UNIVERSITÉ D'OTTAWA Faculté des Arts

Laboratoire de français ancien

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CHAPITRE V.

Suite & conclusion des amours du

Comte de Belflor.

 

DON Luis sortit de bon matin

& se rendit chez le Comte,

qui ne croiant pas avoir été

découvert, fut surpris de cette

visite. Il alla au-devant du Vieillard,

& après l'avoir accablé

d'embrassades: Que j'ai de joie,

dit-il, de voir ici le Seigneur Don

Luis! viendroit-il m'offrir l'occasion

de le servir? Seigneur, lui répondit

Don Luis, ordonnez, s'il

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vous plaît, que nous soions seuls.

Belflor fit ce qu'il souhaitoit. Ils

s'assirent tous deux, & le Vieillard

prenant la parole: Seigneur,

dit-il, mon bonheur & mon repos

ont besoin d'un éclaircissement

que je viens vous demander. Je

vous ai vû ce matin sortir de l'apartement

de Léonor. Elle m'a

tout avoüé; elle m'a dit.... Elle

vous a dit que je l'aime, interrompit

le Comte, pour éluder

un discours qu'il ne vouloit pas

entendre; mais elle ne vous a que

foiblement exprimé tout ce que

je sens pour elle. J'en suis enchanté.

C'est une fille toute adorable.

Esprit, beauté, vertu, rien ne lui

manque. On m'a dit que vous avez

aussi un fils qui acheve ses études

à Alcala. Ressemble-t-il à sa

soeur? S'il en a la beauté, & pour

peu qu'il tienne de vous d'ailleurs,

ce doit être un Cavalier parfait.

Je meurs d'envie de le voir, & je

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vous offre tout mon crédit pour

lui.

Je vous suis redevable de cette

offre, dit gravement Don Luis;

mais venons à ce que.... Il faut

le mettre incessamment dans le

service, interrompit encore le

Comte. Je me charge de sa fortune.

Il ne vieillira point dans la

foule des Officiers subalternes:

c'est dequoi je puis vous assurer.

Répondez-moi, Comte, reprit

brusquement le Vieillard, & cessez

de me couper la parole. Avez-vous

dessein ou non de tenir la

promesse....? Oüi, sans doute, interrompit

Belflor pour la troisiéme

fois, je tiendrai la promesse

que je vous fais d'appuier vôtre

fils de toute ma faveur. Comptez

sur moi. Je suis homme réel. C'en

est trop, Comte, s'écria Cespedes

en se levant! Après avoir séduit

ma fille, vous osez encore

m'insulter; mais je suis noble, &

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l'offense que vous me faites ne demeurera

pas impunie. En achevant

ces mots, il se retira chez lui le

coeur plein de ressentiment, &

roulant dans son esprit mille projets

de vengeance.

Dés qu'il y fut arrivé, il dit avec

beaucoup d'agitation à Léonor

& à la Dame Marcelle: Ce

n'étoit pas sans raison que le

Comte m'étoit suspect, c'est un

traître dont je veux me venger.

Pour vous, dès demain vous entrerez

toutes deux dans un Convent;

vous n'avez qu'à vous y préparer;

& rendez grace au Ciel

que ma colere se borne à ce châtiment.

En disant cela, il alla s'enfermer

dans son cabinet, pour

penser meurement au parti qu'il

avoit à prendre dans une conjoncture

si délicate.

Quelle fut la douleur de Léonor,

quand elle eut entendu dire

que Belflor étoit perfide. Elle demeura

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quelque tems immobile.

Une pâleur mortelle se répandit

sur son visage. Ses esprits l'abandonnérent,

& elle tomba sans

mouvement entre les bras de sa

Gouvernante, qui crut qu'elle alloit

expirer. Cette Duegne aporta

tous ses soins pour la faire revenir

de son évanoüissement. Elle y

réüssit. Léonor reprit l'usage de

ses sens, ouvrit les yeux, & voiant

sa Gouvernante empressée à la

secourir: Que vous êtes barbare,

lui dit-elle, en poussant un profond

soupir! pourquoi m'avez-vous

tirée de l'heureux état où

j'étois? Je ne sentois pas l'horreur

de ma destinée. Que ne me laissiez-vous

mourir? Vous qui sçavez

toutes les peines qui doivent

troubler le repos de ma vie, pourquoi

me la voulez-vous conserver?

Marcelle essaia de la consoler,

mais elle ne fit que l'aigrir davantage.

Tous vos discours sont superflus,

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s'écria la fille de Don Luis!

Je ne veux rien écouter. Ne perdez

pas le tems à combattre mon desespoir.

Vous dévriez plûtôt l'irriter,

vous qui m'avez plongée dans l'abîme

affreux où je suis. C'est vous

qui m'avez répondu de la sincérité

du Comte; sans vous je ne me

serois pas livrée à l'inclination que

j'avois pour lui. J'en aurois insensiblement

triomphé. Il n'en auroit

jamais du moins tiré le moindre avantage.

Mais je ne veux pas,

poursuivit-elle, vous imputer mon

malheur, & je n'en accuse que moi.

Je ne devois pas suivre vos conseils

en recevant la foi d'un homme

sans la participation de mon pere.

