. Se ne m' aidiez a porter
531. Mes doulours, perdue seroie.
LE SEIGNEUR.
532. Je m' en vois, car je ne pourroie
533. Souffrir a voir vo destourbier.
534. Je vois a la vierge proier
535. Qu' elle vostre cuer mette a point.
LA DAME.
536. Sire, alez, ne vous feignez point
537. Du prier a vostre pouoir.

.II. DYABLE.
538. Ça, dame, il nous convient avoir
539. Vostre fil; il en est bien temps :
540. Il avera demain .vii. ans
541. Que vous prisistes le respit.
LA DAME.
542. Lasse my! vous avez voir dit :
543. Onques puis je n' oy joie au cuer.
544. Mais se vous pouez a nul fuer
545. Qu' encor l' aie .viii. ans sanz plus,
546. En convent vous ay, Belgibus,
547. Que j' en lairay Lucifer faire
548. Ce qui lui plaira, sanz retraire,
549. Vers li pour courtoisie avoir.
.II. DYABLE.
550. Assez tost le pourriez savoir :
551. Vez cy ou il vient aprés moy.
PREMIER DYABLE.
552. Avez vous fait vostre donoy
553. 5b/ Du nostre, dame, .vii. annees?
554. Pour quoy ne le nous delivrés?
555. En voulez vous faire dangier?
.II. DYABLE.
556. Nanil, sire, ains vous veult prier,
557. Et je aussi pour lui vous pri,
558. Que l' enfant vueillez avec li
559. Encores .viii. ans seulement.
560. Elle vous ara en convent
561. Que jamais plus n' en priera,
562. Mais convenir vous en laira
563. A faire ent vostre voulenté.
PREMIER DYABLE.
564. Escript l' averay et seellé,
565. Se je le fais, sur mon seel.
LA DAME.
566. Je l' ottroy sanz faire rappel,
567. De tel pouoir comme g' y ay.
PREMIER DYABLE.
568. Escri, je le seelleray,
569. Ce qu' elle m' a en convenant.
.II. DYABLE.
570. C' est escript. Tenez! Alons mant,
571. Car nous avons ailleurs a faire.
572. Tenez la cire, que je m' erre;
573. Seellez, puis si en yrons.
PREMIER DYABLE.
574. Dame, nous vous recommandons
575. Cel enfant a garder tres bien,
576. Sanz avoir nom de crestien,
577. Si qu' en convenant le m' avez.
LA DAME.
578. Alez vous ent, ne vous doubtez :
579. J' en feray ce que je devray.

LE SEIGNEUR.
580. Vierge, je vous pri de cuer vray
581. Qu' en pitié vueillez regarder
582. Ma femme et de peril garder,
583. S' il vous plaist, et sa porteüre.
584. 5c/ C(e) a esté par ma mesprisure
585. Qu' elle reçoit l' ennuy qu' elle a,
586. Vierge; si ne consentez ja
587. Qu' ennemy ait pouoir sur eulx.

LA DAME.
588. Sire, moult estes eüreux,
589. Quant vous n' avez ceens esté.
590. Diable m' ont si tourmenté
591. Le cuer que je n' en scé que faire.
LE SEIGNEUR.
592. Ha! doulce vierge debonnaire,
593. Ont il donques esté ceens?
594. Je fusse yssu hors de mon sens
595. Se je feusse cy demourez.
LA DAME.
596. Nostre filz fu moult demandez;
597. Par force le vouldrent avoir.
598. Il dirent, si disoient voir,
599. Que le terme demain cherroit
600. Du respit qui donné m' estoit,
601. Et je tant prié et requis
602. Qu' a .viii. ans me ront terme mis.
603. Adonc si l' en veulent mener,
604. Ne leur pourray je deveer.
605. Or nous aïst a cest tempoire
606. La mere au vray doulx roy de gloire!
607. Car celle ne m' eust secourue,
608. Je feusse de mon sens yssue
609. Aujourduy, ce devez savoir,
610. Par ces hideux Sathans veoir,
611. Qui m' ont plusieurs foiz tourmentee.
LE SEIGNEUR.
612. La puissant vierge en soit loee!
613. Bien la devon servir de cuer.
614. Si vous requier, ma doulce suer,
615. Pour Dieu, que vous me pardonnez
616. Les meschiez que pour moy avez,
617. Que ne deüssiez comparer.
LA DAME.
618. Dieu le vous vueille pardonner,
619. 5d/ Si comme je fas bonnement.
620. Nous devons porter liement
621. L' ennoy que l' un pour l' autre avons.
622. Pour Dieu, si nous appareillons
623. De nostre enfant agarantir
624. Ains que le terme puist venir,
625. Si qu' il n' ait garde des maufez.

LE SEIGNEUR.
626. Dame, il est ja si eslevez
627. - Dieu le beneie! - et si membruz
628. Con s' il avoit .xv. ans ou plus.
629. De lettre apprendre s' appareille,
630. Si que chascun s' en esmerveille,
631. Du sens que Dieu a en lui mis.
LA DAME.
632. Alez le querre, doulx amis,
633. Si lui disons ceste aventure.
634. Puis qu' il scet tant de l' escripture
635. Que vous dites et tant de sens,
636. Espoirs trouvera il l' assens
637. Par ou il se pourra sauver
638. Miex que nous ne pourrions trouver,
639. Pour quanque nous avons vaillant.
LE SEIGNEUR.
640. Par la doulce vierge puissant,
641. Se Dieu plaist, vous avez voir dit.
642. Je le vois querre sanz respit
643. Et puis si le vous amenray
644. Tout au plus tost que je pourray;
645. Mais que vous au cuer ne prenez
646. L' ennoy, quant delez vous l' arez,
647. Ou je ne l' enmainroie pas.
LA DAME.
648. Mon seigneur, par saint Nycolas,
649. Bien m' en garderay se je puis.
LE SEIGNEUR.
650. La vierge, qui nostre refuis
651. Est, vous en vueille donner grace,
652. Et si doint nostre enfant espace
653. 6a/ D' avoir sainte crestienté.

654. Dame, or le vous ay je admené,
655. Vostre filz. Est il biaux et grans!
656. Il semble ja qu' il ait .xx. ans,
657. Tant est il grans et embarnis.
LA DAME.
658. Bien veignez vous, biau tres doulx filz.
659. Moult vous ay desiré a voir.
LE FILZ.
660. Mere, bon jour puissiez avoir!
661. Onques mais puis que je nasqui,
662. En m' entente, je ne vous vi
663. Et si ne sçay se c' estes vous.
LA DAME.
664. Oïl, par foy, mon ami douls.
665. Je vous portay en mes costez
666. N' onques, puis que vous fustes nez,
667. Je n' oy jour nul a mon cuer joie.
LE FILZ.
668. Non avray je pour riens que j' oie,
669. A vous le di, mon tres chier pere,
670. Et a vous qui estes ma mere,
671. Pour tant c' on m' a juif nommé
672. Et paien la ou j' ay esté,
673. Si que jamays ne mengeray
674. Jusques a tant que je saray
675. Se je suis crestiens ou non
676. Et que je sache l' achoison
677. Pour quoy vous n' avez joie au cuer.
LE SEIGNEUR.
678. Biau filz, ne lairoie a nul fuer
679. Que le voir ne vous en comptasse.
680. Par la foy que doy saint Huytasse,
681. Vous n' estes pas crestiennez;
682. Car ains que fussiez engendrez,
683. Vostre mere, que veez cy,
684. Vous ottria a l' ennemy
685. Et donna a cuer moult plain d' ire.
LE FILZ.
686. 6b/ Donc me vueillez l' achoison dire,
687. Biau doulx pere, et la maniere
688. Pour quoy ce fu, ou jamais n' iere,
689. Tant que je le savray, a pais.
LE SEIGNEUR.
690. Filz, de le dire a toy suis pres.
691. Moy et ta mere avions voé
692. A la mere Dieu chaasté
693. Et a son tres doulx chier enfant.
694. Mais l' ennemy me tricha tant
695. Que il me fist mon veu brisier;
696. Dont ta mere par destourbier,
697. Pour le veu que par moy brisa,
698. Au dyable le fruit donna
699. Qu' elle de moy conceveroit.
700. Et puis quant ce vint au destroit
701. De son travail, quant tu fus nez,
702. Le dyable vint abrivez,
703. Qui te vouloit prendre et saisir.
704. Mais Diex ne le voult pas souffrir
705. Ne la doulce vierge Marie,
706. Qui fu toy et ta mere aÿe
707. Et li donna cuer d' endurer
708. Les tourmens qu' elle ot a porter.
709. Alors te volt on baptisier;
710. Ly dyable sanz delaier
711. Dit que se l' en te baptisoit
712. Toy et ta mere estrangleroit.
713. D' ilec vint, c' est chose prouvee,
714. Aprés la .viie. annee,
715. Et vouloit sa promesse avoir.
716. Donc peuz tu pour certain savoir
717. Ta mere n' ot joye onques puis.
718. Celle qui est fontaine et puis
719. De grace et de misericorde,
720. Qui pecheours a Dieu racorde,
721. Refist puis tant que li Sathans
722. Te donna de respit .viii. ans.
723. Biau doulx filz, or t' ay je compté
724. 6c/ Toute la pure verité.
725. Or met conseil en ton affaire!
LE FILZ.
726. Pere, la vierge debonnaire
727. Soit de cest affaire löee!
728. Quant c' est la derreniere annee
729. Que je doy avoir de respit?
LA DAME.
730. Filz, tantost le vous aray dit,
731. Car la besongne au cuer me touche.
LE FILZ.
732. Dites moy donc de vostre bouche,
733. Mere, quant ce devera estre.
LA DAME.
734. Mon chier fil, a clerc ny a prestre
735. Ne le diroye fors qu' a toy
736. Et a ton pere, que cy voy.
737. Il avra demain .xiiii. ans
738. Que de toy souffri les ahans;
739. Si n' as mais qu(e) un an a passer,
740. Qu(e) au Sathan te doy delivrer
741. Sanz avoir respit jour ny eure.
LE FILZ.
742. Or priez Dieu qu' il me sequeure,
743. Et la doulce vierge Marie,
744. Que jamais a jour de ma vie
745. En lieu qu(e) une nuit ne gerray
746. Jusqu' a tant qu' a Romme vendray
747. Et que je crestiennez soie.
748. Orendroit m' en mettray a voie.
749. A Dieu! Plus arrester ne vueil.
LA DAME.
750. Mon tres doulx biau filz, moult me dueil
751. De ce que vous partez de moy.
752. A la mere au vray filz Dieu proy
753. Que reveoir vous puisse a joye.
LE FILZ.
754. Mere, a Dieu! Com plus demourroye,
755. Et plus ariés de meschiez!
756. 6d/ Pere, a Dieu commandé soiez;
757. Priez pour moy, et je pour vous.
LE SEIGNEUR.
758. A Dieu, chier filz et ami doulx,
759. Vous commant jusqu' au reveoir.

760. Las! bien me doit le cuer doloir
761. Quant nous perdon par mon pechié
762. Le fruit que j' avoie gaingnié,
763. Dont nulle ame que moy n' encoulpe.
LA DAME.
764. Miex amasse avoir esté couppe,
765. Mon seigneur, qu' il fust advenu.
766. Se nostre fil avons perdu,
767. Nous serons du pechié dampné.
LE SEIGNEUR.
768. Las! mal me vit on d' Adam né,
769. Dame, s' ensement en estoit.
770. Et Dieu, qui hault siet et loing voit,
771. Si lui plaist, le garantira
772. Et la vierge ou il s' aombra,
773. Cui serf et serviray tout temps,
774. Tant qu' au siecle seray vivans,
775. De loyal cuer sanz repentir.
LA DAME.
776. Sire, Dieu vous vueille tenir
777. Et la vierge en son doulx service.
778. Maleüreux serons et nice
779. Se nous ne la servons en foy,
780. Et pour l' amour d' eulx je vous proy
781. Que nous ouvrons comme gent sage :
782. Si alons en pelerinage
783. A Boulongne pour l' amour d' eulx
784. Et puis en un autre ou en deux,
785. Qu' il nous dongnent pour leur bonté
786. Nostre enfant revoir a santé
787. Et par leur grant misericorde.
LE SEIGNEUR.
788. Dame, mes cuers a ce s' accorde.
789. Fermez, de par Dieu, si mouvons.

7a/ LA DAME.
790. Mon seigneur, c' est fait. Or alons,
791. De par la vierge glorieuse.

LE FIL.
792. Dame, roÿne precieuse,
793. Dessus toutes autres royaulx
794. Et sur toutes dame loyaulx,
795. Fontaine de grace habondans,
796. A touz pecheours secourans
797. Quant en vous ont ferme creance
798. Et de leurs meffaiz repentance,
799. Vierge digne, dame piteuse,
800. Sur toutes autres amoureuse,
801. Gemme esmeree, vray rubis,
802. Saphirs clers, dyamant gentis,
803. Esmeraude vraye, toupasse,
804. La qui vertu toute autre passe,
805. Sur toutes autres eslevee,
806. De paradis porte et entree,
807. Car me donnez cuer et courage
808. De vous servir tout mon eage
809. Et vueilliez par vostre puissance,
810. Combien que j' aie de grevance,
811. Que je puisse conseil trouver,
812. Dame, qui me puisse assener,
813. Par quoy j' aie crestienté,
814. Si qu' ennemis n' ait poosté,
815. Vierge, sur moy en nulle fin.

816. Seigneurs, pour l' amour saint Martin,
817. Que je parle a nostre saint pere!
PREMIER SERGENT D' ARMES.
818. Vous n' y pöez parler, mon frere.
819. Orendroit traiez vous arriere.
.II. SERGENT D' ARMES.
820. Tray t' en la, que l' en ne te fiere :
821. Tu n' y parras encore mie.
LE FILZ.
822. Seigneurs, pour la vierge Marie,
823. Prenez chascun .i. grant florin
824. 7b/ De moy tout sec, a celle fin
825. Que devant lui me faciez voie.
PREMIER SERGENT D' ARMES.
826. Mon amy, se Jhesu me voie,
827. A chascun deux en baillerez
828. Ou plus avant ne passerez;
829. Soiez en seür et certains.
.II. SERGENT D' ARMES.
830. Vous n' y passerez ja pour mains,
831. Mon ami, seür en soiez.
832. Se vous les nous escondissiez,
833. Vous n' y passerez de cest mois.
LE FILZ.
834. J' en donrroye avant chascun trois
835. Que je tant demourasse cy.
836. Faites moy voie, je vous pry.
837. Chascun en arez .ii. : tenez!
PREMIER SERGENT D' ARMES.
838. Il sont bon, mon ami : passez.

