UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien

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CHAPITRE IV.

Histoire des amours du Comte de

Belflor, & de Léonor de Cespédes.

LE Comte de Belflor un des

plus grands Seigneurs de la

Cour, étoit éperduëment amoureux

de la jeune Léonor de Cespédes.

Il n'avoit pas dessein de

l'épouser; la fille d'un simple Gentilhomme

ne lui paroissoit pas un

parti assez considérable pour lui.

Il ne se proposoit que d'en faire

une Maîtresse.

Dans cette vûë, il la suivoit

partout, & ne perdoit pas une occasion

de lui faire connoître son

amour par ses regards; mais il ne

pouvoit lui parler, ni lui écrire,

parce qu'elle étoit incessamment

obsédée d'une Duégne sévére &

vigilante, apellée la Dame Marcelle.

Il en étoit au desespoir, &



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sentant irriter ses desirs par les

difficultez, il ne cessoit de rêver

aux moiens de tromper l'Argus

qui gardoit son Jo.

D'un autre côté Léonor qui

s'étoit aperçûë de l'attention que

le Comte avoit pour elle, n'avoit

pû se défendre d'en avoir pour lui;

& il se forma insensiblement dans

son coeur une passion qui devint

enfin très-violente. Je ne la fortifiois

pourtant pas par mes tentations

ordinaires, parceque le

Magicien qui me tenoit alors prisonnier,

m'avoit interdit toutes

mes fonctions; mais il suffisoit

que la Nature s'en mêlât. Elle

n'est pas moins dangerereuse que

moi. Toute la différence qu'il y

a entre nous, c'est qu'elle corrompt

peu à peu les coeurs, au lieu

que je les séduis brusquement.

Les choses étoient dans cette

disposition lorsque Léonor & son

éternelle Gouvernante allant un



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matin à l'Eglise, rencontrérent

une vieille femme qui tenoit à la

main un des plus gros chapelets

qu'ait jamais fabriqué l'hipocrisie.

Elle les aborda d'un air doux

& riant adressant la parole à

la Duégne: le Ciel vous conserve,

lui dit-elle, la sainte paix soit

avec vous! permettez moi de vous

demander si vous n'êtes pas la Dame

Marcelle, la chaste veuve du

feu Seigneur Martin Rosette? la

Gouvernante répondit qu'oüi: je

vous rencontre donc fort à propos,

lui dit la vieille, pour vous

avertir que j'ai au logis un vieux

parent qui voudroit bien vous parler.

Il est arrivé de Flandres depuis

peu de jours; il a connu particuliérement,

mais très-particuliérement

vôtre mari, & il a des

choses de la derniere conséquence

à vous communiquer. Il auroit

été vous les dire chez vous, s'il

ne fut pas tombé malade, mais



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le pauvre homme est à l'extrêmité.

Je demeure à deux pas d'ici.

Prenez, s'il vous plaît, la peine de

me suivre.

La Gouvernante qui avoit de

l'esprit & de la prudence, craignant

de faire quelque fausse démarche,

ne sçavoit à quoi se résoudre;

mais la vieille devina le

sujet de son embaras, & lui dit:

ma chére Madame Marcelle, vous

pouvez vous fier à moi en toute

assurance. Je me nomme la Chichona.

Le Licencié Marcos de

Figueroa & le Bachelier Mira de

Mesqua vous répondront de moi

comme de leurs Grandes-meres.

Quand je vous propose de venir

à ma Maison, ce n'est que pour

vôtre bien. Mon parent veut vous

restituer certaine somme que vôtre

mari lui a autrefois prêtée. A

ce mot de restitution, la Dame

Marcelle prit son parti: allons,

ma fille, dit-elle à Léonor, allons



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voir le parent de cette bonne Dame.

C'est une action charitable

que de visiter les malades.

Elles arrivérent bien-tôt au logis

de la Chichona qui les fit entrer

dans une salle basse, où elles

trouvérent un homme alité, qui

avoit une barbe blanche, & qui,

s'il n'étoit pas fort malade, paroissoit

du moins l'être. Tenez,

Cousin, lui dit la vieille en lui

presentant la Gouvernante, voici

cette sage Dame Marcelle à qui

vous souhaitez de parler, la veuve

du feu Seigneur Martin Rosette

vôtre ami. A ces paroles, le vieillard

soulevant un peu la tête, salua

la Duégne, lui fit signe de

s'aprocher, & lorsqu'elle fut près

de son lit, lui dit d'une voix foible:

ma chere Madame Marcelle,

je rends grace au Ciel de m'avoir

laissé vivre jusqu'à ce moment.

C'étoit l'unique chose que je desirois.

Je craignois de mourir sans



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avoir la satisfaction de vous voir

& de vous remettre en main propre

cent ducats que feu vôtre Epoux,

mon intime ami, me prêta

pour me tirer d'une affaire d'honneur

que j'eus autrefois à Bruges.

Ne vous a-t-il jamais entretenu

de cette avanture?

Helas, non, répondit la Dame

Marcelle, il ne m'en a point parlé.

Devant Dieu soit son ame! Il étoit

si généreux, qu'il oublioit les services

qu'il avoit rendus à ses amis;

Et bien loin de ressembler à ces

fanfarons qui se vantent du bien

qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais

dit qu'il eût obligé personne.

Il avoit l'ame belle assûrément,

repliqua le vieillard; j'en dois être

plus persuadé qu'un autre; &

pour vous le prouver il faut que

je vous raconte l'affaire dont je

suis heureusement sorti par son

secours; mais comme j'ai des choses

à dire qui sont de la derniere



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importance pour la memoire du

défunt, je serois bien-aise de ne

les révéler qu'à sa discrette veuve.

Hé bien, dit alors la Chichona,

vous n'avez qu'à lui faire ce

recit en particulier. Pendant ce

tems-là, nous allons passer dans

mon cabinet cette jeune Dame &

moi. En achevant ces paroles, elle

laissa la Duégne avec le malade,

& entraîna Léonor dans une

autre Chambre, où sans chercher

de détours, elle lui dit: Belle Léonor,

les momens sont trop précieux

pour les mal emploier. Vous

connoissez de vûë le Comte de

Belflor: il y a long-tems qu'il

vous aime & qu'il meurt d'envie

de vous le dire; mais la vigilance

& la sévérité de vôtre Gouvernante

ne lui ont pas permis jusqu'ici

d'avoir ce plaisir. Dans son

desespoir il a eu recours à mon

industrie; je l'ai mise en usage

pour lui. Ce Vieillard que vous



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venez de voir est un jeune valet

de chambre du Comte, & tout ce

que j'ai fait n'est qu'une ruse que

nous avons concertée pour tromper

vôtre Gouvernante & vous

attirer ici.

