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UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien


Enfances Garin

   

LXVI
  1. Tant fu la demoisselle pour Garrin aspressee
  2. Que tout entierement s’estoit a lui donnee.
  3. Bien percheute s’en est sa seur ly espoussee.
  4. Quant elle vit Garrin a le brache quarree,
  5. A dames demanda dont la fu l’assemblee :
  6. « Qui est chilz qui la vient menant telle ponee
  7. Et dessus son hayaume a celle mance ouvree,
  8. Ainsy que ung chapperon a le rose ordonnee ? »
  9. Et elles lui ont dit qu'elles n'en scevent riens nee.
  10. « Ma seur, se dist Flourette, je n'en feray cellee.
  11. Chou est Garin le ber qui maint en la vallee. »
  12. Et quant celle l'oÿ, s'a se seur regardee
  13. Et percheut le coulleur dont elle est coullouree.
  14. En l'oreille lui dist une raison privee :
  15. « Ma seur, ostéz de lui vo cuer et vo pensee.
  16. Se a mon pere estoit la chose devisee,
  17. Je croy certainement vous en seriéz blasmee ;
  18. Et s'en poroit avoir Garrins la vie outree.
  19. On ne scet dont il est ne de quel contree, [fol. 38]
  20. Et si n'est mie uns homs dont fuissiéz honnouree ;
  21. Ainchois en pouriéz estre laidement biffamee.
  22. Belle seur, dist Flourette, je suiz asséz bien avisee ;
  23. Mais sottie m'esmeut, ne sçay quelle journee
  24. En la voye me mist dont je sui assottee.
  25. Jammais ne m'advenra en jour de ma duree. »
  26. Ainsy dist la pucelle qui fu blance que fee ;
  27. Mais que plus lui blasmoit, pluis en est eschauffee.
  28. Ainsy le vault Amours qui ad ce fait s'aggree.
  29. En tous cuers amoureux envoy pour sa penssee
  30. Un sy doulcement qu'il n'est personne nee
  31. Qui puist son cuer d'Amours faire le dessevree.
  32. Grant chose est de plaisance.
  33. LXVII
  34. Or est Garins venuz dessus les rengz ;
  35. Sur son courssier estoit tout son armnement.
  36. De lui beau maintenir avoit avis et sens ;
  37. Sy en fu la endroit loé de moult de gens.
  38. Flourette l'a regardé qui estoit la dedens,
  39. Lors lui vient a son cuer ung si doulx souvenant.
  40. En elle dist : « Riens ne vault en my argumens.
  41. Je ferray mon voloir tout maugré mes parens,
  42. Car il n'est en ce sciecle ne or fin ne argens
  43. Qui vaille creature, c'est mes argüemens,
  44. Se plaisanche n'y est, siques c'est mes assens
  45. Qu'a Garrin je m'ottroye qui n'est pas innochent ;
  46. Ains est le plus souttieulx qui soit jusques a Sens. »
  47. Et Garins si estoit en autel penssemams.
  48. Il s'aficque es estriers et si estraint les dens,
  49. Et dist a soy meïsmes : « C'est d'amours grant tourment
  50. Et c'est grande noblesse. »
  51. LXVIII
  52. Pardevant la fortresse dont je voy parlant, [fol. 38v]
  53. Y avoit ung behourt si fort et si grant,
  54. Escuiers et sergens y alloient courrant ;
  55. Ly uns encontre l'aultre vont leur lanches brisant,
  56. Et si vont l'un a l'aultre ossy deshaiamant,
  57. Et des chevaulx aussy l'un l'autre reversant.
  58. Ung chevallier y ot qui le corpz ot plaisant ;
  59. Oncles fui a cellui qui s'alloit mariant.
  60. Sires fu de Mommort, ung chastel avenant.
  61. Les yraulx l'appelloyent le hardy Galerant,
  62. Car des tournois avoit le pris au mieulx faisant
  63. Et de tous les behours ou il estoit joustant.
  64. Cellui jour fist tant d'armes, ce trouvons nous lisant,
  65. Que de l'aultre partie alloit chescun passant.