839. Ho, d' ylec n' alez en avant!
LE FILZ.
840. Saint pere, pour le roy poissant,
841. Entendez a cest pecheour.
LE PREMIER CARDINAL.
842. Dy, mon enfant, dy sanz cremour
843. Ce que tu veulz, et on t' orra.
.II. CARDINAL.
844. Quel pechié t' a admené ça?
845. Dy ley hault a nostre saint pere.
LE FILZ.
846. Chier saint pere, j' ay pere et mere,
847. Qui en leur joenne jour servoient
848. Dieu et sa mere tant amoient,
849. Grant temps avant que je fu nez
850. Et avant que fusse engendrez;
851. Tant les servirent et amerent
852. Que pour eulz chaasté vouerent;
853. Ainsi se mainteindrent lonc temps.
854. En cel tempoire li Sathans
855. 7c/ Ala tant mon pere tempter
856. Qu' ens ou cuer li ala enter
857. Le vouloir de charnel delit :
858. Vers ma mere vint en son lit,
859. De ce fol delit eschaufez,
860. En la veille que Diex fu nez;
861. Maugré ma mere jut a lui.
862. Par courrouz et de cuer marry,
863. Pour le veu que li fist brisier,
864. Donna le fruit a l' aversier
865. Qu' en celle nuit conceveroit
866. Et que mon pere engendreroit.
867. Sire, en ce point fui engendrez.
868. Aprés le jour que je fui nez
869. Me vint querre li ennemis
870. Cui je fui donnez et promis,
871. Saint pere, si com vous oez,
872. Et ne fu pas crestiennez :
873. L' ennemi ne le voult souffrir.
874. Et ma mere, pour moy norrir,
875. Ot a li de respit .vii. ans.
876. Puis passa li jour et li temps,
877. Chier saint pere, de cest respit.
878. Lors me vint querre par despit
879. L' ennemi, pour moy emporter.
880. Ma mere, ce peut on penser,
881. Ot grant dueil, mais tant li pria
882. Qu' encor .viii. ans respit donna,
883. Donc entré suis ou derrenier.
884. Saint pere, si vous vueil prier
885. Pour Dieu que conseil me donnez,
886. Dont je soie crestiennez,
887. Qu(e) ennemis n' ait sur moy pouoir.
LE PAPE.
888. Biau doulx filz, il t' esteut avoir
889. Conseil et aïde briement.
890. L' ennemi te suit, qui atent
891. Le jour que tu dois seens estre.
892. Envoier te vueil a un prestre,
893. 7d/ Un hermite, mon confesseur,
894. Cui li vrais Diex fait tant d' onneur
895. Qu' il lui tramet ce dont il vit.
896. Tu li porteras cest escript,
897. Et si t' assoil de tes forfaiz
898. Dont tu t' es envers Dieu meffaiz
899. Pour la paine qui t' est creüe
900. Et pour l' ennemi qui t' argue.
901. Tien! Salue lay de par moy.
LE FILZ.
902. Saint pere, pour Dieu je vous proy
903. Que je truisse qui m' y avoie.
LE PAPE.
904. Ame que Dieu n' y scet la voie.
905. Amis, commande toy a lui;
906. Tu avras moult paine et ennuy,
907. Tant que la tu soies venuz.
LE FILZ.
908. Sire, aourez en soit Jhesus!
909. Quant il lui plaist, c' est bien mes grez.
910. La beneïçon me donnez
911. De vous et puis si m' en iray.
LE PAPE.
912. Biau filz, voulentiers le feray
913. Pour Dieu, qui soit garde de toy.
914. Or prie a Jhesu Crist pour moy;
915. Je prieray pour toy aussi.
916. In nomine patris et filii
917. Et spiritus sancti. Amen.
LE FILZ.
918. Saint pere, Dieu vous doint bon an!
919. A Dieu vous comment; je m' en vois.

PREMIER CARDINAL.
920. Diex, qui pour nous morut en croys,
921. Puist estre de cel enfant garde!
922. Car s' en pitié ne le regarde,
923. Par pere et par mere est perduz.
.II. CARDINAL.
924. Or le garde le doulx Jhesus!
925. 8a/ Encores n' est il mors ne pris :
926. Il est sages et bien apris
927. Et si a en Dieu grant fiance.
LE PAPE.
928. Le filz Dieu le gart de grevance!
929. C' est uns enfes de bonne foy.
930. Or en alons esbatre un poy
931. La dedans, en nostre chappelle,
932. Et prier la vierge pucelle
933. Qu' elle li doint bien besongner.
PREMIER CARDINAL.
934. Amen. Dieu li vueille ottrier
935. Et la doulce vierge Marie!
.IIe. SERGENT D' ARMES.
936. Bonne gent, ne vous ennoit mie!
937. Traiez vous un petit en la.
PREMIER SERGENT.
938. Gardez vous ou l' en vous batra
939. Se de cy ne vous destournez.

LE FIL.
940. Vray Dieu, vous soiez aourez
941. Et vous, doulce vierge poissans,
942. Des grans tourmens et des ahans
943. Que j' ay souffert en ceste voie!
944. Si vous requiert mes cuers et proie
945. Que vous me vueillez assener,
946. Vierge, la ou je doy aler,
947. Car ne say quel part aler doy.
948. Si me vueil reposer un poy,
949. Car durement sui traveilliez.

GABRIEL.
950. Frere, soiez joians et liez :
951. Tu avras compaignon ennuit.
952. Pour ce t' envoie Dieu de fruit
953. Et de prouvende double més.
PREMIER HERMITE.
954. Message de Dieu purs et nés,
955. Vous soiez li tres bien venuz!
956. Or say bien que li doulx Jhesus
957. 8b/ M' aime, qui compaignon m' envoie.
GABRIEL.
958. Frere, je m' en revoys ma voie.
959. Aïde lui si con tu scés.

PREMIER HERMITE.
960. Vray Dieu, de bonne heure fu nez,
961. Quant il vous souvient tant de my
962. Que vous m' envoiez vostre amy.
963. J' en doy au cuer grant joie avoir.


LE FILZ.
964. Mere Dieu, temps est de mouvoir;
965. J' ay, je croy, grant journee a faire.
966. Courtoise vierge debonnaire,
967. Donnez moy trouver cel hermite,
968. Vierge dessus toutes eslite,
969. Le confesseur nostre saint pere.

970. Je voy la, ce m' est vis, un frere
971. Hermitte en my ce boys ramu;
972. Se c' est il, Diex m' ara veü.
973. Au mains iray je a lui parler.
974. Frere, Dieu vous vueille donner
975. Pais et santé et bonne vie!
PREMIER HERMITE.
976. Amis, et il vous beneïe!
977. Qu(e) avez vous cy aval a faire?
978. Ce me semble moult grant contraire
979. De ce que vous y voy venir.
980. Trante deux ans a sanz mentir
981. Qu(e) ame ne vy que ceste foiz.
982. Quant au pape a la foiz m' en voys,
983. Je n' y encontre homme ne femme.
984. Se vous creez en Nostre Dame
985. Et en Dieu, si venez vers moy.
LE FIL.
986. Frere, sachés bien que je croy
987. En la benoite vierge pure.
988. Or regardez ceste escripture,
989. Et je croy qu' elle vient a vous.

PREMIER HERMITE.
990. 8c/ Bien veignez vous, mon ami douls,
991. Par cent et .ii.c. mille foiz!
992. En vous est adjoustee foiz,
993. Quant telx enseignes m' aportez.
994. Avecques moy hebergerez
995. Maishuy, je say bien qu' il vous fault,
996. Et si vous donray de cuer baut
997. Les més que Dieu nous a tramis.
LE FILZ.
998. Frere, je feray comme amis
999. Ce que vous me commanderez.
1000. Et, pour l' amour de Dieu, pensez
1001. Que ma besongne soit bien faitte :
1002. Vous vez que l' ennemy me gaite
1003. Et me suit pour mettre en ses las.
PREMIER HERMITE.
1004. Amis, ne t' en esbahis pas;
1005. Il n' avra ja sur toy pouoir.
1006. Alons prendre en nostre manoir
1007. Telx biens con Dieu nous a presté.
LE FILZ.
1008. Je feray vostre volenté.
1009. Alons, de par la mere Dieu.
PREMIER HERMITE.
1010. Or seons cy en cest biau lieu
1011. Et mengons cest precieux més.

LE FILZ.
1012. Je puis bien dire qu(e) onques mais
1013. Si precieux més ne mengeay.
1014. Plus saoul suis quant veü l' ay
1015. Que se touz biens du monde avoie.
1016. Frere, mercy. Se je savoie
1017. En quel point ma besongne va
1018. Du dyable qui m' atent la,
1019. Mon cuer seroit a plus grant aise.
PREMIER HERMITE.
1020. Mon ami chier, ne vous desplaise,
1021. Je say et voy vostre besoing :
1022. Ne soiez ja pour lui en soing.
1023. 8d/ Alez en tout droit ce chemin;
1024. .I. hermite de Dieu affin
1025. Meilleur de moy y trouverez;
1026. De par moy le saluerez
1027. Et li bailliez cest escript cy.
1028. Et je vous creant et afy
1029. Que par lui serés avoiés.
1030. Or faites, si vous exploités;
1031. Vostre besongne est en bon point.
LE FIL.
1032. Ha! vierge, ne me faillez point,
1033. Doulce vierge celestial!
1034. Frere, a Dieu, qui vous gart de mal
1035. Et vous rende ceste bonté!
PREMIER HERMITE
1036. Amis, sachez en a Dieu gré,
1037. Car li bien viennent tout de soy.
1038. Alez a Dieu! Priez pour moy,
1039. Je prieray pour vous aussi.
LE FIL.
1040. Frere, a Dieu, la vostre mercy,
1041. Qui vous envoit santé et joye!

1042. Tres doulce dame, je cuidoie
1043. Ycy acomplir mon voyage,
1044. Et je ray mon pelerinage
1045. Encore a faire plus grevain.
1046. Mais s' il ne devoit cher ne sain
1047. Demourer sur mes os d' entir,
1048. Vierge, si voulray je acomplir
1049. Les voies qui me sont enjointes.
1050. Si vous requier, dame, mains jointes,
1051. Que bien le m' aidez a parfaire.

1052. Je me deüsse de ça traire,
1053. Je croy, devers cel hermitage.
1054. Un hermite voy ou visage.
1055. Je ne say se doy la aler.
1056. Je me vueil yci aviser,
1057. Pour regarder s(e) aler y doy.

MICHIEL.
1058. 9a/ Amis, Dieu soit avecques toy!
1059. Je t' apporte double provende.
1060. Dy a ton hoste qu' il n' entende
1061. A faire ça ne la sejour,
1062. Mais envoie l' en sanz demour,
1063. Sitost que repeüz sera,
1064. La ou Dieu te conseillera.
1065. A Dieu! Fai ce que il te mande.

.II. HERMITE.
1066. Dieu m' envoie moult belle offrande :
1067. Löez en soit il haultement.
1068. J' aray un hoste de sa gent :
1069. A joie soit il cy venuz!

LE FILZ.
1070. Benedicite. Dominus!
1071. A poi que ne suis endormis,
1072. Et si m' est de certain avis
1073. Que vez la ou je doy aler.

1074. Frere, Dieu vous vueille garder!
1075. Aray je hostel pour Dieu meshuy?
.II. HERMITE.
1076. Amis doulx, pour l' amour de lui
1077. Vous ottroy cuer, corps et hostel.
1078. Autre meuble n' autre chatel
1079. N' ay fors que ce que vous ottroy.
LE FILZ.
1080. Frere, grant merciz. Je vous proy,
1081. Gardez se ceste lettre vient
1082. A vous et que dedans contient;
1083. Si ferez vostre courtoysie.
.II. HERMITE.
1084. Amis, par la vierge Marie,
1085. La lettre vient a moy tout droit.
1086. La mere Dieu sa grace ottroit
1087. Vous et celui qui la m' envoie,
1088. Et Dieu, qui par cy vous avoie!
1089. Car tres bien puissez vous venir!
LE FILZ.
1090. Frere, Dieu le vous puist merir!
1091. 9b/ Vueillez ces lettres regarder,
1092. Savoir s(e) ailleurs m' estuet aler,
1093. Car je voy mon jour approuchant.
.II. HERMITE.
1094. Amis, nous dinerons avant
1095. Des biens que Dieu nous a prestez.
1096. Veez les cy touz aprestez.
1097. Seez cy, si en mengerons.
LE FILZ.
1098. Frere, li mes est biaus et bons.
1099. Mengons en. De par Dieu ce soit,
1100. Qui par son doulx plaisir m' ottroit
1101. Grace de son doulx vouloir faire!

.II. HERMITE.
1102. E! Diex, que cest més soef flaire!
1103. Amis, l' avez vous savoré?
LE FILZ.
1104. Frere, j' en ay un po tasté,
1105. Si en suis tres touz raempliz.
.II. HERMITE.
1106. Amis, il sont de paradis :
1107. Cis més est raempliz de grace.

1108. Or est bien droiz que je vous face
1109. Savoir ou vous yrez de cy.
1110. A mon compaignon sanz detry
1111. En irez c' on clame Honnoré,
1112. Que Dieux a ja tant honnoré
1113. Qu' il est plus sages que ne soie.
1114. Vostre besoingne est toute soie :
1115. D' ilecques n' irez en avant.
LE FILZ.
1116. Frere, pour le vray roy poissant,
1117. Je cuidoie cy demourer
1118. Pour ma penitence achever;
1119. Or m' en revois au bout du monde.
.II. HERMITE.
1120. Amis, ainsi est. Vo cuer monde
1121. De touz vices la vierge pure!
1122. Sathans perdera la droiture
1123. 9c/ Que sur vous a a brief termine.
LE FILZ.
1124. Puis que Dieu veult que je chemine,
1125. Je pren a bon gré le travail.
1126. Miex me doy amer se tant vail
1127. Qu' i souvient la vierge de moy.
.II. HERMITE.
1128. Amis, oïl en bonne foy.
1129. Alez, je vous en asseür;
1130. Et si portez en bon eür
1131. A mon conpagnon ceste lettre.
LE FILZ.
1132. Ça! Je la vouldray en sauf mettre.
1133. Frere doulx, a Dieu vous comment.
.II. HERMITE.
1134. Alez a Dieu, mon chier enfant,
1135. Qui vous doint la venir a joie!

LE FILZ.
1136. Celle qui desvoiez avoie
1137. Me vueille a l' ermitte avoier,
1138. La ou se preudons envoier
1139. M' a volu, dont je sui parti,
1140. Cui Diex a ses biens departiz,
1141. Dont j' ay eü bonne partie!
1142. Vierge, com doulce departie
1143. Dieu scet de ses biens departir!
1144. Jamais n' en voulsisse partir :
1145. En grant temps mais n' y partiray.
1146. Or ne sçay de quel part yray.