Quelque glorieuse que fût pour

moi la recherche du Comte de

Belflor, il falloit le mépriser plûtôt

que de le ménager aux dépens

de mon honneur. Enfin, je devois

me défier de lui, de vous & de moi.

Après avoir été assez foible pour

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me rendre à ses sermens perfides;

après l'affliction que je cause au

malheureux Don Luis, & le deshonneur

que je fais à ma famille,

je me déteste moi-meme; & loin

de craindre la retraite dont on me

menace, je voudrois aller cacher

ma honte dans le plus horrible séjour.

En parlant de cette sorte, elle

ne se contentoit pas de pleurer

abondamment; elle déchiroit ses

habits & s'en prenoit à ses beaux

cheveux de l'injustice de son Amant.

La Duégne pour se conformer

à la douleur de sa Maîtresse,

n'épargna pas les grimaces.

Elle laissa couler quelques pleurs

de commande, fit mille imprécations

contre les hommes en général,

& en particulier contre Belflor.

Est-il possible, s'écria t'elle,

que le Comte qui m'a paru plein

de droiture & de probité, soit assez

scélerat pour nous avoir trompé

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toutes deux. Je ne puis revenir

de ma surprise, ou plûtôt je

ne puis encore me persuader cela.

En effet, dit Leonor, quand

je me le represente à mes genoux,

quelle fille ne se seroit pas fiée à

son air tendre, à ses sermens dont

il prenoit si hardiment le Ciel

à témoin, à ses transports qui se

renouvelloient sans cesse? Ses yeux

me montroient encore plus d'amour

que sa bouche ne m'en exprimoit.

En un mot, il paroissoit

charmé de ma vûë. Non, il ne me

trompoit point. Je ne le puis penser.

Mon pere ne lui aura pas parlé

peut-être avec assez de ménagement:

Ils se seront piquez tous

deux, & le Comte lui aura moins

répondu en Amant, qu'en grand

Seigneur. Mais je me flatte aussi

peut être! Il faut que je sorte de

cette incertitude. Je vais écrire à

Belflor, & lui mander que je l'attends

ici cette nuit. Je veux qu'il

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vienne rassurer mon coeur allarmé,

ou me confirmer lui-même

sa trahison.

La Dame Marcelle applaudit

à ce dessein. Elle conçût même

quelque esperance que le Comte,

tout ambitieux qu'il étoit, pourroit

bien être touché des larmes

que Léonor répandroit dans cette

entrevûë, & se déterminer à

l'épouser.

Pendant ce tems-là Belflor débarrassé

du bon-homme Don

Luis, rêvoit dans son apartement

aux suites que pourroit avoir la

réception qu'il venoit de lui faire.

Il jugea bien que tous les Cespedes

irritez de l'injure songeroient

à la venger; mais cela ne

l'inquiétoit que foiblement. L'intérêt

de son amour l'occupoit

bien davantage. Il pensoit que

Léonor seroit mise dans un Convent,

ou du moins qu'elle seroit

desormais gardée à vûë: Que selon

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toutes les aparences il ne la

reverroit plus. Cette pensée l'affligeoit,

& il cherchoit dans son

esprit quelque moïen de prévenir

ce malheur, lorsque son Valet-de-chambre

lui aporta une lettre

que la Dame Marcelle venoit

de lui mettre entre les mains. C'étoit

un billet de Léonor conçû

dans ces termes:

Je dois demain quitter le monde,

pour aller m'ensevelir dans une retraire.

Me voir deshonorée, odieuse

à ma famille & à moi même, c'est

l'état déplorable où je suis réduite pour

vous avoir écouté. Je vous attens encore

cette nuit. Dans mon desespoir je

cherche de nouveaux tourmens : venez

m'avoüer que vôtre coeur n'a point

eu de part aux sermens que vôtre bouche

m'a faits, ou venez les justifier

par une conduite qui peut seule adoucir

la rigueur de mon destin. Comme il

pourroit y avoir quelque péril dans ce

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rendez-vous aprés ce qui s'est passé entre

vous et mon pere, faites-vous

accompagner par un ami. Quoique vous

fassiez tout le malheur de ma vie, je

sens que je m'intéresse encore à la

vôtre.

LEONOR.

Le Comte lût deux ou trois fois

cette Lettre & se representant la

fille de Don Luis dans la situation

où elle se dépeignoit, il en fut

émû. Il rentra en lui-même: la

raison, la probité, l'honneur dont

sa passion lui avoit fait violer toutes

les loix, commencérent à reprendre

sur lui leur empire. Il

senti tout-d'un-coup dissiper son

aveuglement; & comme un homme

sorti d'un violent accés de

de (sic) fiévre, rougit des paroles & des

actions extravagantes qui lui sont

échapées, il eut honte de tous les

lâches artifices dont il s'étoit servi

pour contenter ses desirs.

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Qu'ai-je fait, dit-il, malheureux?

Quel Démon m'a possedé?

J'ai promis d'épouser Leonor. J'en

ai pris le Ciel à témoin. J'ai feint

que le Roi m'avoit proposé un

parti. Mensonge, perfidie, sacrilege,

j'ai tout mis en usage pour corrompre

l'innocence. Quelle fureur!