  66. Anthiaume d'Acquitaine, frere au Garin l'enffant,
  67. Pour jouster contre lui alla sa main levant ;
  68. Et chilz vient contre lui a guisant d'aumirant.
  69. A l'approssier des lanches l'alla chilz assenant
  70. Par si grandes vertus et par tel comvenant
  71. Que tout versa a terre et maistre et auferant.
  72. Anthiaume jut a terre qui le cuer ot dollant,
  73. Les gens de piet le vont par force relevant ;
  74. Et quant Gerin le voit, se va s'en effrant
  75. De jouster a lui qui menoit grant beubant.
  76. Mais cilz a assembler lui en donna tant.
  77. Adont vont les yrraulx haultement crÿant :
  78. « Ceur de chevallier, amours au plus poissant ! »
  79. Et chilz se poulioit et aloit coineant,
  80. Car il alloit Flourette durement comvoitant.
  81. Au retour va les dames doucement saluant
  82. Qui estoient au hourt moult noblement seant. [fol. 39]
  83. Quant Garrins vit cellui qui tout va reversant,
  84. A soy meïsmes dist : « Or voy bien l'aparint,
  85. Au pris ne puis venir humais au mieulx faisant.
  86. Mais foy que doy a Dieu le Pere tout poissant,
  87. Ou j'acquerray honneur comme homme aventurant
  88. Ou j'aray tel meschief ains le soilleil couchant
  89. Que jammais n'en serray garryz en mon vivant. »
  90. Jouster laissa ses freres leurs lances a ytant ;
  91. Ilz le firent moult bien comme preulx et saichant.
  92. Adont y vint Garrins qui moult va desirans
  93. Qu'il puist acquerre honneur ou les bons sont entendant.
  94. Et depuis que uns homs va sa visee jectant
  95. A une chose faire ou il est abbayans,
  96. Il en vint a coron et tout a son commant
  97. S'il y veult paine rendre.
  98. LXIX
  99. Garins vint sur les rengz, sa lance paumié a,
  100. A Galerant fist signe que le jouste vaura.
  101. Quant chilz perchut Garrins, sa lance tost ploya.
  102. Il brocque le cheval et vers lui s'adrescha
  103. Et Garrin contre lui qui forment s'efforcha.
  104. A l'adbaissier des lances s'avancherent droit la,
  105. Le hardy Gardins deshaiauma.
  106. Et Garrins tellement a ce cop l'assenna
  107. Que droit en la visiere le fer du fust ficqua.
  108. Le hiame du chief ad che cop lui osta ;
  109. Au debout de la lanche tout envers l'emporta.
  110. Sur l'archon par derriere tellement le clina
  111. Que grant destresse sur le cheval se pasma,
  112. Et dessus le cheval si fort le souvina
  113. Qu'il ne se pooit lever pour l'angousse qu'il a.
  114. Ensement tout oultre le cheval porta.
  115. Lors y ot grant noise ; chescun s'escrya : [fol. 39 v]
  116. « Aÿ, Garin ! Garin amis, or y para
  117. Comment a l'autre cop ton copz s'esprouvera.
  118. Au jour d'uy n'y ot fait ne decha ne dela
  119. Aussy noble fait d'armes. »
  120. LXX
  121. […]uant Garrins ot le gent dont il avoit le nom,
  122. Y se mist au tour au loy de campïon.
  123. Les dames enclina par grant afflectïon,
  124. Et Flourette regarde le noble danssillon.
  125. Or ne se peult tenir que ne die une raison :
  126. « Se chilz enffes estoit filz a ung bricon,
  127. Se est il dignes asséz a tenir region. »
  128. Et les autres respondent : « Ne dittes si bien nom !
  129. Asséz avroit vaillant qui avroit tel baron. »
  130. Et Gallerant estoit yssus de pasmison.
  131. Son heiaume demande ; tantost lui rendist on.
  132. Le sires de le ville l'en a mis a raison :
  133. « Sires, laissiéz le jouste, pour Dieu nous vous en prions.