1147. La voy un homme ou Dieux a part;
1148. Si me vueil traire celle part.
1149. Ha! frere, qui estes partans
1150. Les biens Dieu, vous orrez par temps
1151. Les nouvelles d' un vostre amy.
1152. Mais conseillier m' estuet a my,
1153. Savoir mon se la doy aler;
1154. Si me voulray cy arrester
1155. Tant que j' en seray advisez.

GABRIEL.
1156. 9d/ Honoré, soies baus et liez,
1157. Par la roÿne honnoree,
1158. Qui veult que ta manne doublee
1159. Soit; si la t' envoie par my,
1160. Pour partir a un sien ami
1161. Qui par cy assez tost venra.
.III. HERMITE.
1162. Amis, le roy qui me forma
1163. Soit aourez de cest affaire!
1164. Je sui appareillié du faire
1165. A touz ceulx qui lui font honnour.
GABRIEL.
1166. A Dieu! Il vendra sanz demour.
1167. Pense de lui, se tu m' en crois.
.III. HERMITE.
1168. Amis, moult voulentiers; c' est drois,
1169. Puis que Jhesu Crist le commande.

LE FILZ.
1170. Dieux, j' ay tant sis en ceste lande
1171. Que je m' en say tout traveillié.
1172. Je lairay ce chemin fourchié
1173. Et yray a l' ermite droit.

1174. Sire, li vray Dieux vous ottroit
1175. Pais et grace par sa bonté!
LE .III. HERMITE.
1176. Par la roÿne de purté,
1177. Amis, li bien venu soiez!
1178. Vous n' estes mie desvoiez :
1179. Vous devez droit a moy venir.
LE FILZ.
1180. La mere Dieu, par cui plaisir
1181. C(e) a esté, en soit aouree.
1182. J' ay cy une lettre apportee,
1183. Si com je croy, qui a vous vient.
LE TIERS HERMITE.
1184. Baillez ça donc, frere. Il convient
1185. Que je sache qu' il a dedans.

1186. Il vous convient ouvrer par sens;
1187. Bien say que ceste lettre a dit.
1188. 10a/ Combien avez vous de respit
1189. De l' ennemy qui vous attent?
LE FILZ.
1190. Frere, sachez certainement
1191. Que le terme cherra demain.
1192. Ja si ne savray lever main
1193. Que de lui ne soie hapez,
1194. Se de la vierge confortez
1195. Ne suis et de vous, chiers amis.
LE TIERS HERMITE.
1196. Puis que tu as cuer et corps mis
1197. En garde a la vierge Marie,
1198. Elle te sera vraie amie,
1199. Et je l' en prieray de cuer.
1200. Elle ne fauldroit a nul fuer
1201. Ame qui ait en lui fiance;
1202. Car elle est humble, doulce et franche,
1203. Ce doit chascuns croire et savoir.
1204. Seons cy, si ferons savoir,
1205. Et moy et vous, en oroisons.
LE FILZ.
1206. Sire, vous dites que preudoms.
1207. Le vray Dieu le vous puist merir!
1208. Je feray tout vostre plaisir,
1209. Si comme pour mon sauvement.

1210. Glorieuse vierge, humblement
1211. Vous requier, ce c' est vostre grez,
1212. Qu' en cest jour d' ui me delivrez
1213. De l' ennemi qui cy me chace.
1214. Se vous n' y mettez vostre grace,
1215. Vierge, et de moy n' avez pitié,
1216. Il m' ara ja tantost hapé,
1217. Car plus n' ay respit nuit ne jour.

.II. DYABLE.
1218. Tu m' as fait faire moult grant tour,
1219. Mais je le te venray huy chier.
LE FILZ.
1220. Puissant vierge, vueillez m' aidier,
1221. 10b/ Roïne des cieulx souveraine.
1222. Vers ce dyable qui m' en maine,
1223. Dame, me vueillez garantir!
PREMIER DYABLE.
1224. Elle ne te peut retolir
1225. De nous, s' elle ne veult tort faire.
1226. Avant! faisons lui assez haire;
1227. Ne nous feroit pas tort son filz.
.II. DYABLE.
1228. Ce ne feroit mon, j' en suis fis :
1229. Se sur lui nous en voulions mettre,
1230. Et il s' en voulsist entremettre,
1231. Tout a plain le nous renderoit.
LE PREMIER DYABLE.
1232. Je croy que voirement feroit.
1233. Or li faisons assez hairie!

LE TIERS HERMITE.
1234. E! mere Dieu, vierge Marie,
1235. J' estoie vers vous en priere,
1236. Dame, de grace tresoriere,
1237. Et li dyable sodoyant
1238. M' ont endementiers cel enfant
1239. Que j' avoie envers moy emblé.
1240. Vierge, par vostre humilité,
1241. Secourez le, damme honnoree.

NOSTRE DAME.
1242. Maufé de male denommee,
1243. Retournez, n' alez en avant!
.II. DYABLE.
1244. Que nous alez vous demandant,
1245. Dame? Du vostre n' avons riens :
1246. Cestui n' est mie crestiens,
1247. Et si nous a esté donnez
1248. Avant c' onques fust engendrez,
1249. Si ques vous n' y avez nul droit.
NOSTRE DAME.
1250. Or alez tendre ailleurs vo roit :
1251. A ceste prise avez failli.
1252. Il n' yra en avant de cy
1253. 10c/ Pour vous ne pour vostre pouoir.
1254. Cuidez vous ma mesnie avoir
1255. Ainsi par vostre decepvance?
1256. C' est a vous male mescheance
1257. Se jamais y mettez les mains.
PREMIER DYABLE.
1258. Vez le cy, dame. Més au mains
1259. Yrons nous devant le vray juge,
1260. Vostre filz : s' il le nous forsjuge,
1261. Nous le vous laisserons a tant.
NOSTRE DAME.
1262. Il me plaist bien. Ça, mon enfant,
1263. A moy es : tré te pres de moy.
LE FILZ.
1264. Dame, cuer et cors vous ottroy
1265. Et doing sanz jamais retolir.
1266. Bien doy et vueil vivre et morir
1267. En vostre gracieus service,
1268. Pure vierge, nette, sanz vice.
1269. C' est droiz, car vous m' avez sauvé.
NOSTRE DAME.
1270. Amis, tu m' as servie a gré;
1271. Aussi ont ton pere et ta mere,
1272. Qui moult ont souffert de misere
1273. Puis l' eure que fus engendrez.

1274. Avant, dyable! avant! venez
1275. Devant mon fil en jugement.

1276. Veez le cy ou il nous attent.
1277. Alez faire vostre demande.
.II. DYABLE.
1278. Nous li feron, dame, bien grande.

1279. Juge vray, entendez a nous.
DIEU.
1280. Chiere mere, bien veigniez vous!
1281. Ou avez vous demouré tant?
NOSTRE DAME.
1282. Filz, a rescourre cest enfant,
1283. Que cilz dyables pris avoient.
1284. Sachez pour quoy ilz l' emportoient;
1285. 10d/ Il vous en feront la clamour.
PREMIER DYABLE.
1286. Faites nous droit, sire, en amour,
1287. Se vous voulez, de ceste dame,
1288. Qui nous tolt chascun an mainte ame,
1289. Se nous semble, par son effort.
1290. Ne nous laissiez pas faire tort,
1291. Ou el nous a cestuy osté,
1292. C' on nous a, .xv. ans a, donné,
1293. Et si le nous veult retolir.
DIEU.
1294. Or me dites voir sanz mentir
1295. De ce que bien say comment va :
1296. Cest enfant, qui le vous donna,
1297. Que ma mere vous veult oster?
.II. DYABLE.
1298. Sire, la mere sanz douter
1299. Le nous donna, et si savez
1300. Qu' il fu en pechié engendrez,
1301. Contre foy et contre raison.
PREMIER DYABLE.
1302. Vueillez entendre ma raison,
1303. Vray juges : encor y a plus.
1304. Tant de foiz que la suis venuz,
1305. La dame respit me prioit,
1306. Ne de riens ne contredisoit
1307. Le don qu' elle nous avoit fait;
1308. Ains dist que sanz noise et sanz plait,
1309. S' encor .viii. ans avoit respit,
1310. Que bien vouloit sanz contredit
1311. Que son filz nous fust lors delivres.
NOSTRE DAME.
1312. Avez vous trouvé en voz livres
1313. Le droit que vous cy demandez?

1314. Biau tres doulx filz, or m' entendez :
1315. Ly enfes est vostres et miens.
1316. Nul n' a que donner en voz biens,
1317. S' il n' en est en propre saisine.
1318. Ycelle preude femme fine
1319. 11a/ Qui porta cest valeton cy
1320. N' avoit riens a donner en lui
1321. Ou point que dés lors fist le don.
DIEU.
1322. Je say bien vostre entencion,
1323. Ma chiere mere debonnaire.
1324. Je ne vueil a nulluy tort faire;
1325. Non faites vous, que je bien say.
1326. Vous et au diable droit feray.

1327. Or ça, voulez vous riens plus dire?
PREMIER DYABLE.
1328. Haro! si faison, biau doulx sire.
1329. J' ay dou don qu' elle me fist lettre,
1330. Et me fist mon seel sus mettre.
1331. Regardez se ce fait a croire.
NOSTRE DAME.
1332. Elle ne vault mie une poire.
1333. Baillez la ça, si la verrons.
.II. DYABLE.
1334. Dame, voulentiers le ferons.
1335. Tenez! Regardez la par tout.
NOSTRE DAME.
1336. Vous estes un fol diable estout,
1337. Qui vous faites juge et partie.

1338. Vez cy la lettre despecie,
1339. Dont vous comme mauvais usez.
1340. Vous escripsiez et seellez
1341. Pour la gent mon fil decevoir.
PREMIER DYABLE.
1342. Vous avez fait vostre voloir,
1343. Dame, de depecier no lettre.

1344. Vray juge, vueillez conseil mettre,
1345. S' il vous plaist, a nous delivrer.
DIEU.
1346. Le pere fu il au donner
1347. De l' enfant? Dites verité :
1348. Tantost vous aray delivré.
1349. Le vous ottria il de bouche?
.II. DYABLE.
1350. 11b/ Sire, li faiz et li dons touche
1351. A lui, quant il fu au promettre;
1352. Mais a ce ne voult conseil mettre
1353. Que de lui nous fust ottroiez.
DIEU.
1354. Or m' entendez et vous taisiez,
1355. Se vous en voulez droit oïr.
PREMIER DYABLE.
1356. Oïl, s' il vous vient a plaisir,
1357. Car c' est pour nous bonne nouvelle.


NOSTRE DAME.
1358. Doulx chier filz, vez cy la mamelle
1359. Dont je te norry bonnement.
1360. Si te pri de cuer humblement
1361. Que par ta debonnaireté
1362. Aies de cest enfant pitié,
1363. Doulx chier filz, pour amour de moy.
DIEU.
1364. J' en feray ce que faire doy,
1365. Ma doulce chiere mere amie.
1366. Qui vous ayme, il ne vous het mie;
1367. S' est sage qui vous ayme et croit.
1368. Sathan, je vous dy et par droit
1369. Que la femme n' a que donner
1370. A chose qu' elle ait a garder
1371. Sanz le vouloir de son seignour.
1372. Cist dons est de nulle valour,
1373. Quant son pere ne l' ottria.
1374. Cist enfes si nous demourra;
1375. Vostre paine y avez perdue.
.II. DYABLE.
1376. Las! com maleureuse venue
1377. Et com maleureuse journee
1378. Nous est au jour d' uy adjournee!
1379. Alons men, que dyable y ait part!
PREMIER DYABLE.
1380. Encor sommes nous plus coquart
1381. De nous en estre sur Dieu mis.
1382. Il nous est touz jours ennemis;
1383. Pour sa mere n' en ose el faire :
1384. Si lui faisoit riens de contraire,
1385. Il seroit batuz au retour.
.II. DYABLE.
1386. Alons men sanz faire demour,
1387. Lucifer, ailleurs, je t' em pry.
PREMIER DYABLE.
1388. Voire, que cy avons failly.
1389. Que Dieux en puist avoir maugrez!

LE FIL.
1390. Vierge, vo doulx nom soit löez!
1391. Rose de doulce odour paree,
1392. Mere Dieu, roÿne honnoree,
1393. Bien vous doy loer haultement
1394. Pour ce que m' avez de tourment
1395. Par vostre grace delivré.
1396. Dame plaine d' umilité,
1397. En cuy secour du tout m' apuyz,
1398. Se je crestiennez ne suyz,
1399. Perdu seray et mal bailliz.
NOSTRE DAME.
1400. Je te pri, biau tres doulx chier filz,
1401. Qu' il soit baptisiez en ton nom.
DIEU.
1402. Chiere mere, de vouloir bon
1403. Vueil et doy a vous obeïr.
1404. Pour vostre vouloir acomplir,
1405. En l' eure sera baptiziez.
NOSTRE DAME.
1406. Filz, tu en seras graciez
1407. De la bonne gent et löez.
1408. Or te pri, chier filz, qu(e) Honnorez
1409. Soit cy a son baptizement.
DIEU.
1410. Mere, je l' ottroy bonnement :
1411. Puisqu' il vous plaist, il venra cy.


.III. HERMITE.
1412. Vierge, vueillez avoir mercy
1413. De mon hoste et le me sauvez,
1414. 11d/ Si que de moy soit retrouvez,
1415. Dame, par vostre doulx plaisir.

1416. Je ne say quel voie tenir
1417. Pour le querre, fors ens ou lieu
1418. La ou j' aoure mon bon Dieu.

1419. Il m' est avis que je l' i voy.
1420. Vray Dieu, bien aourer vous doy
1421. Et vous, doulce vierge Marie,

1422. Quant vous avez sauvé la vie
1423. De cel enfant que je queroie.
DIEU.
1424. Frere Honnouré, je n' attendoye
1425. Fors que toy pour lui baptizier.
1426. Fay huille et cresme appareillier,
1427. Dont crestienté li donray.

