retour

UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien


Enfances Garin

   

CXV
  1. Or s'en vont les III freres vers Pavie le grant, [fol. 64v]
  2. Mais point ne congnissoient Garin le souffissant.
  3. Et Garin encement n'y alloit point pensant
  4. Que ce soyent ses freres ; il n'en sçavoit neant.
  5. Ne sçay qu'on vous yroit le chanchon allongant.
  6. De cy jusqu'a Pavye ne se vont arrestant.
  7. Et son pallais monta le roy incontinant,
  8. Ses chevalliers manda, qui la les voit servant,
  9. Et Yvoire sa fille manda tout maintenant.
  10. Elle estoit seur a Floure, ce trouvons nous lisant,
  11. Mere du bel Garin et des deux autres enffans.
  12. Et quant le roy les vist, se dist : « Venéz avant !
  13. Il est bien verité et est bien apparant
  14. Que moult me fist le duc d'Acquittaine dollant,
  15. Et quant ma fille desboutta pour ung songe meschant.
  16. Or l'ay en ma prison ou il est languissant ;
  17. Jammais n'en widera en jour de mon vivant
  18. Par nulle creature ne roy ne amirant [fol. 65]
  19. Ne le saint appostelle, s'il m'en alloit priant.
  20. Or me viennent voir en mon pallais luisant
  21. Les deux filz de ma fille qui sont fier et poissant.
  22. Or vous prie qu'il n'y ait ceans petit ne grant
  23. Qui du duc Savary voist ung seul mot sonnant.
  24. Ains le tenéz a mort d'or mais en avant,
  25. Et qu'enseveliz est le duc au corpz vaillant
  26. Toudroit en l'abye de mon seigneur saint Vinçant.
  27. Et quanc'on y voit I tombe estoirant,
  28. La ou son nom soit mis : « Cy est le duc gisant »,
  29. Ensement qu'il affiert a prince souffissant. »
  30. Ensement fu il fait con va devisant,
  31. Et furent les ouvriers celle tombe estoirant.
  32. Anthiame et Gerin et Garin le poissant
  33. Entrerent ou pallas, dont je vous vous comptant.
  34. La trouverent le roy au faudesteul seant.
  35. Léz lui estoit Yvoire qui le cuer ot plaisant
  36. Qui ses nepveuz alloit douchement regardant, [fol. 65v]
  37. Car il est bien raison et s'est bien affreant
  38. Que sanc aime l'un l'autre.
  39. CXVI
  40. Or furent les enfans ou pallais de renom.
  41. Devant le roy Thiery sont mis a genoullon,
  42. De Dieu l'ont salué qui souffry Passion.
  43. « Enfans, se dist le roy, a Dieu benichon !
  44. Bien soyéz venus dedens ma regïon !
  45. Il me semble que vous n'estes venus que bricquon,
  46. Ainchois estes venus a guise de baron.
  47. Sy en suiz forment lyéz en ma condicïon.
  48. — Sire, se dist Anthiame, véz vous ce danssillon ?
  49. Bien le devéz loer et essauchier son nom,
  50. Car par son hardiment et par son ottrison
  51. Avons ceste honneur et reveracion.
  52. Il m'a donné moullier de haulte extraxion,
  53. Fille au roy de Sezille qui cuer a de lyon.
  54. Aprés lui seray roy de celle regïon
  55. Tout par ce chevallier qui tant a de renom,
  56. Car c'est le plus hardis qu'ains vesty haubergon
  57. Ne qui oncques montast sur destrier aragon.
  58. Bien le devéz amer par bonne intencïon,
  59. Car nous l'avons trouvé sy loyal compaignon
  60. Que par son service nous donne beau don.
  61. — Par ma foy, dist le roy, moult a gente fachon ;