Comme elle achevoit ces mots,

le Comte qui étoit caché derriere

une tapisserie se montra, &

courant se jetter aux pieds de Léonor:

Madame,lui dit-il, pardonnez

ce stratagême à un amant qui

ne pouvoit plus vivre sans vous

parler. Si cette obligeante personne

n'eût pas trouvé moien de

me procurer cet avantage, j'allois

m'abandonner à mon desespoir.

Ces paroles prononcées d'un

air touchant par un homme qui

ne déplaisoit pas, troublérent Léonor.

Elle demeura quelque tems

incertaine de la réponse qu'elle y

devoit faire; mais enfin s'étant remise

de son trouble, elle regarda

fiérement le Comte, & lui dit:



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vous croiez peut-être avoir beaucoup

d'obligation à cette officieuse

Dame qui vous a si bien servi,

mais aprenez que vous tirerez peu

de fruit du service qu'elle vous a

rendu.

En parlant ainsi, elle fit quelques

pas pour rentrer dans la salle.

Le Comte l'arrêta: demeurez,

dit-il, adorable Léonor. Daignez

un moment m'entendre. Ma passion

est si pure qu'elle ne doit

point vous alarmer. Vous avez

sujet, je l'avouë, de vous révolter

contre l'artifice dont je

me sers pour vous entretenir;

mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour

inutilement essaié de vous parler?

Il y a six mois que je vous suis aux

Eglises, à la promenade, aux spectacles.

Je cherche en vain par tout

l'occasion de vous dire que vous

m'avez charmé. Vôtre cruelle,

vôtre impitoiable Gouvernante

a toûjours sçû tromper mes desirs.



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Helas! au lieu de me faire un crime

d'un stratagême que j'ai été

forcé d'emploier, plaignez moi,

belle Léonor, d'avoir souffert tous

les tourmens d'une si longue attente,

& jugez par vos charmes

des peines mortelles qu'elle a dû

me causer.

Belfor ne manqua pas d'assaisonner

ce discours de tous les

airs de persuasion que les jolis

hommes sçavent si heureusement

mettre en pratique; il laissa couler

quelques larmes. Léonor en

fut émûë; il commmença malgré

elle à s'élever dans son coeur des

mouvemens de tendresse & de pitié.

Mais loin de céder à la foiblesse,

plus elle se sentoit attendrir,

plus elle marquoit d'empressement

à vouloir se retirer: Comte,

s'écria-t-elle, tous vos discours

sont inutiles. Je ne veux point

vous écouter. Ne me retenez pas

davantage; laissez-moi sortir d'une



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maison où ma vertu est alarmée,

ou bien je vais par mes cris

attirer ici tout le voisinage & rendre

vôtre audace publique. Elle dit

cela d'un ton si ferme, que la Chichona

qui avoit de grandes mesures

à garder avec la Justice, pria

le Comte de ne pas pousser les

choses plus loin. Il cessa de s'opposer

au dessein de Léonor. Elle

se débarassa de ses mains, & ce

qui jusqu'alors n'étoit arrivé à aucune

fille, elle sortit de ce cabinet

comme elle y étoit entrée.

Elle rejoignit promptement sa

Gouvernante: venez, ma bonne,

lui dit-elle, quittez ce frivole entretien;

on nous trompe. Sortons

de cette dangereuse maison. Qu'y

a-t-il, ma fille, lui répondit avec

étonnement la Dame Marcelle?

quelle raison vous oblige à vouloir

vous retirer si brusquement?

Je vous en instruirai, repartit Léonor.

Fuions, chaque instant que



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je m'arrête ici me cause une nouvelle

peine. Quelqu'envie qu'eut

la Duégne de sçavoir le sujet d'une

si brusque sortie, elle ne pût s'en

éclaircir sur le champ, il lui falut

céder aux instances de Léonor.

Elles sortirent toutes deux avec

précipitation, laissant, la Chichona,

le Comte & son valet de chambre

aussi déconcertez tous trois

que des Comédiens qui viennent

de representer une piéce que le

parterre a mal reçûë.

Dés que Léonor se vit dans la

ruë, elle se mit à raconter avec

beaucoup d'agitation à sa Gouvernante

tout ce qui s'étoit passé

dans le cabinet de la Chichona.

La Dame Marcelle l'écouta fort

attentivement, & lorsqu'elles furent

arrivées au logis, je vous avouë,

ma fille, lui dit-elle, que je

suis extrêmement mortifiée de ce

que vous venez de m'aprendre.

Comment ai-je pû être la duppe



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de cette vieille femme? j'ai fait

d'abord difficulté de la suivre Que

n'ai-je continué ? Je devois me défier

de son air doux & honnête.

J'ai fait une sottise qui n'est pas

pardonnable à une personne de

mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous

découvert chez elle cet

artifice! je l'aurois devisagé; j'aurois

accablé d'injures le Comte de

Belflor & arraché la barbe au

faux vieillard qui me contoit

des fables. Mais je vais retourner sur

mes pas porter l'argent que j'ai

reçû comme une véritable restitution;

et si je les retrouve ensemble,

ils ne perdront rien pour

avoir attendu. En achevant ces

mots elle reprit sa mante, qu'elle

avoit quittée, & sortit pour aller

chez la Chichona.

Le Comte y étoit encore. Il se

desesperoit du mauvais succès de

son stratagême. Un autre en sa

place auroit abandonné la partie.



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Mais il ne se rebuta point. Avec

mille bonnes qualitez, il en avoit

une peu loüable: c'étoit de se

laisser trop entraîner au penchant

qu'il avoit à l'amour. Quand il

aimoit une Dame, il étoit trop

ardent à la poursuite de ses faveurs,

& quoique naturellement

honnête homme, il étoit capable

alors de violer les droits les plus

sacrez pour obtenir l'accomplissement

de ses desirs. Il fit réfléxion

qu'il ne pourroit parvenir au but

qu'il se proposoit sans le secours

de la Dame Marcelle, & il résolut

de ne rien épargner pour la

mettre dans ses intérêts. Il jugea

que cette Duégne, toute sévére

qu'elle paroissoit, ne seroit point

à l'épreuve d'un present considérable

& il n'avoit pas tort de faire

un pareil jugement. S'il y a des

Gouvernantes fidéles, c'est que

les Galands ne sont pas assez riches

ou assez libéraux.



