Le contrafactum médiéval
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Critères
On sait que l'idée de posséder un texte,
la notion de droit d'auteur, n'existaient pas au Moyen Âge. La pratique d'imiter/adapter la structure
poétique inventée par un autre poète, de lui emprunter
la mélodie, n'était donc pas
considérée illicite mais tait au contraire vue comme un signe de respect, comme une
forme de louange. L'art raffiné d'analyser, d'identifier et de reproduire la structure fondamentale de l'ensemble texte-mélodie d'une chanson
préexistante, de comprendre la nature essentielle de la forme qui caractérise ce que nous appelons le
contrafactum médiéval
dans la poésie lyrique était de rigueur parmi les troubadours et les
trouvères et il importe, à nos yeux, d'esquisser le grand réseau
de chansons entrelacées qui constitue un élément important du contexte
littéraire et socioculturel de la lyrique courtoise.
Il y a plus d'un siècle que les chercheurs
se préoccupent de la notion de contrafactum : on la rencontre dès 1869 dans un
ouvrage de Jacob Grimm et, à en croire
Friedrich Gennrich, elle l'a occupé dès 1918 [1]. Cependant, c'est vraiment
son œuvre
Die Kontrafaktur im Liedschaffen des Mittelalters, publié en 1965, qui a marqué
le début d'un nouveau champ de recherches, soit l'étude de l'imitation
mélodique dans la lyrique médiévale. Dès les années 1970, les chercheurs ont
abordé l'étude des emprunts de formes métriques. J. Marshall a souligné à juste
titre qu'il fallait attribuer à ces recherches une importance particulière
du fait qu'une grande partie des textes conservés ne sont pas notés. [2]
L'étude des contrafacta permettrait le rétablissement des mélodies
(possibles) d'un corpus comprenant des textes français, occitans, allemands,
latins, anglais, néerlandais, gallégo-portugais et italiens, dont une bonne
partie est dépourvue de mélodies.
Malgré les recherches faites depuis les années cinquante,
la définition de contrafactum diffère selon les chercheurs. Pour Gennrich,
il s'agit de « das Abfassen eines Liedtextes auf eine schon vorhandene Melodie » (la composition d'un texte lyrique sur une
mélodie préexistante). [3] Dobson
et Harrison le définissent comme «a poem
written to go to the music of a pre-existent song, and therefore to reproduce its metre and stanzaic form », Räkel cite des
Vorbilder (modèles) sans proposer de critères,
Aarburg fait allusion à
«die Kunst der Form-Melodie-Nachahmung» (l'art de l'imitation formelle et mélodique) et van der Werf propose la notion d'un
« new text ... for an existing melody » [4]. C'est Marshall qui a été le premier à
proposer des critères pratiques permettant l'identification des
contrafacta métriques : « L'utilisation du
schéma des rimes et en même temps de la charpente métrique, ou même l'utilisation de la charpente métrique toute
seule, indique que l'emprunt musical est possible » (p. 290).
S'il est vrai que
« strophe et mélodie forment chez les trouvères un tout inséparable » comme l'a signalé
Dragonetti (p. 561), la composition d'un
texte d'après une mélodie préexistante exige la réinterprétation de la mélodie de sorte qu'un nouvel ensemble
« inséparable » puisse être créé. [5] Ainsi, le modèle et le
contrafactum contiendraient les mêmes échos musicaux de la
syntaxe (questions, exclamations) et de la mise en valeur de mots-clés thématiques par les mêmes moments-clés mélodiques (sauts,
mélismes). [6] D'où l'application, par C. Phan, du terme phonostylistique, réunissant les notions d'emprunt poétique, d'approximation
phonique, d'adaptation lexicale et syntaxique et de réinterprétation mélodique. [7]
Comment distinguer cependant entre l'emprunt de rapports fondamentaux et l'emprunt, ou
das Aufheben (la sublimation) [8], de quelques traits seulement? Citons à ce
titre les paroles de Marshall (p. 319) : « il est souvent difficile de distinguer entre
des contrafacta et de simples imitations »
(distinction qui, d'ailleurs, reste assez mal définie). Désireux de nettement
séparer ces deux catégories, Marshall ajoute un deuxième critère à celui cité plus haut :
« il faut que la charpente métrique soit rare ou particulière, ou qu'elle soit jointe à un schéma des rimes inédit ... »
(p. 291). Phan et Taylor ont signalé, cependant, que ces critères sont à la fois trop rigoureux
et trop
imprécis.[9]
Devant cette problématique, il est assez difficile,