  62. Il semble bien gentilz de haulte extraxion.
  63. S'il a mestier de nous et de nostre region,
  64. Bien lui vouroie merir, car bien y a raison.
  65. Car s'il vous a fait bien et reveracion,
  66. Fait nous a courtoisie. »
  67. CXVII
  68. Anthiame et Gerin et Garin li sennés
  69. Furent devant le roy qui Thiery fu nomméz.
  70. D'autre part fu Yvoire ou grant fu le beautéz.
  71. Chelle fu seur a Floure, se dist l'auctorités, [fol. 66]
  72. Mais elle estoit mainsnee plus de X ans passés ;
  73. Oncques adont son corps n'ot esté mariés.
  74. Quant elle vit Garin qui tant estoit loés,
  75. Asséz le regarda environ de tous léz.
  76. La belle en estoit ante ; point ne sçot les secrés.
  77. Le bel Garin regarde volentiers et de grés.
  78. Il estoit moult bien fais et gentieument mollés
  79. Qu'il estoit si tres beaux et bien ymaginés
  80. Qu'ains femme ne le vit qu'il n'en fust amés,
  81. Que tant estoit bieaux et tant bien aviséz
  82. Que a femme ne monstra amour ne amisté
  83. Dont il peuist nullement este biffamméz,
  84. Fille de son seigneur ne femme de cassés
  85. A contes ne a roy ne a roy courronnés ;
  86. Sy en fu mainte foix haÿz et reffuséz.
  87. Yvoire vit Garin qui tant fu honnourés ;
  88. En son cuer l'enama et lui fu inspiréz
  89. D'un tres doulz sentement que en son cuer fu entrés.
  90. Garin va regardant qui tant ot de beautéz.
  91. Et Anthiames parla le chevallier loés,
  92. Et a dit : « Sire roy, il est bien verités
  93. Que nostre pere fu par vous emprisonnéz,
  94. Le bon duc d'Acquitaine, Savary le senéz.
  95. Or vous prions pour Dieu qui en Croix fu penéz,
  96. Sire roy debonnaire, que le nous delivrés.
  97. Ad che don cy endroit, sire roy, vous accordéz,
  98. Ne vous priasmes de riens en jour de noz aés.
  99. — Enffans, se dist le roy, moult saigement parléz.
  100. Vray est que vostre pere qui tant fu honnouréz
  101. Fist a la vostre mere mainte adversités,
  102. De quoy je le haÿch, car j'en fu moult aÿréz.
  103. En ma prison le tiengz longuement et asséz.
  104. Oncques ne lui failly ne le vin ne le clarés [fol. 66 v]
  105. Ne bonne venoison ne bons chappons lardéz.
  106. Tout ensy que j'estoye servis et conraés,
  107. Lui fu pour vostre amour le mengier atournés.
  108. Mais la mort qui tout prent, et vesques et abbés,
  109. Les grans et les petis, nulz n'en est depportés,
  110. Prist le duc vostre pere ; et si fu enterrés
  111. En une riche abbye, la ou vous trouveréz
  112. Sa tombe ou son nom fu fais et ordonnéz. »
  113. Quant les enffans l'oÿrent, le sang leur est mués.
  114. A souppirer ont pris ; le sanc es les est clinés.
  115. « Enffans, a dit le roy, or ne vous desmentés,
  116. Car tous yrons après, si voir que Dieu fu néz,
  117. Sy tost qu'a Dieu plaira qui en Croix fu penéz.
  118. Nous n'avons nul demain si que vous le vés.
  119. Sicques saiges est cellui qui bien est aprestéz
  120. Pour aller celle voye. »
  121. CXVIII
  122. Les enfans furent moult courrouchié et dollant.
  123. Bien croyent roy Thiery de che qu'il va disant.
  124. Mais en prison estoit le duc, dont je vous suy chantant,
  125. Pardedens une tour ou on le va gardant.
  126. Ellas, le duc ne scet la ou sont ses enffans, [fol. 67]
  127. Et se bien le seuïst, ne lui vaulsist noyant,
  128. Car il n'avoit pour lui chevallier ne sergant
  129. Qui allast devers eulx la verité comptant.
  130. Mais briefment le sçaront, si com orés esrant.
  131. Or furent les enfans ou pallais reluissant ;
  132. Le roy les fist servir en guise d'amirant.
  133. Yvoire la pucelle va ses enffans servant,
  134. Et de l'estant Garin va forment demandant.
  135. « Ante, dist Anthiaume, par les sains d'Orïant,
  136. En tout le monde chevallier si vaillant
  137. Pleuïst a cellui Dieu qui naist en Bellïant,
  138. Et nasqui de la Vierge pour nous faire garant,
  139. Que ce fust vo maris, bien l'iroye accordant ;
  140. Car ne sçay homme nul dessoubz l'estoille couchant
  141. Qui de toute noblesse allast Garin passant,
  142. Ne de haute pröesche s'allast vers lui vantant.
  143. — Par ma foy, dist Yvoire, moult a le cuer sachant.