TIERS HERMITE.
1428. Vray Dieu, touz appareillié l' ay :
1429. Ce vient de vostre voulenté;
1430. Et vez cy l' enfant apresté
1431. Pour crestienté recevoir.
NOSTRE DAME.
1432. Or li faites biau nom avoir,
1433. Mon doulx chier filz, pour vostre  honneur.
DIEU.
1434. Mere, on l' appellera Sauveur,
1435. Pour ce que par vous est sauvez.
1436. Entre vous deux le leverez.
1437. Nommé l' ay. Comment ara nom?
.III. HERMITE.
1438. Sauveur, sire, en vostre nom
1439. L' appelleront la bonne gent.
NOSTRE DAME.
1440. Il ne peut avoir nom plus gent,
1441. Filz; ainsi soit en la bonne heure!
DIEU.
1442. Sauveur, or t' en va, si honneure
1443. Ma mere a ton loyaux pouoir.
1444. Et dés cy te fas assavoir
1445. Qu' en ma gloire te sauveray
1446. 12a/ Se l' aimes et sers de cuer vray.
1447. Je te commans a Dieu mon pere.
1448. Reva voir ton pere et ta mere,
1449. Si les reconforte briement.
1450. Je vueil par le commandement
1451. Mon pere que bien tost y soies;
1452. Si abregeras moult tes voies.
1453. Honnoré, va t' en avec li.
1454. Doulxe mere, alons men aussi.
1455. Vous trois li ferez compagnie.
1456. Alons nous en, mere et amie,
1457. D' autre part es cieulx, moy et vous.
NOSTRE DAME.
1458. Voulentiers, chier filz, ami doulx :
1459. A vostre plaisir vueil ouvrer.


LES ANGES.
1460. Bon fait servir et löer
1461. La mere au vray roy des roys,
1462. Qui pardonne touz desroys.
1463. Fil et mere sanz douter
1464. Bon fait servir et löer.
1465. Li cuer qui voulroit penser
1466. A leur grace en touz endroiz,
1467. Il diroit, ce seroit droiz :
1468. Bon fait servir et löer
1469. La mere au vray roy des roys,
1470. Qui pardonne touz desroys.

LE FILZ.
1471. Li debonnaire Dieu courtoys
1472. C' est de nous doulcement partis.
1473. Löez soit il et beneïs,
1474. Et sa doulce mere honnoree
1475. En soit beneïte et löee
1476. De la grace qu' il m' ont cy faite!
LE TIERS HERMITE.
1477. Puisqu' il plaist Dieu, fai, si t' affaitte,
1478. Amis doulx; si nous en yrons.
LE FILZ.
1479. A la bonne eure! Donc mouvons,

1480. Si ralons par les autres deux
1481. 12b/ Hermites : ce sera no preuz,
1482. Quant Dieu commandé le nous a.
LE TIERS HERMITE.
1483. Alons de par Dieu. Frere, ça,
1484. Venez vous en avecques nous.
SECOND HERMITE.
1485. Voulentiers, frere et amis douls,
1486. Quant plaist Dieu qu' avecques vous voise.
LE TIERS HERMITE.
1487. Raison est que li cuers s' envoise
1488. Qui va la ou Dieu li commande.

1489. Chier frere et amis, Dieu vous mande
1490. Que vous aveques nous veigniez.
LE PREMIER HERMITE.
1491. Seigneurs, les bien venuz soiez!
1492. Vraiement je vous attendoie.
1493. Dieu veult que je face la voie
1494. Avec vous ou païs Sauveur.
LE FILZ.
1495. Ce fait mon, mon tres chier seigneur.
1496. Löez en soit il haultement.


1497. Il nous aime parfaittement,
1498. Quant en si po d' eure nous maine
1499. En une terre si lointaine,
1500. Ou il a bien dix mois d' erreure :
1501. A mains que demy jour ne dure.

1502. Par sa grace et par sa bonté
1503. Nous sommes dedans la cité
1504. Ou mon pere et ma mere mainent.
1505. Je les voy la ou il se painent
1506. De Dieu et sa mere servir.