  134. Ce n'est pas vostre honneur, par le corpz saint Simon.
  135. Chilz qui vous a donné ce villain horrïon
  136. N'est pas de gentil sanc selon m'entencïon,
  137. Car nulz homs ne congnoist la soye extractïon.
  138. Sire, dist Gallerans, si ait m'arme pardon !
  139. Oncques ne fu villains n'ot povre nacïon
  140. Qui ainssy m'assenna, ains est de grant renom
  141. Et plains de gentillesse et de noble fachon.
  142. Ne je ne crerray ja selonc mon intencion
  143. Qu'il ne viengne d'estat et d'engeneracion ;
  144. D'onneur et de larguesse, bien en monstre l'occasion.
  145. Plus gentil est que moy, car cuer a de lyon ;
  146. Et sy seroit bien dignes a tenir bien region.
  147. Et s'il acquiert le pris par force et par raison,
  148. Je prie a Jhesu Crist qui Longis fist pardon, [fol. 40]
  149. Que chilz qui tort l'en fera n'ait ja sauvacïon.
  150. Encores jousteray contre le danssillon,
  151. Car oncques ne trouvay en nulle regïon
  152. Qui me deshaiaumast ne jectast sur l'archon
  153. Que cestui damoisel qui tant a renom. »
  154. Garins fu apprestéz, a son col le blason
  155. Et en sa main la lance.
  156. LXXI
  157. Quant Garrins a veü cellui la main lever,
  158. Il brocque le cheval quancqu'il peut rendonmer ;
  159. Et Gallerant le vient sans point de l'arrester.
  160. Garrin cuida moult bien ou hayaume assenner,
  161. Mais le fer luy glicha, se prinst a esquisser.
  162. Et Garins lui alla si droittement viser [fol. 40v]
  163. Que le fer lui a fait au heaume couller.
  164. En sourlevant la lanche l'alla si fort bouter
  165. Que le fer lui a fait au heaume raser
  166. Et a fait le cheval a le destre cliner,
  167. Le maistre et le cheval a terre versser.
  168. Garain s'en passa outre et on prist a crier :
  169. « Fleurs d'armes et d'amours a ce franc baceller ! »