  144. Eüreuse sera celle qui l'ara en amant ! »
  145. Adont entra la belle en la salle plaisant,
  146. Et les enffans s'en vont moult bien appareillant.
  147. Toudroit a l'abbye qu'on dist a saint Vinchant
  148. Allerent pour oÿr la messe souffissant.
  149. Les moisnes de layens et les petis et grans
  150. Estoient informé par roy Thiery commant
  151. De le tombe qu'on fist en le glise seant.
  152. Les enfans vont aux moisnes vistement demandant
  153. La ou leur pere gist, et il les y vont menant
  154. Droit a le faulse tombe qu'on fist la apparrant.
  155. Le nom de leur chier pere vont deseure trouvant.
  156. Au couvent ont priee toudeux les enffans
  157. Que pardevant l'autel dedens le cuer seant
  158. Soit mis le corpz leur pere et il yront payant. [fol. 67v]
  159. Et li abbé a dit qu'il en yroit parlant
  160. A tous ceulx du couvent derriere et devant ;
  161. Ainsi remest la chose.
  162. CXIX
  163. Or furent les enffans pardedens l'abye.
  164. Pour l'amour du bon duc chescun la endroit prie
  165. Que pités en ait Dieux, le fieulx sainte Marie.
  166. Bien cuident qu'il fust mors, mais il ne l'estoit mie ;
  167. Et par temps en sera la verité gehye.
  168. Les enffans sont retrait en la salle jolye.
  169. Ou pallais ont trouvé roy Thiery de Pavie ;
  170. Toudeux les salueent, et le roy les festye.
  171. « Sires, dist Anthiames a la chiere hardie,
  172. Acquittaine est a nous, la chité antiee.
  173. — Voire, se dist le roy, mais j'ay nouvelle oÿe
  174. De vo marastre Yderne qu'on dist que se marye.
  175. Il y a ja ung an que la pute haÿe
  176. A espousé ung prinche d'orgeuilleuse maistrie.
  177. Driamadan a nom ; le corps Dieu le maudye !
  178. — A Dieux, dist Anthiame, veez cy euvre anemye [fol. 68]
