La technique poétique de Raoul : quelques remarques

L'analyse approfondie des chansons individuelles de notre édition est un travail qui dépasse l'envergure de cette thèse et nous avons, en tout cas, fourni des observations par rapport à la versification, la métrique et les particularités stylistiques dans les notices qui accompagnent les textes édités. Il nous a cependant paru utile d'étudier, ne serait-ce que brièvement, la façon dont l'œuvre de Raoul s'inscrit dans la tradition de la chanson courtoise. À cette fin, nous avons eu recours à l'étude exhaustive de Dragonetti, aux données que nous présentons dans la section Concordances et tables de fréquence ainsi qu'aux concordances et à l'index établis par Georges Lavis à partir des chansons de Blondel de Nesle [1] (à notre connaissance, la seule base de données de ce type portant sur la lyrique courtoise). Ainsi, nous tournons notre regard vers l'extérieur de l'œuvre plutôt que vers l'intérieur.

Paul Zumthor, dans son Essai de poétique médiévale, fournit une liste des 15 mots les plus fréquents dans les chansons de Blondel de Nesle (p. 228). Or, il est tout à fait frappant de constater que les 15 mots les plus fréquents dans les chansons de Raoul sont exactement les mêmes, malgré de légères différences de rang :

Blondel
amors / faire / amer / pooir / cuer / devoir / savoir / dame / douz / joie / Dieu / voloir / dire / dolor / chanter / doner / grant / servir / priier / bel / morir / prendre / jor / rien / ami
Raoul
amors / faire / pooir / cuer / joie / bel / dame / douz / amer / savoir / dire / voloir / chanter / dolor / devoir / grant / priier / Dieu / doner / ami / morir / jor / rien / servir / prendre

Cette constatation souligne une fois de plus que le grand chant courtois ne se distingue point par le caractère unique de son vocabulaire ou de son message d’une chanson à l’autre mais plutôt par l'elocutio : l'agencement savant d'éléments préétablis. Pour ce faire, les trouvères avaient à leur disposition une panoplie d'outils, parmi lesquels les procédés rhétoriques (le hortus deliciarum de Marbode [2]), la métrique et la mélodie. 

La rhétorique fut beaucoup étudiée au Moyen Âge ; on pense à l'Ars versificatoria de Matthieu de Vendome, au Pœtria nova de Geoffroi de Vinsauf, au De ornamentis verborum de Marbode et au De vulgari eloquentia de Dante, parmi d'autres. Les figures rhétoriques dans l'œuvre de Raoul sont nombreuses et témoignent d'une bonne d'une bonne maîtrise des arts du trivium. Nous avons relevé les figures suivantes (la liste n'est pas exhaustive) :

  • comparaison : Car autresi com la rose el bouton / croist de biauté et en amendement / fet la bele qui a chanter m'aprent (R1970) ;
  • métaphore :  lors puis de .ii. echequiers / doubler les poinz touz entiers / de fine biauté entiere (R778) ;
  • personnification : Sens et Reson et Mesure / couvient a amors maintenir / car Mesure fet tout souffrir [...] (R2106) ;
  • antithèse : Car quant plus vos sui lointains / plus vos est mes cuers prouchains (R778) ;
  • chiasme : la dolor m'est deliz et santez / et richece ma plus grant pouvretez (R1970) ;
  • hyperbole : [Amour] pluz a pooir que n'ait li rois de France, Ainc n'ama tant son ombre Narcisus (R2063) ;
  • oxymore : Amor m'ocit si plaisantment (R1970) ;
  • allitération : plaindre et plorer (R211), la mieudre des meillors (R363) ;
  • assonance : Ainz aim (R2106)
  • énumération : Qu'ele est tant bele et bone et douce et sage, / simple et plesant et cortoise en parler (R363) ;
  • interrogation : Las ! qu'ai je dit ? (R363) ;
  • répétition : Longues me sunt les nuis et lonc li jour (R2063)
  • apostrophe : Deus, qu'en puis je (2063), Dame, merci (R363) ;
  • anaphore : sanz blasme et sanz vilanie (R2106) ;
  • optatio (souhait) : Si me puist ele aidier (R2106) ;
  • invocation : ne me doint Deus santé se la mort non (R2063) ;
  • L'analyse des exordes, partie du discours destinée à gagner la faveur du public (la captatio benevolentiae comme dit Cicéron [3]) et à annoncer le thème de la chanson (propositio) montre que Raoul utilise les topiques traditionnelles (cf. Dragonetti), parmi lesquelles :