  170. Ses deux freres lui vont le haiaume tyrer
  171. Pour lui a reffresquir et ung pour reposer.
  172. Et lui ont dit : « Garin, Dieux vous veuille sauver !
  173. Avec nous vous menrons, se le volléz accorder,
  174. La ou nous vous ferons en hault honneur monter.
  175. Seigneur, se dist Garin, Dieu me laist bien aller. »
  176. Il regarde Flourette et prist a remurer
  177. Que as dames ooit le corpz de lui loer,
  178. S'en estoit si joyeulx qu'il n'en povoit durer.
  179. Sur les rengs le veissiéz celle vie mener.
  180. Et trestous sur Garin ensemble murmirer ;
  181. Et dïent qu'il est dignes de courronne porter,
  182. Et que ce qu'il pooit tant d'armes endurer,
  183. C'est oeuvre de miracle.
  184. LXXII
  185. Le bon viellart Garin, quant oÿ qu'on disoit
  186. De son gentil filleul que si bien se portoit,
  187. A son hostel revient ; a Floure le contoit.
  188. « Aÿ, dame, dist il, par le Dieu ou on croit,
  189. Voz enffes fait tant d'armes que nul ne le crairoit. »
  190. Quant la dame l'oÿt, de joye larmÿoit.
  191. Or vous diray de l'enffant que Jhesu garnissoit.
  192. Et Gallerans aussy qui d'aultre part estoit
  193. Dist a ceulx entour lui ou forment se fÿoit :
  194. « Je ne sçay que c'est cy ne qu'avenir me doit,
  195. Mais ainch ne fuch en lieu ne en nezung conroit [fol. 41]
  196. Ou trouvaise qu'enssy m'euïst prins a le roit.
  197. Chilz enffes avroit moult d'onneur s'aucques vivoit.
  198. Il sera dieu des armes ; nul a lui duroit. »
  199. Lors se refisque es armes, se lanche prenoit.
  200. La lanche mettoit sur feutre et le cheval broit.
  201. Et Garrin contre lui fierement se dreschoit ;
  202. En joye et en honneur gallardement joustoit.
  203. Affolure ne mort ne peril ne redoubtoit,
  204. Mais il avoit desir qui lui ramentevoit
  205. Par furnir l'estat qu'Amours lui ensaignoit.
  206. A Gallerant jousta a ce tierch cop si roit
  207. Au heaume le prinst et sa lance brisoit.
  208. Mais de la grant vertu que Dieux en lui mettoit,
  209. Esleva Gallerant ; a terre le versoit.
  210. Et li ung de ses piés en l'estrief demouroit,
  211. Et le cheval s'en fuy et Gallerant trainott
  212. Contreval les haus ou sa teste froissoit.
  213. Dont commencha huee du peuple qui le voit
  214. Et dïent que Garrins tout le monde passoit.
  215. « Et damoiseaulx, dist il, Dieu richesse t'ottroit,
  216. Car tu es le plus preulx qui en ce monde soit. »
  217. Anthiaume et Garrin vinrent a Garrin tout droit
  218. Et se l'ont emmené ou estre devoit.
  219. Et tous les mennestreulx le sievent a esploit,
  220. Et le yraut aussy cryoit fort et royt :
  221. « A ce cuer amoureulx qui grant honneur rechoit,
  222. A cest aventureulx qui tout abbatteroit ! »
  223. Les yraulx vont aux dames dont mout en y avoit.
  224. Devant le hourt s'escrÿent, siques chescun l'ooit :
  225. « Dames, reconnissiés hui le cause de droit [fol. 41v]
  226. Et les nobles fais d'armes dont Amours vous pourvoit !
  227. Ne venéz hui viser ricquesche ne avoir.
  228. N'est mie povres homs ne de petit aroit
  229. Qui est preulx et hardis, Amours le pourvoit
  230. A achiever tout ce ou boinne amour s'ottroyt. »
  231. Quant Flourette les ot, adont leur envoyoit
  232. Des plus nobles joyeaulx qu'en son coffret avoit ;
  233. Et leur dist doucement que nulz homs ne l'ooit :
  234. « Seigneurs, prisiéz Garrin partout ou que ce soit,
  235. Et je vous donray du mien tant ou que pris soit,
  236. Que bien vous devra plaire. »
  237. LXXIII
  238. Tant behourda Garrin en icelle journee
  239. Qu'il ot forment la char traveillie et penee,
  240. Car chus behours dura jusqu'a la vesperee.
  241. Les deux freres Garrin n'y ont fait arrestee.
  242. Il ont dit a Garrin : « Faisons la retournee
  243. A l'ostel droittement sans nulle demouree. »
  244. Et Garrins leur a dit : « Faisons qu'a vous aggree ! »
  245. Ly sires de la ville, dont je fay devissee,
  246. Fist crÿer la endroit, disans a la vollee
  247. Que tous viennent a court en la salle pavee
  248. Et que la court serra ouverte et deffermee
  249. A tous ceulx qui voront venir a l'assamblee.
  250. La nuyt y vint Garins a le cher membre
  251. Et ses freres avec lui qui n'en sceurent riens nee.
  252. Et la duçoise fu lye et resconfortee
  253. Pour Garrin, son enffant qui avoit telle hüee.
  254. De cuer en looit Dieu qui fist ciel et roussee.
  255. Des fees lui souvient et de leur destinee,
  256. Comment ly une dist par vertu esprouvee
  257. Que par son filz Garin avroit paix recouvree [fol. 42]
  258. Pardevers le bon duc a qui estoit tourblee.
  259. Et disoit bien souvent : « Vierge honnouree,
  260. Quant poraye vëoir l'eure et la journee
  261. Que au bon duc, mon seigneur, soye amie et privee ?
  262. Aÿ, beau filz Garrin de haulte renommee,
  263. Bien doy estre de vous de joye recouvree,
  264. Et vous en avéz hui bien l'eure demonstree
  265. Par certain exemplaire. »
  266. LXXIV
  267. […]ye fu la ducoisse, Jhesum va gracïant.