  179. Q'il prist no marastre qui puist estre bruÿe !
  180. A tort nous est la terre tollue et eslongie.
  181. — Enffans, se dist le roy, vous faittes grant follye
  182. Que ne vous retournéz en vostre seignourie.
  183. Les bonnes gens de la et la chevallerie
  184. Ne soufferoyent pas que la terre jolye
  185. Vous soit sifaittement toullue ne ravye.
  186. Tyréz vous par de la ! C'est ce que je vous prie.
  187. Et se mestier avéz de seccours ne d'aÿe,
  188. Secourir vous yray banniere desploÿe. »
  189. Quant les enffans l'oÿrent, chescun l'en remercye.
  190. Ainsy sont demouréz en la salle vautye,
  191. Et la fu des enffans li amours pourtraittie,
  192. D'Ivoire et de Garrin a le chiere hardie ;
  193. Car elle y a mis son cuer et toutte s'estudye.
  194. Se dist a ses nepveulx : « Par Dieu, le filz Marye,
  195. Asséz tost me seroie ad ce fait conseillie.
  196. Mais du roy seroie moult durement haÿe
  197. Et des autres aussy durement admenrye.
  198. — Ante, font les barons, ne vous esmayés mie,
  199. Car se Garin n'avoit que s'espee fourbye,
  200. Il acquerra asséz de terre et de mannandye.
  201. Prenéz le chevallier tout a no commandie !
  202. Jammais ne vous faulrons, je vous adcertiffye. »
  203. Et Yvoire respont : « Et je le vous ottrye,
  204. Mais qu'il plaise a Garin a la chiere hardie. »
  205. Lors fu Garins mandéz en la chambre jolye.
  206. Devant ses frerres vient, son ante a fianchie,
  207. Car il n'en savoit riens, car ne le feïst mie
  208. Pour tout l'avoir du monde.
  209. CXX
  210. Syfaitement Garin son ante fiancha [fol. 68v]
  211. En une riche chambre ou elle le manda.
  212. Anthiames et Gerin a ce fait s'accorda ;
  213. Aussy fist Garin qui son ante en prya.
  214. La nuyt furent en joye en celle cambre la !
  215. Or voit bien la puchelle que aller l'en convienra
  216. Avecques ses nepveuz et Garin qu'elle ama.
  217. A soy meïsmes dist, puis qu'aller en faura,
  218. Qu'a ses nepveulx tous II la verité dira.
  219. Lors s'avise ainsy se aulx enffans en parlera ;
  220. Le cuer lui signiffie que elle s'en tenra.
  221. Ainsy fu variant et forment convoitta
  222. Qu'elle leur peuïst dire que son cuer pensa.
  223. Et on dist I parler, oÿ l'avéz piecha :
  224. Quiconcques veult celler une chose, quant l'a,
  225. Ne le dye a sa femme.
  226. CXXI
  227. Iyvoire la pucelle ne se vault arrester.
  228. Ses deux nepveux alla bellement apparler :
  229. « Cousins, ce que je sçay ne veuil plus celler. [fol. 69]
  230. Vostre pere n'est point mort, saichiéz le sans doubter.
  231. Ains est en une tour ou on le fait garder.
  232. — Ante, font les enfans, moult faittes a loer.
  233. N'en voriesmes tenir ung royame a garder.
  234. Pour Dieu aviséz vous qu'on le puist delivrer,
  235. Car avec nous voullons nostre pere mener. »
  236. Et la puchelle dist : « Che fait bien a creanter.
  237. Au vespre vouréz vous en ma chambre soupper,
  238. Et je ferray si bien le besoigne apprester
  239. Que demain en yrons au point de l'adjourner,
  240. Et vo pere ferons bien richement monter. »
  241. Et dïent les enffans : « Bien vous devons amer. »
  242. Puis vont avec le roy jusqu'au vespre juer ;
  243. Et quant ce vint au nuyt, n'y voront oublyer.
  244. Et Yvoire ne vault de la besoigne cesser.
  245. Au tourier est venue et se le va saluer
  246. Et lui dist : « Alléz en celle tour deffermer 
  247. Et sy faittes le duc en ma chambre mener !
  248. Car mon pere le roy voulra a lui parler. »
  249. Chilz cuida que ce fust voir et ne l'osa reffuser ;
  250. Ne cuidast que la dame ne se mellast de bourder.
  251. Toudix ont occasion riche gens mieulx d'embler
  252. Que gens de povre affaire.
  253. CXXII
  254. Le tourier est venus toudroit a la prison
  255. Ou le duc estoit qui Savary ot nom.
  256. Cras estoit et poissant et de fiere fachon.
  257. Que le tourier le vit, se lui dist a hault ton :
  258. « Or amis, dist il, pour quoy me mand'on ?
  259. Est ce pour delivrer ou pour destruction ?
  260. Me ferra roy Thiery morir en sa prison ? [fol. 69v]
  261. — Nennil, sire, dist il, n'en ayéz souppechon !
  262. Ains croy que vous aréz vostre delivreson. »
  263. Et quant le duc l'oÿ, se drescha le menton ;
  264. Il estendy le corpz par tel divisïon
  265. Et fist la une chiere a guise de lyon.
  266. De la tour est yssus a sa divisïon.
  267. Le puchelle attendoit le chevallier baron.
  268. Elle a dit au tourier : « Bailliéz moy ce prison !
  269. — Dame, dist le tourier, a vo commandisson.
  270. Je sçay bien que de lui ne ferréz excepcion.
  271. — Tu diz voir, dist elle, il ara renchon ;