    • la confession : Chanter m'estuet por fere contenance (R211), Destrece de trop amer [...] me font plaindre et sospirer (R767), Chanson m'estuet et faire et conmancier / por celle riens dou mont que muez vodroie (R1267) ;
    • la soumission : Pour ce [l'amour de la dame] vueil biau prier en chantant (R363) ;
    • l'addubitatio : (timidité, embarras, hésitation [prétendu]) : Si m'en sera bien mestiers / qu’ele [la chanson] soit bone et legiere (R778),  On dist per felonnie / ke je ne sai chanteir fors por autrui ; / il dient voir (R1154) ;
    • la nature (exorde printanier) [4] Quant je voi et fueille et flor (R1978), Quant voi la glaie meüre (R2107), et le motif inverse dans R1970 : je ne chant por fueille ne por flor (il ne s'agit pas ici d'un rejet du motif mais plutôt d'un refus de faire du cliché virgilien l'argument poétique principal ;
    • la sentence : Amours a tel poissance (R2063), Sens et Reson et Mesure / couvient a amors maintenir (R2106).

    Mentionnons aussi les images et les métaphores qui figurent dans les chansons, parmi lesquelles la piqûre du scorpion, le feu, le charbon sous la cendre, l'échiquier, la rose en bouton, et on notera le vocabulaire métaphorique (cf. Dragonetti) qui se rapporte à :

    • la féodalité : servir (10), serf (1), seignorage (1), seignorer (1), seignorie (1), chevalier (2), otroiier (2), Je vos enclin jointes mains (dans R778) ;
    • la religion : mains jointes prier (dans R363) ; martir (3), paradis (6), priier (15), priiere (2) ; crestïenté (2) ;
    • la nature : flor (3), florir (1), rose (3), glaie (1), lis (2), rosier (1), fueille (2), verdure (1), oiselon (1) ;
    • la lumière : enluminer (1), resplendir (5), feu (1), ardre (1), cler (4), esprendre (3), raiier (1), et le contraire : taindre (2), palir (4), esteindre (2) ;
    • le champ de bataille : escremie (1), baston (1), assalir (1), champ (1), coup (1), veintre (2), arme (1), champion, ostage (1) ;
    • le droit : droit (2), jugement (1), pendre (2), prison (1).

    En ce qui concerne l'usage de la langue, voici quelques renseignements d'ordre statistique sur la fréquence et la distribution des classes grammaticales dans les œuvres de Raoul et de Blondel de Nesle (d'après les données de Geroges Lavis (op. cit.) :
     

      Raoul Blondel
    nombre de lemmes 700 850
    nombre total d'occurences (tokens) 4215 6675
    token / lemme 6.02 7.85
    verbes 21.59% 25.51%
    substantifs 17.27% 14.29%
    adjectifs 7.48% 8.73%
    pron. pers. je 1.63% 2.26%
    pron. pers. vos 1.02% 0.61%
    conj. et 4.74% 2.65%

    (Remarques : Lavis a inclus dans son corpus deux chansons douteuses, ce qui peut légèrement fausser les résultats : nos statistiques ne se rapportent qu'aux chansons attribuées.  En raison de l’instabilité orthographique, nous avons employé les lemmes en tant que « mots-types ».)

