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«Les modalités d'analyse discursive de la parole rapportée dans le Chevalier au Lion : exploration de deux logiciels d'analyse textuelle»
Danielle Forget et France Martineau (1)
Département des lettres françaises, Université d'Ottawa

Tiré de
Ancien et moyen français français sur le Web : enjeux méthodologiques, édité par P. Kunstmann, F. Martineau et D. Forget, Éditions David, 2003, p. 125-146.

EXTRAIT

1. Ancien et moyen français sur le Web : programme de recherche en analyse du discours

Analyser un passage de texte au moyen d'un logiciel peut être une tâche relativement aisée lorsque la recherche se fonde sur des marques stables d'un phénomène et, qui plus est, lorsqu'elles sont repérables dans le segment linguistique. Or, justement, la prise en considération des propriétés pragmatiques et textuelles liées au discours rapporté font augmenter considérablement les attentes que l'on place dans les logiciels d'analyse textuelle et dans l'utilisation didactique du Web. En effet, si le discours rapporté comporte, dans certains cas, des formes de repérage claires – pensons aux constructions canoniques du discours direct ou encore du discours indirect –, il est indéniable qu'il se manifeste sous plusieurs autres formes appelées hybrides, souvent difficiles à repérer à partir d'une seule variable. En outre, notre intérêt ne se limite pas au repérage des formes de discours rapporté mais inclut le fonctionnement en discours de cette configuration. Pour ce faire, il devient indispensable d'interroger l'environnement linguistique et textuel, de le mettre en rapport avec le statut des personnages, avec la relation qu'ils entretiennent entre eux, et l'ancrage spatio-temporel de leur prise de parole.

C'est cette relation entre les niveaux du discours rapporté, syntaxique, lexical, pragmatique et thématique, qui occupe notre groupe de recherche Ancien et moyen français sur le Web : programme de recherche en analyse du discours, projet auquel participent Danielle Forget, Pierre Kunstmann, et France Martineau. Deux textes font l'objet de ce programme de recherche, le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes et les Miracles de Notre-Dame. Pour cet article, nous nous sommes attardées à un passage du Chevalier au Lion avec comme objectif l'exploration de deux logiciels de traitement de l'information textuelle.

Le passage du Chevalier au Lion qui a été choisi est celui du mariage de Laudine et d'Yvain, passage particulièrement célèbre pour les échanges verbaux vifs et nombreux entre les personnages (2). Ce passage s'étend des vers 1408 au vers 2169. Résumons l'intrigue : Yvain vient de tuer le mari de Laudine dans un combat singulier. Il se retrouve, malgré lui, dans le château de l'homme qu'il vient de vaincre. Lunete, la servante et confidente de Laudine, va alors tout mettre en place pour que sa maîtresse et Yvain tombent amoureux l'un de l'autre.

Nous avons examiné les capacités de deux logiciels, disponibles de façon commerciale : FileMakerPro 5.5 et Sphinx (3). Ces logiciels, pour répondre à nos attentes, devaient s'adapter à un environnement Web. De plus, l'environnement, tout en étant convivial pour l'usager, devait permettre une exploitation plus fine par le chercheur. Dans cet esprit, le logiciel devait pouvoir rendre compte de la complexité des différents niveaux du discours rapporté : niveau lexical, syntaxique, pragmatique et thématique.

