UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts Laboratoire de français ancien
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Histoire des amours du Comte de Belflor, & de Léonor de Cespédes. LE Comte de Belflor un des plus grands Seigneurs de la Cour, étoit éperduëment amoureux de la jeune Léonor de Cespédes. Il n'avoit pas dessein de l'épouser; la fille d'un simple Gentilhomme ne lui paroissoit pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposoit que d'en faire une Maîtresse. Dans cette vûë, il la suivoit partout, & ne perdoit pas une occasion de lui faire connoître son amour par ses regards; mais il ne pouvoit lui parler, ni lui écrire, parce qu'elle étoit incessamment obsédée d'une Duégne sévére & vigilante, apellée la Dame Marcelle. Il en étoit au desespoir, &
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sentant irriter ses desirs par les difficultez, il ne cessoit de rêver aux moiens de tromper l'Argus qui gardoit son Jo. D'un autre côté Léonor qui s'étoit aperçûë de l'attention que le Comte avoit pour elle, n'avoit pû se défendre d'en avoir pour lui; & il se forma insensiblement dans son coeur une passion qui devint enfin très-violente. Je ne la fortifiois pourtant pas par mes tentations ordinaires, parceque le Magicien qui me tenoit alors prisonnier, m'avoit interdit toutes mes fonctions; mais il suffisoit que la Nature s'en mêlât. Elle n'est pas moins dangerereuse que moi. Toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu à peu les coeurs, au lieu que je les séduis brusquement. Les choses étoient dans cette disposition lorsque Léonor & son éternelle Gouvernante allant un
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matin à l'Eglise, rencontrérent une vieille femme qui tenoit à la main un des plus gros chapelets qu'ait jamais fabriqué l'hipocrisie. Elle les aborda d'un air doux & riant adressant la parole à la Duégne: le Ciel vous conserve, lui dit-elle, la sainte paix soit avec vous! permettez moi de vous demander si vous n'êtes pas la Dame Marcelle, la chaste veuve du feu Seigneur Martin Rosette? la Gouvernante répondit qu'oüi: je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent qui voudroit bien vous parler. Il est arrivé de Flandres depuis peu de jours; il a connu particuliérement, mais très-particuliérement vôtre mari, & il a des choses de la derniere conséquence à vous communiquer. Il auroit été vous les dire chez vous, s'il ne fut pas tombé malade, mais
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le pauvre homme est à l'extrêmité. Je demeure à deux pas d'ici. Prenez, s'il vous plaît, la peine de me suivre. La Gouvernante qui avoit de l'esprit & de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne sçavoit à quoi se résoudre; mais la vieille devina le sujet de son embaras, & lui dit: ma chére Madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je me nomme la Chichona. Le Licencié Marcos de Figueroa & le Bachelier Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs Grandes-meres. Quand je vous propose de venir à ma Maison, ce n'est que pour vôtre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que vôtre mari lui a autrefois prêtée. A ce mot de restitution, la Dame Marcelle prit son parti: allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons
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voir le parent de cette bonne Dame. C'est une action charitable que de visiter les malades. Elles arrivérent bien-tôt au logis de la Chichona qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvérent un homme alité, qui avoit une barbe blanche, & qui, s'il n'étoit pas fort malade, paroissoit du moins l'être. Tenez, Cousin, lui dit la vieille en lui presentant la Gouvernante, voici cette sage Dame Marcelle à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu Seigneur Martin Rosette vôtre ami. A ces paroles, le vieillard soulevant un peu la tête, salua la Duégne, lui fit signe de s'aprocher, & lorsqu'elle fut près de son lit, lui dit d'une voix foible: ma chere Madame Marcelle, je rends grace au Ciel de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment. C'étoit l'unique chose que je desirois. Je craignois de mourir sans
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avoir la satisfaction de vous voir & de vous remettre en main propre cent ducats que feu vôtre Epoux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette avanture? Helas, non, répondit la Dame Marcelle, il ne m'en a point parlé. Devant Dieu soit son ame! Il étoit si généreux, qu'il oublioit les services qu'il avoit rendus à ses amis; Et bien loin de ressembler à ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais dit qu'il eût obligé personne. Il avoit l'ame belle assûrément, repliqua le vieillard; j'en dois être plus persuadé qu'un autre; & pour vous le prouver il faut que je vous raconte l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais comme j'ai des choses à dire qui sont de la derniere
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importance pour la memoire du défunt, je serois bien-aise de ne les révéler qu'à sa discrette veuve. Hé bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à lui faire ce recit en particulier. Pendant ce tems-là, nous allons passer dans mon cabinet cette jeune Dame & moi. En achevant ces paroles, elle laissa la Duégne avec le malade, & entraîna Léonor dans une autre Chambre, où sans chercher de détours, elle lui dit: Belle Léonor, les momens sont trop précieux pour les mal emploier. Vous connoissez de vûë le Comte de Belflor: il y a long-tems qu'il vous aime & qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance & la sévérité de vôtre Gouvernante ne lui ont pas permis jusqu'ici d'avoir ce plaisir. Dans son desespoir il a eu recours à mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce Vieillard que vous
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venez de voir est un jeune valet de chambre du Comte, & tout ce que j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertée pour tromper vôtre Gouvernante & vous attirer ici. Comme elle achevoit ces mots, le Comte qui étoit caché derriere une tapisserie se montra, & courant se jetter aux pieds de Léonor: Madame,lui dit-il, pardonnez ce stratagême à un amant qui ne pouvoit plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n'eût pas trouvé moien de me procurer cet avantage, j'allois m'abandonner à mon desespoir. Ces paroles prononcées d'un air touchant par un homme qui ne déplaisoit pas, troublérent Léonor. Elle demeura quelque tems incertaine de la réponse qu'elle y devoit faire; mais enfin s'étant remise de son trouble, elle regarda fiérement le Comte, & lui dit:
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vous croiez peut-être avoir beaucoup d'obligation à cette officieuse Dame qui vous a si bien servi, mais aprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu'elle vous a rendu. En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le Comte l'arrêta: demeurez, dit-il, adorable Léonor. Daignez un moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je l'avouë, de vous révolter contre l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour inutilement essaié de vous parler? Il y a six mois que je vous suis aux Eglises, à la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain par tout l'occasion de vous dire que vous m'avez charmé. Vôtre cruelle, vôtre impitoiable Gouvernante a toûjours sçû tromper mes desirs.