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D'abord que la Dame Marcelle

fut arrivée, & qu'elle aperçût

les trois personnes à qui elle en

vouloit, il lui prit une fureur de

langue; elle dit un miilion d'injures

au Comte & à la Chichona,

& fit voler la restitution à la tête

du valet de chambre. Le Comte

essuia patiemment cet orage; &

se mettant à genoux devant la

Duégne, pour rendre la scene

plus touchante, il la pressa de reprendre

la bourse qu'elle avoit

jettée, & lui offrit mille pistoles

de surcroît en la conjurant d'avoir

pitié de lui. Elle n'avoit jamais

vû solliciter si puissamment

sa compassion; aussi ne fut-elle pas

inéxorable. Elle eut bientôt quitté

les invectives, & comparant

en elle-même la somme proposée

avec la médiocre récompense

qu'elle attendoit de Don Luis de

Cespedes, elle trouva qu'il y avoit

plus de profit à écarter Léonor



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de son devoir, qu'à l'y maintenir;

c'est pourquoi aprés quelques façons,

elle reprit la bourse, accepta

l'offre des mille pistoles,

promit de servir l'amour du Comte,

& s'en alla sur le champ travailler

à l'execution de sa promesse.

Comme elle connoissoit Léonor

pour une fille vertueuse, elle

se garda bien de lui donner lieu

de soupçonner son intelligence

avec le Comte, de peur qu'elle

n'en avertit Don Luis son pere;

& voulant la perdre adroitement,

voici de quelle maniere elle lui

parla a son retour: Léonor, je

viens de satisfaire mon esprit irrité.

J'ai retrouvé nos trois fourbes.

Ils étoient encore tout étourdis

de vôtre courageuse retraite.

J'ai menacé la Chichona du ressentiment

de vôtre Pere & de la rigueur de la

Justice, & j'ai dit

au Comte de Belfor toutes les



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injures que la colere a pû me suggérer.

J'espére que ce Seigneur ne

formera plus de pareils attentats,

& que ses galanteries cesseront

désormais d'occuper ma vigilance.

Je rends graces au Ciel que

vous aiez par vôtre fermeté évité

le piége qu'il vous avoit tendu.

J'en pleure de joie. Je suis ravie

qu'il n'ait tiré aucun avantage de

son artifice; car les Grands Seigneurs

se font un jeu de séduire

de jeunes personnes. La plûpart

même de ceux qui se piquent le

plus de probité ne s'en font pas

le moindre scrupule, comme si ce

n'étoit pas une mauvaise action

que de deshonorer des familles.

Je ne dis pas absolument que le

Comte soit de ce caractére, ni qu'il

ait envie de vous tromper. Il ne

faut pas toûjours juger mal de son

prochain. Peut-être a-t-il des

vuës légitimes. Quoiqu'il soit d'un

rang à prétendre aux premiers



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partis de la Cour, vôtre beauté

peut lui avoir fait prendre la résolution



de vous épouser. Je me

souviens même que dans les réponses

qu'il a faites à mes reproches,

il m'a laissé en revoir cela.

Que dites vous, ma Bonne,

interrompit Léonor? S'il avoit

formé ce dessein, il m'auroit déja

demandée à mon Pere, qui ne

me refuseroit point à un homme

de sa condition. Ce que vous dites

est juste, reprit la Gouvernante;

j'entre dans ce sentiment; la

démarche du Comte est suspecte,

ou plûtôt ses intentions ne sçauroient

être bonnes. Peu s'en faut

que je ne retourne encore sur mes

pas pour lui dire de nouvelles injures.

Non, ma bonne, repartit

Léonor,il vaut mieux oublier ce

qui s'est passé & nous venger par

le mépris. Il est vrai, dit la Dame

Marcelle, je crois que c'est le

meilleur parti. Vous êtes plus raisonnable



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que moi. Mais d'un autre

côté, ne jugerions-nous point

mal des sentiments du Comte? Que

sçavons-nous s'il n'en use pas ainsi

par délicatesse? avant que d'obtenir

l'aveu d'un pere, il veut peut-être

vous rendre de longs services,

mériter de vous plaire, s'assurer

de vôtre coeur, afin que vôtre

union ait plus de charmes. Si

cela étoit, ma fille, seroit-ce un

grand crime que de l'écouter?

découvrez-moi vôtre pensée. Ma

tendresse vous est connuë. Vous

sentez-vous de l'inclination pour

le Comte ? ou auriez-vous de la

répugnance à l'épouser?

A cette malicieuse question, la

trop sincére Léonor baissa les yeux

n rougissant, & avoüa qu'elle n'avoit

nul éloignement pour lui;

mais comme sa modestie l'empêchoit

de s'expliquer plus ouvertement,

la Duégne la pressa de

nouveau de ne lui rien déguiser.

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Enfin elle se rendit aux affectueuses

démonstrations de la Gouvernante:

ma bonne, lui dit-elle,

puisque vous voulez que je vous

parle confidemment, aprenez que

Belfor m'a paru digne d'être aimé.

Je l'ai trouvé si bienfait &

j'en ai oüi parler si avantageusement,

que je n'ai pû me deffendre

d'être sensible à ses galanteries.

L'attention infatigable que

vous avez à les traverser, m'a souvent

fait beaucoup de peine, &

je vous avouërai qu'en secret je

l'ai plaint quelquefois & dédommagé

par mes soûpirs des maux

que vôtre vigilance lui fait souffrir.

Je vous dirai même qu'en ce

moment au lieu de le haïr après

son action téméraire, mon coeur,

malgré moi, l'excuse & rejette sa

faute sur vôtre sévérité.

Ma fille, reprit la Gouvernante,

puisque vous me donnez lieu

de croire que sa recherche vous



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seroit agréable, je veux vous ménager

cet amant. Je suis très-sensible,

repartit Léonor en s'attendrissant,

au service que vous me

voulez rendre. Quant le Comte

ne tiendroit pas un des premiers

rangs à la Cour, quand il ne seroit

qu'un simple Cavalier, je le

préférerois à tous les autres hommes;

mais ne nous flâtons point:

Belflor est un grand Seigneur destiné

sans doute pour une des plus

riches héritieres de la Monarchie.