2. FileMakerPro : pour une analyse morpho-syntaxique du discours rapporté

(…)

3. Sphinx Lexica : pour une analyse à plusieurs niveaux du discours rapporté

Sphinx est un logiciel qui a d'abord été conçu pour des enquêtes sociologiques. Il présente donc des possibilités tant au point de vue de l'interrogation croisée de plusieurs variables que du point de vue de l'évolution de ces variables dans un groupe donné. Ces fonctions ont des applications certaines pour les études littéraires ou linguistiques, en particulier lorsque l'objet de la recherche se réorganise dans différentes configurations. Le module Sphinx Lexica que nous avons utilisé permet, notamment, la création de lexiques, la classification par thèmes, intègre un analyseur syntaxique et un lemmatisateur. Pour notre recherche, nous avons créé une fiche d'interrogation du texte en le balisant puis en spécifiant des propriétés morpho-syntaxiques que nous avons récupérées de notre recherche avec FileMakerPro, puis des propriétés pragmatiques et textuelles. Pour l'exploitation de Sphinx, nous nous sommes attardées à un passage plus restreint, du vers 1550 au vers 1639, soit les discussions entre Yvain et Lunete puis entre Laudine et Lunete

3.1. La recherche des propriétés pragmatiques et textuelles

(…)

Parmi les avancées que nous a permis d'effectuer Sphinx, se trouvent la présentation et l'exploitation du cumul de marques pour les énoncés du DR. Il était important, comme nous l'avons mentionné, de ne pas nous limiter aux indices canoniques de repérage du DD et du DI, de manière à faire ressortir les conditions d'apparition de formes hybrides, et notamment du DIL. Voici la liste des marques qui, dans cet état de langue, nous semblent le plus susceptible de générer du DR :

Tableau 4 : Cumul des marques

Apostrophe (Ap)
Interrogation directe (I.d.)
Impératif (Imp)
Interjection (Inj)
Phrase inachevée (PI)
Phrase nominale ou verbale (PNV)
Phrase exclamative (Exc)
Cadrage énonciatif direct (pronoms de la 1ière pers, temps de verbes et adverbes de temps et de lieu se rapportant à la prise de parole, etc.)(CD)
Cadrage énonciatif indirect (pronom de la 3ième pers., temps de verbes et adverbes de temps et de lieu par référentialité) (CI)
Énonciation directe précédée d'une formule introductive de parole à l'énonciation indirecte (D,Intr.ind)
Énonciation directe avec formule introductive de parole à l'énonciation indirecte en incise (D, Inc.ind)
Relance conversationnelle (par laquelle les enchaînements se font réplique par réplique; ex : question qui suscite une réponse) (Rel)
Portions d'énonciation directe juxtaposées à de l'énonciation indirecte sous tutelle d'une énonciation à la 3ième personne (Mix)
Énonciation à la 3ième personne avec formule introductive de parole, subordination suivie d'énonciation indirecte. (I, sub,I)
Subordination suivie d'énonciation indirecte, dans contexte large de parole (sub, I)
Énonciation à la 3ième personne, subordination, énonciation quasi-directe. (I, sub, QD)
Commentaires sur contexte large de parole (mise en situation ou résumé d'action verbale) (Com)

Puis, il s'agit d'interroger le passage selon la démarche suivante :

  1. repérage des marques présentes dans chacun des cas de DR isolé pour le passage en question et indexation
  2. en répertorier la liste des marques pour chacun des cas de DR
  3. reporter cela en un tableau montrant le recours plus ou moins important en termes quantitatifs de marques dans l'ensemble du passage; dégager, si possible, un tableau particulièrement significatif de certaines marques tout au long du même passage.

Après repérage (1.) des marques en question, en voici la liste (2.) pour chacun des cas. Nous avons eu recours aux abréviations de chaque marque, séparée par une barre oblique afin d'en faciliter la lecture :