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Helas! au lieu de me faire un crime d'un stratagême que j'ai été forcé d'emploier, plaignez moi, belle Léonor, d'avoir souffert tous les tourmens d'une si longue attente, & jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dû me causer. Belfor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de persuasion que les jolis hommes sçavent si heureusement mettre en pratique; il laissa couler quelques larmes. Léonor en fut émûë; il commmença malgré elle à s'élever dans son coeur des mouvemens de tendresse & de pitié. Mais loin de céder à la foiblesse, plus elle se sentoit attendrir, plus elle marquoit d'empressement à vouloir se retirer: Comte, s'écria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je ne veux point vous écouter. Ne me retenez pas davantage; laissez-moi sortir d'une
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maison où ma vertu est alarmée, ou bien je vais par mes cris attirer ici tout le voisinage & rendre vôtre audace publique. Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona qui avoit de grandes mesures à garder avec la Justice, pria le Comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au dessein de Léonor. Elle se débarassa de ses mains, & ce qui jusqu'alors n'étoit arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y étoit entrée. Elle rejoignit promptement sa Gouvernante: venez, ma bonne, lui dit-elle, quittez ce frivole entretien; on nous trompe. Sortons de cette dangereuse maison. Qu'y a-t-il, ma fille, lui répondit avec étonnement la Dame Marcelle? quelle raison vous oblige à vouloir vous retirer si brusquement? Je vous en instruirai, repartit Léonor. Fuions, chaque instant que
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je m'arrête ici me cause une nouvelle peine. Quelqu'envie qu'eut la Duégne de sçavoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne pût s'en éclaircir sur le champ, il lui falut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes deux avec précipitation, laissant, la Chichona, le Comte & son valet de chambre aussi déconcertez tous trois que des Comédiens qui viennent de representer une piéce que le parterre a mal reçûë. Dés que Léonor se vit dans la ruë, elle se mit à raconter avec beaucoup d'agitation à sa Gouvernante tout ce qui s'étoit passé dans le cabinet de la Chichona. La Dame Marcelle l'écouta fort attentivement, & lorsqu'elles furent arrivées au logis, je vous avouë, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrêmement mortifiée de ce que vous venez de m'aprendre. Comment ai-je pû être la duppe
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de cette vieille femme? j'ai fait d'abord difficulté de la suivre Que n'ai-je continué ? Je devois me défier de son air doux & honnête. J'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une personne de mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous découvert chez elle cet artifice! je l'aurois devisagé; j'aurois accablé d'injures le Comte de Belflor & arraché la barbe au faux vieillard qui me contoit des fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai reçû comme une véritable restitution; et si je les retrouve ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu. En achevant ces mots elle reprit sa mante, qu'elle avoit quittée, & sortit pour aller chez la Chichona. Le Comte y étoit encore. Il se desesperoit du mauvais succès de son stratagême. Un autre en sa place auroit abandonné la partie.
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Mais il ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualitez, il en avoit une peu loüable: c'étoit de se laisser trop entraîner au penchant qu'il avoit à l'amour. Quand il aimoit une Dame, il étoit trop ardent à la poursuite de ses faveurs, & quoique naturellement honnête homme, il étoit capable alors de violer les droits les plus sacrez pour obtenir l'accomplissement de ses desirs. Il fit réfléxion qu'il ne pourroit parvenir au but qu'il se proposoit sans le secours de la Dame Marcelle, & il résolut de ne rien épargner pour la mettre dans ses intérêts. Il jugea que cette Duégne, toute sévére qu'elle paroissoit, ne seroit point à l'épreuve d'un present considérable & il n'avoit pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des Gouvernantes fidéles, c'est que les Galands ne sont pas assez riches ou assez libéraux.