N'attendons pas qu'il se borne à

la fille de Don Luis qui n'a qu'une

fortune médiocre à lui offrir. Non,

non, ajoûta t-elle, il n'a point

pour moi des sentimens si favorables.

Il ne me regarde pas comme

une personne qui merite de

porter son nom; il ne cherche

qu'à m'offenser.

Eh! pourquoi, dit la Duégne,

voulez-vous qu'il ne vous aime

pas assez pour vous épouser? L'Amour



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fait tous les jours de plus

grands miracles. Il semble, à

vous entendre, que le Ciel ait

mis entre le Comte & vous une

distance infinie. Faites-vous plus

de justice, Léonor. Il ne s'abaissera

point en unissant sa destinée à

la vôtre; vous êtes d'une ancienne

noblesse, & vôtre alliance ne

sçauroit le faire rougir. Puisque v

ous avez du penchant pour lui,

continua-t-elle, il faut que je lui

parle; je veux aprofondir ses vûës,

& si elles sont telles qu'elles doivent

être, je le flâterai de quelque

espérance. Gardez-vous-en

bien, s'écria Léonor. Je ne suis

point d'avis que vous l'alliez chercher;

s'il me soupçonnoit d'avoir

quelque part à cette démarche,

il cesseroit de m'estimer. Oh! je

suis plus adroite que vous ne pensez;

repliqua la Dame Marcelle!

Je commencerai par lui reprocher

d'avoir eu dessein de vous séduire.



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Il ne manquera pas de vouloir

se justifier; je l'écouterai; je le

verrai venir. Enfin, ma fille, laissez

moi faire; je ménagerai vôtre

honneur comme le mien.

La Duégne sortit à l'entrée

de la nuit. Elle trouva Belflor

aux environs de la maison de Don

Luis. Elle lui rendit compte de

l'entretien qu'elle avoit eûë avec

sa Maîtresse, & n'oublia pas de

lui vanter avec quelle adresse elle

avoit découvert qu'il en étoit

aimé. Rien ne pouvoit être plus

agréable au Comte que cette découverte;

aussi en remercia-t-il la

Dame Marcelle dans les termes

les plus vifs; c'est-à dire qu'il promit

de lui livrer dès le lendemain

les mille pistoles, & il se répondit

à lui-même du succès de son

entreprise, parce qu'ill sçavoit

bien qu'une fille prévenuë est à

moitié séduite. Après cela s'étant

séparez fort satisfaits l'un de l'autre,



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la Duégne retourna au logis.

Léonor qui l'attendoit avec

inquiétude, lui demanda ce qu'elle

avoit à lui annoncer? La meilleure

nouvelle que vous puissiez

aprendre, lui répondit la Gouvernante:

J'ai vû le Comte. Je

vous le disois bien, ma fille, ses

intentions ne sont pas criminelles.

II n'a point d'autre but que

de se marier avec vous. Il me l'a

juré par tout ce qu'il y a de plus

sacré parmi les hommes. Je ne me

suis pas rendüe à cela, comme

vous pouvez penser. Si vous êtes

dans cette disposition, lui ai-je

dit, pourquoi ne faites-vous pas

auprès de Don Luis la démarche

ordinaire? Ah! ma chére Marcelle,

m'a-t-il répondu, sans paroître

embarassé de cette demande,

approuveriez-vous que sans sçavoir

de quel oeil me regarde Léonor,

& ne suivant que les transports



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d'un aveugle amour, j'allasse

tiraniquement l'obtenir de

son pere? non, son repos m'est

plus cher que mes desirs, & je suis

trop honnête homme pour m'exposer

à faire son malheur.

Pendant qu'il parloit de la sorte,

continua la Duégne, je l'observois

avec une extrême attention,

& j'emploiois mon expérience

à démêler dans ses yeux s'il

étoit effectivement épris de tout

l'amour qu'il m'exprimoit. Que

vous dirai-je ? Il m'a paru pénétré

d'une véritable passion. J'en

ai senti une joie gue j'ai bien

eu de la peine à lui cacher.

Neanmoins lorsque j'ai été persuadée

de sa sincerité, j'ai crû que

pour vous assurer un Amant de

cette importance, il étoit à propos

de lui laisser entrevoir vos

sentimens: Seigneur, lui ai-je

dit, Léonor n'a point d'aversion pour

vous. Je sçais qu'elle vous estime,



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& autant que j'en puis juger, son

coeur ne gémira pas de vôtre recherche.

Grand Dieu! s'est-il alors

écrié tout transporté de joie:

Qu'entens-je! Est-il possible que

la charmante Léonor soit dans

une disposition favorable pour

moi? Que ne vous dois-je point,

obligeante Marcelle, de m'avoir

tiré d'une si long incertitude?

je suis d'autant plus ravi de cette

nouvelle, que c'est vous qui me

l'annoncez; vous qui toûjours révoltez

contre ma tendresse, m'avez

tant fait souffrir de maux.

Mais achevez mon bonheur, ma

chere Marcelle; faites-moi parler

à la divine Léonor. Je veux lui

donner ma foi, & lui jurer devant

vous que je ne serai jamais

qu'à elle.

A ce discours, poursuivît la

Gouvernante, il en a ajoûté d'autres

encore plus touchans. Enfin

ma fille, il m'a priée d'une maniere



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si pressante de lui procurer

un entretien secret avec vous,

que je n'ai pû me deffendre de le

lui promettre. Eh! pourquoi lui

avez-vous fait cette promesse,

s'écria Léonor, avec quelque émotion?

Une fille sage, vous me

l'avez dit cent fois, doit absolument

éviter ces conversations,

qui ne sçauroient être que dangereuses.

Je demeure d'accord de

vous l'avoir dit, repliqua la Duégne,

& c'est une très-bonne maxime.

Mais il vous est permis de

ne la pas suivre dans cette occasion,

puisque vous pouvez regarder

le Comte comme vôtre mari.

Il ne l'est point encore, repartit

Léonor; & je ne le dois pas

voir que mon pere n'ait agréé sa

recherche.