Tableau 5 : Cumul des marques dans un passage du Chevalier au Lion

DD
1550-1551
Demoiselle à Yvain
D,Intr.ind/Ap/Rel/CD
DD
1604-1605
Dame a demoiselle
D,Inc.ind/CD/Rel
DD
1552
Yvain à Demoiselle
D,Inc.ind/PNV/CD
DD
1606 début
Demoiselle à Dame
CD/PNV/I.d/Rel
DD
1553-1555
Demoiselle à Yvain
CD/Rel/PNV/Inj/I.d/Exc/
DD
1606 fin
Dame à demoiselle
CD/PNV/
DD
1556-1560
Yvain à Demoiselle
D,Inc ind/Rel/Ap/CD/
DD
1607-1609
Demoiselle à Dame
CD/PNV/ I.d/
DD
1561-1572
Demoiselle à Yvain
D,Inc.ind./Rel/CD/Imp/
DD
1610-1611
Dame à Demoiselle
CD/Rel/
DD
1573-1579
Yvain à Demoiselle
D,Intr.ind/CD/Imp/Com
DD
1612-1613
Demoiselle à Dame
CD/
DI
1587-1590
Yvain à Demoiselle
I,sub,QD/CI
DD
1614
Dame à Demoiselle
CD/ PNV/Exc/Imp/
DIL
1596-1599
Demoiselle à Demoiselle
Mix/Com/CI/I.d/Rel
DD
1615-1639
Demoiselle à Dame
CD/PNV/Rel/Ap/I.d
DD
1599-1603
Demoiselle à Dame
D, Intr.ind/CD/Ap/I.d/Rel/

Il resterait, en troisième étape (3.), à reporter ceci sur un ou des tableaux au moyen de Sphinx, de manière à dégager des constantes :

  • au fil des vers (et donc de la progression du texte) les passages qui condensent le plus de marques;
  • en ne reprenant que les passages de DD, faire une équation entre la longueur occupée (un demi-vers, un vers, plusieurs vers) par le DD et le cumul de marques, bref la proportion.

On peut aussi envisager d'autres interrogations possibles :

  • y a-t-il des marques qui sont privilégiées par un personnage ou un autre? C'est ce que nous transmet sous forme synthétique le tableau du cumul de marques en corrélation avec les personnages (voir le Schéma 1).
  • mettre en relation les phrases introductrices (D,Intr.ind) et les incises (D, Inc,ind) avec les apostrophes (Ap) : se combinent-elles le plus souvent?
  • reporter sur un tableau les cas de DD consécutifs dans le texte (de manière à établir visuellement ceux qui prennent place dans un dialogue).
  • vérifier les transitions temporelles avant et après le passage en discours rapporté. le temps du verbe qui précède le passage a-t-il un effet marqué sur celui du discours rapporté tout comme le temps du discours rapporté en a-t-il un sur la suite du récit?

3.2 Points d'intersection entre les niveaux linguistiques et littéraires

Une des préoccupations majeures du projet de recherche que nos développons consiste à établir des points de contact entre les niveaux morpho-syntaxiques, sémantique, pragmatique et textuel. Le passage en question dans Le Chevalier au Lion met en œuvre un DR qui comporte des particularités à tous ces niveaux – ce dont devrait prendre en considération idéalement un logiciel d'analyse textuelle et sa contrepartie de consultation sur le Web que nous visons.

Le grand nombre d'échanges conversationnels toujours à deux personnages et leur proximité dans l'épisode comportent une pertinence indéniable pour l'interprétation. Ils créent une tension dramatique, comme le révèle le contenu des délibérations du personnage avec lui-même ou les interventions dialogales. Ils s'installent en série dans le texte :

Yvain, dans un monologue (v. 1430 à 1508)
Dialogue : demoiselle et Yvain (1550 à 1579)
Dialogue : demoiselle et dame (1600 à 1639)
Puis deux répliques qui s'ajoutent (1647 à 1654)
Suite du dialogue (1667 à 1726)
Dame délibère par dialogue fictif avec Yvain (1760 à 1772)
Dialogue : demoiselle et dame (1795 à 1877)

Retraçons-en les principaux moments de l'histoire. Yvain est épris de la dame, d'un amour qui n'est que tourment, parce qu'impossible. Comment pourrait-elle s'éprendre du meurtrier de son époux? Cette délibération prend place dans un monologue qui laisse entrevoir un possible revirement (les femmes sont imprévisibles, nous dit-on). Il y a donc relance par les monologues et les dialogues dans un procédé qui relève de cette figure de pensée qu'est la sustentation : il y a projection d'une situation problématique mais on en retarde la résolution.