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D'abord que la Dame Marcelle fut arrivée, & qu'elle aperçût les trois personnes à qui elle en vouloit, il lui prit une fureur de langue; elle dit un miilion d'injures au Comte & à la Chichona, & fit voler la restitution à la tête du valet de chambre. Le Comte essuia patiemment cet orage; & se mettant à genoux devant la Duégne, pour rendre la scene plus touchante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avoit jettée, & lui offrit mille pistoles de surcroît en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle n'avoit jamais vû solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne fut-elle pas inéxorable. Elle eut bientôt quitté les invectives, & comparant en elle-même la somme proposée avec la médiocre récompense qu'elle attendoit de Don Luis de Cespedes, elle trouva qu'il y avoit plus de profit à écarter Léonor
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de son devoir, qu'à l'y maintenir; c'est pourquoi aprés quelques façons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du Comte, & s'en alla sur le champ travailler à l'execution de sa promesse. Comme elle connoissoit Léonor pour une fille vertueuse, elle se garda bien de lui donner lieu de soupçonner son intelligence avec le Comte, de peur qu'elle n'en avertit Don Luis son pere; & voulant la perdre adroitement, voici de quelle maniere elle lui parla a son retour: Léonor, je viens de satisfaire mon esprit irrité. J'ai retrouvé nos trois fourbes. Ils étoient encore tout étourdis de vôtre courageuse retraite. J'ai menacé la Chichona du ressentiment de vôtre Pere & de la rigueur de la Justice, & j'ai dit au Comte de Belfor toutes les
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injures que la colere a pû me suggérer. J'espére que ce Seigneur ne formera plus de pareils attentats, & que ses galanteries cesseront désormais d'occuper ma vigilance. Je rends graces au Ciel que vous aiez par vôtre fermeté évité le piége qu'il vous avoit tendu. J'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tiré aucun avantage de son artifice; car les Grands Seigneurs se font un jeu de séduire de jeunes personnes. La plûpart même de ceux qui se piquent le plus de probité ne s'en font pas le moindre scrupule, comme si ce n'étoit pas une mauvaise action que de deshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le Comte soit de ce caractére, ni qu'il ait envie de vous tromper. Il ne faut pas toûjours juger mal de son prochain. Peut-être a-t-il des vuës légitimes. Quoiqu'il soit d'un rang à prétendre aux premiers
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partis de la Cour, vôtre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution
de vous épouser. Je me souviens même que dans les réponses qu'il a faites à mes reproches, il m'a laissé en revoir cela. Que dites vous, ma Bonne, interrompit Léonor? S'il avoit formé ce dessein, il m'auroit déja demandée à mon Pere, qui ne me refuseroit point à un homme de sa condition. Ce que vous dites est juste, reprit la Gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la démarche du Comte est suspecte, ou plûtôt ses intentions ne sçauroient être bonnes. Peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures. Non, ma bonne, repartit Léonor,il vaut mieux oublier ce qui s'est passé & nous venger par le mépris. Il est vrai, dit la Dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur parti. Vous êtes plus raisonnable
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que moi. Mais d'un autre côté, ne jugerions-nous point mal des sentiments du Comte? Que sçavons-nous s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? avant que d'obtenir l'aveu d'un pere, il veut peut-être vous rendre de longs services, mériter de vous plaire, s'assurer de vôtre coeur, afin que vôtre union ait plus de charmes. Si cela étoit, ma fille, seroit-ce un grand crime que de l'écouter? découvrez-moi vôtre pensée. Ma tendresse vous est connuë. Vous sentez-vous de l'inclination pour le Comte ? ou auriez-vous de la répugnance à l'épouser? A cette malicieuse question, la trop sincére Léonor baissa les yeux n rougissant, & avoüa qu'elle n'avoit nul éloignement pour lui; mais comme sa modestie l'empêchoit de s'expliquer plus ouvertement, la Duégne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. >P71>
Enfin elle se rendit aux affectueuses démonstrations de la Gouvernante: ma bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle confidemment, aprenez que Belfor m'a paru digne d'être aimé. Je l'ai trouvé si bienfait & j'en ai oüi parler si avantageusement, que je n'ai pû me deffendre d'être sensible à ses galanteries. L'attention infatigable que vous avez à les traverser, m'a souvent fait beaucoup de peine, & je vous avouërai qu'en secret je l'ai plaint quelquefois & dédommagé par mes soûpirs des maux que vôtre vigilance lui fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment au lieu de le haïr après son action téméraire, mon coeur, malgré moi, l'excuse & rejette sa faute sur vôtre sévérité. Ma fille, reprit la Gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire que sa recherche vous
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seroit agréable, je veux vous ménager cet amant. Je suis très-sensible, repartit Léonor en s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quant le Comte ne tiendroit pas un des premiers rangs à la Cour, quand il ne seroit qu'un simple Cavalier, je le préférerois à tous les autres hommes; mais ne nous flâtons point: Belflor est un grand Seigneur destiné sans doute pour une des plus riches héritieres de la Monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de Don Luis qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non, ajoûta t-elle, il n'a point pour moi des sentimens si favorables. Il ne me regarde pas comme une personne qui merite de porter son nom; il ne cherche qu'à m'offenser. Eh! pourquoi, dit la Duégne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas assez pour vous épouser? L'Amour
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fait tous les jours de plus grands miracles. Il semble, à vous entendre, que le Ciel ait mis entre le Comte & vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice, Léonor. Il ne s'abaissera point en unissant sa destinée à la vôtre; vous êtes d'une ancienne noblesse, & vôtre alliance ne sçauroit le faire rougir. Puisque v ous avez du penchant pour lui, continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux aprofondir ses vûës, & si elles sont telles qu'elles doivent être, je le flâterai de quelque espérance. Gardez-vous-en bien, s'écria Léonor. Je ne suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupçonnoit d'avoir quelque part à cette démarche, il cesseroit de m'estimer. Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez; repliqua la Dame Marcelle! Je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein de vous séduire.