La Dame Marcelle en ce moment

se repentit d'avoir si bien

élevé une fille dont elle avoit tant

de peine à vaincre la retenuë.



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Voulant toutefois en venir à bout

à quelque prix que ce fût: ma chere,

Leonor, reprit-elle, je m'aplaudis

de vous voir si réservée.

Heureux fruit de mes soins! vous

avez mis à profit toutes les leçons

que je vous ai données. Je suis

charmée de mon ouvrage! mais,

ma fille, vous avez enchéri sur

ce que je vous ai enseigné. Vous

outrez ma morale. Je trouve vôtre

vertu un peu trop sauvage. De

quelque sévérité que je me pique,

je n'approuve point une farouche

sagesse qui s'arme indifféremment

contre le crime & l'innocence. Une

fille ne cesse pas d'être vertueuse

pour écouter un amant, quand

elle connoît la pureté de ses desirs;

& alors elle n'est pas plus criminelle

de répondre à sa passion,

que d'y être sensible. Reposez-vous

sur moi, Léonor. J'ai trop

d'expérience & e suis trop dans

vos intérêts pour vous faire faire



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un pas qui puisse vous nuire.

Eh! dans quel lieu voulez-vous

que je parle au Comte, dit Léonor?

dans vôtre apartement, repartit

la Duégne; c'est l'endroit

le plus sûr. Je l'introduirai ici demain

pendant la nuit. Vous n'y

pensez pas ma bonne, repliqua Léonor!

Quoi, je souffrirai qu'un homme....

Oüi, vous le souffrirez,

interrompit la Gouvernante; ce

n'est pas une chose si extraordinaire

que vous vous l'imaginez.

Cela arrive tous les jours, & plût

au Ciel que toutes les filles qui reçoivent

de pareilles visites eussent

des intentions aussi bonnes que les

vôtres. D'ailleurs, qu'avez-vous

à craindre? ne serai-je pas avec

vous ? Si mon pere venoit nous

surprendre, reprit Léonor? Soiez

encore en repos là-dessus, repartit

la Dame Marcelle. Vôtre pere

a l'esprit tranquille sur vôtre

conduite. Il connoît ma fidélité.



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Il a une entiere confiance en moi.

Léonor si vivement poussée par

la Duégne, & pressée en secret

par son amour, ne pût resister plus

longtems. Elle consentit à ce qu'on

lui proposoit.

Le Comte en fut bientôt informé.

Il en eut tant de joie qu'il

donna sur le champ à son agente

cinq cens pistoles avec une bague

de pareille valeur. La Dame Marcelle

voiant qu'il tenoit si bien sa

parole, ne voulut pas être moins

exacte à tenir la sienne. Dés la

nuit suivante, quand elle jugea

que tout le monde reposoit au

logis, elle attacha à un balcon

une échelle de soie que le Comte

lui avoit donnée, & fit entrer par-là

ce Seigneur dans l'apartement

de sa Maîtresse.

Cependant cette jeune personne

s'abandonnoit à des réfléxions

qui l'agitoient vivement. Quelque

penchant qu'elle eût pour Belflor,



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& malgré tout ce que pouvoit luidire sa Gouvernante, elle se reprochoit

d'avoir eu la facilité de

consentir à une visite qui blessoit

son devoir. La pureté de ses intentions

ne la rassuroit point. Recevoir

la nuit dans sa chambre

un homme, qui n'avoit pas l'aveu

de son pere, & donc elle ignoroit

même les véritables sentimens,

lui paroissoit une démarche non-seulement

criminelle, mais digne

encore des mépris de son amant.

Cette derniére pensée faisoit sa

plus grande peine, & elle en étoit

fort occupée, lorsque le Comte

entra.

Il se jetta d'abord à ses genoux,

pour la remercier de la faveur

qu'elle lui faisoit. Il parut pénétré

d'amour & de reconnoissance,

& il l'assura qu'il étoit dans le

dessein de l'épouser; néanmoins

comme il ne s'étendoit pas là-dessus

autant qu'elle l'auroit souhaité:



>P83>



Comte, lui dit-elle, je veux

bien croire que vous n'avez pas

d'autres vûës que celles là; mais

quelques assurances que vous m'en

puissiez donner, elles me seront

toûjours suspectes, jusqu'à ce

qu'elles soient autorisées du consentement

de mon pere. Madame,

répondit Belflor, il y a

long-tems que je l'aurois demandé,

si je n'eusse pas craint de

l'obtenir aux dépens de vôtre repos.

Je ne vous reproche point de

n'avoir pas encore fait cette démarche,

reprit Léonor; j'aprouve

même sur cela vôtre délicatesse;

mais rien ne vous retient plus,

& il faut que vous parliez au plûtôt

à Don Luis; ou bien résolvez-vous

à ne me revoir jamais.

Hé, pourquoi, repliqua-t-il,

ne vous verrois-je plus, belle Léonor?

que vous êtes peu sensible

aux douceurs de l'amour! Si vous

sçaviez aussi-bien aimer que moi,



>P84>



vous vous feriez un plaisir de recevoir

secrettement mes soins, &

d'en dérober, du moins pour quelque

tems, la connoissance à vôtre

pere. Que ce commerce mistérieux

a de charmes pour deux

coeurs étroitement liez! Il en pourroit

avoir pour vous, dit Léonor;

mais il n'auroit pour moi que des

peines. Ce rafinement de tendresse

ne convient point à une fille

qui a de la vertu. Ne me vantez

plus les délices de ce commerce

coupable. Si vous m'estimiez,

vous ne me l'auriez pas proposé;

& si vos intentions sont telles que

vous voulez me le persuader,

vous devez au fond de vôtre ame

me reprocher de ne m'en être pas

offensée. Mais, helas! ajoûta-t-elle,

en laissant échaper quelques

pleurs, c'est à ma seule foiblesse

que je dois imputer cet ouvrage; je

m'en suis rendu digne en faisant

ce que je fais pour vous.



>P85>



Adorable Léonor, s'écria le

Comte, c'est vous qui me faites

une mortelle injure! vôtre vertu

trop scrupuleuse prend de fausses

alarmes. Quoi! parce que j'ai été

assez heureux pour vous rendre

favorable à mon amour, vous

craignez que je cesse de vous estimer?

quelle injustice! Non, Madame,

je connois tout le prix de vos

bontez. Elles ne peuvent vous

ôter mon estime, & je suis prêt à

faire ce que vous exigez de moi.

