Préambule

L'écrit électronique, par sa mobilité, reproduit l'œuvre médiévale dans sa variance même. L'informatique retrouvant, en deçà de la Modernité, le chemin d'une ancienne littérature dont l'imprimerie avait effacé la trace : nous avons là un beau sujet de méditation.

C'est ainsi que s'exprime Bernard Cerquiglini [1], en 1989, au tout début de la révolution informatique, et c'est à juste titre qu'il prévoyait « un type d'édition d'une œuvre médiévale, issue de cette réunion d'ensembles disjoints qu'est le codex, qui ne serait plus soumise à la structure bidimensionnelle et close de la page imprimée » (p. 113). Concept  frappant en 1996 quand nous l'avons rencontré, il nous a inspirée à entreprendre la rédaction d'une édition électronique des chansons de Raoul de Soissons, trouvère picard du XIIIe siècle (ceci avec l'appui d'une bourse du CRSH ainsi que d'une bourse d'excellence de l'Université d'Ottawa).

Dans un premier temps, les possibilités ouvertes par les technologies de l’information ont rendu possible l'affichage côte à côte d'une transcription synoptique, du texte édité et de sa traduction en français moderne. L'effet de cette mise en page est de redonner vie aux témoins rejetés qui, sur support papier, n'existent que par le biais des variantes qu'ils peuvent comporter. Ces dernières, rendues pour ainsi dire orphelines en bas de la page imprimée, loin de leur contexte, sont difficilement utilisables et à nos yeux, la somme des parties ne produit pas dans ce cas-ci une représentation du tout. La transcription synoptique met en lumière, croyons-nous, la mouvance des textes telle qu'élaborée par Zumthor (Essai, p. 507) et les infobulles que nous y avons installées permettent de comprendre d'un seul coup d'œil la nature des interventions et leurs raisons. Quant à la traduction des textes édités en français moderne, c'est une démarche qui nous a paru indispensable. D'après notre expérience de pigiste, le processus de traduction souligne toute confusion de sens, toute atteinte à la syntaxe et à la grammaire, tout endroit problématique dans le texte en question et le travail nous a été utile par rapport aux interventions que nous avons jugées souhaitables.

Ayant traduit les textes, nous avons opté pour un index lemmatisé plutôt que de fournir un glossaire. L'index lemmatisé à son tour nous a servi de base dans la préparation des concordances, des statistiques distributionnelles et des index que nous joignons à cette édition (on notera que la concordance complète affichée en KWIC, avec le mot clé en contexte, à elle seule remplirait 96 pages de papier). Nous offrons ces bases de données dans l'espoir qu'elles en inspireront d'autres, qui pourront sensiblement approfondir notre compréhension de la lyrique courtoise et de l'ancien français.

Dans un deuxième temps, le support électronique a permis l'affichage d'une gamme de ressources et de données servant à établir le contexte littéraire, historique et socioculturel de l'œuvre de Raoul. Il convient de mentionner, parmi d'autres, les textes supplémentaires (contrafacta), affichés avec la permission des maisons d'édition, et les liens hypertextuels renvoyant à des images de certains manuscrits affichées au site du Laboratoire de Français Ancien avec leur transcription, à des images de textes historiques portant sur nos textes  et à des ouvrages disponibles en ligne au sein des projets Google Recherche de Livres et Open Library, qui permettent la consultation instantanée de bon nombre d'ouvrages cités. La musique n'est pas absente non plus, grâce à l'aimable accord d'Anne-Marie Deschamps, directrice de l'Ensemble Venance Fortunat. Le lien « contactez-nous » qui accompagne chaque chanson invite à la participation du lecteur. Les textes gagnent ainsi une mouvance au sens zumthorien, dans la mesure où ils s'inscrivent dans l'espace qui s’ouvre au point de rencontre de la transmission et de la réception et qui, en quelque sorte, remplace la frontière qui sépare l'écrit de l'oral.

Avant d'aborder notre projet, nous avons regardé de près les éditions critiques qui étaient alors disponibles sur le Web. Celles qui se présentaient étaient presque toujours les fruits d'un travail d'équipe, avec la collaboration non seulement des philologues et des linguistes mais encore des programmeurs et d'autres spécialistes dans le domaine de l'informatique, profitant en général de l'appui de subventions considérables. Il nous a donc fallu apprendre les techniques nécessaires. Le dessin du site que nous présentons ici est, précisons-le, entièrement le nôtre (et les faiblesses techniques éventuelles le sont aussi). Nous l'avons organisé selon une structure hiérarchisée à partir de la table des matières, et ce n'est pas par hasard. Les repères tels que la pagination et l'indexation ont fait leur apparition dès l'invention du codex; le Chansonnier français de Saint-Germain-des Prés (B.N. ms. fr.  20050), par exemple, débute par une table de chansons. L'invention de l'imprimerie renforce ce besoin de hiérarchiser le livre et encourage le « régime de lecture tabulaire », selon les paroles de Christian Vandendorpe [2]. La lecture du texte numérisé se déroule pour l'essentiel de la même façon que celle du codex, du livre papier, surtout en ce qui concerne les ouvrages savants, qui se lisent dans les deux médias de façon aussi bien linéaire que non-linéaire. Pour guider le lecteur dans son voyage, la table des matières fournit pour ainsi dire les panneaux indicateurs; elle se trouve à chaque page sous forme de petit menu flottant.

Un moteur de recherche Google remplace l'index du livre papier. [3] Pour ce qui est de l’interrogation textuelle, il convient de noter que nous regrettons de n'avoir pu fournir une version encodée en TEI (Text Encoding Initiative), travail qui dépassait nos connaissances en ce qui concerne la présentation visuelle (feuilles de style) et l'accès à une application de recherche. C'est une démarche que nous espérons cependant entreprendre à une date plus tardive.

Nous regrettons enfin que les règlements de l'Université d'Ottawa ne nous aient pas permis de présenter notre thèse sous forme électronique ; c'était pourtant en quelque sorte sa raison d'être. Pour des raisons évidentes, la version imprimée n'a ni l'ampleur ni la richesse de la version électronique, et sa lecture devrait donc s'accompagner d'une consultation du site. Certains des éléments de la version électronique, tels que les infobulles que nous utilisons pour marquer et expliquer nos interventions, ne sont pas imprimables et les bases de données qui accompagnent l’édition sont trop grandes pour que nous puissions les imprimer.

Dans notre esprit, l'émergence de thèses électroniques (et nous ne pensons pas seulement à des fichiers de type pdf [portable document format]) dans le domaine des sciences humaines est inévitable et nous espérons que notre travail, œuvre de pionnier à cet égard, pourra hâter ce processus.


[1] Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante (Paris, Éditions du Seuil, 1989), p. 116. Nous précisons cependant que si nous citons Cerquiglini à plusieurs reprises, c'est que certaines de ses idées nous intéressent et non pas parce que nous plaçons notre édition carrément sous son autorité ou sous celle de la « nouvelle philologie », qui le présente comme son inspirateur. Voir le chapitre Principes d'édition.

[2] Christian Vandendorpe, « Sur l'avenir du livre: linéarité, tabularité et hypertextualité », J. Bénard et J.J. Hamm, éds, Le livre. De Gutenberg à la carte à puce (New York/Ottawa/Toronto, Legas, 1996), p. 149-155.

[3] À noter : le moteur de recherche ne fonctionne pas tant que le site est protégé par un mot de passe et qu'il est, par la suite, inaccessible aux robots d'indexation de Google.