    Comme c'est souvent le cas, les statistiques soulèvent plus de questions que de réponses et nous les offrons ici comme point de départ. Effectivement, pour arriver à des conclusions solides, il faudrait un corpus beaucoup plus large, comprenant les chansons de Thibaut de Champagne, du Chastelain de Coucy, de Gace Brulé, de Conon de Béthune et de bon nombre de leurs collègues. Toujours est-il que nos données portent à réfléchir. L'on voit, par exemple, que par comparaison à Raoul, Blondel privilégie les formes verbales. La fréquence de la conjonction et dans les chansons de Raoul par comparaison avec celles de Blondel semble indiquer une préférence pour l'énumération. Le je du poète est plus en évidence dans les chansons de Blondel, la présence de l'autre est plus évidente dans celles de Raoul. En dehors des verbes estre et avoir, le verbe le plus fréquent dans les deux corpus est faire, ce qui semble aller à l'encontre de l'image de l'amant impuissant et passif qui attend la merci de la dame. L'analyse des formes montre cependant que des 62 occurrences dans les chansons de Raoul, 5 seulement sont à la première personne du singulier [5]

    Malgré ces légères différences distributionnelles, ce qui frappe est la similarité plutôt que la différence. Il est évident que Blondel et Raoul privilégient le verbe par rapport au substantif et surtout à l'adjectif. Ce phénomène peut s'expliquer d'une part par l'emploi fréquent de l'énumération synonymique (expolitio) : des tournures du type maldit, confondu et dampné (R363) sont fréquentes. D'autre part, comme le souligne Ria Lemaire [6], les trouvères font preuve d'une préférence pour les expressions qui accentuent l'activité. Plutôt que d'affirmer que l'amour n'est pas loyal, ils trouvent que l'amour n'est pas loyal : Je ne truis pas Amors loiaus. La tournure « quand elle arrive » devient « quand je la vois arriver ». On constate donc que si la dame est celle qui a la seignorie et qui ocit, c'est le je du poète qui domine. Ceci a amené Lemaire à conclure que le pouvoir de la femme est métaphorique et que « le pouvoir réel, concret dans le discours de la canso est mis entre les mains de l'homme  » (p. 248). À nos yeux, ce point de vue (féministe?) s'accorde mal avec l'aspect virtuel de la canso. Il ne s'agit pas, au fond, de chansons d'amour mais plutôt de chansons de courtoisie, proclamant une éthique exemplifiée par la résignation mesurée de l'amant devant l'inaccessibilité de la dame. C'est effectivement la mesure, la mesura des troubadours, qui constitue le thème principal dans cette littérature et, dans ce sens, les paroles chantées par Raoul dans sa chanson R2106 : Sens et Reson et Mesure Couvient a amors maintenir personnifient l'esprit courtois. On pourrait aller jusqu'à dire qu'à un certain niveau, la canso peut être considérée comme une allégorie avec une portée didactique (d'où la fréquence des tournures sentencieuses). On pourrait soutenir aussi l'idée selon laquelle la chanson courtoise est elle-même une métaphore, si on compte parmi les valeurs symboliques attribuables à la persona de la dame celle de la « forme parfaite » ou de la « perfection réalisée ». D'où l'idée que le mot amor peut être compris comme la recherche de la perfection formelle, but qui est par définition inaccessible. Les soupirs et les larmes du poète seraient ainsi des signes de l'angoisse devant la constatation que même s'il peut toucher à la perfection, il ne réussira jamais à la réaliser. L'on s'imagine les souffrances du poète comme une lutte sisyphienne dont il ne se lasse jamais et qui, de façon perverse, le rend heureux. Quoi qu'il en soit, on aurait tort de réduire la canso à un jeu entre  « un homme » et  « une femme » ; en fait, le succès de l'amant marquerait la mort du poète.

    Nous ne nous arrêtons pas sur le panégyrique de la dame, les comparaisons hyperboliques, les allusions aux traîtres et aux médisants, l'expolition (accumulation de synonymes), les topiques du guerredon, de l'humilité, et ainsi de suite : ce sont des éléments traditionnels dont Raoul se sert aisément.