Je parlerai dés demain au Seigneur

Don Luis. Je ferai tout

mon possible pour qu'il consente à

mon bonheur; mais je ne vous

le cele point, j'y vois peu d'apparence.

Que dites-vous, reprit Léonor

avec une extrême surprise?

mon pere pourra-t-il ne pas agréer

la recherche d'un homme qui

tient le rang que vous tenez à la

Cour? Eh! c'est ce même rang,

repartit Belflor, qui me fait craindre



>P86>



ses refus. Ce discours vous

surprend; vous allez cesser de vous

étonner.

Il y a quelques jours, poursuivit-il,

que le Roi me déclara qu'il

vouloit me marier. Il ne m'a point

nommé la Dame qu'il me destine;

il m'a seulement fait comprendre

que c'est un des premiers partis de

la Cour, & qu'il a ce Mariage fort

à coeur. Comme j'ignorois quels

pouvoient être vos sentimens pour

moi, car vous sçavez bien que vôtre

rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici

de les démêler, je ne lui ai

laissé voir aucune répugnance à

suivre ses volontez. Aprés cela,

jugez, Madame, si Don Luis voudra

se mettre au hazard de s'attirer

la colere du Roi en m'acceptant

pour gendre.

Non, sans doute, dit Léonor.

Je connois mon pere. Quelque

avantageuse que soit pour lui vôtre

alliance, il aimera mieux y renoncer



>P87>



que de s'exposer à déplaire

au Roi. Mais quand mon pere

ne s'opposeroit point à nôtre

union, nous n'en serions pas plus

heureux; car, enfin, Comte,

comment pouriez-vous me donner

une main que le Roi veut engager

ailleurs. Madame, répondit

Belflor, je vous avouërai de

bonne-foi que je suis encore dans

un assez grand embarras de ce

côté-là. J'espére néanmoins qu'en

tenant une conduite délicate avec

le Roi, je ménagerai si bien son

esprit, & l'amitié qu'il a pour

moi, que je trouverai moien d'éviter

le malheur qui me menace.

Vous pourriez même, belle Léonor,

m'aider en cela, si vous me

jugiez digne de m'attacher à vous.

Eh! de quelle maniere, dit-elle,

puis-je contribuër à rompre le

mariage que le Roi vous a proposé?

Ah! Madame, repliqua-t'il

d'un air passionné, si vous



>P88>



vouliez recevoir ma foi, je sçaurois

bien me conserver à vous,

sans que ce Prince m'en pût sçavoir

mauvais gré.

Permettez, charmante Léonor,

ajoûta-t'il en se jettant à

ses genoux, permettez que je

vous épouse en présence de la

Dame Marcelle; c'est un témoin

qui répondra de la sainteté de

nôtre engagement. Par-là, je me

déroberai sans peine aux tristes

noeuds dont on veut me lier; car

si aprés cela le Roi me presse d'accepter

la Dame qu'il me déstine,

je me jetterai aux pieds de ce Monarque;

je lui dirai que je vous

aimois depuis long tems & que

je vous ai secrettement épousée.

Quelque envie qu'il puisse avoir

de me marier avec un autre, il

est trop bon pour vouloir m'arracher

à ce que j'adore, & trop

juste pour faire cet affront à vôtre

famille.



>P89>



Que pensez-vous, sage Marcelle,

ajoûta-t-il en se tournant vers

la Gouvernante, que pensez-vous

de ce projet que l'Amour vient

de m'inspirer? J'en suis charmée,

dit la Dame Marcelle. Il faut avoüer

que l'Amour est bien ingénieux!

Et vous, adorable Léonor,

reprit le Comte, qu'en dites-vous?

Vôtre esprit toûjours armé de défiances

refusera-t-il de l'aprouver?

Non, répondit Léonor,

pourvû que vous y fassiez entrer

mon pere. Je ne doute pas qu'il

n'y souscrive, dès que vous l'en

aurez instruit.

Il faut bien se garder de lui faire

cette confidence, interrompit

en cet endroit l'abominable Duegne;

vous ne connoissez pas le Seigneur

Don Luis. Il est trop délicat

sur les matieres d'honneur pour se

prêter à de mystérieuses amours.

La proposition d'un mariage secret

l'offensera. D'ailleurs, sa prudence



>P90>



ne manquera pas de lui faire

appréhender les suites d'une

union qui lui paroîtra choquer

les desseins du Roi. Par cette démarche

indiscrette vous lui donnerez

des soupçons. Ses yeux seront incessamment

ouverts sur toutes nos

actions, & il vous ôtera tous lesmoiens de vous voir.

J'en mourrois de douleur, s'écria

nôtre Courtisan! Mais, Madame

Marcelle, poursuivit-il en

affectant un air chagrin, croïez-vous

effectivemnent que Don Luis

rejette la proposition d'un himen

clandestin? N'en doutez nullement,

répondit la Gouvernante.

Mais je veux qu'il l'accepte. Régulier

& scrupuleux comme il est,

il ne consentira point que l'on suprime

les cérémonies d'Eglise, & si

on les pratique dans vôtre mariage,

la chose sera bien-tôt divulguée.

Ah! ma chere Léonor, dit alors

le Comte, en serrant tendrement la



>P91>



main de sa Maîtresse entre les siennes,

faut-il pour satisfaire une

vaine opinion de bienséance,

nous exposer à l'affreux peril de

nous voir séparez pour jamais.

Vous n'avez besoin que de vous-même

pour vous donner à moi.

L'aveu d'un pere vous épargneroit

peut-être quelques peines

d'esprit; mais puisque la Dame

Marcelle nous a prouvé l'impossibilité

de l'obtenir, rendez-vous

à mes innocens desirs. Recevez

mon coeur & ma main; &

lorsqu'il sera temps d'informer

Don Luis de nôtre engagement,

nous lui aprendrons les raisons

que nous avons euës de le lui

cacher. Hé bien! Comte, dit Léonor,

je consens que vous ne parliez

pas si-tôt à mon pere. Sondez

auparavant l'esprit du Roi. Avant

que je reçoive en secret vôtre

main, parlez à ce Prince, dites-lui,

s'il le faut, que vous m'avez



>P92>



sécrettement épousée! Tâchons

par cette fausse confidence... Oh!

pour cela, non, Madame, repartit

Belflor; je suis trop ennemi du

mensonge, pour oser soûtenir cette

feinte. Je ne puis me trahir jusques-là.