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Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je l'écouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez moi faire; je ménagerai vôtre honneur comme le mien. La Duégne sortit à l'entrée de la nuit. Elle trouva Belflor aux environs de la maison de Don Luis. Elle lui rendit compte de l'entretien qu'elle avoit eûë avec sa Maîtresse, & n'oublia pas de lui vanter avec quelle adresse elle avoit découvert qu'il en étoit aimé. Rien ne pouvoit être plus agréable au Comte que cette découverte; aussi en remercia-t-il la Dame Marcelle dans les termes les plus vifs; c'est-à dire qu'il promit de lui livrer dès le lendemain les mille pistoles, & il se répondit à lui-même du succès de son entreprise, parce qu'ill sçavoit bien qu'une fille prévenuë est à moitié séduite. Après cela s'étant séparez fort satisfaits l'un de l'autre,
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la Duégne retourna au logis. Léonor qui l'attendoit avec inquiétude, lui demanda ce qu'elle avoit à lui annoncer? La meilleure nouvelle que vous puissiez aprendre, lui répondit la Gouvernante: J'ai vû le Comte. Je vous le disois bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles. II n'a point d'autre but que de se marier avec vous. Il me l'a juré par tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Je ne me suis pas rendüe à cela, comme vous pouvez penser. Si vous êtes dans cette disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprès de Don Luis la démarche ordinaire? Ah! ma chére Marcelle, m'a-t-il répondu, sans paroître embarassé de cette demande, approuveriez-vous que sans sçavoir de quel oeil me regarde Léonor, & ne suivant que les transports
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d'un aveugle amour, j'allasse tiraniquement l'obtenir de son pere? non, son repos m'est plus cher que mes desirs, & je suis trop honnête homme pour m'exposer à faire son malheur. Pendant qu'il parloit de la sorte, continua la Duégne, je l'observois avec une extrême attention, & j'emploiois mon expérience à démêler dans ses yeux s'il étoit effectivement épris de tout l'amour qu'il m'exprimoit. Que vous dirai-je ? Il m'a paru pénétré d'une véritable passion. J'en ai senti une joie gue j'ai bien eu de la peine à lui cacher. Neanmoins lorsque j'ai été persuadée de sa sincerité, j'ai crû que pour vous assurer un Amant de cette importance, il étoit à propos de lui laisser entrevoir vos sentimens: Seigneur, lui ai-je dit, Léonor n'a point d'aversion pour vous. Je sçais qu'elle vous estime,
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& autant que j'en puis juger, son coeur ne gémira pas de vôtre recherche. Grand Dieu! s'est-il alors écrié tout transporté de joie: Qu'entens-je! Est-il possible que la charmante Léonor soit dans une disposition favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle, de m'avoir tiré d'une si long incertitude? je suis d'autant plus ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui toûjours révoltez contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de maux. Mais achevez mon bonheur, ma chere Marcelle; faites-moi parler à la divine Léonor. Je veux lui donner ma foi, & lui jurer devant vous que je ne serai jamais qu'à elle. A ce discours, poursuivît la Gouvernante, il en a ajoûté d'autres encore plus touchans. Enfin ma fille, il m'a priée d'une maniere
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si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je n'ai pû me deffendre de le lui promettre. Eh! pourquoi lui avez-vous fait cette promesse, s'écria Léonor, avec quelque émotion? Une fille sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument éviter ces conversations, qui ne sçauroient être que dangereuses. Je demeure d'accord de vous l'avoir dit, repliqua la Duégne, & c'est une très-bonne maxime. Mais il vous est permis de ne la pas suivre dans cette occasion, puisque vous pouvez regarder le Comte comme vôtre mari. Il ne l'est point encore, repartit Léonor; & je ne le dois pas voir que mon pere n'ait agréé sa recherche. La Dame Marcelle en ce moment se repentit d'avoir si bien élevé une fille dont elle avoit tant de peine à vaincre la retenuë.