Ne valoit-il pas mieux emploier

mes efforts à détruire mon

amour, qu'à le satisfaire par des

voies si criminelles? Cependant

voilà une fille de condition séduite.

Je l'abandonne à la colere

de ses parens que je deshonore

avec elle, & je la rends misérable

pour prix de m'avoir rendu

heureux. Quelle ingratitute! Ne

dois-je pas plûtôt réparer l'outrage

que je lui faits? Oüi, je le dois

& je veux en l'épousant dégager

la parole que je lui ai donnée. Qui

pourroit s'oposer à un dessein si

juste? Ses bontez doivent-elles

me prévenir contre sa vertu?

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Non, je sçais combien sa resistance

m'a coûté à vaincre. Elle s'est

moins renduë à mes transports

qu'à la foi jurée... Mais d'un autre

côté si je me borne à ce choix,

je me fais un tort considérable.

Moi qui puis aspirer aux plus nobles

& aux plus riches héritiers de

l'Etat, je me contenterai de la fille

d'un simple Gentilhomme qui n'a

qu'un bien médiocre! Que pensera-t-on

de moi à la Cour? On

dira que j'ai fait un mariage ridicule.

Belflor ainsi partagé entre l'amour

& l'ambition, ne sçavoit à

quoi se résoudre; mais quoi-qu'il

fût encore incertain s'il épouseroit

Léonor ou s'il ne l'épouseroit

point, il ne laissa pas de se déterminer

à l'aller trouver la nuit

prochaine. Et il chargea son valet

de chambre d'en avertir la Dame

Marcelle.

Don Luis de son côté passa la

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journée à songer au rétablissement

de son honneur. La conjoncture

lui paroissoit fort embarassante.

Recourir aux Loix civiles, c'étoit

rendre son deshonneur public;

outre qu'il craignoit avec grande

raison que la Justice ne fût d'une

part & les Juges de l'autre. Il n'osoit

pas non plus s'aller jetter aux

pieds du Roi. Comme il croioit

que ce Prince avoit dessein de marier

Belflor, il avoit peur de faire

une démarche inutile. Il ne lui restoit

donc que la voie des armes,

& ce fut à ce parti qu'il s'arrêta.

Dans la chaleur de son ressentiment,

il fut tenté de faire un

apel au Comte; mais venant à

considerer qu'il étoit trop vieux &

trop foible pour oser se fier à son

bras, il aima mieux s'en remettre

à son fils dont il jugea les coups

plus sûrs que les siens. Il envoia

donc un de ses domestiques à Alcala

avec une lettre par laquelle

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il mandoit à son fils de venir incessamment

à Madrid venger une

offense faite à la famille des Cespedes.

Ce fils nommé Don Pedre, est

un Cavalier de dix-huit ans, parfaitement

bienfait & si brave qu'il

passe dans la Ville d'Alcala pour

le plus redoutable Ecolier de l'Université;

mais vous le connoissez,

ajoûta le Diable, & il n'est

pas besoin que je m'étende sur cela.

Il est vrai, dit Don Cleofas,

qu'il a toute la valeur & tout le

mérite que l'on puisse avoir.

Ce jeune homme, reprit Asmodée,

n'étoit point alors à Alcala,

comme son pere se l'imaginoit.

Le desir de revoir une Dame

qu'il aimoit l'avoit amené à Madrid.

La derniere fois qu'il y étoit

venu voir sa famille, il avoit fait

cette conquête au Prado. Il n'en

sçavoit point encore le nom. On

avoit exigé de lui qu'il ne feroit

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aucune démarche pour s'en informer,

& il s'étoit soumis, quoi-qu'avec

beaucoup de peine, à cette

cruelle nécessité. C'étoit une fille

de condition qui avoit pris de

l'amitié pour lui, & qui croiant

devoir se défier de la discretion &

de la confiance d'un Ecolier, jugeoit

à propos de le bien éprouver

avant que de se faire connoître.

Il étoit plus occupé de son inconnuë

que de la Philosophie

d'Aristote; & le peu de chemin

qu'il y a d'ici à Alcala étoit cause

qu'il faisoit souvent comme

vous l'école buissonniere: avec

cette difference, que c'étoit pour

un objet qui le méritoit mieux

que vôtre Doña Thomasa. Pour

dérober la connoissance de ses

amoureux voiages à Don Luis

son pere, il avoit coûtume de loger

dans une Auberge à l'extrémité

de la Ville où il avoit soin

de se tenir caché sous un nom

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emprunté. Il n'en sortoit que le

matin à certaine heure qu'il lui

falloit aller à une maison où la

Dame, qu'il lui faisoit si mal faire

ses études avoit la bonté de se

rendre accompagnée d'une femme

de chambre. Il demeuroit

donc enfermé dans son Auberge

pendant le reste du jour; mais en

récompense, dès que la nuit étoit

venuë, il se promenoit par

tout dans la Ville.

Il arriva qu'une nuit comme il

traversoit une ruë détournée, il entendit

des voix & des instrumens

qui lui parurent dignes de son attention.