Dans le dialogue qui suit, la demoiselle fait à Yvain la promesse de le libérer de ses tourments. Puis dans un dialogue empreint d'intimité, la demoiselle s'entretient avec la dame dont elle tente d'apaiser la douleur et prend face à elle l'engagement de lui prouver qu'il existe un chevalier au moins aussi vaillant que son défunt époux. L'insistance de Lunete donne lieu à un autre dialogue plus long où la dame finit par se méfier des projets que la demoiselle nourrit pour elle.

Ensuite, lorsque la dame se retrouve seule, elle délibère et, sur le mode de la prosopopée, fait apparaître mentalement Yvain avec qui elle s'entretient, l'accusant au début mais l'excusant finalement.

Lorsque reviendra la jeune fille, Laudine sera plus ouverte aux projets d'une nouvelle alliance, tout en se repentant auprès de la demoiselle de l'avoir rudoyée. Dans ce dialogue où la principale intéressée s'enquiert de Messire Yvain et des moyens de l'approcher, les répliques sont courtes et précipitées, au gré de la curiosité qu'elle manifeste, de la passion qui naît peu à peu. Or, le contenu mis en rapport avec le volume des répliques et la responsable de l'intervention sont pertinents sur le plan rhétorique (4).

On se rend compte de l'importance du DD dans cette portion d'épisode, mais d'un DD qui prend sa mesure au-delà de l'énoncé simple; il figure dans des blocs énonciatifs régis par le monologue de délibération et le dialogue. Toutes ces étapes nous ménagent le dénouement et le retardent, augmentant l'effet dramatique. La tension nous permet d'anticiper la rencontre d'Yvain et de la dame à travers les étapes de quête d'amour, de réparation qu'entretient et provoque dans une certaine mesure, le personnage de la demoiselle, véritable intermédiaire dans cette rencontre, mais qui est aussi le personnage dominant au cours de cette négociation discursive qui s'installe graduellement et qui lie les interventions de DR.

4. Conclusion

Pour chacun des blocs textuels, il serait pertinent de voir s'il existe une corrélation entre la configuration du discours rapporté (au moyen de la liste des marques) et le mode dialogal ou monologal. Il est, en effet, probable que le dialogue et la délibération font appel respectivement à un ensemble de marques différentes (en nature et/ou en fréquence). Le logiciel Sphinx permet ce type d'exploitation ainsi que plusieurs autres types de corrélations qui nous serviraient à fonder l'interprétation sur des propriétés formelles (syntaxiques ou textuelles). On peut ainsi penser à l'exploitation de zones de variation linguistique pour cette époque (l'ordre V2 vs l'ordre SVO; l'expression du sujet; l'expression de l'objet). Il serait irréaliste de prétendre rendre compte de la totalité des propriétés pragmatiques et textuelles par traitement informatique; le logiciel Sphinx favorise, cependant, des modes d'appréhension tout à fait valables, selon nous, de propriétés discursives et littéraires que l'on aurait pu exclure, à première vue, d'un tel traitement. Les interrogations croisées qu'il permet établissent véritablement le lien entre le syntaxique, le pragmatique et le littéraire sur lequel se construit l'œuvre.

 

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Notes

(1) Ce travail est le fruit d'une collaboration égalitaire. L'ordre des noms est alphabétique et ne reflète en rien une priorité de contribution. Cette recherche a reçu l'appui financier d'une subvention de recherche du CRSH.

(2) Ms 794, H (copie Guiot) (LFA) /activites/textes/chevalier-au-lion/H/Hpresentation.html

(3) http://www.lesphinx-developpement.fr/

(4) Cf Forget, Danielle. 2000. Figures de pensée, figures de discours, Nota Bene, Québec, p. 149 et suivantes.