  272. Sy en ferons la paix en bien courte saison. »
  273. Lors le saissy la belle per l'ermin pellichon
  274. Et lui dist quoyement : « Sire, par saint Simon,
  275. Vous seréz delivrés, qui que le veuille ou non. »
  276. De cy jusqu'a la chambre ne font aresticion. [fol. 70]
  277. Adont lui a baisié le bouche et le menton.
  278. La fu grande joye.
  279. CXXIII
  280. En la cambre la belle la fille o roy Thery
  281. Furent en grant sollas pour le duc Savary.
  282. Et Garin en eubt joye pour qu'il les choisy,
  283. Qu'il avoient ainsy leur volloir accomply.
  284. Ellas, il ne scet mie le voir de ce fait cy
  285. Qu'il estoit son pere et qu'il l'engenry.
  286. Mais par tant le sçara Garin qui a le cuer hardy,
  287. Comme je diray en ce livre joly.
  288. Yvoire la puchelle pour Garrin son ami
  289. Fist trousser ses joyaulx et maint cheval garny.
  290. Ung pou devant le jour furent prest et furny,
  291. Et montent tous ensemble et leurs gens aussy
  292. Pour yssir de le ville dont vous avéz oÿ.
  293. Yvoire la pucelle qui oit corpz agensy
  294. Fist entendre a ses dames se neveuilz conduisy
  295. Et qu'elle revenra, si c'om le ratendy.
  296. Mais ce fu ung esteuf, pour vray je le vous dy,
  297. C'on rattend a le cache.
  298. CXXIV
  299. Or s'en vont lïement les demoisel vaillant.
  300. Sy en mainent le duc qui le cuer ot sachant
  301. Et Yvoire qui fu de moult noble semblant.
  302. De cy jusqu'a la porte ne vont arrestant.
  303. Fremee l'ont trouvee ; le portier vont hucquant.
  304. Et le portier, quant va Yvoire congnoissant,
  305. Lui a dit douchement : « Je suis a vo commant. »
  306. Lors leur ouvry la porte et il en vont widant.
  307. A coite de chevaulx s'en tornerent brochant ; [fol. 70v]
  308. Vers Sezille s'en vont baudement cheminant.
  309. Toutte nuyt chevaucherent jusqu'au soleil levant.
  310. Une forest trouverent et la s'en vont embusquant.
  311. Dirent que n'en partiron jusqu'au sollail couchant
  312. Pour la doubte du roy qu'il ne les voist sievant.
  313. Et le roy de Pavye de ce n'en sçot neant.
  314. Mais la maistresse Yvoire se va esmerveillant
  315. De che que la puchelle n'en va retournant.
  316. A ses joyeaulx perchut qu'elle s'en va fuiant,
  317. Sy qu'a l'eure de prime se va de la partant ;
  318. Vers le pallas s'en va le roy demandant.
  319. En sa chappelle fu son service escouttant,
  320. Et aprés son yssir, se lui vint au devant
  321. Le maistresse sa fille qui l'alla saluant [fol. 71]
  322. Et lui dist : « Sire roy, j'ay moult le cuer dollant
  323. De vostre fille Yvoire qui de beauté a tant,
  324. Car avec ses nepveuz qui moult sont souffissant
  325. S'en est, je croy, allee, selon mon enssïant.
  326. Anthiame et Gerin l'en vont, je croy, menant. 
  327. — Comment, ce dist le roy, s'en vont dont les enffans
  328. Sans prendre a moy congié ? Je ne le croy neant. »
  329. A tant es le tourier qui le roy va querant.
  330. Ja yra il aultre chose comptant
  331. Dont il n'a pas joye.
  332. CXXV
  333. Le tourier est venus au roy yssnellement.
  334. « Sire, dist il a lui, ne me cellés neant !
  335. Ne fu che pour vo gré et vo consentement
  336. Qu'ersoir je delivray Savary au corpz gent
  337. A vostre fille Yvoire ? Je m'esmerveille forment
  338. Que ne renvoyéz a moy isnellement
  339. Se vous n'avéz a lui paix et accordement. »
  340. Et quant le roy l'oÿ, a pou dire ne sent.
  341. « Comment, ce dist le roy, par le Saint Sacrement,
  342. As tu dont livré le duc sifaittement ?
  343. — Oïl, sire, dist il, a vo commandement.
  344. — Par ma foy, dist le roy, je n'en sçavoye neant.
  345. Mais par le foy que doy a Dieu omnipotent,
  346. Tu en serras pendus et encroés au vent !
  347. — Ellas, dist le tourrier, ve chi mal payement ! »
  348. Et le roy s'escrÿa a la voyx clerement :
  349. « A cheval ! A cheval ! Montons hastivement !
  350. Ma fille m'a traÿ. Le corpz Dieu le cravent !
  351. On norist tel oisel, par le mien serment,
  352. Qui puissedy s'en volle. »
  353. CXXVI
  354. Moult dollans fu le roy ; durement lui anoye. [fol. 71v]
  355. Vers le chambre sa fille s'en va a peu de joye.
  356. Mais il n'y a trouvé bon joyel ne monnoye,
  357. Mantel ne plichon, ne riche drap de soye.
  358. « Par ma foy, dist le roy, a pou que je ne marvoye.
