Dossier électronique du Chevalier au Lion


Il s'agit d'un travail en cours que je présente, pour la première fois, en public. Le projet est neuf, certes, mais ne se veut pas révolutionnaire. Je tiens à me placer d'emblée sous l'égide de deux grands philologues et experts de Chrétien de Troyes : l'un, disparu ­ Wendelin Foerster, le père fondateur, qui publia sa grande édition du Chevalier au Lion chez Niemeyer en 1887; l'autre, bien vivant et toujours fort actif ­ Brian Woledge, dont le Commentaire sur Yvain (2e tome) a paru chez Droz il y a quatre ans. L'outil que je me propose d'offrir au public savant (...) représente un complément aux apports fondamentaux de ces deux linguistes ainsi qu'à ceux de bien d'autres chercheurs.

L'objectif est double : d'une part produire un instrument de recherche, unique en son genre, consacré à l'oeuvre la plus achevée du plus célèbre romancier français du moyen âge; d'autre part, parallèlemement aux saisies électroniques de textes critiques, pratiquées en différents centres (Paris, Limoges, Amsterdam, Helsinki, Montréal, Ottawa...), inaugurer pour l'ancienne langue une série de dossiers qui, dynamisant les apparats des éditions, feraient se dérouler au gré des utilisateurs les différentes copies de certaines grandes oeuvres de la littérature médiévale, leur procurant une maîtrise synoptique, sinon panoptique, de la tradition manuscrite. Donc de nouveaux moyens pour asseoir sur des bases plus sûres et plus rigoureuses de futures études de linguistique, philologie ou de critique littéraire.

On insiste beaucoup, depuis une vingtaine d'années, sur la variabilité de l'oeuvre médiévale. P.Zumthor a parlé de mouvance («le caractère de l'oeuvre qui, comme telle, avant l'âge du livre, ressort d'une quasi-abstraction, les textes concrets qui la réalisent présentant, par le jeu des variantes et remaniements, comme une incessante vibration et une instabilité fondamentale»1); B.Cerquiglini, plus récemment de variance2. Ces expressions, à vrai dire, ne sont pas tout à fait originales en critique médiévale. On lit ainsi, sous la plume d'A.Pauphilet, dans Le Legs du moyen âge, paru en 1950, cette observation cardinale à propos du conte de Tristan et Iseut: «les textes de Tristan qu'il nous est possible de considérer forment une suite ininterrompue de variations, de transformations; et il est logique de penser qu'avant Béroul et Thomas il en était de même. C'était donc une légende mouvante, que les conteurs successivement adaptaient aux goûts de leurs contemporains, à leurs idées sur l'amour et les héros.»» (p.109; je souligne les mots repris dans les essais précités). Ajoutons une autre remarque, sur le Tristan en prose, qui concernera plus directement notre propos : «Ce qu'on appelle le roman en prose de Tristan, avec les innombrables variantes de ses mss. [...] et surtout ses contaminations illimitées, n'a probablement jamais eu de forme définitive jusqu'au jour où l'imprimerie l'a fixé.» (p.108).

Cet intérêt pour la variante se retrouve dans la mise au point sur les concordances et index de textes, publiée naguère par J.Monfrin dans la Romania3. Qu'on me permette d'en citer deux phrases, dont la lecture m'a fait concevoir ce projet : «Pour certains textes très importants, on pourra enregistrer des manuscrits, pour d'autres l'édition suffira. Il serait très important de trouver un moyen de faire apparaître dans les concordances, les variantes au texte imprimé, dont on se rend compte aujourd'hui qu'elles sont un matériau de choix pour l'étude de la langue; et cette expérience aura peut-être quelque retombée sur les pratiques des éditeurs de textes» (p.568). En douze ans, la technologie a évolué : nous sommes passés du volume imprimé à la disquette; mais la visée reste la même.

