Choix des manuscrits de base

Notre édition, nous l'avons dit, repose sur le principe du manuscrit le meilleur, c'est-à-dire la notion selon laquelle on respecte autant que possible un témoin jugé le meilleur parmi tous - sans toutefois y « vouer une espèce de culte » (Lepage, Guide 113). Contrairement à ce qu'on prétend parfois, les critères utilisés pour juger la valeur relative des textes qui nous ont été transmis ne sont pas nécessairement subjectifs : certaines fautes (lacunes, atteintes à la rime et au sens, sauts du même au même, autres coquilles) sautent aux yeux, et d'autres traits tels les renversements dans l'ordre des strophes ou l'absence de strophes et d'envois sont eux aussi évidents.

Ce point admis, il reste à décider si on devrait élargir ce principe et l'appliquer aux manuscrits eux-mêmes en établissant un « manuscrit le meilleur » afin de conserver à l'édition la plus grande cohérence possible. Rosenberg et al. (1995) pour leur part ont rejeté cette approche mais alors que l'idée de choisir pour chaque pièce la meilleure source quel que soit le ms. n'est pas sans mérite, nous avons tendance à regarder les chansonniers comme des anthologies chacune sortie d'un scriptorium particulier, régie par une politique éditoriale particulière et fournissant des textes en vigueur à une date particulière. Ainsi, il ne s'agit pas d'une cohérence seulement extérieure (Lerond 21) mais aussi intérieure et c'est pourquoi nous avons recouru autant que possible à un seul manuscrit (voir infra). Cela ne veut pas dire bien entendu que nous n'avons pas fait exception à ce principe quand un autre témoin nous a semblé sensiblement supérieur ou qu'il était plus complet, comme dans le cas de R1267, R2063 et R2107.

Respecter le caractère individuel des témoins implique un deuxième principe, celui d'éviter autant que possible les mélanges. Nous parlons de la pratique de choisir une certaine source à partir de ses qualités relatives puis d'y insérer des strophes et des vers transmis par un ou plusieurs autres témoins parce qu'ils manquent dans le ms. de base. Telle est l'approche suivie par Winkler et, à nos yeux, les textes hybrides qui en sont le produit ont peu de valeur. [1]

Comme il est souvent le cas pour les œuvres des trouvères, aucun des 20 chansonniers contenant des chansons attribuées à Raoul n'en transmet l'ensemble. Ainsi que le montre le tableau dans la section « Distribution des chansons », le ms. V en contient le plus grand nombre (15), suivi par N (13) et K  (12). En ce qui concerne le ms. V, Schwan prétend qu'il est plus proche de « l'original » que les autres membres de la famille :

... so sehen wir, das V dem Original viel näher steht, als die anderen Mss., indem es keine ihrer Abweichungen von der gemeinsamen Vorlage teilt, sowohl in Bezug auf den Bestand, wie auch in den Anordnung der Lieder. (p. 114)

L'analyse des variantes montre effectivement que V s'écarte très souvent de tous les autres mss. À titre d'exemple :

R2107 R1267 R1204
C  Et sil ke ne se deffent
U  Car cil ki ne se defant
S  Car cil qui ne se defent
V  Car cil qui toz jorz atent

C  Et a merci se veult randre
U  Et a mersit se veult randre
S  Et a merci se viaut rendre
V  Et qui ne se veut deffendre
K  De ses verz euz et de moi esloignier
N  De ses verz euz et de moi eloignier
P  De ses verz euz et de moi esloignier
X  De ses verz eus et de moi esloignier
V  De li servir et de moi esloignier
C  De ces biaus euls ne de moi aloignier
U  De ces biaus eulz et de moi esloingnier
H  E ses biaus euz vers de moi esloignier
T  De ses beaus ieus et de moi eslongier
R  De ces biaus ieus et de moi esloingnier
 
N  Mes or ai pis c’onques n’oi en Surie
B  Mes or ai pis c’onques n’oi en Surie
V  Laz or ai pis qu’ainz n’oi jour de ma vie

N  Douce plesant bele et cortoise et sage
B  Douce et plaisant belle et courtoise et sage
V  Simple et cortoise et del mont la plus sage

Il n'est cependant pas évident que ces leçons uniques fassent preuve d'un lien étroit avec un prétendu Urtext, car il est tout à fait possible qu'elles résultent de l'intervention d'un scribe qui n'hésite pas à éditer ses textes à son goût. Selon nos principes, suivre V impliquerait l'adoption de toutes les leçons uniques contre tous les autres témoins, tenant compte aussi du principe de la lectio antiquior potior, à en croire Schwan.

Tout compte fait, nous avons opté pour N quand cela était possible. N donne en général des textes soignés et transmet plus de strophes que K, même si certaines d'entre elles ont l'air d'avoir été ajoutées après coup. Les exceptions sont R1267, R2063 et R2107, que nous donnons d'après U, M et V respectivement pour des raisons stylistiques et parce que les versions de M et de V sont plus complètes. Quant à R363, vu l'absence de la str. III dans N, le choix du ms. de base était  entre le texte de K avec la str. VI de N ou alors le texte de N avec la str. III et l'ordre strophique de K. Nous avons suivi l'exemple de Winkler en optant pour le texte de K avec la dernière str. de N. Comme le texte et la graphie de K s’écartent à peine de ceux de N, l'homogénéité du texte est maintenue.

Pour ce qui est des chansons qui manquent dans N, nous avons opté pour les mss qui nous paraissent les meilleurs et les plus complets. Ainsi, R1154 est donnée d'après C puisque l'autre témoin (O) n'en transmet qu'une seule strophe, R929 est unicum de V et dans le cas de R1887, nous avons recouru à U puisque l'autre témoin (V) n'en transmet que les trois premières strophes. Quant à R1885, nous avons opté pour Z, qui donne une meilleure version que C, le seul autre témoin à transmettre 5 strophes. R1911 finalement est donnée d'après T, qui offre un texte  plus soigné et plus complet que KMa. Le tableau ci-dessus résume nos choix.

No de chanson Ms. No de chanson Ms.
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
(R211)
(R363)
(R767)
(R778)
(R1154)
(R1267)
(R1970)
(R1978)
(R2063)
N
K
N
N
C
U
N
N
M
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
(R2106)
(R2107)
(R1393)
(R929)
(R1204)
(R1887)
(R429)
(R1885)
(R1911)
N
V
N
V
N
U
N
Z
T



[1] Cf. Dembowski : « No one wishes to publish a composite edition … What is desired is not the Urtext, but a good text. ». Peter Dembowski, « Is there a New Philology in Old French? », The Future of the Middle Ages, W. Paden éd. (Gainesville, Univ. Press of Florida, 1994), p. 102-3.