Il s'arrêta pour les écouter;

c'étoit une Serenade. Le Cavalier

qui la donnoit étoit yvre &

naturellement brutal. Il n'eut pas

si-tôt aperçû nôtre Ecolier, qu'il

vint à lui avec précipitation, &

sans autre compliment: Ami, lui

dit-il d'un ton brusque, passez

vôtre chemin. Les gens curieux

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sont ici fort mal reçûs. Je pourrois

me retirer, répondit Don

Pedre choqué de ces paroles, si

vous m'en aviez prié de meilleure

grace; mais je veux demeurer

pour vous aprendre à parler.

Voions donc, reprit le Maître du

concert en tirant son épée, qui

de nous deux cedra la place à

l'autre.

Don Pedre mit aussi l'épée à

la main, & ils commencerent à se

battre. Quoique le Maître de la

Serenade s'en acquittât avec assez

d'adresse, il ne pût parer un coup

mortel qui lui fut porté, & il

tomba sur le carreau. Tous les Acteurs

du concert qui avoient déja

quitté leurs instrumens & tiré

leurs épées pour accourir à son

secours, s'avancerent pour le venger.

Ils attaquérent tous ensemble

Don Pedre, qui dans cette

occasion montra ce qu'il sçavoit

faire. Outre qu'il paroît avec une

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agilité surprenante toutes les bottes

qu'on lui portoit, il en poussoit

de furieuses, & occupoit à la fois

tous ses ennemis.

Cependant ils étoient si opiniâtres

& en si grand nombre, que

tout habile escrimeur qu'il étoit,

il n'avoit pû éviter sa perte, si le

Comte de Belflor qui passoit alors

par cette ruë, n'eût pris sa deffense.

Le Comte avoit du coeur &

beaucoup de générosité. Il ne pût

voir tant de gens armez contre

un seul homme sans s'interesser

pour lui. Il tira son épée, & courant

se ranger auprès de Don Pedre,

il poussa si vivement avec lui

les Acteurs de la Serenade, qu'ils

s'enfuïrent tous, les uns blessez, &

les autres de peur de l'être.

Aprés leur retraite, l'Ecolier

voulut remercier le Comte du

secours qu'il en avoit reçû. Mais

Belflor l'interrompit: laissons-là

les discours, lui dit-il; n'êtes-vous

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point blessé? Non, répondit

Don Pedre. Eloignons-nous donc

d'ici, reprit le Comte. Je vois que

vous avez tué un homme. Il est

dangereux de vous arrêter plus

long-tems dans cette ruë; la justice

vous y pourroit surprendre.

Ils marchérent aussi-tôt à grands

pas, gagnérent une autre ruë, &

quand ils furent loin de celle où

s'étoit donné le combat, ils s'arrêtérent.

Don Pedre poussé par les mouvemens

d'une juste reconnoissance,

pria le Comte de ne lui pas

cacher le nom du Cavalier à qui il

avoit tant d'obligation. Belflor ne

fit aucune difficulté de le lui aprendre,

& il lui demanda aussi

le sien. Mais l'Ecolier ne voulant

pas se faire connoître, répondit

qu'il s'apelloit Don Juan de Matos,

& l'assura qu'il se souviendroit

éternellement de ce qu'il avoit

fait pour lui.

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Je veux, lui dit le Comte, vous

offrir dès cette nuit une occasion

de vous acquitter envers moi. J'ai

un rendez-vous qui n'est pas sans

péril. J'allois chercher un ami

pour m'y accompagner. Je connois

vôtre valeur. Puis-je vous

proposer, Don Juan, de venir

avec moi. Ce doute m'outrage,

repartit l'Ecolier. Je ne sçaurois

faire un meilleur usage de la vie

que vous m'avez conservée, que

de l'exposer pour vous. Partons,

je suis prêt à vous suivre. Ainsi

Belflor conduisit lui-même Don

Pedre à la maison de Don Luis,

& ils entrérent tous deux par le

balcon dans l'apartement de Léonor.

Don Cléofas en cet endroit interrompit

le Diable: Seigneur Asmodée,

lui dit-il, comment est-il

possible que Don Pedre ne reconnût

point la maison de son pere?

Il n'avoit garde de la reconnoître,

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répondit le Démon; c'étoit une

nouvelle demeure. Don Luis avoit

changé de quartier & logeoit

dans cette maison depuis huit

jours. Ce que Don Pedre ne sçavoit

pas. C'est ce que j'allois vous

dire lorsque vous m'avez interrompu.

Vous êtes trop vif. Vous

avez la mauvaise habitude de couper

la parole aux gens. Corrigez-vous

de ce défaut-là.

Don Pedre, continua le Boiteux,

ne croioit donc pas être

chez son pere. Il ne s'aperçut pas

non plus que la personne qui les

introduisoit, étoit la Dame Marcelle,

puisqu'elle les reçut sans

lumiere dans une antichambre où

Belflor pria son compagnon de

rester pendant qu'il seroit dans la

chambre de sa Dame. L'Ecolier

y consentit, & s'assit sur une chaise

l'épée nuë à la main, de peur de

surprise. Il se mit à rêver aux faveurs

dont il jugea que l'Amour

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alloit combler Belflor, & il souhaitoit

d'être aussi heureux que

lui; quoiqu'il ne fût pas maltraité

de la Dame inconnuë, elle n'avoit

pas encore pour lui toutes les

bontez que Léonor avoit pour le

Comte.