En critique textuelle dans le domaine de l'ancien français, depuis une soixantaine d'années, on hésite ­ le débat est bien connu ­ entre deux sortes d'édition: celle qui vise à reconstituer l'original, d'une part, et l'édition à valeur documentaire, d'autre part. Comme l'exprime bien A.Roncaglia, ces deux types «non rappresentano un'opposizione di metodi in concorrenza per un medesimo scopo, ma un'alterità di soluzioni pertinenti a problemi distinti e funzionali a scopi differenti»4. L'outil que je prépare rentre dans la catégorie documentaire, ce qui n'empêche qu'une fois réalisé il formerait une base précieuse et presque indispensable pour une édition critique de l'autre type. Je le situe résolument à l'un des pôles du travail critique, sans pour cela invalider à l'avance tout mouvement vers l'autre pôle.

Dans un article de 19795, T.Hunt insistait sur l'«urgent need for a full critical edition of Chrestien's romances»; l'appel a été entendu puisqu'une équipe britannique travaille, pour la Eugène Vinaver Memorial Fund, à l'édition critique du roman. S.Gregory et C.Luttrell sont responsables du Chevalier au Lion ; leur édition sera fondée sur tous les manuscrits et l'apparat comprendra, en principe, toutes les variantes de sens.

Si j'ai retenu cette oeuvre, pour la préparation d'un dossier électronique, c'est pour sa valeur exemplaire ­ et ce de deux points de vue:

> la qualité littéraire: j'en ai déjà parlé.

> l'importance du travail critique: c'est une oeuvre qui a fait couler beaucoup d'encre et s'exercer la sagacité des philologues depuis plus d'un siècle. «Les éditions successives de W.Foerster6 [de type «reconstitutif»], avouait M.Roques7, constituent un essai de commentaire continu auquel nous aurons plus d'une fois à nous référer». Le même M.Roques édita notre roman en 1960, d'après la copie de Guiot (B.N.fr.794). C'est cette dernière édition qui a servi de base à B.Woledge pour ses travaux de syntaxe8; celui-ci est d'ailleurs assez sévère pour ce texte («On dirait que M.Roques avait confié une partie du travail à un collaborateur qui savait mal l'ancien français» p.10 ­ même opinion chez T.Hunt) et base son récent commentaire sur les diverses éditions disponibles et sur l'examen d'une photographie du manuscrit. Le Chevalier au Lion a fait l'objet également d'un travail lexicographique considérable. Il occupe une place importante dans le Wörterbuch zu Kristian von Troyes sämtlichen Werken de W.Foerster, qui cite souvent des variantes prises à même l'apparat critique de sa grande édition. Cet embryon de varia lectio réapparaît habituellement dans les articles du Tobler-Lommatzsch. Notre roman est bien représenté aussi dans le récent travail de M.-L.Ollier (Lexique et concordance de Chrétien de Troyes, Montréal et Paris, 1986), qui reproduit fidèlement les éditions C.F.M.A., c'est-à-dire pour notre objet le texte de M.Roques, avec de rares corrections, essentiellement d'ordre graphique («Il était hors de question par ailleurs de travailler directement sur le manuscrit, encore moins sur une famille de manuscrits», p.xxv).

L'inconvénient de ces entreprises, toutes considérables qu'elles soient, est de ne présenter qu'un aspect de la réalité textuelle. Ainsi W.Foerster n'indique pas toujours dans l'apparat les leçons qu'il rejette (par exemple, dans sa petite édition, celles du ms.P, qui lui sert pourtant de guide). Nombre de vers qu'il produit ne se trouvent dans aucun manuscrit, sans pour autant qu'il s'agisse de passages désespérés; les grande et petite éditions présentent aux v. 1959-1961 le texte suivant :

Et dist : «Cinq çanz dahez et s'ame,
Qui mainne an chanbre a bele dame
Chevalier, quant ne s'an aproche...