  268. Ens ou castel estoient trestous les trois enffans,
  269. Mais n'en congnoissoit c'un : c'est Garrin le plaisant.
  270. Moult furent bien servy ou pallas relluissant,
  271. Et les dames alloient la haut le pris jugant.
  272. Quant vient apréz soupper, ilz s'en vont deduisant ;
  273. De carollez, de tresques, il s'en vont esbattant.
  274. Ainsy qu'ilz estoient en la salle tres grant,
  275. Descendirent les dames qui de beauté ot tant.
  276. Une gente pucelle en alloit tout devant
  277. Qui sur son poing alloit ung bel oisel portant
  278. Qui bien valloit C march pour ung prince vaillant ;
  279. Et les dames alloyent la pucelle sievant.
  280. Et sy estoit Flourette ou gent corpz avenant
  281. Qui par ung escuier ot mandé a l'enfant
  282. Que on lui aporteroit au mieulx le pris desservant.
  283. Et chilz vient a Garrin qui s'alloit deduisant ;
  284. Et chilz l'a achievet, se lui dist en oyant :
  285. « Garrins vous avréz le pris tout maintenant.
  286. Flourette le vous mande ; je le vois creant. »
  287. Et quant Garrin l'oÿ, se va joye menant ;
  288. Chelui remercÿa et puis va retournant.
  289. A tant es vous dames qui viennent a l'enfant. [fol. 42v]
  290. Devant elles alloient les mennestreulx juant.
  291. Vinrent au ber Garin, la se vont arrestant.
  292. Une dame parla qui ot le corpz joly et plaisant :
  293. « Damoiseaulx debonaire, plains de bon enssiant,
  294. Recevéz le faucon pour le plus souffissant
  295. Et es nobles fais d'armes hardiz et entreprendans,
  296. Le plus aventureulx et le mains redoubtant
  297. Qui soit en ce paÿz, si comme il est parant.
  298. Et pour ce avréz vous pris bel et souffissant.
  299. Que Jhesu Crist de gloire, le roy de Belliant,
  300. Vous laist maintenir d'ores mais en avant. »
  301. Et quant Garrin le oÿ, bel le va enclinant ;
  302. Moult gentilment va les dames saluant,
  303. Et receut le faucon dessus son poing seant.
  304. Douchement l'aplanye tout en lui polliant.
  305. Le sires de la ville a fait mander l'enffant. [fol. 43]
  306. Et apréz sont monté les chevalliers vaillant ;
  307. La vont trompes et cors mout haultement sonnant.
  308. A son hostel le vont ainsy reconvoiant.
  309. La furent les deux frerres ordonné pour l'enffant
  310. Torsses et grant brandons qu'il alloient ardant.
  311. Et s'estoit la duçoise toute droite en estant,
  312. Qui de grant joye alloient tenrement souppirant,
  313. Car pitéz li alloit son estat remembrant.
  314. « Et bonnes gens, dist elle en son cuer souppirant,
  315. Vous venéz pour mon fil cy endroit assamblant.
  316. Se vous saviéz sa gieste et son linaige grant
  317. Dont mes fieulx est yssus, je le vous acreant,
  318. Encores li feriéz feste plus que devant. »
  319. Ainsi disoit la dame en son cuer quoy taisant ;
  320. Et disoit en son cuer basset et murmirant :
  321. « Las, je ne l'oze dire dont j'ay le cuer dollant,
  322. Car jadyz le vouay et en juray tant.
  323. Se je me parjuroie, j'ay en l'essiant
  324. Que jammais le mien cuer n'aroye joyant. »
  325. Ainsi disoit la dame dont je vous comptant.
  326. A tant es vous Garrin qu'on alloit amenant.
  327. A l'entree de l'uiz va l'enffant dessendant ;
  328. Venus est a sa mere, soy va adjenouillant.
  329. Le faucon lui tendy, se lui va presentant.