Pendant qu'il faisoit là-dessus

toutes les réfléxions que peut faire

un Amant passionné, il entendit

qu'on essaioit doucement d'ouvrir

une porte qui n'étoit pas celle

des Amans, & il vit paroître

de la lumiere par le trou de la serrure.

Il se leva brusquement, s'avança

vers la porte qui s'ouvrit, &

présenta la pointe de son épée à

son pere, car c'étoit lui qui venoit

dans l'apartement de Léonor

pour voir si le Comte n'y seroit

point. Le bon homme ne croioit

pas, après ce qui s'étoit passé,

que sa fille & Marcelle, eussent

osé le recevoir encore; c'est ce qui

l'avoit empêché de les faire coucher

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dans un autre apartement. Il

s'étoit toutefois avisé de penser

que devant entrer le lendemain

dans un Convent, elles auroient

peut-être voulu l'entretenir pour

la derniere fois.

Qui que tu sois, lui dit l'Ecolier,

n'entre point ici, ou bien il

t'en coutera la vie. A ces mots,

Don Luis envisage Don Pedre qui

de son côté le regarde avec attention.

Ils se reconnoissent: Ah!

mon fils, s'écrie le Vieillard, avec

quelle impatience je vous attendois!

pourquoi ne m'avez-vous pas

fait avertir de vôtre arrivée?

Craigniez-vous de troubler mon

repos? Hélas! je n'en puis prendre

dans la cruelle situation où

je me trouve! O mon pere, dit

Don Pedre tout éperdu, est-ce

vous que je vois? Mes yeux ne

sont-ils point déçus par une trompeuse

ressemblance? d'où vient

cet étonnement, reprit Don Luis?

>P129>

N'êtes-vous pas chez vôtre pere?

Ne vous ai-je pas mandé que je

demeure dans cette maison depuis

huit jours? Juste Ciel, repliqua

l'Ecolier, qu'est-ce que j'entends?

Je suis donc ici dans l'apartement

de ma Soeur!

Comme il achevoit ces paroles,

le Comte qui avoit entendu du

bruit & qui crût qu'on attaquoit

son escorte, sortit l'épée à la main

de la chambre de Léonor. Dés

que le Vieillard l'aperçût, il devint

furieux, & le montrant à son

fils: voila, s'écria-t-il, l'audacieux

qui a ravi mon repos & porté à

nôtre honneur une mortelle atteinte.

Vengeons-nous. Hâtons-nous

de punir ce traître. En disant

cela, il tira son épée qu'il avoit

sous sa robe de chambre, &

voulut attaquer Belflor; mais Don

Pedre le retint. Arrêtez, mon pere,

lui dit-il; moderez, je vous

prie, les transports de vôtre colere.


>P130>

Quel est vôtre dessein, mon

fils, répondit le Viellard? vous

retenez mon bras. Vous croiez

sans doute qu'il manque de force

pour nous venger. Hé bien,

tirez donc raison vous-même de

l'offense qu'on nous a faite, aussi-bien

est-ce pour cela que je vous

ai mandé de revenir à Madrid. Si

vous périssez, je prendrai vôtre

place. Il faut que le Comte tombe

sous nos coups ou qu'il nous

ôte à tous deux la vie, après nous

avoir ôté l'honneur.

Mon pere, reprit Don Pedre,

je ne puis accorder à vôtre impatience

ce qu'elle attend de moi.

Bien loin d'attenter à la vie du

Comte, je ne suis venu ici que pour

la deffendre. Ma parole y est engagée.

Mon honneur le demande.

Sortons, Comte, poursuivit-t-il

en s'adressant à Belflor. Ah! lâche,

interrompit Don Luis en regardant

Don Pedre d'un oeil irrité,

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tu t'opose, toi-même, à une

vengeance qui dévroit t'occuper

tout entier! Mon fils, mon propre

fils est d'intelligence avec le

perfide qui a suborné ma fille!

Mais n'espere pas tromper mon

ressentiment. Je vais apeller tous

mes domestiques; je veux qu'ils

me vengent de sa trahison & de

ta lâcheté.

Seigneur, repliqua Don Pedre,

rendez plus de justice à vôtre

fils. Cessez de le traiter de lâche;

il ne merite point ce nom

odieux. Le Comte m'a sauvé la vie

cette nuit. Il m'a proposé, sans

me connoître, de l'accompagner

à son rendez-vous. Je me suis offert

à partager les périls qu'il y pouvoit

courir, sans sçavoir que ma

reconnoissance engageoit imprudemment

mon bras contre l'honneur

de ma famille. Ma parole

m'oblige donc à deffendre ici ses

jours. Par-là je m'acquitte envers

>P132>

lui. Mais je ne ressens pas moins

vivement que vous l'injure qu'il

nous a faite, & dès demain vous

me verrez chercher à répandre

son sang avec autant d'ardeur que

vous m'en voiez aujourd'hui à le

conserver.