À part le deuxième vers, emprunté à Guiot, aucun n'apparaît tel quel sur les copies conservées, comme on peut en juger :

Et dit : «.V.c. dahez ait s'ame
Qui mainne an chanbre a bele dame
Chevalier qui ne s'en aproche (H)

Et dist .Y. : « Dahé ait s'ame
Qui maint en chambre a bele dame
Chevalier qui ne s'en aprouche (G)

Et dit : «.V.c. dehez ait s'ame,
Chevalier qui en chambre a dame
Entre quant il ne s'en aproche (V,F)

Et dist : «.V.c. dehaiz ait fame
Qui maine en chambre a bele dame
Chevalier qui ne s'en aproche (P)

Et dist .Y. : «Dehait ait s'ame
Que mainne en cambre a bele dame
Chevalier quant ne s'en aproce (S)

Et dist : «.C. dehés ait la feme
Qui mainne en canbre a biele dame
Chevalier qui ne s'en aproche (A)

Disant : «Mauldicte soit la femme
Qui jamais en chambre de dame
Menra chevallier s'il n'a bouche
Pour faire des dames l'aproche (L)

Et dist Yvain : «Mal ait son ame
Qui est en chambre a bele dame,
Chevalier qui ne s'en aprouche (Montpellier)

Le texte le plus proche est celui de S, manuscrit pour lequel A.Micha n'est pas tendre («Cette copie tardive... nous offre un état du texte déjà très avancé et nous permet de mesurer à quel point de décomposition en est venue, au XIVe siècle, une oeuvre de Chrétien, quand pendant un siècle et demi elle est passée par toutes sortes de mains»). Autre inconvénient pour le lexicographe : les formes produites par l'éditeur peuvent n'être attestées par aucune copie et figurer néanmoins dans le Wörterbuch; ainsi au v.1882 la petite édition porte la forme d'infinitif aplanoiier, alors que les mss PGM, suivis ici par Foerster, présentent respectivement les graphies aplennïer, aplenïer, aplanïer.

Par ailleurs, fonder le lexique de ce roman sur la seule copie de Guiot, ou plutôt sur une édition souvent critiquable de ce manuscrit, nous prive d'une vision en profondeur et ne nous permet pas de goûter au feuilleté du texte...

Le dossier en cours de réalisation se veut global; il consiste en la transcription des diverses copies manuscrites. Les manuscrits d'Yvain sont actuellement au nombre de huit9: B.N.794; B.N.1433; B.N.1450; B.N.12560; B.N.12603; Vatican 1725; Chantilly 472; Princeton, Garrett 125. À quoi s'ajoutent divers fragments dont les plus importants sont ceux de Montpellier (1876 v.) et ceux d'Annonay (758 v.). Cette transcription n'est pas diplomatique : le texte subit une certaine toilette (ponctuation, résolution des abréviations, délimitation des unités) afin de le mettre à la portée des chercheurs à qui la lecture des anciens manuscrits n'est pas familière, et d'en permettre une exploitation électronique à l'aide de divers logiciels de confection d'index et de concordances, ou d'analyse linguistique (...). Ponctuer signifie, bien sûr, déjà interpréter et constitue un début de travail critique. Les manuscrits présentent tous, même les meilleurs, un certain nombre de scories dont on est tenté de les débarrasser. On résistera cependant à cette tentation; mais pour ne pas passer non plus pour un copiste distrait et négligent, je pense que dans la phase de relecture de mes transcriptions j'ajouterai des indices (astérisque et croix) pour signaler d'une part les non-sens, d'autre part les graphies aberrantes, incomplètes ou difficiles à lire. (...) Il n'y aura cependant point de correction. Je vise à reproduire le texte du manuscrit de la façon à la fois la plus fidèle et la plus lisible possible. (...)

Le dossier permettra de rendre enfin justice à cette mine de reformulations (paraphrastiques ou non) que constitue la varia lectio. Il s'agit d'éviter l'éparpillement de l'apparat critique et de suivre les variantes (en ouvrant au besoin plusieurs fenêtres sur l'écran, en vision stéréoscopique) au sein d'un énoncé entier, d'un système unitaire (la varia lectio pouvant être considérée alors comme un «diasystème», suivant l'expression de C.Segre reprenant la catégorie de U.Weinreich).