  330. Et puis vint a ses barons et les va mercÿant ;
  331. Le seigneur de la ville va moult recommandant.
  332. Et sy se sont allé et le vont laissant.
  333. Grant bien tinrent de lui escuier et sergent.
  334. Mais a celle nuytie dont je vous voy parlant,
  335. Allerent bourder au seigneur enortant
  336. Que Garrins et sa fille aiment l'un l'autre tant ; [fol. 43v]
  337. Et se briesve ne garde, ains bref tampt,
  338. Garrins fera de lui son bon et son commant.
  339. Quant le seigneur le sceut, moult en ot le cuer dollant.
  340. En sa chambre manda sa fille maintenant ;
  341. Par ung soubtil parler sçot tout le convant,
  342. Sy comme poréz entendre.
  343. LXXV
  344. Le chevallier appelle sa fille par son nom :
  345. « Flourette, je vous ay trouvé noble baron.
  346. Se veuil que ayéz Garrin qu'a coeur de lyon.
  347. Hardis est, parfais et de belle fachon.
  348. Je ne sçay dont il est ne de quel regïon,
  349. Mais il est bien dignes a tenir regïon.
  350. Je veuil que vous l'ayéz car il me vient au bon.
  351. — Peres, ce dist Flourette, a vo divisïon.
  352. Aussy ne veul ge avoir autre baron. »
  353. Quant le pere l'oÿ, se saisist ung baston ; [fol. 44]
  354. S'en batty tant sa fille le dos et le crepon
  355. Qu'il le laissa la gisant en pamison.
  356. « Garce, ce dist a li, ammés vous ung garchon ?
  357. De vous feray demain telle departison,
  358. Mais que party se soyent de si li grant baron,
  359. Qu'il maudera le jour, l'eure et le saison
  360. Qu'il vient en ceste ville. »
  361. LXXVI
  362. A ce mot s'en party et celle demoura
  363. Dollante et courrouchie, car moult lui ainnoya.
  364. « Aÿ, Garin, dist elle, mauvaise amour cy a.
  365. Je croy que noz amours deppartir nous faura. »
  366. Elle voit ung varlet ; doucement l'appella
  367. Et lui dist : « Mon ami, par amours or t'en va !
  368. Sy me dyz a Garrin qui le pris concquesta,
  369. Se cy aval demeure, morir lui faura.
  370. Pour ce que avons amé l'un l'autre de piecha,
  371. Mon pere le manasche qu'il le destrura.
  372. Mais dy li qu'il s'en voist, ne demeure plus cha,
  373. Et li diz qu'avec luy mon corpz s'en yra
  374. Garnie de joyaulx dont tout sires sera.
  375. — Dame, dist le varlet, le mien corpz lui dira. »
  376. Du chastel s'est yssus et sy s'acchemina.
  377. Vint a l'ostel Garin et couchié le trouva ;
  378. Mais tant busqua a l'uis que Garins s'esveilla.
  379. Quant il vit le varlet, tantost lui demanda
  380. S'il veult a lui parler et s'il se levra.
  381. « Amy, dist le varlet, et vostre pourfit serra ! »
  382. Dont vint Garins a l'uiz et lui demanda
  383. Tout ce que celle nuyt la pucelle lui commanda.
  384. Et quant Garins l'oÿ, tout le sanc lui mua ;
  385. Et a dit au varlet : « Bien ait quy vous porta ! »
  386. Oste l'annel de son doit et lui presenta. [fol. 44v]
  387. « Amis, ce dist Garins, savéz comment il va ;
  388. Saluéz moy Florette que tant de beauté a
  389. Et revenéz demain quant le sollail levra
  390. Et je vous en diray ce que mon corpz en fera. »
  391. Dont s'en part le varlet et Garrin demoura,
  392. Et vint au lit de ses fres et les esveilla
  393. Pour lui conseillier, com qui a faire en a
  394. Doit tout jours conseil croire.
  395. LXXVII
  396. « Seigneurs, ce dist Garrin, veuilliéz moy conseillier !