De plus, tel est le caractere

du Roi, que s'il venoit à découvrir

que je l'eusse trompé, il ne

me le pardonneroit de sa vie.

Je ne finirois point, Seigneur

Don Cléofas,continua le Diable,

si je vous répétois mot pour mot

tout ce que Belflor dit pour séduire

cette jeune personne. Je vous

dirai seulement qu'il lui tint tous

les discours passionnez que je souffle

aux hommes en pareille occasion;

mais il eut beau jurer qu'il

confirmeroit publiquement le plûtôt

qu'il lui seroit possible la foi

qu'il lui donnoit en particulier;

il eut beau prendre le Ciel à témoin

de ses sermens, il ne pût

triompher de la vertu de Leonor;



>P93>



& le jour qui étoit prêt à paroître

l'obligea malgré lui à se retirer.

Le lendemain la Duegne croiant

qu'il y alloit de son honneur, ou

pour mieux dire de son interêt, de

ne point abandonner son entreprise,

dit à la fille de Don Luis:

Léonor, je ne sçais plus quel discours

je dois vous tenir. Je vous

vois révoltée contre la passion du

Comte, comme s'il n'avoit pour

objet qu'une simple galanterie.

N'auriez-vous point remarqué en

sa personne quelque chose qui vous

en eût dégoûtée? Non, ma bonne,

lui répondit Léonor, il ne m'a

jamais paru plus aimable; & son

entretien m'a fait apercevoir en

lui de nouveaux charmes. Si cela

est, reprit la Gouvernante, je ne

vous comprends pas. Vous êtes

prévenuë pour lui d'une inclination

violente, & vous refusez de

souscrire à une chose dont on vous

a representé la necessité.



>P94>



Ma bonne, repliqua la fille de

Don Luis, vous avez plus de prudence

& plus d'expérience que

moi; mais avez-vous bien pensé

aux suites que peut avoir un mariage

contracté sans l'aveu de mon

pere? Oüi, oüi, répondit la Duegne,

j'ai là-dessus toutes les réfléxions

nécessaires; & je suis fâchée

que vous vous opposiez avec tant

d'opiniâtreté au brillant établissement

que la fortune vous présente.

Prenez garde que vôtre obstination

ne fatigue & ne rebute vôtre

amant. Craignez qu'il n'ouvre

les yeux sur l'interêt de sa fortune

que la violence de sa passion

lui fait négliger. Puisqu'il veut

vous donner sa foi, recevez-la sans

balancer. Sa parole le lie; il n'y

a rien de plus sacré pour un homme

d'honneur. D'ailleurs, je suis

témoin qu'il vous reconnoît pour

sa femme. Ne sçavez-vous pas

qu'un témoignage tel que le mien



>P95>



suffit pour faire condamner en justice

un amant qui oseroit se parjurer?

Ce fut par de semblables discours

que la perfide Marcelle ébranla

Leonor, qui se laissant

étourdir sur le péril qui la menaçoit,

s'abandonna de bonne foi

quelques jours après aux mauvaises

intentions du Comte. La Duegne

l'introduisoit toutes les nuits

par le Balcon, dans l'apartement

de sa Maîtresse & le faisoit sortir

avant le jour.

Une nuit qu'elle l'avoit averti

un peu plus tard qu'à l'ordinaire

de se retirer, & que déja l'aurore

commençoit à percer l'obscurité,

il se mit brusquement en devoir

de se couler dans la ruë; mais par

malheur il prit si mal ses mesures,

qu'il tomba par terre assez rudement.

Don Luis de Cespedes qui étoit

couché dans l'apartement au-dessus



>P96>



de sa fille, & qui s'étoit levé

ce jour-là de très-grand matin,

pour travailler à quelques affaires

pressantes, entendit le bruit de

cette chûte. Il ouvrit sa fenêtre

pour voir ce que c'étoit. Il aperçût

un homme qui achevoit de

se relever avec beaucoup de peine,

& la Dame Marcelle sur le Balcon

ocupée à détacher l'échelle

de soie dont le Comte ne s'étoit

pas si bien servi pour descendre

que pour monter. Il se

frotta les yeux & prit d'abord ce

spectacle pour une illusion; mais

après l'avoir bien consideré, il

jugea qu'il n'y avoit rien de plus

réel,& que la clarté du jour, toute

foible qu'elle étoit encore, ne

lui découvroit que trop sa honte.

Troublée de cette fatale vûë,

transporté d'une juste colere, il

descend en robe de chambre dans

l'apartement de Leonor, tenant

son épée d'une main & une bougie



>P97>



de l'autre. Il la cherche elle &

sa gouvernante pour les sacrifier

à son ressentiment. Il frappe à la

porte de leur chambre, ordonne

d'ouvrir; elles reconnoissent sa

voix; & elles obéïssent en tremblant.

Il entre d'un air furieux,

montrant son épée nuë à leurs

yeux éperdus: je viens, dit-il,

laver dans le sang d'une infâme

l'affront qu'elle fait à son pere,

& punir en même tems la lâche

gouvernante qui trahit ma confiance.

Elles se jettérent genoux devant

lui l'un & l'autre, & la Duegne

prenant la parole: Seigneur,

dit-elle, avant que nous recevions

le châtiment que vous nous

préparez, daignez m'écouter un

moment. Hé bien! malheureuse,

repliqua le Vieillard, je consens

de suspendre ma vengeance pour

un instant. Parle, aprens-moi

toutes les circonstances de mon



>P98>



malheur; mais que dis-je toutes

les circonstances? Je n'en ignore

qu'une: c'est le nom du téméraire

qui deshonore ma famille. Seigneur,

reprit la Dame Marcelle,

le Comte de Belflor est le Cavalier

dont il s'agit. Le Comte de

Belflor, s'écria Don Luis! Où

a-t-il vû ma fille? Par quelles

voies l'a-t'il séduite? Ne me cache

rien. Seigneur, repartit la

Gouvernante, je vais vous faire ce

recit avec toute la sincérité dont

je suis capable.