on le voit, de préciser les critères. Notre approche a été de
recueillir des chansons qui présentent une charpente métrique comparable, de soumettre à une analyse détaillée tous les aspects de
la structure poétique du modèle et, ensuite, de chercher à retrouver dans la deuxième chanson les traits caractéristiques ainsi
identifiés du modèle. Nous adopterons comme définition du contrafactum métrique celle
que proposent Phan et Adl : une technique
poético-musicale qui implique la réutilisation du cadre métrique et du schéma rimique, ce qui permet l'emprunt de la mélodie du
modèle. [10] Ce faisant, nous excluons l'autre grande catégorie de
contrafacta, à
savoir les contrafacta mélodiques, tels ceux qui sont basés très librement sur les courbes mélodiques de l'Ave
maris stella sans aucune
contrainte métrique. [11]
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Présentation
Ainsi, l’analyse approfondie d’un contrafactum
tiendrait compte d’une série de critères parmi lesquels charpente
métrique, schéma des rimes, enchaînement strophique, structure
strophique, organisation des strophes, sonorité des rimes, placement
d'assonances et d'allitérations, syntaxe, thèmes et motifs, comparaisons
et métaphores, placement de mots importants au point de vue thématique,
et anagrammes. Au sein de cette édition critique, cependant, nous nous en
tenons à une mise-en-relief des traits principaux relevés sans nous livrer à
des commentaires détaillés. Les contrafacta que nous croyons avoir identifiés sont
donnés dans la section « Textes supplémentaires ».
[1] Friedrich Gennrich, « Liedkontrafaktur in mhd. und ahd. Zeit »,
Der deutsche Minnesang, H.
Fromm, éd. (Bad Homburg vor der Höhe, Gentner Verlag, 1961), p. 332.
[2] J. Marshall, « Pour l'étude des contrafacta dans
la poésie des troubadours », Romania CI (1980), p. 289-335 (289).
[3] Der deutsche Minnesang (op. cit.),
p. 334.
[4] Eric Dobson et Frank Harrison, Medieval English
Songs (London: Faber & Faber, 1979), p. 17 ; Hans-Herbert Räkel, Die musikalische
Erscheinungsform der Trouvèrepoesie (Bern, Paul Haupt Verlag, 1977) ; Ursula Aarburg, « Melodien zum frühen deutschen
Minnesang », Der deutsche Minnesang (op. cit.), p. 384 ; Hendrik van der Werf, The Extant Troubadour Melodies: Transcriptions and Essays for
Performers and Scholars (Rochester, N.Y., Van der Werf, 1984), p. 72.
[5] Mais cf. notre article « Stratégies d'emprunt dans
l'œuvre de Raoul de Soissons », Tenso 16, p. 1-2, 2001.
[6] Cf. Chantal Phan, Structures textuelles et mélodiques des chansons des
troubadours, thèse de doctorat, Un. de Montréal, 1990, chap. 3, et
« Imitation and Innovation in an anonymous French Contrafactum of Bernart
de Ventadorn's Ara no vei luzir solelh », Tenso (Bulletin of
the Société Guilhem IX) t. 16, n o 1-2 (2001), p. 66-75.
[7] Chantal Phan, Phonostylistique du contrafactum
médiéval, projet de recherche, 1993-1996.
[8] Notion proposée par Jorn Gruber, dans
Die Dialektik des Trobar (Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1983).
[9] « ... too strict because
structural imitation can be found thanks to detailed analysis of pœtic
and melodic elements even when the rhyme structure is not the most
unusual; not precise enough because it dœs not take into account
examples where melodic imitation is the main connection between the
model and its contrafactum. » Chantal Phan et Leslie Taylor, dans leur
communication A Pœtico-Musical Analysis of Medieval Contrafacta with Extant
Melodies, Northwest Chapter Meeting of the American Musicological Society, Lewis and Clark College, 1995.
[10] « An imitative poetico-musical technique involving
the re-use of the
metrics and rhyme scheme of an existing pœm, thus allowing also a borrowing of the melody of the model », définition du
contrafactum métrique adaptée de celle de Marshall, proposée par C. Phan et R. Adl dans leur communication
« Poetic and Musical Imitation in Three Contrafacta of Arnaut de Maruelh's
La grans beutatz e.l fis ensenhamens », Kalamazoo International Medieval Studies Conference, 1995.
[11] Chantal Phan a été la première à établir la
distinction entre le contrafactum métrique et le contrafactum
mélodique, Structures textuelles ( op. cit.), chap. 7. Voir
« A Poetico-Musical Analysis » ( op. cit.), p. 15, N4.
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