  359. Or tost, seigneurs, montés ! Pour Dieu je vous en proye.
  360. Qui le me ramenra, par les sains de Savoye,
  361. L'amour de mi ara partout ou que je soye,
  362. Car jammais a nul jour haÿr ne le poroye. »
  363. Lors montent chevalliers et ont prins la voye.
  364. Bien voyent les escloz, mais ce trop les fourvoye
  365. Qu'il estoyent entré ens ou bos qui verdoye.
  366. C'est ce qui les destourne.
  367. CXXVII
  368. Ainsi le roy Thiery fist sa fille chachier.
  369. Mais ce fu sans raison, et n'y sçot adreschier,
  370. Car ceulx vont toutte nuyt sans point de l'attargier.
  371. Vers Sezille s'en vont, le doulx paÿz plainier.
  372. Ne sçay c'on vous allast le chanchon eslongier.
  373. A Reges sont venus ; la s'en vont herbergier.
  374. Et le roy les alla doulchement festÿer.
  375. Et Yvoire la belle, que Dieux gard d'encombrier !
  376. Qui moult amoit Garin le bacheller legier
  377. Bien le cuidoit par tant avoir et nopchier.
  378. Mais il leur advenra si mortel encombrier
  379. Que leurs amours faulra partir et eslongnier,
  380. Car dedens Acquittaine en va ung messaigier
  381. Qui a Yderne va ceste chose nonchier.
  382. Mariee estoit ja ot ung an entier
  383. A ung prinche poissant qui moult a le cuer fier ;
  384. Il n'y ot plus orgeuilleux jusqu'a Montpellier.
  385. Driamadas ot a nom, bien le plus tesmoignier ; [fol. 72]
  386. De Tarrente tenoit le noble heritier.
  387. Il avoit pris Yderne la faulse moullier,
  388. Car Ostrisse la vielle lui avoit fait mengier
  389. Les erbes dont elle fist le mariaige advanchier.
  390. Et chilz par sa grandeur avoit a justichier
  391. Acquittaine le grant devant et derrier,
  392. Car il n'y avoit oir qu'il ne venist callengier,
  393. Sy comme d'Acquittaine seigneur et princhier
  394. N'ozoient cestuy prinche nullement courrouchier.
  395. Ains vont amplissant tout le sien desier,
  396. Car a perdu tenoient leur seigneur droitturier,
  397. Le franc duc d'Acquittaine.
  398. CXXVIII
  399. Seigneur, Driamadan tant exploittié avoit
  400. Que vers l'aspostelle qui pour le tempz estoit,
  401. Qu'il espousa Yderne que par erbes amoit.
  402. Grans estoit et poissans et grans terres tenoit.
  403. Le paÿs d'Acquittaine a son gré possessoit,
  404. Car nul qui fust vivant ne lui contredisoit. [fol. 72v]
  405. Par les beaux dons et grans que aux chevalliers donnoit,
  406. Faisoit sa vollenté et ce que lui plaisoit.
  407. Tailles et maltautes tellement eslevoit
  408. Que tout le plus riche durement s'en pleignoit.
  409. Regraittoient le duc qui en prison estoit
  410. Et ses deux enffans que engenré avoit ;
  411. Et mauldissent Yderne, car chescun le hayoit.
  412. Et vint ung messaigier qui forment accouroit
  413. Ou pallas d'Acquittaine ou le prinche trouvoit.
  414. De Dieu le salua ; et puis se lui disoit
  415. Du bon duc d'Acquittaine qui ses fieulx amenoit,
  416. Et qu'il fu delivré et que bien brief seroit
  417. Ou pallas d'Acquittaine dont possesser devoit.
  418. Et quant Driamadan la nouvelle escouttoit,
  419. A Yderne le dist qui le duc plus n'amoit, 
  420. Ains amoit mieulx cellui qui plus josnes estoit ;
  421. Lors lui dist : « Mon seigneur, aviser se fauroit
  422. De ceste chose ycy, car se le duc venoit,
  423. Il vous fauroit partir, car sa terre raroit
  424. Et mon corpz ensement se ravoir me volloit. »
  425. Lors dist Dryamadan qu'espÿer le feroit,
  426. Et lui et ses enffans en tel lieu metteroit
  427. De quoy nulz homs vivant parler jammais n'oroit.
  428. Et Yderne la faulse ad ce fait s'accordoit.
  429. Or veuille Dieu garder le bon duc qui venoit