LA DAME.
1507. Chier fil, bien puissez vous venir
1508. Et toute vostre compagnie!
1509. Puis que je vous revoy en vie,
1510. Toute ma joye renouvelle.
LE SEIGNEUR.
1511. Chier filz, par la vierge pucelle,
1512. Vous soiez li tres bien venuz!
1513. En bonne foy, il n' est homs nulz
1514. 12c/ Qui jamais me puist courroucier.
1515. Alons! Je vous vueil festoier
1516. Touz ensemble, puis me direz
1517. Comment mon filz est eschappez.
1518. Ça, alons en nostre jardin.
PREMIER HERMITE.
1519. Nous le vous dirons de cuer fin,
1520. Sire : c' est bien chose a oïr.
.IIe. HERMITE.
1521. Vous vous devez moult esjouir,
1522. Qui tel filz avez, biau doulx sire.
.IIIe. HERMITE.
1523. C' est voirs. En alant nous fault dire
1524. A haulte voiz, seigneurs, c' est drois,
1525. En loant le doulx roy des roys,
1526. Qui si nous monstre ses vertus :
1527. Te Deum laudamus.
Explicit
.
Ici commence un miracle de Notre-Dame, d'un enfant qui fut donné au diable quand il fut engendré.
[À l'église, devant la statue de la Vierge]
LA DAME
Douce vierge, si cela vous agrée,
veuillez, je vous prie,
me donner la grâce et la sagesse
d'agir, avec votre accord,
de telle façon que je puisse vivre chastement;
par votre bonté,
inspirez mon mari:
quoique je n'aie pas encore l'âge
de m'abstenir pour cause de vieillesse,
en l'honneur de votre noblesse,
je vous ai voué, fleur de lys,
que mon corps ne sera jamais plus un objet de plaisir,
et ce pour vous honorer.
Aussi veuillez m'aider, à cet effet,
chère Vierge, auprès de mon mari;
Autrement je craindrais
de le mécontenter.
NOTRE DAME
Ma chère amie, tu m'as toujours aimée
et servie comme je le voulais,
et tu en as gagné mon amour.
Sache que ton mari
a déjà en lui la volonté
de faire ce que tu promets.
Si tu le fais pour toujours,
je ne te ferai jamais défaut en aucune manière.
Je te recommande à Dieu, douce soeur,
je vais visiter d'autres personnes.
Je ne peux plus demeurer ici;
je te recommande à Dieu, je m'en vais.
LA DAME
Dame des cieux, je vous loue,
en rends grâce et vous remercie cinq mille fois
du fait que vous vous soyez ici
manifestée à moi.
Je remets entièrement entre vos mains
coeur et corps, vouloir et pensée;
qui voudra vous servir de bon gré
ne peut être mal traité.
[De retour chez elle. Elle aperçoit son mari]
Mon seigneur, bienvenu!
Avez-vous été à l'église?
LE SEIGNEUR
Dame, que Dieu me soit en aide,
j'y suis allé ce matin de bonne heure
et j'ai prié Dieu de coeur pur,
ainsi que la Vierge, qui est puissante,
De secourir nos âmes.
Sachez bien que je voudrais
que nous ayons, vous et moi, deux lits séparés;
je m'y suis engagé envers Dieu.
LA DAME
Moi aussi, mon cher seigneur et ami.
Mon voeu est tel
que jamais je ne coucherai plus
charnellement avec un homme;
Je l'ai ainsi promis à Dieu
et à sa chère et douce mère.
Ne me faites pas triste figure.
Puisque nous nous y sommes engagés envers Dieu,
s'il vous plaît, nous observerons notre voeu;
je ne le briserai jamais.
LE SEIGNEUR
Amie, soyez sans crainte;
je tiendrai mon engagement.
Servons Dieu et n'en parlons plus.
S'il lui plaît, nous observerons bien ce voeu.
LA DAME
Mon seigneur, c'est ce que nous ferons,
S'il plaît à la Vierge Marie.
[Du côté de l'enfer, sur la droite de la scène, deux diables parlent entre eux]
LE PREMIER DIABLE
Belzébuth, elle est bien dérangée
la pensée de cette femme,
mère de Dieu, qui, s'en prenant à nous,
ne nous laisse plus aucune âme.
BELZÉBUTH, DEUXIÈME DIABLE
Lucifer, ne vous inquiétez pas,
beau seigneur, et écoutez ce que j'ai à dire:
puisqu'elle nous cause préjudice,
faisons-lui tort aussi.
Ces deux personnes qu'elle a accueillies,
qui lui ont promis chasteté,
avant qu'un mois ne soit passé,
je leur ferai briser leur voeu;
je veux gagner l'enfant
qu'ils engendreront alors.
LE PREMIER DIABLE
Mon doux amis, sois sans crainte,
si tu veux obtenir ma faveur;
je t'aiderai aussitôt.
Nous ne manquerons pas notre coup,
tant nous les tromperons
pour soulever la colère de la mère de Dieu.
Allons de leur côté, si bien brasser
que l'âme de chacun soit à moi.
DEUXIÈME DIABLE
Je ferai si bien en ce sens
que jamais Dieu ne m'en remerciera,
et je ferai ce que je voudrai
de ce couple dont je vous parle.
PREMIER DIABLE
Mets-toi à l'oeuvre, je t'en prie:
par ma foi, je t'en serai reconnaissant.
DEUXIÈME DIABLE
Sachez que je n'aurai de cesse
que lorsque cette besogne sera terminée.
LE PREMIER DIABLE
Prépare-toi, hâte-toi
et pense à bien faire.
SECOND DIABLE
Allons, sans plus tarder;
la tâche sera bien faite.
[Quelque temps après, à la maison du couple]
LE SEIGNEUR
Votre volonté, dame, et la mienne,
c'est de servir la mère de Dieu.
Pour échapper à l'ennemi,
allons faire notre devoir.
LA DAME
Mon cher seigneur, sachez vraiment
que je ne serai pas mécontente de le faire.
[À l'église, devant la statue de la Vierge]
Vierge, porte de paradis,
dame, toi qui portas la portée
qui a apporté la joie sur terre,
veuillez nous mener à bonne fin
et défendre contre l'ennemi,
qui ne cesse de nous tenter
et qui veut greffer en nos coeurs,
dame, le fol plaisir de la chair.
Il ne supporte pas
que mon seigneur et moi fassions lit à part,
ce qui nous permet d'avoir part à votre grâce.
Dame, veuillez nous y tenir
et nous retenir à votre service,
que l'ennemi n'ait sur nous de pouvoir.
[Elle se retire]
LE SEIGNEUR.
Vierge, priez à votre doux héritier,
dame, fontaine de pitié,
qu'il nous donne d'agir suivant sa volonté,
en faisant son service;
car le diable plein de tricherie
me tente nuit et jour.
Dame, par votre sainte douceur,
veuillez me garder de ses pièges,
que je ne tombe pas dans les délices
de la luxure, dont il me tente.
Si vous ne m'aidez pas sur le champ,
je crains d'y être pris;
car je suis sûr et certain,
Vierge, qu'il me suit et me guette.
[De retour chez lui]
LA DAME
Avez-vous payé la dette
que vous devez à la Vierge honorée?
LE SEIGNEUR
Oui, ce matin,
dame, je me suis acquitté envers elle.
LA DAME
C'est bien, seigneur. Maintenant venez donc
à la maison après moi.
LE SEIGNEUR
Dame, par la foi que je vous dois,
je ne suis pas mécontent de le faire.
LA DAME
Mon très cher seigneur, grand merci!
Que la Vierge vous tienne en sa grâce!
[Du côté de l'enfer]
PREMIER DIABLE
Cette affaire est bonne et juteuse:
ne vois-tu pas comme elle progresse?
DEUXIÈME DIABLE
Tout marche à souhait:
Patience, et nous aurons l'un et l'autre.
Je suis si content que je crève
de rire quand j'y pense.
PREMIER DIABLE
Ils seront à nous. Laissons
éclater notre joie en bons scélérats que nous sommes.
DEUXIÈME DIABLE
Je suis tout heureux,
car je sais bien qu'ils y viendront.
PREMIER DIABLE
Allons, laissons donc faire!
Ils tisseront leur destin tout seul
avant même le milieu du jour;
il ne faut plus nous en soucier.
DEUXIÈME DIABLE
Allons! Nous saurons bien retourner
ici, si besoin en est.
[Au domicile conjugal]
LE SEIGNEUR
Vous ne savez pas ce que j'éprouve,
dame, mais je vous le dirai.
Venez ici: je désire
vous parler en secret.
LA DAME
Dites quelle est votre volonté,
mon seigneur; il est juste que je l'écoute.
LE SEIGNEUR
Mon amie, j'aimerais bien
avoir des rapports intimes avec vous, s'il vous plaisait.
LA DAME
Douce mère de Dieu, comment cela se fait-il?
Mon seigneur, qu'avez-vous pensé?
Nous avons voué chasteté
à Dieu ainsi qu'à sa mère.
Qu'il vous en souvienne, je vous en prie,
et pensez à la Vierge pure.
Ne vous souciez pas de l'ennemi,
qui vous tente, j'en suis sûre.
LE SEIGNEUR
Que Dieu me soit favorable,
dame, je ne peux me retenir:
il vous faudra l'endurer,
contre votre volonté.
Je suis fou d'avoir tant tardé
et d'avoir fait ce veu.
LA DAME
Seigneur, je vous serai bien reconnaissante
de vouloir m'épargner cela.
Pour Dieu, allez vous confesser,
car l'ennemi vous excite.
LE SEIGNEUR
Ah! diable! puis-je me contrôler?
Ce sera fait, que vous le vouliez ou non.
LA DAME
Vous êtes un enragé,
quand vous êtes ainsi échaufé.
Je donnerai aux démons
le fruit que je pourrais concevoir de vous.
LE SEIGNEUR
Folle coureuse, je m'oppose
au don que vous avez fait.
Vous vous repentirez de ce don,
beaucoup plus que vous ne pensez.
LA DAME
Je n'y peux rien; dans la colère
parfois on ne sait pas quoi dire.
Ce que j'ai fait, c'est à cause de vous, seigneur:
la faute retombera sur vous!
LE SEIGNEUR
Je n'y peux rien; on verra!
Advienne que pourra!
[Quelque temps plus tard, au même endroit]
LA DAME
Hélas! je dois bien m'alarmer,
quand j'ai ainsi péché.
Je ne trouverai jamais la paix
sans vous, douce Vierge Marie;
j'en suis si inquiète!
Veuillez avoir pitié de moi,
par votre bonté,
ou je serai perdue
pour avoir promis à l'ennemi
le fruit que je peux avoir.
Si vous n'avez pitié de moi,
ce sera ma damnation.
LE SEIGNEUR
Votre voeu était fou,
et j'étais fou de le briser.
Il n'y a rien d'autre à faire que d'implorer
la pitié de la Vierge puissante,
qu'elle nous aide dans cette situation
auprès de son cher fils, le roi des rois.
LA DAME
Ce tort, ce péché, est arrivé,
seigneur, par votre démesure.
Allons en chercher pénitence
où que ce soit, seigneur, sans tarder.
LE SEIGNEUR
Je le ferai par amour pour vous,
dame. Allons! Tournons-nous vers Dieu!
Que la mère deDieu nous accorde
grâce et pardon de ce forfait!
LA DAME
Allons, seigneur. Votre repentir
ne me déplaît pas.
[Du côté de l'enfer]
PREMIER DIABLE
Nous avons obtenu un bon succès
pour ce premier coup;
la dame a été bien prise,
ce dont mon coeur se réjouit,
quand a été brisé leur voeu,
dont la mère de Dieu faisait fête.
DEUXIÈME DIABLE
Les voici en plein désarroi,
puisque nous les avons pris dans nos filets.
PREMIER DIABLE
Suivons-les tantôt de si près
Qu'ils ne pourront nous échapper.
Tu verras que je les attraperai à nouveau
d'un autre tour, si je suis encore là.
[Après neuf mois d'absence, le seigneur et la dame reviennent chez eux et s'arrêtent à l'église]
LA DAME
Vierge puissante, que cette route
m'a été pénible et difficile!
Reine, Vierge pur esprit,
comptez-le nous comme pénitence
et faites, s'il vous plaît, que nous échappions
au châtiment et à l'ennemi.
Ça fait neuf mois que nous n'avons plus mis les pieds ici;
depuis nous n'avons cessé de marcher.
Vierge puissante, veuillez protéger du diable
le fruit que je sens en moi,
que je lui ai donné comme une folle,
afin que je n'en sois pas tourmentée.
La colère m'a troublé la parole,
et mon coeur s'en repent.
Veuillez remédier à notre situation,
dame, par votre doux plaisir.
LE SEIGNEUR
Vierge, par votre bonté,
n'acceptez pas
que l'ennemi ait jamais pouvoir
sur le fruit que j'ai engendré,
même si j'ai fauté contre vous,
ce dont je me repens profondément.
Mère au vrai Dieu, noble reine,
veuillez m'en accorder le pardon
au prix d'une pénitence ou d'un don
au nom du vrai roi puissant,
qui puisse sauver notre enfant,
que l'ennemi ne s'en empare pas.
LA DAME
Mon seigneur, au secours!
Conduisez-moi à la maison rapidement.
Je sens les douleurs de l'accouchement.
Je ne sais pas si j'y arriverai à temps.
LE SEIGNEUR
Si, s'il plaît à Dieu le véritable.
Ma soeur, ne vous effrayez pas:
Marie, la Vierge bénie,
vous aidera s'il lui plaît.
[Arrivant à leur maison]
Ici, ma soeur, asseyez-vous ici
et implorez la Vierge digne.
LA VOISINE
Que Dieu nous aide! Ma chère voisine,
soyez la bienvenue!
Que la Vierge nous soit en aide!
Vous êtes sur le point d'accoucher.
LA DAME
Je le suis certainement. Que Dieu me soit en aide!
Mon seigneur, quittez les lieux.
LE SEIGNEUR
Ma soeur, je m'en vais sans retard,
je prierai Dieu pour vous.
LA DAME
Erembourg, voici notre maison.
Venez ici, aidez-moi un peu.
LA VOISINE
Dame, par la foi que je vous dois,
je le ferai volontiers.
Tenez, mettez sur votre poitrine
la Vie qui est écrite ici;
c'est celle de sainte Marguerite;
vous accoucherez bientôt.
LA DAME
Sainte Marguerite honorée,
dame, veuillez m'aider.
Et vous, mère de Dieu, mon amie,
dame, venez à mon secours.
LA VOISINE
Paix, de par Dieu, paix! Il en est temps.
Dame, vous avez un beau fils.
LA DAME
Vierge, gardez-le de péril.
Glorieuse Vierge honorée,
soyez bénie et louée
de ce gracieux service.
Allez chercher le père, mon amie;
que l'enfant reçoive tout de suite le baptême.
[Apparaît Lucifer]
PREMIER DIABLE
Vous en avez trop tôt parlé,
dame, car cet enfant est à moi.
Il ne sera jamais chrétien:
je l'emporterai tout en mon pouvoir.
LA DAME
Satan, laisse-le vivre
au moins sept ans, pour mon propre plaisir,
car je n'ai plus d'autre enfant.
Je serais d'autant plus furieuse,
si je perdais celui-ci si vite.
Je t'en prie, laisse-moi en profiter.
PREMIER DIABLE
Je l'accorde, à condition que sans faute
je l'aie au bout de sept ans,
et je ferai pour toi sept fois plus
que tu n'oseras demander.
Je ne peux pas rester ici plus longtemps:
garde-le soigneusement.
LA DAME
Ce que je ferai pour sûr,
s'il plaît à la Vierge Marie,
qui me rende, s'il lui plaît, heureuse,
ainsi que son doux fils, en qui je crois.
[Après le départ de Lucifer, la dame s'adresse à sa voisine]
Mettez cet enfant près de moi
et allez chercher son père,
qui sera bien malheureux
quand il entendra ces nouvelles.
LA VOISINE
Elles ne lui plairont certainement pas,
dame, ce qui me désole.
[Elle sort dans la rue pour appeler le père]
Seigneur, venez chez vous:
votre femme a un fils.
LE SEIGNEUR
Loué en soit le Saint-Esprit!
Puisse-t-il être le gardien de mon enfant!
Je m'en vais en courant à la maison
pour faire baptiser mon enfant.
Que Dieu nous aide! Comment allez-vous, dame?
S'il vous plaît, réjouissez-vous:
vous devez vous sentir plus appréciée
maintenant que vous avez un fils.
LA DAME
Seigneur, Dieu en soit loué!
De ce côté, ça va bien, mais d'un autre côté mal,
à cause d'un diable criminel
qui est venu chercher votre enfant.
LE SEIGNEUR
Dieu puisse-t-il s'en entremettre!
Dame, le diable ne l'a pas pour autant.
LA DAME
Seigneur, il l'aurait tout de suite
étranglé bien certainement,
si je ne lui avais pas promis
que jamais nous ne le ferions baptiser.
C'eût été un bien grand malheur
si je l'avais ainsi perdu;
mais j'ai promis au diable
que, s'il m'en donnait un répit de sept ans,
jamais il ne serait baptisé.
Il faut vous en satisfaire: je n'ai pas pu faire mieux.
LE SEIGNEUR
Ma douce et bonne dame,
vous avez fait preuve de jugement.
Prions Dieu que, par sa bonté,
il veuille nous conseiller.
Il faut que nous l'envoyions
loin d'ici, pour le faire élever:
cette femme, à son gré,
le gardera à la ville,
où on lui rendra visite,
vous et moi, chaque semaine;
et la reine souveraine
nous soutiendra s'il lui plaît.
LA DAME
Mon seigneur, par ma foi, il me plaît
que cette femme le garde;
car de visage il n'y a pas d'enfant plus doux
que celui-ci.
LA VOISINE
Dame, que Dieu vous protège,
je le garderais très volontiers
si je n'avais peur de l'ennemi,
qu'il ne vienne me l'enlever;
car j'aurais trop à souffrir
de vos reproches, s'il me l'enlevait à nouveau.
LA DAME
Erembourg, il ne viendrait jamais
avant sept ans:
c'est le répit qu'il m'a donné.
Élevez-le courageusement.
Il y a maintenant un mois
que l'ennemi me l'accorda.
Nous irons à la ville
dès que j'aurai été à la messe.
Il a promis qu'il ne viendra pas
avant que l'enfant n'ait atteint l'âge de raison.
Allez m'amener
deux ou trois de vos voisines;
nous irons à l'église, comme il convient,
où je me ferai dire la messe de relevailles.
LA VOISINE
Dame, je pars tout de suite.
Allons!
[Elle revient ensuite avec plusieurs voisines]
Dame, en voici plusieurs.
La messe est sonnée à Saint-Meen
et sera bientôt chantée.
LA DAME
Allons! Que la Vierge honorée
nous donne de l'entendre en son honneur!
Grand merci, dame!
[À la fin de la messe, elle retourne auprès de son mari]
Seigneur,
Il est temps de porter cet enfant
à la ville où il doit aller,
là où nous le ferons élever.
LE SEIGNEUR
Dame, allons à votre plaisir.
Erembourg, prenez cet enfant
en l'honneur du beau roi puissant,
que vous puissiez en faire bonne garde.
LA VOISINE
Puisse la bonne Vierge nous l'accorder,
que nous en ayons entièrement satisfaction.
[Elle prend l'enfant]
C'est fait; montrez-nous le chemin.
Que Dieu nous accorde un bon sort!
LA DAME
Amen! et qu'il veuille nous protéger
du piège de l'adversaire!
Mon enfant, je veux t'embrasser
toutes les fois que je te verrai.
Allons! Je vous accompagnerai
au moins jusqu'au bout de la ville.
[À la limite de la ville]
LE SEIGNEUR
Maintenant retournez, dame Sibylle;
allez garder notre maison.
[Plus tard, à l'église]
LA DAME
Je recommande ma progéniture
au saint sacrement de l'autel.
Douce reine, vierge pure,
fontaine de miséricorde,
réconcilie-moi, ainsi que mon seigneur,
à ton cher fils,
nous qui avons péché envers lui
et envers toi, Vierge gracieuse,
humble, bonne, miséricordieuse.
Prie-lui, en vérité,
de garder mon enfant
de l'ennemi et de ses pièges.
La colère et le chagrin m'ont abattue,
et je mourrai dans la tristesse,
Vierge, si tu n'y mets secours
par ta puissance, douce Marie.
[Au paradis]
NOTRE-DAME
Accompagne-moi, Gabriel,
et toi, mon cher ami Michel.
GABRIEL
Glorieuse dame du ciel,
nous ferons votre volonté.
MICHEL