Le Comte qui n'avoit point

parlé jusques-là, tant il avoit été

frapé du merveilleux de cette aventure,

prit alors la parole: vous

pourriez, dit-il à l'Ecolier, assez

mal venger cette injure par la voie

des armes. Je veux vous offrir un

moien plus sûr de rétablir vôtre

honneur. Je vous avoüerai que jusqu'à

ce jour je n'ai pas eu dessein

d'épouser Léonor; mais ce matin

j'ai reçû de sa part une lettre qui

m'a touché, & ses pleurs viennent

d'achever l'ouvrage; le bonheur

d'être son époux fait à present ma

plus chere envie. Si le Roi vous

destine une autre femme, dit Don

Luis, comment dispenserez-vous....

>P133>

Le Roi ne m'a proposé

aucun parti, interrompit Belflor

en rougissant. Pardonnez, de grace,

cette fable à un homme dont

la raison étoit troublée par l'amour.

C'est un crime que la violence

de ma passion m'a fait commettre,

& que j'expie en vous l'avoüant.

Seigneur, reprit le Vieillard,

après cét aveu qui sied bien à un

grand coeur, je ne doute plus de

vôtre sincerité. Je vois que vous

voulez en effet réparer l'affront

que nous avons reçû; ma colere

cede aux assûrauces que vous m'en

donnez. Souffrez que j'oublie mon

ressentiment dans vos bras. En

achevant ces mots, il s'aprocha

du Comte, qui s'étoit avancé

pour le prévenir. Ils s'embrasserent

tous deux à plusieurs reprises;

ensuite Belflor se tournant vers

Don Pedre: Et vous faux Don

Juan, lui dit-il, vous qui avez déja

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gagné mon estime par une valeur

incomparable & par des sentimens

généreux: venez, que je

vous voüe une amitié de frere.

En disant cela, il embrassa Don

Pedre, qui reçût ses embrassemens

d'un air soumis & respectueux,

& lui répondit: Seigneur, en

me promettant une amitié si précieuse,

vous acquerez la mienne.

Comptez sur un homme qui vous

sera dévoüé jusqu'au dernier moment

de sa vie.

Pendant que ces Cavaliers tenoient

de semblables discours,

Léonor qui étoit à la porte de sa chambre,

ne perdoit pas un mot de

tout ce que l'on disoit. Elle avoit

d'abord été tentée de se montrer

& de s'aller jetter au milieu des

épées sans sçavoir pourquoi Marcelle

l'en avoit empêchée; mais

lorsque cette adroite Duegne vit

que les affaires se terminoient

à l'amiable, elle jugea que la présence

>P135>

de sa Maîtresse & la sienne

ne gâteroient rien. C'est pourquoi

elles parurent toutes deux

le mouchoir à la main, & coururent

en pleurant se prosterner devant

Don Luis. Elles craignoient

avec raison qu'aprés les avoir surprises

la nuit derniere, il ne leur

sçût mauvais gré de la récidive;

mais il fit relever Léonor, & lui

dit: Ma fille, essuyez vos larmes;

je ne vous ferai point de nouveaux

reproches; puisque vôtre

amant veut garder la foi qu'il

vous a jurée, je consens d'oublier

le passé.

Oüi, Seigneur Don Luis, dit

le Comte, j'épouserai Léonor, &

pour réparer encore mieux l'offense

que je vous ai faite: pour

vous donner une satisfaction plus

entiere, & à vôtre fils un gage

de l'amitié que je lui ai voüée,

je lui offre ma soeur Eugenie. Ah!

Seigneur, s'écria Don Luis avec

>P136>

transport, que je suis sensible à

l'honneur que vous faites à mon

fils! Quel pere fut jamais plus

content? Vous me donnez autant

de joie que vous m'avez causé de

douleur.

Si le vieillard parut charmé de

l'offre du Comte, il n'en fut pas de

même de Don Pedre: comme il

étoit fortement épris de son inconnuë,

il demeura si troublé, si interdit,

qu'il ne pût dire une parole.

Mais Belflor sans faire attention

à son embaras sortit en

disant qu'il alloit ordonner les

aprêts de cette double union, &

qu'il lui tardoit d'être attaché à

eux par des chaînes si étroites.

Aprés son départ, Don Luis

laissa Léonor dans son apartement,

& monta dans le sien avec

Don Pedre qui lui dit avec toute

la franchise d'un Ecolier: Seigneur,

dispensez-moi, je vous

prie, d'épouser la soeur du Comte.

>P137>

C'est assez qu'il épouse Léonor.

Ce mariage suffit pour rétablir

l'honneur de nôtre famille. Hé

quoi! mon fils, répondit le Vieillard!

auriez-vous de la répugnance

à vous marier avec la soeur du

Comte? Oüi, mon pere, repartit

Don Pedre; cette union, je

vous l'avouë, seroit un cruel suplice

pour moi, & je ne vous en cacherai

point la cause. J'aime, ou

pour mieux dire, j'adore depuis

six mois, une Dame charmante.

J'en suis écouté. Elle seule peut faire

le bonheur de ma vie.

Que la condition d'un pere est

malheureuse, dit alors Don Luis!

I1 ne trouve presque jamais ses enfans

disposez à faire ce qu'il desire.