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Voulant toutefois en venir à bout à quelque prix que ce fût: ma chere, Leonor, reprit-elle, je m'aplaudis de vous voir si réservée. Heureux fruit de mes soins! vous avez mis à profit toutes les leçons que je vous ai données. Je suis charmée de mon ouvrage! mais, ma fille, vous avez enchéri sur ce que je vous ai enseigné. Vous outrez ma morale. Je trouve vôtre vertu un peu trop sauvage. De quelque sévérité que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse qui s'arme indifféremment contre le crime & l'innocence. Une fille ne cesse pas d'être vertueuse pour écouter un amant, quand elle connoît la pureté de ses desirs; & alors elle n'est pas plus criminelle de répondre à sa passion, que d'y être sensible. Reposez-vous sur moi, Léonor. J'ai trop d'expérience & e suis trop dans vos intérêts pour vous faire faire
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un pas qui puisse vous nuire. Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au Comte, dit Léonor? dans vôtre apartement, repartit la Duégne; c'est l'endroit le plus sûr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit. Vous n'y pensez pas ma bonne, repliqua Léonor! Quoi, je souffrirai qu'un homme.... Oüi, vous le souffrirez, interrompit la Gouvernante; ce n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela arrive tous les jours, & plût au Ciel que toutes les filles qui reçoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes que les vôtres. D'ailleurs, qu'avez-vous à craindre? ne serai-je pas avec vous ? Si mon pere venoit nous surprendre, reprit Léonor? Soiez encore en repos là-dessus, repartit la Dame Marcelle. Vôtre pere a l'esprit tranquille sur vôtre conduite. Il connoît ma fidélité.
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Il a une entiere confiance en moi. Léonor si vivement poussée par la Duégne, & pressée en secret par son amour, ne pût resister plus longtems. Elle consentit à ce qu'on lui proposoit. Le Comte en fut bientôt informé. Il en eut tant de joie qu'il donna sur le champ à son agente cinq cens pistoles avec une bague de pareille valeur. La Dame Marcelle voiant qu'il tenoit si bien sa parole, ne voulut pas être moins exacte à tenir la sienne. Dés la nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposoit au logis, elle attacha à un balcon une échelle de soie que le Comte lui avoit donnée, & fit entrer par-là ce Seigneur dans l'apartement de sa Maîtresse. Cependant cette jeune personne s'abandonnoit à des réfléxions qui l'agitoient vivement. Quelque penchant qu'elle eût pour Belflor,
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& malgré tout ce que pouvoit luidire sa Gouvernante, elle se reprochoit d'avoir eu la facilité de consentir à une visite qui blessoit son devoir. La pureté de ses intentions ne la rassuroit point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme, qui n'avoit pas l'aveu de son pere, & donc elle ignoroit même les véritables sentimens, lui paroissoit une démarche non-seulement criminelle, mais digne encore des mépris de son amant. Cette derniére pensée faisoit sa plus grande peine, & elle en étoit fort occupée, lorsque le Comte entra. Il se jetta d'abord à ses genoux, pour la remercier de la faveur qu'elle lui faisoit. Il parut pénétré d'amour & de reconnoissance, & il l'assura qu'il étoit dans le dessein de l'épouser; néanmoins comme il ne s'étendoit pas là-dessus autant qu'elle l'auroit souhaité:
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Comte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez pas d'autres vûës que celles là; mais quelques assurances que vous m'en puissiez donner, elles me seront toûjours suspectes, jusqu'à ce qu'elles soient autorisées du consentement de mon pere. Madame, répondit Belflor, il y a long-tems que je l'aurois demandé, si je n'eusse pas craint de l'obtenir aux dépens de vôtre repos. Je ne vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette démarche, reprit Léonor; j'aprouve même sur cela vôtre délicatesse; mais rien ne vous retient plus, & il faut que vous parliez au plûtôt à Don Luis; ou bien résolvez-vous à ne me revoir jamais. Hé, pourquoi, repliqua-t-il, ne vous verrois-je plus, belle Léonor? que vous êtes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous sçaviez aussi-bien aimer que moi,
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vous vous feriez un plaisir de recevoir secrettement mes soins, & d'en dérober, du moins pour quelque tems, la connoissance à vôtre pere. Que ce commerce mistérieux a de charmes pour deux coeurs étroitement liez! Il en pourroit avoir pour vous, dit Léonor; mais il n'auroit pour moi que des peines. Ce rafinement de tendresse ne convient point à une fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les délices de ce commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas proposé; & si vos intentions sont telles que vous voulez me le persuader, vous devez au fond de vôtre ame me reprocher de ne m'en être pas offensée. Mais, helas! ajoûta-t-elle, en laissant échaper quelques pleurs, c'est à ma seule foiblesse que je dois imputer cet ouvrage; je m'en suis rendu digne en faisant ce que je fais pour vous.