Il convient que nous soyons prêts
à obéir à tes doux commandements.
RONDEL
Très douce Vierge puissante,
il est bon de vous aimer
sincèrement, joyeusement.
Vous aidez chacun.
Très douce Vierge puissante,
votre secours est immense:
en terre et en mer
on doit vous louer.
Très douce Vierge puissante,
il est bon de vous aimer
sincèrement, joyeusement.
[Descendue sur terre, la Vierge apparaît à la dame]
NOTRE-DAME
Ma soeur, je viens te visiter,
car j'ai pitié de toi:
tu as une si grande confiance en moi
que je ne dois pas t'abandonner.
LA DAME
Dame, soyez la bienvenue
puisque vous avez voulu apparaître
à une pauvre créature
comme moi, reine pure;
je ne pensais pas en valoir autant la peine.
Vierge pure, si pendant cent mille ans
je vous avais encore servi cent mille fois
mieux que je ne l'ai fait,
je n'aurais pas mérité,
Vierge, cette si grande grâce.
NOTRE-DAME
Ne t'effraie pas, douce amie;
je prierai mon fils pour toi.
Sache, pour l'amour que tu me portes,
que ton fils apprendra quatre fois plus
en sept ans qu'aucun autre enfant.
Et sache qu'il sera
plus grand, en deux ans et demi,
qu'un autre en sept ans.
Tourne tes pensées vers Dieu!
Je repars au paradis.
[Elle retourne au ciel]
LES ANGES
RONDEL
Reine, celui qui peut vous entendre et vous voir
doit être transporté de joie
dans ce qu'il fait et ce qu'il dit.
Il est comblé de grâce,
reine, dans ce qu'il fait et ce qu'il dit,
celui qui vous aime et sert avec constance,
car vous lui faites obtenir
paix et grâce auprès de votre doux fils.
Reine, celui qui peut vous entendre et vous voir
doit être transporté de joie
dans ce qu'il fait et ce qu'il dit.
[À l'église]
LA DAME
On ne peut rester dans la douleur,
douce Vierge, noble reine,
si on se fie à votre secours.
Je peux bien le savoir dans mon cas.
[Sept ans plus tard, au domicile du couple]
LE SEIGNEUR
Dame, vous avez bien raison
de servir la Vierge Marie.
Votre fils (Dieu le bénisse!)
est déjà bien transformé.
LA DAME
Louée en soit tout haut
la Vierge puissante, qui en est la cause!
Elle fait pour nous plus que nous ne pouvions souhaiter
ou que nous ne l'avons mérité.
LE SEIGNEUR
Dame, dites-moi, je vous prie:
Quel nom pourrions-nous lui donner?
Nous n'osons pas le baptiser
et lui donner un nom chrétien.
LA DAME
J'en laisserai décider la dame
qui est mère au vrai roi du paradis.
Il n'aura d'autre nom que "beau fils",
pour moi, tant qu'il ne sera pas baptisé.
LE SEIGNEUR
Dame, je suis d'accord; il en sera ainsi
puisque vous l'avez dit.
LA DAME
Si je le tenais un peu,
mon seigneur, je l'embrasserais,
et mille fois si je pouvais;
car je ressens une si grande douleur,
quand je vois approcher le jour
que l'ennemi doit l'avoir,
qu'il me semble, à dire vrai,
que mon coeur va se briser.
Sans le doux souvenir
de la reine glorieuse,
je serais morte d'une façon honteuse;
mais sa grâce me soutient.
LE SEIGNEUR
Ma chère dame, il nous faut
attendre la grâce de Jésus-Christ.
Vous risqueriez d'en mourir,
si notre fils était près de vous;
aussi vaut-il bien mieux
le laisser encore à la ville.
LA DAME
Vierge, il me semble qu'on me perce le coeur
d'un couteau, quand j'en entends parler.
Si vous ne m'aidiez pas à supporter
ma douleur, je serais perdue.
LE SEIGNEUR
Je m'en vais, car je ne pourrais pas
endurer de vous voir souffrir.
Je vais prier la Vierge
de vous rendre la tranquillité d'esprit.
LA DAME
Allez prier, seigneur,
de toutes vos forces.
[Au terme fixé, apparaissent les deux diables]
DEUXIÈME DIABLE
Par ici, dame, il faut que nous ayons
votre fils; il en est vraiment temps:
il y aura demain sept ans
que vous avez obtenu le délai.
LA DAME
Pauvre de moi! Vous avez dit vrai;
depuis je n'ai plus connu la joie.
Mais si vous pouviez faire
que je garde mon fils encore huit ans sans plus,
je vous promets, Belzébuth,
de laisser Lucifer faire
ce qu'il voudra, sans essayer
d'obtenir de lui une autre faveur.
DEUXIÈME DIABLE
Vous pourriez le savoir assez vite:
le voici qui vient après moi.
PREMIER DIABLE
Dame, avez-vous bien profité,
pendant sept années, de votre fils, qui nous appartient?
Pourquoi est-ce que vous ne nous le livrez pas?
Allez-vous le refuser?
DEUXIÈME DIABLE
Non, seigneur, elle veut plutôt vous prier,
et je me joins à sa prière,
de lui laisser l'enfant
encore huit ans seulement.
Elle vous promettra
de ne plus jamais vous en prier
et de vous en laisser décider
à votre gré.
PREMIER DIABLE
Je veux avoir cela par écrit et scellé,
si je le fais, de mon propre sceau.
LA DAME
Je l'accorde, irrévocablement;
je ferai tout mon possible.
PREMIER DIABLE
Écris ce qu'elle me promet,
et j'apposerai mon sceau.
DEUXIÈME DIABLE
C'est fait. Tenez! Allons-nous-en,
car nous avons affaire ailleurs.
Tenez la cire, que je me hâte;
apposez votre sceau et puis nous partirons.
PREMIER DIABLE
Dame, nous vous recommandons
de bien garder cet enfant,
sans le faire baptiser,
comme vous me l'avez promis.
LA DAME
Allez-vous-en, soyez sans crainte:
j'agirai comme je devrai le faire.
[À l'église, devant la statue de la Vierge]
LE SEIGNEUR
Vierge, je vous prie d'un coeur sincère
que vous ayez pitié
de ma femme et que vous la protégiez du danger,
s'il vous plaît, elle et sa progéniture.
C'est par ma faute
qu'elle souffre ainsi,
Vierge; n'acceptez jamais
que l'ennemi l'emporte sur eux.
[De retour chez lui]
LA DAME
Seigneur, vous avez beaucoup de chance
de ne pas avoir été ici.
Les diables m'ont tellement harcelé
que je ne sais plus quoi faire.
LE SEIGNEUR
Ah! douce vierge miséricordieuse,
ils sont donc venu chez nous?
Je serais devenu fou
si j'étais resté ici.
LA DAME
Ils ont réclamé notre fils;
ils ont voulu le prendre par force.
Ils ont dit, et ils disaient vrai,
que demain viendrait le terme
du délai qui m'avait été accordé;
et moi, j'ai tant prié et supplié
qu'ils m'ont fixé une nouvelle échéance dans huit ans.
S'ils veulent alors l'emmener,
je ne pourrai pas le leur refuser.
Puisse la mère au vrai doux roi de gloire
nous aider à ce moment-là!
Car elle ne m'aurait pas secourue,
je serais devenue folle
aujourd'hui, sachez-le,
à cause de ces affreux démons,
qui m'ont tant tourmentée.
LE SEIGNEUR
La Vierge puissante en soit louée!
Il est juste que nous la servions avec ferveur.
Je vous prie, ma douce soeur,
pour Dieu, de me pardonner
les malheurs qui vous arrivent à cause de moi
et que vous ne méritiez pas.
LA DAME
Que Dieu vous le pardonne,
comme je le fais de bon coeur.
Nous devons supporter de gaîté de coeur
la douleur que nous avons l'un à cause de l'autre.
Pour l'amour de Dieu, préparons-nous
à protéger notre enfant
avant que n'arrive l'échéance,
qu'il n'ait rien à craindre des démons.
[Sept ans après]
LE SEIGNEUR
Dame, il a déjà tellement grandi
- Dieu le bénisse! - et tant forci
qu'on lui donnerait quinze ans ou plus.
Il se met à l'étude des lettres,
si bien que chacun s'étonne
du sens que Dieu a mis en lui.
LA DAME
Allez le chercher, doux amis,
et disons-lui ce qui nous est arrivé.
Puisqu'il a une telle connaissance des textes,
comme vous dites, et qu'il est si intelligent,
peut-être trouvera-t-il le moyen
d'assurer son salut
mieux que nous ne pourrions faire,
avec tous nos efforts.
LE SEIGNEUR
Par la douce Vierge puissante,
s'il plaît à Dieu, vous avez dit vrai.
Je vais le chercher sans tarder
et vous l'amènerai
le plus vite que je pourrai;
pourvu que vous ne vous tourmentiez pas,
quand vous l'aurez près de vous,
sinon je ne l'emmènerais pas.
LA DAME
Mon seigneur, par saint Nicolas,
je m'en garderai bien si je puis.
LE SEIGNEUR
Que la Vierge, qui est notre refuge,
vous en accorde la grâce,
et qu'elle donne à notre enfant l'occasion
de se faire baptiser.
[Il va chercher son fils à la ville, puis revient chez lui]
Dame, je vous l'ai amené,
votre fils. Est-il beau et grand!
On dirait qu'il a vingt ans,
tant il est grand et fort.
LA DAME
Soyez le bienvenu, mon beau et doux fils.
J'ai beaucoup tenu à vous voir.
LE FILS
Mère, bonjour!
Je ne vous ai jamais vue, à mon avis,
depuis ma naissance,
et je ne sais pas si c'est vous.
LA DAME
Si, par ma foi, mon doux amis.
Je vous ai porté dans mes flancs
et jamais, depuis que vous êtes né,
je n'ai eu de joie au coeur.
LE FILS
Je n'en aurai pas non plus pour rien que je puisse entendre,
je vous le dis, mon très cher père,
et à vous qui êtes ma mère,
car on m'a appelé juif
et paien là où j'ai été;
aussi je m'engage à ne jamais manger
avant de savoir
si je suis chrétien ou non
et avant de savoir la raison
pour laquelle votre coeur ne connaît plus la joie.
LE SEIGNEUR
Beau fils, je ne me garderais, pour rien au monde,
de vous en dire la vérité.
Par la foi que je dois à saint Eustache,
vous n'êtes pas baptisé;
car avant que vous n'ayez été engendré,
votre mère, que voici,
s'abandonnant à sa colère,
vous a donné et livré à l'ennemi.
LE FILS
Veuillez donc me dire, beau doux père,
dans quelles circonstances et comment
c'est arrivé; sinon jamais je ne connaîtrai de repos
jusqu'à tant que je le saurai.
LE SEIGNEUR
Fils, je suis prêt à te le dire.
Ta mère et moi, nous avions promis,
à la mère de Dieu et à son cher enfant si doux,
de rester chastes.
Mais l'ennemi m'a induit en tentation
et m'a fait briser mon voeu;
alors ta mère, blessée
d'avoir brisé ce voeu par ma faute,
a donné au diable le fruit
qu'elle concevrait de moi.
Et puis quand est arrivé le moment pénible
des douleurs de l'accouchement,
le diable est survenu à bride abattue,
qui voulait te prendre et saisir.
Mais Dieu n'a pas voulu le laisser faire,
ni la douce Vierge Marie,
qui t'a secouru et ta mère,
et lui a donné la force d'endurer
les douleurs qu'elle a eu à supporter.
On a voulu alors te baptiser;
le diable sans tarder
a déclaré que, si l'on te baptisait,
il t'étranglerait ainsi que ta mère.
Il est revenu à la charge, on l'a bien vu,
au bout de la septième année
et a réclamé ce qu'on lui avait promis.
Tu peux donc être sûr
que ta mère n'a plus connu la joie depuis.
Celle qui est fontaine et puits
de grâce et de miséricorde,
qui réconcilie à Dieu les pécheurs,
a depuis si bien fait, encore une fois,
que le diable t'a octroyé un répit de huit ans.
Beau et doux fils, je t'ai maintenant dit
toute la vérité.
Vois donc comment remédier à ta situation!
LE FILS
Père, louons-en
la Vierge miséricordieuse!
La dernière année que je dois avoir de répit,
quand est-ce?
LA DAME
Fils, je vous le dirai tout de suite,
car ça me concerne.
LE FILS
Dites-moi donc, de votre bouche,
mère, quand cela devra être.
LA MÈRE
Mon cher fils, je ne le dirai pas à un clerc ou à un prêtre,
mais à toi
et à ton père, que voici.
Ça fera demain quatorze ans
que j'ai accouché de toi dans la souffrance;
tu n'as plus qu'un an à passer
avant que je ne te livre au diable
sans plus un jour ni même une heure de répit.
LE FILS
Priez donc Dieu qu'il me secoure,
ainsi que la douce Vierge Marie;
car dorénavant
je ne passerai jamais plus qu'une nuit au même endroit
jusqu'à ce que j'arrive à Rome
et que je sois baptisé.
Je vais tout de suite prendre la route.
Adieu! Je ne veux plus demeurer.
LA DAME
Mon très cher fils, quelle douleur
que vous me quittiez!
Je prie la mère du vrai fils de Dieu
qu'elle me permette de vous revoir dans la joie.
LE FILS
Mère, adieu! Plus je m'attarderais,
plus vous auriez de peine!
Père, adieu;
priez pour moi, comme je prierai pour vous.
LE SEIGNEUR
Je vous recommande aussi à Dieu,
mon cher fils et doux ami, jusqu'à ce que nous nous revoyions.
[Départ du fils]
Hélas! j'ai bien raison de m'affliger
quand je perds par mon péché
le fruit que j'avais gagné;
je n'en accuse personne d'autre que moi.
LA DAME
J'aurais préféré avoir été cocue,
mon seigneur, plutôt que dans cette situation.
Si nous avons perdu notre fils,
nous serons damnés pour ce péché.
LE SEIGNEUR
Hélas! j'aurais mieux fait de ne pas naître,
dame, s'il devait en être ainsi.
Mais Dieu, qui trône en haut et voit au loin,
le protègera, s'il le veut,
ainsi que la Vierge, en qui il s'incarna,
elle que je sers et servirai toujours,
tant que je vivrai,
d'un coeur loyal sans regret.
LA DAME
Seigneur, puisse Dieu vous retenir,
tout comme la Vierge, en son doux service!
Nous serons misérables et stupides
si nous ne la servons pas fidèlement.
Pour l'amour que nous leur portons, je vous prie
que nous agissions en gens sensés:
allons en pèlerinage
à Boulogne par amour pour eux,
puis en un ou deux autres sanctuaires,
afin qu'ils nous accordent, par leur bonté
et leur grande miséricorde,
de revoir notre enfant en bonne santé.
LE SEIGNEUR
Dame, je le veux bien.
Fermez la maison, de par Dieu, et partons.
[Quelques instants plus tard]
LA DAME
Mon seigneur, c'est fait. Allons-y,
de par la Vierge glorieuse.
[Leur fils, arrivé à Rome, prie Notre-Dame]
LE FILS
Dame, reine précieuse,
royale au-dessus de toutes
et loyale plus que toute autre,
fontaine abondant en grâce,
secourable à tous les pécheurs
qui ont en vous une ferme croyance
et se repentent de leurs fautes,
Vierge digne, dame miséricordieuse,
bienveillante plus que toute autre,
pierre précieuse, vrai rubis,
saphir clair, noble diamant,
émeraude véritable, topaze,
dont la vertu surpasse toute autre,
élevée au-dessus de toutes les autres,
porte et entrée de paradis,
donnez-moi le goût et la volonté
de vous servir toute ma vie,
et faites par votre puissance,
malgré le préjudice que je subis,
que je puisse trouver conseil,
dame, pour me guider
afin d'être baptisé
et, ô Vierge, d'échapper complètement
au pouvoir de l'ennemi.
[Un peu plus tard, au palais du pape]
Seigneurs, pour l'amour de saint Martin,
laissez-moi parler à notre saint père.
PREMIER SERGENT D'ARMES
Vous ne pouvez pas lui parler, mon frère.
Maintenant reculez!
DEUXIÈME SERGENT D'ARMES
Tire-toi là ou je te frappe!
Tu ne t'y montreras pas encore.
LE FILS
Seigneurs, pour la Vierge Marie,
prenez chacun, de moi,
un grand florin comptant,
pour me guider vers lui.
PREMIER SERGENT D'ARMES
Mon ami, que Jésus me soit témoin,
vous en donnerez deux à chacun
ou vous n'irez pas plus loin;
soyez-en sûr et certain.
DEUXIÈME SERGENT D'ARMES
Vous n'y passerez pas pour moins,
mon ami, soyez-en sûr.
Si vous nous les refusiez,
vous n'y passerez pas de tout le mois.
LE FILS
J'en donnerais à chacun trois
plutôt que de m'attarder ici.
Laissez-moi passer, je vous en prie,
vous en aurez chacun deux: tenez!
PREMIER SERGENT D'ARMES
Ils sont bons, mon ami: passez.
[Ils arrivent devant le pape]
Ho! à partir d'ici n'avancez plus!
LE FILS
Saint père, pour le roi puissant,
prêtez l'oreille à ce pécheur.
LE PREMIER CARDINAL
Dis, mon enfant, dis sans crainte
ce que tu veux, et on t'écoutera.
DEUXIÈME CARDINAL
Quel péché t'a conduit ici?
Dis-le haut à notre saint père.
LE FILS
Cher saint père, j'ai père et mère:
en leur jeune âge ils servaient
Dieu et aimaient tellement sa mère,
longtemps avant ma naissance
et avant ma conception;
ils les ont tellement servis et aimés
que pour eux ils ont fait voeu de chasteté;
ils se sont conduits ainsi pendant longtemps.
À cette époque le diable
alla tenter mon père
et lui mit au coeur
le désir du plaisir de la chair:
il vint à ma mère dans son lit,
tout excité,
la veille de la Nativité;
contre la volonté de ma mère, il coucha avec elle.
Furieuse et abattue,
pour le voeu qu'il lui fit briser,
elle donna à l'adversaire le fruit
qu'elle concevrait
et que mon père engendrerait cette nuit-là.
Seigneur, c'est alors que je fus engendré.
Après le jour de ma naissance,
l'ennemi, à qui j'étais donné et promis,
vint me chercher,
saint père, comme vous pouvez entendre,
et je ne fus pas baptisé:
l'ennemi ne voulut pas le permettre.
Et ma mère, pour m'élever,
obtint de lui un répit de sept ans.
Puis la durée de ce délai s'écoula,
cher saint père,
Alors par mépris l'ennemi
vint me chercher pour m'emporter.
Ma mère, comme on peut le penser,
fut abattue; cependant elle le pria
d'accorder encore un délai de huit ans,
et j'en suis à la dernière année.
Saint père, je veux vous prier,
pour Dieu, de me conseiller
afin que je reçoive le baptême
et que j'échappe à l'ennemi.
LE PAPE
Beau fils, il te faut trouver
conseil et secours rapidement.
L'ennemi te suit, qui attend
le moment fatidique.
Je veux t'envoyer à un prêtre,
un ermite, mon confesseur,
à qui le vrai Dieu fait tant d'honneur
qu'il lui transmet ce dont il se nourrit.
Tu lui porteras cette missive.
Je t'absous des péchés
que tu as commis envers Dieu,
pour la grande peine qui t'accable
et pour l'ennemi qui te harcèle.
Tiens! Salue-le de ma part.
LE FILS
Saint père, je vous prie, pour Dieu,
de me trouver quelqu'un qui m'y conduise.
LE PAPE
Personne n'en connaît le chemin, sinon Dieu.
Ami, recommande-toi à lui;
Tu auras beaucoup de peine et de difficulté
jusqu'à ce que tu sois parvenu là-bas.
LE FILS
Seigneur, Jésus en soit loué!
Puisqu'il lui plaît, je suis d'accord.
Donnez-moi votre bénédiction
et je m'en irai.
LE PAPE
Beau fils, je le ferai volontiers
pour Dieu, qui puisse te protéger.
Prie donc Jésus-Christ pour moi;
je prierai pour toi aussi.
In nomine patris et filii
et spiritus sancti.Amen