Mais quelle est donc cette Personne

qui a fait sur vous une si forte

impression? Je ne le sçais point

encore, lui répondit Don Pedre.

Elle a promis de me l'aprendre,

lorsqu'elle sera satisfaite de ma

>P138>

confiance & de ma discretion.

Mais je ne doute pas que sa maison

ne soit une des plus illustres

d'Espagne.

Et vous croiez, repliqua le

Vieillard en changeant de ton,

que j'aurai la complaisance d'aprouver

vôtre amour romanesque?

Je souffrirai que vous renonciez

au plus glorieux établissement

que la fortune puisse vous

offrir, pour vous conserver fidelle

à un objet dont vous ne sçavez

pas seulement le nom? N'attendez

point cela de ma bonté. Etouffez

plûtôt les sentimens que vous

avez pour une personne qui est

peut être indigne de vous les avoir

inspirez, & ne songez qu'à mériter

l'honneur que le Comte veut

vous faire. Tous ces discours sont

inutiles, mon pere, repartit l'Ecolier;

je sens que je ne pourrai jamais

oublier mon inconnuë: rien

ne sera capable de me détacher

>P139>

d'elle. Quand on me proposeroit

une Infante.... Arrêtez, s'écria

brusquement Don Luis; c'est trop

insolemment vanter une constance

qui excite ma colere. Sortez,

& ne vous présentez plus devant

moi que vous ne soiez prêt à m'obéïr.

Don Pedre n'osa repliquer à ces

paroles, de peur de s'en attirer de

plus dures. Il se retira dans une

chambre où il passa le reste de la

nuit à faire des réfléxions autant

tristes qu'agréables. Il pensoit avec

douleur qu'il alloit se broüiller

avec toute sa famille en refusant

d'épouser la Soeur du Comte.

Mais il en étoit tout consolé, lorsqu'il

venoit à se representer que

son inconnuë lui tiendroit compte

d'un si grand sacrifice. Il se flâttoit

même qu'après une si belle

preuve de fidélité, elle ne manqueroit

pas de lui découvrir sa

condition qu'il s'imaginoit égale

>P140>

pour le moins à celle d'Eugenie.

Dans cette esperance, il sortit

dès qu'il fut jour, & alla se promener

au Prado en attendant

l'heure de se rendre au logis de

Doña Juana, c'est le nom de la Dame

chez qui il avoit coûtume d'entretenir

tous les matins sa Maîtresse.

Il attendit ce moment avec

beaucoup d'impatience, & quand

il fut venu, il courut au rendez-vous.

Il y trouva l'inconnuë qui s'y

étoit renduë de meilleure heure

qu'à l'ordinaire; mais il la trouva

qui fondoit en pleurs avec Doña

Juana & qui paroissoit agitée d'une

vive douleur. Quel spectacle

pour un Amant! Il s'aprocha d'elle

tout troublé, & se jettant à ses

genoux: Madame, lui dit-il, que

dois-je penser de l'état où je vous

vois? Quel malheur m'annonçent

ces larmes qui me percent le coeur?

>P141>

Vous ne vous attendez pas, lui répondit-elle,

au coup fatal que j'ai à

vous porter. La fortune cruelle va

nous séparer pour jamais. Nous ne

nous verrons plus.

Elle accompagna ces paroles de

tant de soûpirs, que je ne sçai si

Don Pedre fut plus touché des

choses qu'elle disoit, que de l'affliction

dont elle paroissoit saisie

en les disant. Juste Ciel, s'écria-t-il

avec un transport de fureur dont

il ne fut pas maître, peux-tu

souffrir que l'on détruise une

union dont tu connois l'innocence!

Mais, Madame, ajoûta-t-il, vous

avez pris peut-être de fausses allarmes.

Est-il certain qu'on vous arrache

au plus fidelle Amant qui

fut jamais? Suis-je en effet le plus

malheureux de tous les hommes?

Nôtre infortune n'est que trop assûrée,

répondit l'inconnuë. Mon

frere de qui ma main dépend me

marie aujourd'hui. Il vient de me

>P142>

le déclarer lui-même. Eh! Quel est

ces heureux époux, repligua Don

Pedre, avec précipitation? Nommez-le

moi, Madame, je vais

dans mon desespoir... Je ne sçai

point encore son nom, interrompit

l'inconnuë; mon frere n'a pas

voulu m'en instruire. Il m'a dit

seulement qu'il souhaitoit que je

visse le Cavalier auparavant.

Mais, Madame, dit Don Pedre,

vous soumettrez-vous sans

résistance aux volontez d'un frere?

Vous laisserez-vous entraîner

à l'autel sans vous plaindre d'un si

cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien

en ma faveur? Helas! je n'ai pas

craint de m'exposer à la colere de

mon pere, pour me conserver à

vous. Ses menaces n'ont pû ébranler

ma fidélité, & avec quelque

rigueur qu'il puisse me traiter,

je n'épouserai point la Dame

qu'on me propose, quoi-que ce

soit un parti très-considérable. Et

>P143>

qui est cette Dame, dit l'inconnuë?

C'est la soeur du Comte de

Belflor, répondit l'Ecolier. Ah!

