Produire de l'ordre à partir du désordre souvent chaotique d'une tradition manuscrite est, on le sait, une tâche redoutable qui exige en premier lieu que l'éditeur formule certains principes. Pour reprendre l’expression de Bernard Cerquiglini : toute édition est une théorie [1]. Pour résumer, on peut diviser les écoles philologique en trois périodes: l'empirisme (allant de 1830 à 1860), le positivisme (1860-1913) et le doute, à partir de 1913, suivant l’introduction par Joseph Bédier de la méthode du « manuscrit le meilleur ». En 1972, Paul Zumthor révolutionnait la pensée philologique en introduisant la notion de mouvance et en 1989, Bernard Cerquiglini alla encore plus loin en faisant l’éloge de la variante. L'ouvrage de ce dernier a fini par donner lieu à une nouvelle « école » philologique nord-américaine, soit la « nouvelle philologie ». Il convient de noter à cet égard que le médium électronique a produit et continue à produire un effet profond sur la critique textuelle et le fait qu'on est en train de repenser les approches scientifiques sous l'influence de ce nouveau médium ne doit rien avoir pour nous surprendre. L'informatique est capable de représenter mieux que jamais la mouvance et la variance du texte médiéval, son réseau textuel et la matérialité du codex, et ce n'est donc pas étonnant qu'on souligne ces aspects. Effectivement, les idées de la « nouvelle philologie » ne sont pas essentiellement révolutionnaires, c'est plutôt le médium qui possède des capacités révolutionnaires. Notons cependant que c'est surtout en Amérique du nord que l'ouvrage de Cerquiglini a été reçu comme un manifeste censé dépoussiérer la philologie et établir les bases d’une discipline renouvelée, ainsi que l'affirme Frédéric Duval dans son article « La philologie française, pragmatique avant tout ? L’édition des textes médiévaux français en France ». [1a] Des débats violents ont été menés, mais à l’étranger et sans participation française, à l’exception notable de Philippe Ménard. Ce dernier s'est montré fort critique à l'égard de la « nouvelle philologie », affirmant qu'elle n’a produit aucune méthode nouvelle. « Elle n’a ni doctrine ni application convaincantes. » [2]. En revanche, Duval fait remarquer que « l’école française », si elle existe, a renié depuis Joseph Bédier une conception théorique de la philologie pour adopter [...] une attitude pragmatique ». (p. 115). L’éditeur, on le voit, se trouve face à un nombre déconcertant de choix : approche lachmannienne, post-lachmannienne, bédiériste, post-bédiériste, édition synoptique, quasi-diplomatique, numérisée, et tant d’autres. Le débat continue, mais ce n’est pas pour autant une raison de s’affoler : on s'en enrichit. L’approche que nous avons adoptée découle des considérations suivantes :
Il s’agit en somme de trouver un moyen de rendre la variance et, puisque toute édition implique un choix, de trouver un moyen de réduire les effets de ce choix, de garder pour ainsi dire le champ ouvert. Cerquiglini avait bien vu, dès 1989, que c’est l’informatique, moyen d'expression échappant aux contraintes de la « structure bidimensionnelle et close de la page imprimée » (Éloge, p. 113), qui est particulièrement susceptible de rendre justice à la variance qui définit le texte médiéval. Ceci à la différence de l’édition imprimée, qui dépose en général les leçons rejetées en bas de page, en toutes petites lettres, hors de leur contexte. Comme le signale Cerquiglini, « ce n’est pas par le mot qu’il convient de saisir [la] variance, mais pour le moins au niveau de la phrase. » (ibid., p. 111). L'informatique permet, en effet, la présentation non seulement du texte édité mais également, côte à côte, du texte et d'une transcription synoptique. [15]. Et ce ne sont pas seulement des considérations d’ordre pratique qui nous ont amenée à choisir le support numérique. Caractérisé par sa mobilité (notion qui s'apparente à la mouvance zumthorienne), par sa nature évanescente, par sa capacité d'interactivité et d’évolution et par sa qualité de quasi-oralité, le texte électronique s'oppose diamétralement à l'idée qu'on peut avoir du texte en tant que réalisation figée, du texte-objet tel que nous le connaissons depuis la Renaissance. [16] Le texte informatisé rejoint en un sens celui qu'on