C'est enfin la technique de l'enchaînement strophique - la cobla capcaudada, en combinaison avec des rimes constantes, et la cobla capfinida - qui semble constituer le trait le plus caractéristique de l'œuvre de Raoul. Si fréquentes chez les troubadours, ces formules d'entrelacement strophique constituent « des exploits tout à fait exceptionnels » dans les œuvres des trouvères, selon Dragonetti. Billy, quant à lui, affirme que ce genre d'ordonnancement savant de timbres constitue un trait peu typique des trouvères, dont l'approche esthétique vise plutôt la valorisation d'effets rhétoriques patents comme le montre leur goût prononcé pour les « enrichissements extra-métriques » (Architecture, p. 20).

Ainsi que nous l'avons souligné dans notre mémoire de maîtrise, les techniques utilisées de Raoul sont effectivement celles préférées par les troubadours, et l'on peut voir dans ce goût évident pour le style troubadouresque la confirmation d'une prise de conscience de leurs œuvres. Ranawake, dans son analyse comparée des formes strophiques, a fait signaler que l'œuvre de Raoul fait preuve d'une tentative de reprendre des formes anciennes (« archaisierende Tendenzen »), tendance qu'elle décèle également de l'œuvre de Thibaut de Champagne. [7] En même temps, de nouveaux traits formels se font remarquer (p.e. des caudas octosyllabiques avec rimes croisées), qui pourraient indiquer un renouvellement des rapports avec les troubadours (l'on pense aux effets socioculturels des croisades). Selon Ranawake, l'on est en droit de penser que Thibaut et sa « pléiade » avaient effectivement pris conscience de l'histoire littéraire de leur genre, et que l'art de « trouver » tel qu'ils le pratiquaient était travail d'érudit. Quant à notre trouvère, la construction soigneuse et habile des strophes, le jeu des constantes et des variables, la complexité des schémas de rimes et les rapports complexes entre schéma métrique et agencement des rimes : tout permet de compter Raoul parmi les trouvères les plus doués de l'époque.
 



[1]  Georges Lavis, Les chansons de Blondel de Nesle. Concordances et index établis d'après l'édition L. Wiese (Liège, Institut de lexicologie française de l'Univ. de Liège, 1970).

[2]  Si potes his veluti gemmis aut floribus uti / Fiet opus clarum velut hortus deliciarum ([parlant des figures de mots] Si tu peux en user à la façon de gemmes et de fleurs, l'œuvre s'illuminera comme un jardin de délices (Marbode of Rennes, De ornamentis verborum). Cité dans Jean-Yves Tilliette, Des mots à la parole : Une lecture de la Pœtria nova de Geoffroy de Vinsauf (Genève, Droz, 2000), p. 30.

[3]  Cité dans Dragonetti, p. 141. Cf. « Nam et attentum monent Graeci ut principio faciamus iudicem et docilem », Cicéron, De Oratore, livres I/II, E. Sutton & H. Rackham trad. (Londres, Heinemann, 1967), p. 442.

[4]   Sur le topos de l'invocation à la nature, voir Curtius : « Dans les prières et les serments de l'Iliade, on invoque ... la terre, le ciel, les fleuves. » Ernst Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin I (Paris, PUF, 1986), p. 116-7. Voir aussi Mercedes Brea, « L'Hortus conclusus » dans la poésie lyrique des troubadours », L’espace lyrique méditerranéen au Moyen Âge, D. Billy, F. Clément et al. dir. (Toulouse, Presses Univ. du Murail, 2006), p.101, et Annie Combes, op. cit., p.121-156.

[5]  Par ordre de fréquence, le verbe faire est suivi par pooir (42 occurrences), mais on notera que ce dernier se trouve également le plus souvent au négatif (2 sur 16 occurrences de puis  et 7 sur 11 de puet).

[6]  Ria Lemaire, Passions et positions (Amsterdam, Rodopi, 1988).

[7]  Silvia Ranawake, Höfische Strophenkunst (München, Beck, 1976), p. 52 ff.