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Adorable Léonor, s'écria le Comte, c'est vous qui me faites une mortelle injure! vôtre vertu trop scrupuleuse prend de fausses alarmes. Quoi! parce que j'ai été assez heureux pour vous rendre favorable à mon amour, vous craignez que je cesse de vous estimer? quelle injustice! Non, Madame, je connois tout le prix de vos bontez. Elles ne peuvent vous ôter mon estime, & je suis prêt à faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dés demain au Seigneur Don Luis. Je ferai tout mon possible pour qu'il consente à mon bonheur; mais je ne vous le cele point, j'y vois peu d'apparence. Que dites-vous, reprit Léonor avec une extrême surprise? mon pere pourra-t-il ne pas agréer la recherche d'un homme qui tient le rang que vous tenez à la Cour? Eh! c'est ce même rang, repartit Belflor, qui me fait craindre
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ses refus. Ce discours vous surprend; vous allez cesser de vous étonner. Il y a quelques jours, poursuivit-il, que le Roi me déclara qu'il vouloit me marier. Il ne m'a point nommé la Dame qu'il me destine; il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de la Cour, & qu'il a ce Mariage fort à coeur. Comme j'ignorois quels pouvoient être vos sentimens pour moi, car vous sçavez bien que vôtre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les démêler, je ne lui ai laissé voir aucune répugnance à suivre ses volontez. Aprés cela, jugez, Madame, si Don Luis voudra se mettre au hazard de s'attirer la colere du Roi en m'acceptant pour gendre. Non, sans doute, dit Léonor. Je connois mon pere. Quelque avantageuse que soit pour lui vôtre alliance, il aimera mieux y renoncer
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que de s'exposer à déplaire au Roi. Mais quand mon pere ne s'opposeroit point à nôtre union, nous n'en serions pas plus heureux; car, enfin, Comte, comment pouriez-vous me donner une main que le Roi veut engager ailleurs. Madame, répondit Belflor, je vous avouërai de bonne-foi que je suis encore dans un assez grand embarras de ce côté-là. J'espére néanmoins qu'en tenant une conduite délicate avec le Roi, je ménagerai si bien son esprit, & l'amitié qu'il a pour moi, que je trouverai moien d'éviter le malheur qui me menace. Vous pourriez même, belle Léonor, m'aider en cela, si vous me jugiez digne de m'attacher à vous. Eh! de quelle maniere, dit-elle, puis-je contribuër à rompre le mariage que le Roi vous a proposé? Ah! Madame, repliqua-t'il d'un air passionné, si vous
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vouliez recevoir ma foi, je sçaurois bien me conserver à vous, sans que ce Prince m'en pût sçavoir mauvais gré. Permettez, charmante Léonor, ajoûta-t'il en se jettant à ses genoux, permettez que je vous épouse en présence de la Dame Marcelle; c'est un témoin qui répondra de la sainteté de nôtre engagement. Par-là, je me déroberai sans peine aux tristes noeuds dont on veut me lier; car si aprés cela le Roi me presse d'accepter la Dame qu'il me déstine, je me jetterai aux pieds de ce Monarque; je lui dirai que je vous aimois depuis long tems & que je vous ai secrettement épousée. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec un autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher à ce que j'adore, & trop juste pour faire cet affront à vôtre famille.
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Que pensez-vous, sage Marcelle, ajoûta-t-il en se tournant vers la Gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'Amour vient de m'inspirer? J'en suis charmée, dit la Dame Marcelle. Il faut avoüer que l'Amour est bien ingénieux! Et vous, adorable Léonor, reprit le Comte, qu'en dites-vous? Vôtre esprit toûjours armé de défiances refusera-t-il de l'aprouver? Non, répondit Léonor, pourvû que vous y fassiez entrer mon pere. Je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dès que vous l'en aurez instruit. Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit en cet endroit l'abominable Duegne; vous ne connoissez pas le Seigneur Don Luis. Il est trop délicat sur les matieres d'honneur pour se prêter à de mystérieuses amours. La proposition d'un mariage secret l'offensera. D'ailleurs, sa prudence
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ne manquera pas de lui faire appréhender les suites d'une union qui lui paroîtra choquer les desseins du Roi. Par cette démarche indiscrette vous lui donnerez des soupçons. Ses yeux seront incessamment ouverts sur toutes nos actions, & il vous ôtera tous lesmoiens de vous voir. J'en mourrois de douleur, s'écria nôtre Courtisan! Mais, Madame Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croïez-vous effectivemnent que Don Luis rejette la proposition d'un himen clandestin? N'en doutez nullement, répondit la Gouvernante. Mais je veux qu'il l'accepte. Régulier & scrupuleux comme il est, il ne consentira point que l'on suprime les cérémonies d'Eglise, & si on les pratique dans vôtre mariage, la chose sera bien-tôt divulguée. Ah! ma chere Léonor, dit alors le Comte, en serrant tendrement la
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main de sa Maîtresse entre les siennes, faut-il pour satisfaire une vaine opinion de bienséance, nous exposer à l'affreux peril de nous voir séparez pour jamais. Vous n'avez besoin que de vous-même pour vous donner à moi. L'aveu d'un pere vous épargneroit peut-être quelques peines d'esprit; mais puisque la Dame Marcelle nous a prouvé l'impossibilité de l'obtenir, rendez-vous à mes innocens desirs. Recevez mon coeur & ma main; & lorsqu'il sera temps d'informer Don Luis de nôtre engagement, nous lui aprendrons les raisons que nous avons euës de le lui cacher. Hé bien! Comte, dit Léonor, je consens que vous ne parliez pas si-tôt à mon pere. Sondez auparavant l'esprit du Roi. Avant que je reçoive en secret vôtre main, parlez à ce Prince, dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez
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sécrettement épousée! Tâchons par cette fausse confidence... Oh! pour cela, non, Madame, repartit Belflor; je suis trop ennemi du mensonge, pour oser soûtenir cette feinte. Je ne puis me trahir jusques-là. De plus, tel est le caractere du Roi, que s'il venoit à découvrir que je l'eusse trompé, il ne me le pardonneroit de sa vie. Je ne finirois point, Seigneur Don Cléofas,continua le Diable, si je vous répétois mot pour mot tout ce que Belflor dit pour séduire cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous les discours passionnez que je souffle aux hommes en pareille occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmeroit publiquement le plûtôt qu'il lui seroit possible la foi qu'il lui donnoit en particulier; il eut beau prendre le Ciel à témoin de ses sermens, il ne pût triompher de la vertu de Leonor;
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& le jour qui étoit prêt à paroître l'obligea malgré lui à se retirer. Le lendemain la Duegne croiant qu'il y alloit de son honneur, ou pour mieux dire de son interêt, de ne point abandonner son entreprise, dit à la fille de Don Luis: Léonor, je ne sçais plus quel discours je dois vous tenir. Je vous vois révoltée contre la passion du Comte, comme s'il n'avoit pour objet qu'une simple galanterie. N'auriez-vous point remarqué en sa personne quelque chose qui vous en eût dégoûtée? Non, ma bonne, lui répondit Léonor, il ne m'a jamais paru plus aimable; & son entretien m'a fait apercevoir en lui de nouveaux charmes. Si cela est, reprit la Gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous êtes prévenuë pour lui d'une inclination violente, & vous refusez de souscrire à une chose dont on vous a representé la necessité.
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Ma bonne, repliqua la fille de Don Luis, vous avez plus de prudence & plus d'expérience que moi; mais avez-vous bien pensé aux suites que peut avoir un mariage contracté sans l'aveu de mon pere? Oüi, oüi, répondit la Duegne, j'ai là-dessus toutes les réfléxions nécessaires; & je suis fâchée que vous vous opposiez avec tant d'opiniâtreté au brillant établissement que la fortune vous présente. Prenez garde que vôtre obstination ne fatigue & ne rebute vôtre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'interêt de sa fortune que la violence de sa passion lui fait négliger. Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa parole le lie; il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur. D'ailleurs, je suis témoin qu'il vous reconnoît pour sa femme. Ne sçavez-vous pas qu'un témoignage tel que le mien
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suffit pour faire condamner en justice un amant qui oseroit se parjurer? Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla Leonor, qui se laissant étourdir sur le péril qui la menaçoit, s'abandonna de bonne foi quelques jours après aux mauvaises intentions du Comte. La Duegne l'introduisoit toutes les nuits par le Balcon, dans l'apartement de sa Maîtresse & le faisoit sortir avant le jour. Une nuit qu'elle l'avoit averti un peu plus tard qu'à l'ordinaire de se retirer, & que déja l'aurore commençoit à percer l'obscurité, il se mit brusquement en devoir de se couler dans la ruë; mais par malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez rudement. Don Luis de Cespedes qui étoit couché dans l'apartement au-dessus
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de sa fille, & qui s'étoit levé ce jour-là de très-grand matin, pour travailler à quelques affaires pressantes, entendit le bruit de cette chûte. Il ouvrit sa fenêtre pour voir ce que c'étoit. Il aperçût un homme qui achevoit de se relever avec beaucoup de peine, & la Dame Marcelle sur le Balcon ocupée à détacher l'échelle de soie dont le Comte ne s'étoit pas si bien servi pour descendre que pour monter. Il se frotta les yeux & prit d'abord ce spectacle pour une illusion; mais après l'avoir bien consideré, il jugea qu'il n'y avoit rien de plus réel,& que la clarté du jour, toute foible qu'elle étoit encore, ne lui découvroit que trop sa honte. Troublée de cette fatale vûë, transporté d'une juste colere, il descend en robe de chambre dans l'apartement de Leonor, tenant son épée d'une main & une bougie
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de l'autre. Il la cherche elle & sa gouvernante pour les sacrifier à son ressentiment. Il frappe à la porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir; elles reconnoissent sa voix; & elles obéïssent en tremblant. Il entre d'un air furieux, montrant son épée nuë à leurs yeux éperdus: je viens, dit-il, laver dans le sang d'une infâme l'affront qu'elle fait à son pere, & punir en même tems la lâche gouvernante qui trahit ma confiance. Elles se jettérent genoux devant lui l'un & l'autre, & la Duegne prenant la parole: Seigneur, dit-elle, avant que nous recevions le châtiment que vous nous préparez, daignez m'écouter un moment. Hé bien! malheureuse, repliqua le Vieillard, je consens de suspendre ma vengeance pour un instant. Parle, aprens-moi toutes les circonstances de mon