connaissait au Moyen Age, tout en faisant resurgir des notions comme celles du plagiat, des droits de la société par rapport à la forme virtuelle du texte, des droits de l'auteur sur son œuvre, de la fonction de l'auteur et de la relation entre celui-ci et son texte. C’est le message du médium. L’édition électronique que nous présentons rend justice, croyons-nous, à la variance des manuscrits en donnant des textes ouverts, dans la mesure où ils s’offrent de façon interactive. Si nous offrons un choix (et une interprétation étroite sous forme de la traduction), rien n'empêche le lecteur de se construire un autre texte. Nous suivons la méthode du manuscrit le meilleur avec des interventions minimales, mettant en avant le critère d’intelligibilité plus que la notion de faute. Pour ce qui est du classement hiérarchique de nos manuscrits, nous y renonçons, « ... non pas qu'il soit trop difficile […] mais au contraire parce qu'il est trop facile d'en proposer plusieurs. » (Bédier, op. cit., p. 23). Nous croyons de surcroît que plusieurs versions originales manuscrites ont pu exister, produites à des endroits différents sans qu’on se soit rendu compte de l’existence d’une version préexistante - théorie sans doute discutable mais tout de même pas impossible. Finalement, les principes essentiels qui nous ont guidée dans notre travail sont la transparence et le contexte. Ainsi, toutes les décisions éditoriales sont clairement indiquées et l'ensemble des données et des documents utilisés est disponible au lecteur, et le site renferme une biographie détaillée et un riche éventail de matériaux, de liens, d'images et d'autres textes portant sur ceux de Raoul. Somme toute, notre approche représente une voie moyenne, pragmatique plutôt que théorique, qui convient aux chansons de trouvères et à celles de troubadours ; l'édition qui en résulte se veut à la fois une contribution à la littérature du Moyen Âge et une ressource de recherche. Ajoutons que l’édition n’est pas définitive et ne le sera jamais : on la corrigera au besoin, on y ajoutera des données de recherche, dont la musique. Elle s’inscrit ainsi dans la tradition lancée par les scribes d’antan. [1] Cf. Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante (Paris,
Éditions du Seuil, 1989), p. 112. [1a] Frédéric
Duval, « La philologie française, pragmatique avant tout ?
L'édition des textes médiévaux français en France »,
Pratiques philologiques en Europe, Études réunies par Frédéric Duval,
Études et rencontres de l'École des chartes (Paris, École des chartes, 2006), p. 115-150.
Voir aussi le
compte-rendu de cet article par Anne Rochebouet. [2] Philippe Ménard, « Réflexions sur la ‘nouvelle philologie’ »,
Alte und neue Philologie, M.-D. Glessgen et F. Lebsanft éds, Beihefte zu Editio
(Tübingen, Niemeyer, 1997),
p. 32. [3] Joseph Bédier, La tradition manuscrite du Lai de l'ombre.
Réflexions sur l'art d'éditer les anciens textes (Paris, Champion, 1929),
p. 70. Busby, par contre, affirme que « … scribal respect for the letter
of ancient and venerable classical texts … is largely illusory; a glance at the
apparatus in editions of these leaves us in no doubt about that. » Keith Busby,
« The politics of Textual Criticism », Towards a Synthesis? Essays on the New Philology
(Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1993), p. 37. On peut se demander cependant à quel
niveau se situent ces modifications scribales et si les scribes modifiaient en
effet le sens du texte plutôt que la forme ou la graphie. Pour une définition
médiévale du terme auctor, voir Conrad D'Hirsau, « Dialogus Super Auctores », Accessus ad Auctores,
R. Huygens éd. (Leyde, Brill, 1970), introd. [4] En fait, Bédier lui-même se montra fort reconnaissant envers ses
prédécesseurs, et souligna qu'il en est de l'art d'éditer les anciens textes
comme de tous les autres : il a évolué au gré de modes qui meurent et
renaissent. Cf. Rupert Pickens, « The Future of Old French Studies in America »,
The Future of the Middle Ages,
W. Paden éd. (Gainesville Fl., University Press of Florida, 1994). Selon Nathalie Clot, plus de quatre cents textes médiévaux
ont été portés à la connaissance du public pendant la période de 1800 à 1870. (Éditer
la littérature médiévale en France dans la première moitié du XIXe siècle.