  430. Et toutte sa meisnie !
  431. CXXIX
  432. Enssy Driamadan la traÿson visa.
  433. Tous ses meilleurs barons la ou plus se fya
  434. Manda fiablement, et tant en assembla [fol. 73]
  435. Que bien furent IIC ; et puis se les mena.
  436. Vers Sezille s'en vont ou le duc sejourna
  437. Tant qu'il fust reposéz, car de lui on pensa.
  438. Puis prist congiet au roy et d'illec s'en va,
  439. Car d'estre en Acquittaine moult forment desira
  440. Et pour vëoir Yderne que n'ot veü piecha.
  441. A la voye se mist. Avec lui enmena
  442. Anthiame et sa moullier, et Yvoire y alla
  443. Et Gerin et Garin qui son antain ama.
  444. A noble compaignie le duc s'achemina.
  445. Mais si tost que le duc en la duchee entra,
  446. A l'issue d'un bos la ou passer cuida,
  447. La vint Driamadan qui illec le aguetta.
  448. Et Anthiame et Gerin point ne lui eschappa ;
  449. Et Yvoire et Germaine enssy il emmenna.
  450. Garin vient par deriere qui a sa mere pensa ;
  451. Quant il oÿ la noise, sen espee sacqua. [fol. 73v]
  452. A la voix leur escrye : « Mal ait qui vous porta !
  453. C'est le duc d'Acquitaine que vous enmenéz la. »
  454. Adont ung chevallier a Garin s'avancha,
  455. Puis se lui dist : « Tes coy ou il te mescherra ! »
  456. Garin tenoit l'espee qui bien reflambÿa ;
  457. Il vient au chevallier et tel cop lui donna
  458. Que jusqu'en la corille le fendit et coppa.
  459. A terre le abbat ; oncques puis ne parla.
  460. Voi lle Driamadan ; a pou qu'il n'esraiga.
  461. Il dist aux chevalliers : « P[…]ndéz moy cestui la ! »
  462. Adont bien XL hommes devers lui retourna.
  463. Quant Garin en voit tant, le boschaige approcha.
  464. Bien voit a ceste foix laide parchon y a,
  465. Et s'il estoit rattains, demourer lui faura. [fol. 74]
  466. Dollans et courrouchiés dedens le bos entra ;
  467. Il prist son olifant, haultement le sonna.
  468. Ceulx cuiderent moult que autres gens y ot la,
  469. Du bos se sont retrat ; et Garrin chevaucha.
  470. Dollans et courrouchiés le duc moult regretta,
  471. Anthiame et Gerin ou loyaulté trouva
  472. Et Yvoire et Germaine.
  473. CXXX
  474. Or ot le bel Garin perdu sa compaignie ;
  475. Moult dollant s'en reva et tenrement larmye.
  476. Driamadan fu joyeulx et maine chiere lie,
  477. Car il a prins le duc qui forment s'agrevye.
  478. « Ellas, ce dist le duc, vecy grant dïablye !
  479. Or aye beaucop piz que n'avoye a Pavye. »
  480. Dist a Driamadan qui sur lui ot envye :
  481. « Dittes moy, beau sire, pour Dieu le filz Marye,
  482. Que me demandéz vous ? Ne moy ne ma lignie
  483. Oncques ne vous meffis une pomme pourie.
  484. Sy faittes envers moy une grant villonnye. »
  485. Et dist Driamadan : « Ne m'eschapperéz mie !
  486. Car j'ay vostre moullier a femme nopchie
  487. Et sy tieng la duché en la moye baillie ;
  488. Sycques ja n'en tenrés une seulle maillie.
  489. — Vassaulx, se dist le duc, vous penséz a follie
  490. Que ainsi cuidiéz avoir la mienne terre gaignie.
  491. Mais quant ce sera sceu de ceulx de ma lignie,
  492. Je croy certainement que vous ne demoura mie
  493. Acquittaine le grant qui vient de ma partye.
  494. Chilz qui est eschappéz par le boz qui verdye
  495. Vous pora bien brasser une telle boullye
  496. C'oncques si mais buvraiges ne butes en vo vye ; [fol. 74v]
  497. Car il n'a si hardy jusques en Piccardye.
  498. Quant il vous escappa, ce fu bien grant follie,
  499. Car jammais en nul jour n'aréz la chiere lye,
  500. Se vous ara tollu les membres et la vie ;
  501. Car tollu lui avéz sa femme et sa amie
  502. Qu'il avoit a espouser en ma cité jolye
  503. A ma bien revenue.