LE FILS
Saint père, que Dieu vous soit favorable!
Adieu! Je m'en vais.
[Départ de l'enfant]
PREMIER CARDINAL
Que Dieu, qui est mort pour nous sur la croix,
puisse protéger cet enfant!
Car s'il ne le prend pas en pitié,
il est perdu par la faute de ses parents.
DEUXIÈME CARDINAL
Que le doux Jésus le protège!
Il n'est pas encore mort ni pris:
il est sage et instruit
et a en Dieu entière confiance.
LE PAPE
Puisse le fils de Dieu le préserver du supplice!
C'est un enfant à la foi profonde.
Allons nous détendre un peu les jambes
là-dedans, dans notre chapelle,
et prier la Vierge pucelle
de lui permettre de réussir.
PREMIER CARDINAL
Amen! Que Dieu le lui accorde
ainsi que la douce Vierge Marie!
DEUXIÈME SERGENT D'ARMES
Bonnes gens, s'il vous plaît,
écartez-vous un peu.
PREMIER SERGENT
Attention ou on vous battra
si vous ne reculez pas.
[Quelque temps après, sur la route]
LE FILS
Vrai Dieu, soyez loué,
et vous, douce Vierge puissante,
des grandes peines et des souffrances
que j'ai endurées en ce chemin!
Je vous demande et prie
de bien vouloir me guider,
Vierge, là où je dois aller,
car je ne sais de quel côté je dois aller.
Je veux me reposer un peu,
car je suis très fatigué.
[L'archange Gabriel arrive chez l'ermite]
GABRIEL
Frère, réjouis-toi:
tu auras, aujourd'hui, de la compagnie.
Aussi Dieu t'envoie-t-il
double ration de fruits et d'autres choses à manger.
PREMIER ERMITE
Messager de Dieu pur et net,
soyez le bienvenu!
Je sais bien maintenant que le doux Jésus
m'aime, puisqu'il m'envoie un compagnon.
GABRIEL
Frère, je reprends ma route.
Fais ton possible pour l'aider.
[Il retourne dans les cieux]
PREMIER ERMITE
Vrai Dieu, j'ai beaucoup de chance
quand il vous souvient tant de moi
que vous m'envoyez votre ami.
Il est juste que j'en sois comblé de joie.
[Sur la route: le fils, après s'être reposé, se remet en
marche]
LE FILS
Mère de Dieu, il est temps de bouger;
j'ai, je le crois, une grande étape à faire.
Vierge courtoise et miséricordieuse,
faites que je trouve cet ermite,
le confesseur de notre saint père,
Vierge élevée au-dessus de toutes.
[Un peu plus tard, arrivant chez l'ermite]
Je vois là, à mon avis, un frère
ermite au milieu de ces arbres au feuillage épais;
si c'est lui, Dieu m'aura écouté.
Je vais au moins aller lui parler.
Frère, que Dieu vous accorde
paix, santé et bonne vie!
PREMIER ERMITE
Et qu'il vous bénisse, mon ami!
Qu'avez-vous à faire par ici?
Il me paraît bien ennuyeux
de vous voir arriver.
Ça fait trente-deux ans, sans mentir,
que je n'ai plus vu personne avant votre venue.
Quand je m'en vais parfois chez le pape,
je n'y rencontre ni homme ni femme.
Si vous croyez en Notre-Dame
et en Dieu, approchez.
LE FILS
Frère, sachez bien que je crois
en la glorieuse Vierge pure.
Regardez donc cette missive;
je crois qu'elle vient à vous.
[La lettre arrive dans les mains de l'ermite]
PREMIER ERMITE
Soyez le bienvenu, mon doux amis,
cent et deux cent mille fois!
Je peux avoir vraiment confiance en vous
quand vous m'apportez une telle preuve.
Vous logerez avec moi
aujourd'hui, je sais que vous en avez besoin,
et je vous donnerai avec joie
les mets que Dieu nous a transmis.
LE FILS
Frère, je ferai, comme un bon ami,
tout ce que vous me commanderez.
Et, pour l'amour de Dieu,
pensez à mener à bien mon affaire:
vous voyez que l'ennemi me guette
et me suit pour me jeter dans ses filets.
PREMIER ERMITE
Ami, ne t'en effraie pas;
il n'aura jamais de pouvoir sur toi.
Allons prendre dans notre maison
les biens que Dieu nous a fournis.
LE FILS
Je ferai votre volonté.
Allons, de par la mère de Dieu.
PREMIER ERMITE
Asseyons-nous ici, dans ce bel endroit,
et mangeons cette précieuse nourriture.
[Un moment après]
LE FILS
Je peux bien dire que jamais
je n'ai mangé de nourriture aussi délicate.
Je suis plus rassasié en la voyant
que si j'avais tous les biens du monde.
Frère, merci. Si je savais
où en est mon affaire
avec le diable qui m'attend là,
je me sentirais beaucoup mieux.
PREMIER ERMITE
Mon cher ami, rassurez-vous,
je connais et vois bien votre situation:
ne vous en faites pas.
Suivez ce chemin tout droit;
vous y trouverez un ermite familier de Dieu,
meilleur que moi;
vous le saluerez de ma part
et lui remettrez cette missive.
Je vous garantis et assure
qu'il vous mettra sur la bonne voie.
Maintenant allez, hâtez-vous;
votre affaire évolue favorablement.
LE FILS
Ah! Vierge, ne me faites pas défaut,
douce Vierge céleste!
Frère, à Dieu! puisse-t-il vous protéger du mal
et vous rendre cette bonté!
PREMIER ERMITE
Ami, remerciez-en Dieu,
car les biens viennent tous de lui.
Allez à Dieu! Priez pour moi.
je prierai pour vous aussi.
LE FILS
Frère, à Dieu! Grand merci.
Puisse-t-il vous envoyer santé et joie!
[Il se remet en route]
Très douce dame, je pensais
terminer ici mon voyage,
et il faut que je reprenne ma route,
qui sera encore plus pénible.
mais même s'il ne devait plus rester
de chair ou de gras sur mes os,
Vierge, je voudrai cependant accomplir
ce qui m'est prescrit.
Je vous demande, dame, les mains jointes,
de m'aider à mener ma tâche jusqu'au bout.
[Il arrive près d'un ermitage]
Je devrais me diriger,
je pense, vers cet ermitage.
J'aperçois un ermite, à son visage.
Je ne sais pas si je dois y aller.
Je vais m'arrêter ici,
pour voir si je dois m'y rendre.
[Saint Michel descend des cieux et apparaît à l'ermite]
MICHEL
Ami, que Dieu soit avec toi!
Je t'apporte une double ration.
Dis à ton hôte de ne pas songer
à traîner çà ou là,
mais envoie-le sans retard,
dès qu'il sera rassasié,
là où Dieu te le conseillera.
Adieu! Fais ce qu'il te demande.
[Départ de saint Michel]
DEUXIÈME ERMITE
Dieu m'envoie une bien belle offrande:
Loué en soit-il hautement.
J'aurai comme hôte un des siens:
que sa venue nous apporte la joie!
[L'enfant se relève après quelques minutes de pause]
LE FILS
Benedicite. Dominus!
Je suis presque endormi,
et pourtant je suis sûr
que voilà où je dois aller.
[Il s'approche de l'ermite]
Frère, que Dieu vous protège!
M'hébergerez-vous, pour Dieu, aujourd'hui?
DEUXIÈME ERMITE
Doux ami, par amour pour lui,
je vous offre ma personne et mon logis.
Je n'ai d'autre bien ni d'autre possession
que ce que je vous offre.
LE FILS
Frère, grand merci! Je vous prie,
regardez si cette lettre vient
à vous; voyez ce qu'elle contient
et vous me rendrez service.
DEUXIÈME ERMITE
Ami, par la Vierge Marie,
la lettre vient directement à moi.
Que la mère de Dieu vous accorde sa grâce
et à celui qui m'envoie la lettre,
ainsi que Dieu, qui vous conduit par ici!
Soyez vraiment le bienvenu!
LE FILS
Frère, que Dieu vous le rende!
Veuillez lire cette lettre,
pour que je sache si je dois aller ailleurs,
car je vois le terme approcher.
DEUXIÈME ERMITE
Ami, nous prendrons d'abord notre repas
avec ce que Dieu nous a fourni.
C'est là, tout apprêté.
Asseyez-vous et nous mangerons.
LE FILS
Frère, cela m'est bel et bon.
Mangeons. Que ce soit de par Dieu!
Puisse-t-il m'accorder de son gré
la grâce de faire sa douce volonté!
[Ils commencent leur repas]
DEUXIÈME ERMITE
Eh! Dieu, que ce mets sent bon!
Ami, l'avez-vous dégusté?
LE FILS
Frère, j'y ai un peu goûté
et j'en suis tout remplis.
DEUXIÈME ERMITE
Ami, cela vient du paradis:
cette nourriture est pleine de grâce.
[Une fois le repas terminé]
Maintenant il convient que je vous fasse
savoir où vous irez d'ici.
Vous irez sans retard à mon compagnon
qui s'appelle Honoré,
que Dieu a déjà tant honoré
qu'il est plus sage que moi.
Votre affaire est entre ses mains:
une fois arrivé là, vous n'irez pas plus loin.
LE FILS
Frère, pour le vrai roi puissant,
je pensais rester ici
pour achever ma pénitence;
et maintenant je m'en vais à nouveau au bout du monde.
DEUXIÈME ERMITE
Ami, c'est ainsi. Que la Vierge pure
vous débarrasse de tout vice!
Satan perdra d'ici peu
le droit qu'il a sur vous.
LE FILS
Puisque Dieu veut que je me mette en route,
j'accepte de bon gré la souffrance.
Je dois me tenir en meilleure estime si je vaux vraiment la peine
que la Vierge se souvienne de moi.
DEUXIÈME ERMITE
Ami, oui, en toute franchise.
Allez, je vous le garantis;
et apportez, avec bon espoir,
cette lettre à mon compagnon.
LE FILS
Ici! je voudrai la mettre dans un endroit sûr.
Doux frère, je vous recommande à Dieu.
DEUXIÈME ERMITE
Allez à Dieu, mon cher enfant.
Puisse-t-il vous accorder d'y trouver la joie!
[L'enfant s'est remis en route]
LE FILS
Puisse celle qui guide les égarés
me guider jusqu'à l'ermite
à qui ce sage homme que j'ai quitté
a voulu m'envoyer,
lui que Dieu a pourvu de ses biens,
dont j'ai eu une bonne partie!
Vierge, quelle douce distribution
Dieu sait faire de ses biens!
Je ne voudrais jamais m'en séparer:
pendant longtemps je n'y aurai plus part.
Je ne sais dans quelle direction j'irai maintenant.
[Un moment plus tard]
Je vois là un homme aimé de Dieu;
je veux m'en approcher.
Ah! frère, qui recevez
les biens de Dieu, vous aurez bientôt
des nouvelles d'un de vos amis.
Mais il faut que je réfléchisse
pour savoir si je dois y aller;
je voudrai m'arrêter ici
jusqu'à ce que j'aurai décidé.
[L'archange Gabriel apparaît au troisième ermite]
GABRIEL
Honoré, réjouis-toi,
car la reine honorée
veut que ta manne soit doublée;
elle te l'envoie par moi,
pour que tu la partages avec un de ses amis
qui viendra bientôt par ici.
TROISIÈME ERMITE
Ami, loué en soit
le roi qui m'a formé!
Je suis prêt à faire ainsi
à tous ceux qui lui font honneur.
GABRIEL
Adieu! Il viendra sans retard.
Occupe-toi de lui, si tu m'en crois.
TROISIÈME ERMITE
Ami, très volontiers; il le faut,
puisque Jésus Christ le commande.
[Sur la route]
LE FILS
Dieu! je suis resté assis si longtemps, dans cette lande,
que je m'en sens tout courbatu.
Je vais laisser ce chemin qui fait une fourche
et j'irai droit à l'ermite.
[Arrivant chez l'ermite]
Seigneur, que le vrai Dieu vous accorde
paix et grâce par sa bonté.
LE TROISIÈME ERMITE
Par la reine de pureté,
ami, soyez le bienvenu!
Vous n'êtes pas égaré:
c'est bien à moi que vous devez venir tout droit.
LE FILS
La mère de Dieu, qui a permis cela,
en soit louée!
J'ai apporté ici une lettre
qui, comme je crois, vous revient.
LE TROISIÈME ERMITE
Donnez-la donc, frère. Il convient
que je sache ce qu'il y a dedans.
[Il lit la lettre]
Il vous faut agir avec discernement;
je sais bien ce que dit cette lettre.
Combien avez-vous de répit
de l'ennemi, qui vous attend?
LE FILS
Frère, sachez pour sûr
que l'échéance tombe demain.
J'aurai beau me lever tôt,
je serai happé par lui,
à moins que la Vierge ne me soutienne,
et vous, cher ami.
LE TROISIÈME ERMITE
Puisque tu t'es entièrement mis, coeur et corps,
en la garde de la Vierge Marie,
elle sera pour toi une amie véritable,
et je l'en prierai sincèrement.
Elle ne ferait jamais défaut
à quelqu'un qui se fie en elle;
car elle est humble, douce et droite,
comme chacun doit le reconnaître.
Asseyons-nous ici, nous ferons bien,
vous et moi et prions.
LE FILS
Seigneur, vous parlez sagement.
Puisse le vrai Dieu vous en récompenser!
Je ferai tout ce que vous voudrez,
pour obtenir mon salut.
[Ils se mettent à prier]
Glorieuse Vierge, humblement
je vous demande, si cela vous agrée,
qu'en ce jour même vous me délivriez
de l'ennemi, qui me pourchasse ici.
Si vous n'y apportez pas votre grâce,
Vierge, et que vous n'ayez pitié de moi,
il m'aura bientôt happé,
car il ne me reste plus une nuit ou un jour de répit.
[Surgissent alors les deux diables]
DEUXIÈME DIABLE
Tu m'as fait faire un bien grand tour,
mais je te le ferai payer cher aujourd'hui.
LE FILS
Vierge puissante, veuillez m'aider,
reine des cieux souveraine.
De ce diable qui m'emporte,
dame, veuillez me protéger!
PREMIER DIABLE
Elle ne peut pas t'arracher
à nous, sans agir contrairement au droit.
En avant! Faisons-le bien souffrir;
Ce n'est pas le fils de Marie qui nous porterait préjudice.
DEUXIÈME DIABLE