Avec un tel dispositif on pourra aussi mieux saisir le «problème des éditions», suivant l'expression d'A.Micha, qui entend par là une oeuvre revue et corrigée d'après quelques principes directeurs. Le manuscrit du Vatican, légèrement postérieur à la copie de Guiot, offre une version écourtée de 118 vers. Le fragment de Montpellier, du XIVe s., comprend des rubriques en prose qui divisent l'oeuvre en chapitres; en voici une, correspondant à un épisode célèbre :

Comment la damoysele qui avoit gardé mes sire .Y. de mort, le mena devant la dame qui le haoit a mort pour son seignor que il avoit occis; mes tantost comment elle le vit, elle fut si esprise de s'amor que elle ne povoit durer pour luy

Ce sont des rubriques en octosyllabes qui découpent l'adaptation de P.Sala, ce remaniement en vers conservé dans un manuscrit du XVIe s., destiné à François Ier :

Comment messire Hyvein s'en va
Au perront que il arrouza
Et puys occit par grant courroux
Le gentil Esclandos le Roux
Et aprés espousa sa fenme
Qui de la forestz estoit dame
Mais avant fut en ung danger
Mervellieux que ourrés sans targer.

Nouvelle édition ou nouveau roman, particulièrement curieux, où l'auteur saute les épisodes fondamentaux de Pesme-Aventure et du duel d'Yvain contre Gauvain (renouant ainsi avec la structure du mabinogi d'Owein et Lunet), mais développe celui de la rencontre de Calogrenant et de la fille du vavasseur, en en faisant une véritable idylle, fidèle sans doute à la mode et au goût de son temps. «Légende mouvante», pour reprendre les termes d'A.Pauphilet à propos du Tristan. Du dossier se dégagera donc un double relief, stéréoscopie en synchronie, mais aussi en diachronie.

Imprimée sous forme de livre, cette «démultiplication» des textes accompagnée de listes de concordances serait peu pratique et fort coûteuse; mais l'ordinateur personnel permet de lever ces obstacles : la gestion des documents s'effectue quasi instantanément, pour un prix dérisoire.

Nous sommes souvent des nains juchés sur les épaules de géants, mais nos instruments d'investigation nous permettent maintenant de voir plus loin...

L'outil une fois achevé pourra être communiqué sous forme d'une série de disquettes à tout chercheur qui en fera la demande. Le coût sera très modique, essentiellement le prix des disquettes et les frais d'administration. (...) Il n'y aura pas de copyright, d'interdiction de reproduction. Ce dossier sera le premier d'une collection au titre-programme de Textes en liberté.

  Pierre Kunstmann, Zurich, 1992.


NOTES:

1  Essai de poétique médiévale, Paris, 1972, p.507.
2  Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
3  Romania, 101, 1980, pp.560-570.
4  «La Critica testuale», dans Atti del XIV Congresso internazionale di linguistica e filologia romanza, Naples, 1974, p.482.
5  «Chrestien de Troyes : The Textual Problem», French Studies, 33, 1979, pp.257-271.
6  À propos de ces éditions, T.Hunt observe: «Particularly troublesome is the fact that in the case of Yvain the varia lectio appears only in the first edition (1887), whilst Foerster radically changed his preference for the base manuscript in subsequent editions.»
7  Les Romans de Chrétien de Troyes, édités d'après la copie de Guiot (Bibl. nat. fr. 794), IV, Le Chevalier au lion (Yvain), Paris, Champion (Classiques français du moyen âge, no89), 1960, p. IV.
8  La Syntaxe des substantifs chez Chrétien de Troyes, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, no149), 1979.
9  Sur les manuscrits, voir: A.Micha, La Tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, no90), 1966, 402 p.. Et sur ceux d'Yvain en particulier: P.Jonin, Prolégomènes Ó une édition d'Yvain, Aix-en-Provence, Publications des Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, nlle série no19, 1958.


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Dernière mise à jour : 30.10.1997
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