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malheur; mais que dis-je toutes les circonstances? Je n'en ignore qu'une: c'est le nom du téméraire qui deshonore ma famille. Seigneur, reprit la Dame Marcelle, le Comte de Belflor est le Cavalier dont il s'agit. Le Comte de Belflor, s'écria Don Luis! Où a-t-il vû ma fille? Par quelles voies l'a-t'il séduite? Ne me cache rien. Seigneur, repartit la Gouvernante, je vais vous faire ce recit avec toute la sincérité dont je suis capable. Alors elle lui débita avec un art infini, tous les discours qu'elle avoit fait accroire à Leonor que le Comte lui avoit tenus. Elle le peignit avec les plus belles couleurs; c'étoit un amant tendre, délicat & sincere. Comme elle ne pouvoit s'écarter de la vérité au dénoüement, elle fut obligée de la dire; mais elle s'étendit sur les raisons que l'on avoit eûës
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les graces de la Cour. Je n'ai envisagé que le bonheur de Leonor, & l'avantage que vôtre famille pourroit tirer d'une si belle alliance. L'excés de mon zéle m'a fait trahir mon devoir. Pendant que l'artificieuse Marcelle parloit ainsi, sa maîtresse ne s'épargnoit point à pleurer, & elle fit paroître une si vive douleur que le bon Vieillard n'y pût résister. Il en fut attendri; sa colere se changea en compassion. Il laissa tomber son épée & dépoüillant l'air d'un pere irrité: Ah! ma fille, s'écria-t-il les larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! Helas! vous ne sçavez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger. La honte seule que vous cause la presence d'un pere qui vous surprend, excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prévoiez pas encore tous les sujets de douleur que vôtre amant vous
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prépare peut-être. Et vous, imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? Dans quel précipice nous jette vôtre zéle indiscret pour ma famille! J'avoüe que 1'alliance d'un homme tel que le Comte a pû vous ébloüir, & c'est ce qui vous sauve dans mon esprit, mais malheureuse que vous êtes, ne falloit-il pas vous défier d'un Amant de ce caractere? Plus il a de crédit & de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S'il ne se fait pas un scrupule de manquer de foi a Leonor, quel parti faudra-t'il que je prenne? Implorerai je le secours des loix? Une personne de son rang sçaura bien se mettre à l'abri de leur sévérité. Je veux bien que fidéle à ses sermens il ait envie de tenir parole à ma fille; si le Roi, comme il vous l'a dit, a dessein de lui faire épouser une autre Dame, il est à craindre que ce Prince
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ne l'y oblige par son autorité. Oh! pour l'y obliger, Seigneur, interrompit Leonor, ce n'est pas ce qui doit nous allarmer. Le Comte nous a bien assuré que le Roi ne fera pas une si grande violence à ses sentimens. J'en suis persuadée, dit la Dame Marcelle; outre que ce Monarque aime trop son favori, pour exercer sur lui cette tirannie, il est trop généreux pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant Don Luis de Cespedes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l'Etat. Fasse le Ciel, reprit le Vieilard en soûpirant, que mes craintes soient vaines! Je vais chez le Comte lui demander un éclaircissement là dessus. Les yeux d'un pere sont pénétrans. Je verrai jusqu'au fond de son ame. Si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le
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passé, mais, ajoûta-t-il, d'un ton plus ferme, si dans ces discours je démêle un coeur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer vôtre imprudence le reste de vos jours. A ces mots, il ramassa son épée, & les laissant se remettre de la fraieur qu'il leur avoit causée, il remonta dans son apartement pour s'habiller. Asmodée en cet endroit de son recit, fut interrompu par l'Ecolier, qui lui dit: Quelque interessante que soit l'histoire que vous me racontez, une chose que j'aperçois m'empêche de vous écouter aussi attentivement que je le voudrois. Je découvre dans une maison une femme, qui me paroît gentille, entre un jeune homme & un Vieillard. Ils boivent tous trois aparemment des liqueurs exquises, & tandis que le Cavalier suranné embrasse la Dame, la friponne par derriere donne
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une de ses mains à baiser au jeune hommne, qui sans doute est son Galand. Tout au contraire, repondit le Boiteux, c'est son Mari, & l'autre son Amant. Ce Vieillard est un homme de conséquence, un Commandeur de l'Ordre Militaire de Calatrava. Il se ruïne pour cette femme dont l'époux a une petite Charge à la Cour. Elle fait des caresses par interêt à son vieux soûpirant, & des infidélitéz en faveur de son Mari par inclination. Ce tableau est joli, repliqua Zambullo. L'Epoux ne seroit-il pas François? Non, répartit le Diable, il est Espagnol. Oh! la bonne Ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des Maris débonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui sans contredit est la Cité du monde la plus fertile en pareils habitans. Pardon, Seigneur
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Asmodée, dit Don Cleofas, si j'ai coupé le fil de l'histoire de Leonor. Continuez-là je vous prie. Elle m'attache infiniment. J'y trouve des nuances de séduction qui m'enlevent. Le Démon la réprit ainsi. Pour toute question au sujet de ce site, veuillez vous adresser à : |