Alors elle lui débita avec un

art infini, tous les discours qu'elle

avoit fait accroire à Leonor que

le Comte lui avoit tenus. Elle

le peignit avec les plus belles

couleurs; c'étoit un amant tendre,

délicat & sincere. Comme

elle ne pouvoit s'écarter de la vérité

au dénoüement, elle fut obligée

de la dire; mais elle s'étendit

sur les raisons que l'on avoit eûës



>P99>de faire à son insçu ce mariage secret,

& elle leur donna un si bon

tour, qu'elle appaisa la fureur

de Don Luis. Elle s'en aperçût

bien, & pour achever d'adoucir

le Vieillard: Seigneur, lui dit-elle,

voilà ce que vous vouliez

sçavoir. Punissez-nous presentement;

plongez vôtre épée dans le

sein de Leonor. Mais qu'est-ce

que je dis? Leonor est innocente;

elle n'a fait que suivre les conseils

d'une persone que vous avez

chargée de sa conduite. C'est à

moi seule que vos coups doivent

s'adresser. C'est moi qui ai introduit

le Comte dans l'apartement

de vôtre fille. C'est moi qui ai formé

les noeuds qui les lient. J'ai

fermé les yeux sur ce qu'il y avoit

d'irrégulier dans un engagement

que vous n'autorisiez pas; pour

vous assurer un gendre dont vous

sçavez, que la fureur est le canal

par où coulent aujourd'hui toutes



>P100>



les graces de la Cour. Je n'ai envisagé

que le bonheur de Leonor,

& l'avantage que vôtre famille

pourroit tirer d'une si belle alliance.

L'excés de mon zéle m'a fait

trahir mon devoir.

Pendant que l'artificieuse Marcelle

parloit ainsi, sa maîtresse ne

s'épargnoit point à pleurer, & elle

fit paroître une si vive douleur

que le bon Vieillard n'y pût résister.

Il en fut attendri; sa colere se

changea en compassion. Il laissa

tomber son épée & dépoüillant

l'air d'un pere irrité: Ah! ma fille,

s'écria-t-il les larmes aux yeux,

que l'amour est une passion funeste!

Helas! vous ne sçavez pas

toutes les raisons que vous avez

de vous affliger. La honte seule

que vous cause la presence d'un

pere qui vous surprend, excite vos

pleurs en ce moment. Vous ne

prévoiez pas encore tous les sujets

de douleur que vôtre amant vous



>P101>



prépare peut-être. Et vous, imprudente

Marcelle, qu'avez-vous

fait? Dans quel précipice nous

jette vôtre zéle indiscret pour ma

famille! J'avoüe que 1'alliance

d'un homme tel que le Comte a

pû vous ébloüir, & c'est ce qui

vous sauve dans mon esprit, mais

malheureuse que vous êtes, ne

falloit-il pas vous défier d'un Amant

de ce caractere? Plus il a

de crédit & de faveur, plus vous

deviez être en garde contre lui.

S'il ne se fait pas un scrupule de

manquer de foi a Leonor, quel

parti faudra-t'il que je prenne?

Implorerai je le secours des loix?

Une personne de son rang sçaura

bien se mettre à l'abri de leur sévérité.

Je veux bien que fidéle à

ses sermens il ait envie de tenir

parole à ma fille; si le Roi, comme

il vous l'a dit, a dessein de lui

faire épouser une autre Dame,

il est à craindre que ce Prince



>P102>



ne l'y oblige par son autorité.

Oh! pour l'y obliger, Seigneur,

interrompit Leonor, ce

n'est pas ce qui doit nous allarmer.

Le Comte nous a bien assuré

que le Roi ne fera pas une si grande

violence à ses sentimens. J'en

suis persuadée, dit la Dame Marcelle;

outre que ce Monarque

aime trop son favori, pour exercer

sur lui cette tirannie, il est

trop généreux pour vouloir causer

un déplaisir mortel au vaillant

Don Luis de Cespedes, qui a

donné tous ses beaux jours au service

de l'Etat.

Fasse le Ciel, reprit le Vieilard

en soûpirant, que mes craintes

soient vaines! Je vais chez le

Comte lui demander un éclaircissement

là dessus. Les yeux d'un

pere sont pénétrans. Je verrai jusqu'au fond

de son ame. Si je le

trouve dans la disposition que je

souhaite, je vous pardonnerai le



>P103>



passé, mais, ajoûta-t-il, d'un ton

plus ferme, si dans ces discours

je démêle un coeur perfide, vous

irez toutes deux dans une retraite

pleurer vôtre imprudence le reste

de vos jours. A ces mots, il ramassa

son épée, & les laissant

se remettre de la fraieur qu'il leur

avoit causée, il remonta dans son

apartement pour s'habiller.

Asmodée en cet endroit de son

recit, fut interrompu par l'Ecolier,

qui lui dit: Quelque interessante

que soit l'histoire que vous

me racontez, une chose que j'aperçois

m'empêche de vous écouter

aussi attentivement que je le

voudrois. Je découvre dans une

maison une femme, qui me paroît

gentille, entre un jeune homme

& un Vieillard. Ils boivent

tous trois aparemment des liqueurs

exquises, & tandis que le

Cavalier suranné embrasse la Dame,

la friponne par derriere donne



>P104>



une de ses mains à baiser au

jeune hommne, qui sans doute est

son Galand. Tout au contraire,

repondit le Boiteux, c'est son Mari,

& l'autre son Amant. Ce Vieillard

est un homme de conséquence,

un Commandeur de l'Ordre

Militaire de Calatrava. Il se ruïne

pour cette femme dont l'époux

a une petite Charge à la Cour.

Elle fait des caresses par interêt

à son vieux soûpirant, & des infidélitéz

en faveur de son Mari par

inclination.

Ce tableau est joli, repliqua

Zambullo. L'Epoux ne seroit-il

pas François? Non, répartit le

Diable, il est Espagnol. Oh! la

bonne Ville de Madrid ne laisse

pas d'avoir aussi dans ses murs des

Maris débonnaires; mais ils n'y

fourmillent pas comme dans celle

de Paris, qui sans contredit est la

Cité du monde la plus fertile en

pareils habitans. Pardon, Seigneur



>P105>



Asmodée, dit Don Cleofas,

si j'ai coupé le fil de l'histoire

de Leonor. Continuez-là je vous

prie. Elle m'attache infiniment.

J'y trouve des nuances de séduction

qui m'enlevent. Le Démon

la réprit ainsi.


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Dernière mise à jour : 09.11.1999
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