Éditeurs et éditions en “Empirie”. Thèse soutenue en 2002, École des
Chartes). [5] M. Delbouille, « La philologie médiévale et la critique
textuelle », Actes du IIIe Congrès international de linguistique et
philologie romanes I (Québec, Les presses de l'Univ. Laval, 1976), p. 72. [6] « ... le caractère de l'œuvre qui, comme telle, avant l'âge du
livre, ressort d'une quasi-abstraction, les textes concrets qui la réalisent
représentant, par le jeu des variantes et remaniements, comme une incessante
vibration et une instabilité fondamentale. » Paul Zumthor, Essai de poétique
médiévale (Paris, Éditions du Seuil, 1972), p. 57. [7] Marshall McLuhan, Understanding Media: The Extensions of
Man (New York, McGraw-Hill, 1964). [8] Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of
the Word (London/New York, Routledge, 1995), p. 136. [9] Notons cependant que les interventions scribales ne se situent
presque jamais au niveau de la charpente métrique : les scribes respectaient
soigneusement la structure métrique et sonore des chansons qu’ils copiaient. [10] François Zufferey, Recherches linguistiques sur les
chansonniers provençaux (Genève, Droz, 1987), cité dans Amelia van Vleck,
Memory
and Re-Creation in Troubadour Lyric (Berkeley, Univ. of California Press,
1991), p. 30. [11] Douglas Kelly,
The Art of Medieval French Romance
(Madison, Univ. of Wisconsin Press, 1992), p. 126. Notre traduction. [12] Simon Gaunt, Ruth Harvey, Linda M. Paterson
et John Marshall,
Marcabru: A critical edition (Cambridge,
Boydell & Brewer, 2000), p. 134. Notre traduction. [13] À l’exception, peut-être, du ms. U, qui pourrait
remonter au milieu du XIIIe siècle. Cf. Madeleine Tyssens, « Les copistes du chansonnier français U », Lyrique romane
médiévale : la tradition des chansonniers. Actes du Colloque de Liège, 1989, M. Tyssens éd., (Liège, Bibl. de la Faculté
de Philo. et Lettres de l'Univ. de Liège, Fascicule CCLVIII, 1991).
[14] Bernard Cerquiglini, « Y a-t-il une nouvelle
philologie ? » Philologie à l’ère de l’Internet, colloque international, Budapest, juin
2000. [lien] [15] Nous comptons ajouter au site, dès sa naissance en tant que
thèse de doctorat, les transcriptions de tous les manuscrits ainsi qu’un wiki qui
facilitera l’usage interactif. Le balisage des textes en langage XML selon les
recommandations de la TEI (Text Encoding Initiative) permettra entre autres
l’installation sur le site d’un logiciel comme
Versioning Machine (logiciel qui
permet l’affichage et la comparaison de multiples versions d’un texte.
Le wiki est un système de gestion de contenu de site web rendant ses pages web
librement modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés. Cf.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Wiki. [16] Il convient à souligner que les textes imprimés
connaissent eux
aussi une certaine mouvance, qu’une édition peut différer de l’autre, que la
mise en page (qui peut influencer la réception) peut changer, mais on ne
saurait nier que l’instabilité du texte électronique découle de sa nature même
(ce qui, par ailleurs, pose un problème de conservation). |