  397. La fille mon seigneur m'a, par ung messaigier,
  398. Mandé que le sien pere ne m'a mie chier,
  399. Pour ce que noz amours a oÿ publyer.
  400. Et dist qu'il me chache ung mortel encombrier,
  401. Et que ydeusement m'a oÿ manneschier
  402. De moy faire ou a moy pourcachier.
  403. Et il est bien poissant de moy addoumaigier :
  404. Je n'ay parent pour qui il le vaulsist laissier,
  405. Car ne sui extrait de cestuy heritier ;
  406. N'ay parent ne amy qui me peuïst aidier.
  407. Or suye a grant peril, si me doit annoyer.
  408. Je perch sollaz et sy me fault eslongnier.
  409. Et se j'anmaine avec moy celle que j'ay tant chier,
  410. J'accompliray en lui trestout mon desier.
  411. Mais j'ay toudix oÿ dire et retraittier
  412. Qu'il se fait trop mauvais d'une femme rencquerquier,
  413. Et je suy bien honnis s'il le me fault laissier,
  414. Car je l'aime de bon cuer tres loyal et entier.
  415. Son amour ne me laist en nul sens conseillier.
  416. Bien sçay que ce seroit scens de ce paÿz widier
  417. Et Amours ne lay de sens enssonnyer.
  418. Et si je ne sçay sens, je me mech en dangier
  419. D'estre tous jours perdu sans nezung recouvrier. [fol. 45]
  420. Et se je croy bon scens, dont me fault renoyer
  421. Tous sollaz et doulchour pour moy sollasyer.
  422. Or m'enseigniéz la voye ! J'apprench a foursvoyer,
  423. Se m'en dittes la voye sans plenté varrier,
  424. Ne dire a ma plaisance. »
  425. LXXVIII
  426. Anthiaume a parlé quant Garrin entendy.
  427. « Garrin, se dist li danseau, je vous ay bien oÿ.
  428. Asséz perdre poréz se vous demouréz cy.
  429. Et se vous enmenéz la belle au corpz joly,
  430. Asséz tost vous sieveront ses proxmes et amis.
  431. Et saichiés, s'ilz vous ont adont acconsievy,
  432. Vous n'y averéz ja ne pité ne mercy ;
  433. Ainchois vous penderont comme larons failli !
  434. Ce seroit maise amour s'il advenoit ainsy.
  435. Laissiéz quoy la pucelle ; pour grant bien le vous dy.
  436. Sy venéz avec moy ; c'est ce dont je vous prie. [fol. 45v]
  437. Droittement a Pavye vous menray avec my.
  438. Mon roy est mon tayon ; c'est voir, je le vous plevy.
  439. Il tient en sa prison mon pere au corpz joly,
  440. Pour ce que nostre mere de sa terre bani.
  441. Or y allons delivrer ; Dieux l'a consenty.
  442. Et s'avec nous venéz comme le nostre ami,
  443. Vous tenrons loyaulté sans jammais deffailly,
  444. Et aréz de telz biens que nous ara parti.
  445. Ainsi le vous arons juré et plevy.
  446. — Seigneurs, se dist Garin, je vous ay bien oÿ.