Il ne le ferait pas, j'en suis certain:
Si nous voulions nous en remettre à lui
et qu'il voulût s'en entremettre,
Il nous le rendrait aussitôt.
LE PREMIER DIABLE
Je crois qu'il le ferait vraiment.
Maintenant torturons donc celui-ci!
[L'ermite se rend compte de la disparition de l'enfant]
LE TROISIÈME ERMITE
Eh! mère de Dieu, Vierge Marie,
j'étais en train de vous adresser mes prières,
dame, trésorière de grâce,
et pendant ce temps les diables perfides
m'ont volé cet enfant,
que j'avais à mes côtés.
Vierge, par votre humilité,
secourez-le, dame honorée.
[La Vierge répond à cet appel]
NOTRE-DAME
Infâmes démons,
retournez, n'avancez pas!
DEUXIÈME DIABLE
Que réclamez-vous de nous,
dame? Nous n'avons rien qui vous appartienne:
celui-ci n'est pas chrétien,
et il nous a été donné
avant sa conception;
aussi vous n'y avez aucun droit.
NOTRE-DAME
Allez donc tendre vos filets ailleurs:
vous avez raté ce coup.
Ce n'est pas vous, par votre pouvoir,
qui le ferez quitter ces lieux.
Croyez-vous saisir les miens
ainsi par votre ruse?
Il vous arrivera malheur
si jamais vous y mettez les mains.
PREMIER DIABLE
Le voici, dame. Mais au moins
nous nous présenterons devant le vrai juge,
votre fils: s'il nous l'enlève par son jugement,
alors nous vous le laisserons.
NOTRE-DAME
Cela me va. Ici, mon enfant,
tu es à moi: viens près de moi.
LE FILS
Dame, je m'offre à vous, corps et âme,
et je ne reviendrai jamais sur ce don.
Je m'engage à vivre et mourir
à votre saint service.
Vierge pure, nette et sans vice,
ce n'est que justice, car vous m'avez sauvé.
NOTRE-DAME
Ami, tu m'as servie à souhait,
ainsi d'ailleurs que l'ont fait tes parents,
qui ont souffert tant de misère
depuis le moment où tu as été conçu.
[Se tournant vers les diables]
En avant, diables! en avant! Venez
au tribunal devant mon fils.
[Ils s'en vont à Jésus]
Le voici qui nous attend.
Allez faire votre demande.
DEUXIÈME DIABLE
Nous la lui ferons, dame, bien forte.
[S'adressant à Jésus]
Vrai juge, écoutez-nous.
DIEU
Bienvenue, chère mère!
Qu'est-ce qui vous a tant retenue?
NOTRE-DAME
Fils, c'est de secourir cet enfant,
que ces diables-là avaient pris.
Sachez pourquoi ils l'emportaient:
ils vous exposeront leur plainte.
PREMIER DIABLE
Faites-nous justice, seigneur,
s'il vous plaît, contre cette dame,
qui nous enlève chaque année maintes âmes,
à ce qu'il nous semble, par ses efforts.
Ne nous laissez pas subir de préjudice
ou alors elle nous a ravi celui
qu'on nous a donné, il y a quinze ans,
et qu'elle veut nous reprendre.
DIEU
Dites-moi donc la vérité sans mentir
sur un point que je connais bien:
cet enfant que ma mère veut vous enlever,
qui vous l'a donné?
DEUXIÈME DIABLE
Seigneur, c'est la mère qui nous l'a donné
sans hésiter, et sachez
qu'il a été engendré dans le péché,
par infidélité et sans jugement.
PREMIER DIABLE
Veuillez entendre ma raison,
vrai juge: il y a encore plus.
Chaque fois que je suis arrivé chez eux,
la dame me demandait un délai,
sans nier
le don qu'elle nous avait fait;
elle a même dit que, sans querelle ni dispute,
si elle obtenait encore un répit de huit ans,
elle voulait bien sans objection
nous livrer alors son fils.
NOTRE-DAME
Avez-vous trouvé dans vos livres
le droit que vous réclamez ici?
[Se tournant vers Jésus]
Beau fils très doux, écoutez-moi:
l'enfant vous appartient ainsi qu'à moi.
Personne n'a rien à donner de vos biens
à moins que ce ne soit en sa propre possession.
La bonne femme sage
qui a porté cet enfant-ci,
n'avait rien à donner en lui
au moment où elle en a fait le don.
DIEU
Je sais bien où vous voulez en venir,
ma chère mère miséricordieuse.
Je ne veux porter préjudice à personne,
ni vous non plus, je le sais bien.
Je serai juste à votre égard et envers le diable.
[S'adressant à Lucifer]
Allons, voulez-vous ajouter un mot?
PREMIER DIABLE
Eh! certainement, beau seigneur doux.
Du don qu'elle m'a fait j'ai une lettre,
sur laquelle elle m'a fait apposer mon sceau.
Voyez si c'est authentique.
NOTRE-DAME
Elle ne vaut pas une poire.
Donnez-la-nous, nous la verrons.
DEUXIÈME DIABLE
Dame, nous le ferons volontiers.
Tenez! Regardez-la partout.
NOTRE-DAME
Vous êtes fou et insensé,
de vous faire juge et partie.
[Elle déchire la lettre]
Voici la lettre que j'ai déchirée
puisque vous en faites un si mauvais usage.
Quand vous écrivez et posez votre sceau,
c'est pour tromper le peuple de mon fils.
PREMIER DIABLE
Vous en avez fait à votre tête,
dame, en déchirant notre lettre.
[Se tournant vers Jésus]
Vrai juge, s'il vous plaît,
tranchez maintenant et dégagez-nous.
DIEU
Le père était-il présent
lorsque l'enfant a été donné? Dites-la vérité,
et je vous aurai aussitôt libéré de l'affaire.
Le vous accorda-t-il de sa propre bouche?
DEUXIÈME DIABLE
Seigneur, l'acte et le don le concernent
puisqu'il était là au moment de la promesse;
mais il s'est refusé
à nous l'accorder.
DIEU
Écoutez-moi donc et taisez-vous,
si vous voulez entendre mon jugement.
PREMIER DIABLE
Oui, si cela vous convient,
car c'est pour nous une bonne nouvelle.
[La Vierge se précipite aux pieds de son fils et découvre
 sa poitrine]
NOTRE-DAME
Mon cher et doux fils, voici le sein
dont je t'ai nourri avec amour.
Je te prie de tout coeur et humblement
que par ta miséricorde
tu aies pitié de cet enfant,
mon cher et doux fils, par amour pour moi.
DIEU
J'en ferai ce que je dois faire,
ma chère et douce mère, mon amie.
Qui vous aime ne vous hait point,
et il est sage celui qui vous aime et croit en vous.
Satan, je vous déclare, et ce en conformité avec le droit,
que la femme n'a rien à donner
de ce qu'elle a à garder
sans la volonté de son seigneur.
Ce don n'a aucune valeur
puisque son père ne l'a pas autorisé.
Cet enfant restera avec nous;
vous y avez perdu votre peine.
DEUXIÈME DIABLE
Hélas! quelle mauvaise aventure nous est arrivée
et quelle malheureuse journée
avons-nous passée aujourd'hui!
Allons-nous-en, et que le diable s'en mêle!
PREMIER DIABLE
Nous sommes encore plus stupides
de nous en être remis à Dieu.
Il nous est toujours hostile;
il n'ose pas agir autrement à cause de sa mère:
s'il s'opposait à elle,
il serait battu en retour.
DEUXIÈME DIABLE
Allons-nous-en ailleurs,
sans tarder, Lucifer, je t'en prie.
PREMIER DIABLE
Certes, car ici nous avons échoué.
Puisse Dieu le regretter amèrement!
[Les diables disparaissent]
LE FILS
Vierge, loué soit votre doux nom!
Rose au doux parfum,
mère de Dieu, reine honorée,
il est juste que je vous loue hautement
puisque vous m'avez, par votre grâce,
délivré de tourment.
Dame pleine d'humilité,
sur le secours de qui je m'appuie entièrement,
si je ne suis pas baptisé,
je serai perdu et détruit.
NOTRE-DAME
Je te prie, mon cher fils,
qu'il soit baptisé de ton nom.
DIEU
Chère mère, je veux, comme il convient,
vous obéir de bonne grâce.
Pour que votre volonté soit faite,
il sera baptisé sur l'heure.
NOTRE-DAME
Tu en seras remercié, mon fils,
et loué de ton bon peuple.
Je te prie, cher fils, qu'Honoré
soit ici à son baptême.
DIEU
Mère, je l'accorde volontiers:
puisqu'il vous plaît, il viendra ici.
[Ils se rendent à la chapelle de l'ermite. Ailleurs, 
dans l'ermitage]
TROISIÈME ERMITE
Vierge, ayez pitié de mon hôte
et sauvez-le-moi,
que je puisse le retrouver,
dame, par votre doux plaisir.
[Il se dirige vers sa chapelle]
Je ne sais quel chemin prendre
pour le chercher, sinon celui du lieu
où j'adore mon bon Dieu.
[Arrivé à la chapelle]
Je crois que je le vois à l'intérieur.
Cela mérite bien une action de grâces
pour vous, vrai Dieu, mais que j'adresse aussi à vous, douce Vierge Marie,
puisque vous avez sauvé la vie
de cet enfant que je cherchais.
DIEU
Frère Honoré, je n'attendais
que toi pour le baptiser.
Prépare l'huile et le chrême
avec lesquels je le baptiserai.
[Quelques instants après]
TROISIÈME ERMITE
Vrai Dieu, j'ai tout préparé,
selon votre volonté.
Et voici l'enfant prêt
à recevoir le baptême.
NOTRE-DAME
Faites-lui donc avoir un beau nom,
mon cher fils, en votre honneur.
DIEU
Mère, on l'appellera Sauveur,
parce que vous l'avez sauvé.
Levez-le tous les deux.
Je l'ai nommé. Quel nom aura-t-il?
TROISIÈME ERMITE
Sauveur, seigneur; c'est ainsi que de votre nom
l'appellera le bon peuple.
NOTRE-DAME
Il ne peut avoir de nom plus noble,
mon fils; qu'il en soit ainsi!
DIEU
Sauveur, va maintenant et honore
ma mère sincèrement, de toutes tes forces.
Je te fais savoir ici-même
que je te sauverai en ma gloire
si tu l'aimes et la sers d'un coeur vrai.
Je te recommande à Dieu, mon père,
Retourne voir ton père et ta mère,
et réconforte-les vite.
Je veux sur l'ordre
de mon père que tu y soies rapidement;
tu prendras la voie la plus courte.
Honoré, accompagne-le.
Douce mère, allons-nous-en aussi.
Vous trois lui tiendrez compagnie.
Allons-nous-en, mère et amie,
d'un autre côté, aux cieux, vous et moi.
NOTRE-DAME
Volontiers, cher fils, doux ami:
je veux faire comme il vous plaît.
[Ils se retirent, accompagnés des anges, chantant
 leurs louanges]
LES ANGES
Il fait bon de servir et louer
la mère au vrai roi des rois,
qui pardonne tout péché.
Il fait bon de servir et louer
le fils et la mère, sans aucun doute.
Celui qui voudrait penser
à leur grâce en tous lieux,
dirait, ce serait juste:
il fait bon de servir et louer
la mère au vrai roi des rois,
qui pardonne tout péché.
[Après le départ des anges]
LE FILS
Dieu bienveillant et miséricordieux
nous a doucement quittés.
Loué soit-il et béni,
et que sa douce mère honorée
en soit bénie et louée,
de la grâce qu'ils m'ont faite ici!
LE TROISIÈME ERMITE
Fais donc puisqu'il plaît à Dieu; hâte-toi,
mon doux amis; puis nous nous en irons.
LE FILS
Parfait! [Après une courte action de grâces] Mettons-nous 
en marche;
passons au retour par les deux autres
ermites: ce sera à notre profit,
puisque Dieu nous l'a commandé.
LE TROISIÈME ERMITE
Allons, de par Dieu! [Arrivant au deuxième ermitage] Frère, ici,
venez-vous-en avec nous.
DEUXIÈME ERMITE
Volontiers, mon frère et doux ami,
puisqu'il plaît à Dieu que j'aille avec vous.
LE TROISIÈME ERMITE
Il est naturel de se réjouir
quand on va là où Dieu le commande.
[Ils arrivent au premier ermitage]
Cher frère et ami, Dieu vous enjoint
de venir avec nous.
LE PREMIER ERMITE
Seigneurs, soyez les bienvenus!
En vérité je vous attendais.
Dieu veut que je chemine
avec vous au pays de Sauveur.
LE FILS
Effectivement, mon très cher seigneur.
Loué en soit-il hautement.
[Par miracle, ils arrivent en quelques heures au pays
et dans la ville où résident les parents de Sauveur]
Il nous aime parfaitement
quand en si peu de temps il nous mène
en une terre aussi lointaine,
pour atteindre laquelle il faudrait bien dix mois de voyage,
et nous ne mettons même pas une demi-journée pour nous 
y rendre!
Par sa grâce et sa bonté
nous voici dans la ville
où habitent mon père et ma mère.
Je les aperçois là-bas, qui s'efforcent
de servir Dieu et sa mère.
[La famille est enfin réunie]
LA DAME
Cher fils, soyez le bienvenu,
ainsi que toute votre compagnie!
Maintenant que je vous revois vivant,
toute ma joie me revient.
LE SEIGNEUR
Cher fils, par la Vierge pucelle,
soyez vraiment le bienvenu!
En toute sincérité, dorénavant il n'y a plus personne
qui puisse encore provoquer ma colère.
Allons! Je veux vous faire fête
à tous; ensuite vous me direz
comment mon fils s'en est tiré.
Par ici, allons en notre jardin.
PREMIER ERMITE
Nous vous le dirons de bon coeur,
seigneur: ça vaut la peine de l'entendre.
DEUXIÈME ERMITE
Vous devez bien vous réjouir
d'avoir un tel fils, beau doux sire.
TROISIÈME ERMITE
C'est vrai! En y allant il nous faut dire
à haute voix, comme il se doit,
en louant le doux roi des rois,
qui nous montre ainsi ses pouvoirs,
Te Deum laudamus.
Explicit
.


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Dernière mise à jour : 22.03.2003
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