Don Pedre, repliqua l'Inconnuë,

en faisant paroître une extrême

surprise; vous vous méprenez

sans doute! vous n'êtes point sûr

de ce que vous dites. Est-ce en

effet Eugenie, la soeur de Belflor,

que l'on vous a proposée?

Oüi, Madame, repartit Don

Pedre, le Comte lui-même m'a

offert sa main. Hé quoi! s'écria t'elle,

il seroit possible que vous

fussiez ce Cavalier à qui mon frere

me destine? Qu'entens-je! s'écria

l'Ecolier à son tour, la soeur

du Comte de Belflor seroit mon

Inconnuë! Oüi, Don Pedre, répartit

Eugenie; mais peu s'en faut

que je ne croie plus l'être en ce

moment, tant j'ai de peine à me

persuader du bonheur dont vous

m'assurez.

A ces mots, Don Pedre lui embrassa

>P144>

les genoux; Ensuite il lui

prit une de ses mains qu'il baisa,

avec tous les transports que peut

sentir un Amant, qui passe subitement

d'une extrême douleur à

un excés de joie. Pendant qu'il

s'abandonnoit aux mouvemens de

son amour, Eugenie de son côté

lui faisoit mille caresses, qu'elle

accompagnoit de mille paroles

tendres & flâteuses: Que mon frere,

disoit-elle, m'eut épargné de

peines, s'il m'eut nommé l'époux

qu'il me destine! Que j'avois déjà

conçû d'aversion pour cet époux!

Ah! mon cher Don Pedre,

que je vous ai haï! Belle Eugenie,

répondoit-il, que cette

haine a de charmes pour moi! Je

veux la mériter en vous adorant

toute ma vie.

Après que ces deux Amans se

furent donnez toutes les marques

les plus touchantes d'une tendresse

mutuelle, Eugenie voulut sçavoir

>P145>

comment l'Ecolier avoit pû

gagner l'amitié de son frere. Don

Pedre ne lui cacha point les amours

du Comte & de sa soeur,

& lui raconta tout ce qui s'étoit

passé la nuit derniere. Ce fut pour

elle un surcroît de plaisir d'aprendre

que son frere devoit épouser

la soeur de son Amant. Doña

Juana prenoit trop de part au

sort de son amie, pour n'être pas

sensible à cet heureux évenement.

Elle lui en témoigna sa joie aussi-bien

à Don Pedre, qui se sépara

enfin d'Eugenie après être

convenu avec elle, qu'ils ne feroient

pas semblant tous deux de

se connoître, quand ils se verroient

devant le Comte.

Don Pedre s'en retourna chez

son pere, qui le trouvant disposé

à lui obéïr en fut d'autant plus

réjoüi, qu'il attribua son obéïssance

à la maniere ferme dont il

lui avoit parlé la nuit. Ils attendoient

>P146>

des nouvelles de Belflor,

lorsqu'ils reçûrent un billet de sa

part. Il leur mandoit qu'il venoit

d'obtenir l'agrément du Roi

pour son mariage & pour celui

de sa soeur, avec une charge considerable

pour Don Pedre: que

dès le lendemain ces deux mariages

se pourroient faire, parce

que les ordres qu'il avoit donnez

pour cela s'exécutoient avec

tant de diligence que les préparatifs

étoient déja fort avancez.

Il vint l'aprés-dînée confirmer ce

qu'il leur avoit écrit, & leur présenter

Eugenie.

Don Luis fit à cette Dame

toutes les caresses imaginables,

& Léonor ne se lassoit point de

l'embrasser. Pour Don Pedre, de

quelques mouvemens d'amour &

de joie qu'il fût agité, il se contraignit

assez pour ne pas donner au

Comte le moindre soupçon de

leur intelligence.

Comme Belflor s'attachoit particulierement

à observer sa soeur,

il crut remarquer, malgré la contrainte

qu'elle s'imposoit, que

Don Pedre ne lui déplaisoit pas.

Pour en être plus assuré, il la prit

un moment en particulier, & lui

fit avoüer qu'elle trouvoit le Cavalier

fort à son gré. Il lui aprit ensuite

son nom & sa naissance, ce

qu'il n'avoit pas voulu lui dire

auparavant, de peur que l'inégalité

des conditions ne la prévint

contre lui, & ce qu'elle feignit

d'entendre comme si elle l'eut

ignoré.

Enfin après beaucoup de complimens

de part & d'autre, il fut

résolu que les nôces se feroient

chez Don Luis. Elles ont été faites

ce soir & ne sont point encore

achevées. Voilà pourquoi l'on se

rejoüit dans cette maison. Tout le

monde s'y livre à la joie. La seule

Dame Marcelle n'a point de

part à ces réjoüissances. Ele pleure

en ce moment, tandis que les

autres rient; car le Comte de

Belflor après son mariage a tout

avoüé à Don Luis, qui a fait enfermer

cette Duégne en Monasterio

de la Arrepentidas, où les

mille pistoles qu'elle a reçûes pour

séduire Léonor, serviront à lui

en faire faire pénitence le reste de

ces jours.

 

 

 

 

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Dernière mise à jour : 09.11.1999
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