  447. Je yray avec vous, foy que doy a saint Remi,
  448. Sans parler a personne. »
  449. LXXIX
  450. Aussy ont les enffans l'un a l'autre en convent
  451. Qu'i ne fauroient l'un a l'autre pour or ne pour argent.
  452. Ung pou devant le jour se leverent briefment
  453. Et ont appointié leurs chevaulx vistement.
  454. Garrin s'en est partis qui oncques congié ne prent
  455. A parin ne a mere qu'il aime loyaulment.
  456. A le voye se mist ; portant va gentement
  457. Le faucon qu'au jouster concquiz souffissanment.
  458. Avec ses fres va qui moult ont d'essient.
  459. Mais moult avoit le cuer courrouchié et dollent
  460. Que la pucelle avoit laissié sifaittement,
  461. Car c'est toute la fin ou le sien cuer tent.
  462. Or chevauches les freres ensemble lÿement.
  463. Ellas, qu'ilz soyent freres, ilz n'en scevent neant !
  464. Mais nature royaulx les tenoit tellement
  465. Qu'ilz amoient l'un l'aultre d'aimable tallent.
  466. Ensemble s'en alloyent chevauchant gayement.
  467. Le chemin de Chesille ont empris droittement ;
  468. De cy jusques a Rege ne font arrestement. [fol. 46]
  469. La prinst Garrin ung mal d'aimoy si grandement
  470. Qu'il ne pooit chevaulchier ne errer nullement,
  471. Car le amour Flourette le rallume et esprent.
  472. Telz en fu attournéz, l'escripture l'apprent,
  473. Que on cuida qu'il deuist aller a finement.
  474. Et en ce temporal dont je fay parlement,
  475. Arryverent au port une payenne gent.
  476. Ung roy les conduisoit qui hayoit durement
  477. Le loy des Cristïens et le Saint Sacrement,
  478. Et estoit appelléz dedens son chascement
  479. Narquilus d'Allexandre.
  480. LXXX
  481. […] Dont vous me oyéz parler,
  482. Fu l'oncle Fierabras qui tant fist a doubter
  483. Que le conte Ollivier vault jadis concquester.
  484. Seigneurs, ce Narquillus vaul Sezille gaster,
  485. Pour ce que bon roy qui l'ot a gouverner
  486. Ne lui voulloit sa seur ottroyer ne donner,
  487. Car elle estoit tant belle que on ne trouvast son per.
  488. Germaine avoit a nom si que oÿz compter.
  489. Or l'avoit le payen par pluseurs fois mandé
  490. Qu'a sa seur lui vaulsist ottroyer et donner ;
  491. Mais le roy ne le vault nuullement accorder,
  492. Ne la pucelle aussy ne s'y vault assener.
  493. Pour ce vault le payen ses grans os assembler
  494. Et s'en vint a Sezille son royaume gaster.
  495. Ce roy estoit tant fier et tant fist a doubter
  496. Que en toutte payennee on ne peüst trouver
  497. Nul plus fort Sarrazin pour ses armes porter.
  498. XV piés ot de hault au juste mesurer ;
  499. Ce sembloit une tour qui le veïst aller.
  500. O monde n'ot payen qu'a lui osast juster.
  501. Et si faisoit sa barbe jusqu'au genul aller.
  502. Le regart avoit plus fier que lyon et sengler [fol. 46v]
  503. Et la char noire et dure, et n'est homs a regarder
  504. Que on ne se peuïst de lui fort espöenter.
  505. Nulz homs ne lui povoit son commant reffuser.
  506. A ses deux mains povoit ung cheval eslever
  507. Et ung homme deseure que on y faisoit monter
  508. Armés de touttes armer pour le sien corpz garder.
  509. Oncques nulz homs n'oÿ de tel force parler.
  510. Sezille vault assir pour le paÿz gaster.
  511. Et Garin fu a Regis, qui bien oÿ compter
  512. Du fellon Sarasin qui fist a redoubter.
  513. Mais Garin fu mallades, sy prist a regretter
  514. S'amie par amours qui le solloit amer
  515. Et sa mere aussy qui son corpz vot porter,
  516. Qui pour Garrin volloit moult grant deul mener.
  517. Et quant vient au matin que Garin vault sevrer,
  518. Et la franche ducesse ne povoit Garin trouver,
  519. Adont se coumencha fort a espöenter.
  520. « A mon, dist la dame, tu me fais ayerer ;
  521. Quant tu te parch de moy, bien me doy dolluiser.
  522. Avec les deux vassaulx que je vaulch osteller,
  523. T'en es alléz beau filz. Je ne sçay que penser,
  524. Ne sçay en qui peüsse nes I conseil trouver. »
  525. Ainsy disoit la dame. Or en laray ester.
  526. Se diray de Garin qui se vault argüer
  527. De ce villain payen qui les vaus enpresser.
  528. Par grant vertu se va Garin resviguerer
  529. Et a dit a ses freres : « Seigneurs, par saint Omer,
  530. Encontre Sarrasins nous fauldra esprouver.
  531. Nous yrons au pallais saudees demander
  532. Et presenter au roy qu'on appelle Ayemer.
  533. — Bien dittes, font les deux, ne le devons reffuzer. » [fol. 47]
  534. Dont vont vers le pallais toudroit sans arrester,
  535. Et tous trois furent freres.