Ici
commence un miracle de Notre-Dame, d’une nonne qui quitta son abbaye pour s’en
aller avec un chevalier, qui l’épousa; ils eurent de beaux enfants, puis, après
une apparition de Notre-Dame, la nonne retourna dans son abbaye et le chevalier
se fit moine.
[A
l’abbaye]
L'ABBESSE
Mes soeurs, dites-moi, sans tarder:
aujourd’hui, c’est un jour de grande fête;
n’avez-vous point fait savoir aux frères
que nous pourrions avoir un sermon en ce
jour?
Dame, que Dieu nous protège!
Je leur ai envoyé quelqu’un dès avant-hier,
et frère Gautier m’a fait savoir
qu’il viendra ici sans faute.
Je ne sais s’il manquera à sa promesse.
Certainement pas: peut-être qu’il est en
train de confesser,
ou bien de chanter ou d’étudier;
je ne doute pas, quoi qu’on dise,
qu’il viendra ici.
L'ABBESSE
Arrivera ce qui arrivera! Allons donc
prendre nos places et asseyons-nous;
disons nos heures tout bas
en l’attendant.
Allons, dame; j’ai à coeur de faire votre
volonté.
[Elles
entrent dans la chapelle]
Par
[L'abbesse
s'assied]
L'ABBESSE
C’est fait; [Se tournant vers la seconde nonne] asseyez-vous donc aussi
à côté de moi.
Dame, volontiers; [Elle s'assied] maintenant
je suis assise.
[La
première nonne s'assied aussi]
Et, pour moi, voici, j’ai pris place.
Je suggère que nous prenions nos psautiers
et que nous disions l’heure de prime
en l’attendant.
L'ABBESSE
C’est bien dit; prions
dévotement.
[Elles
récitent leurs heures]
----------
[Dans
la demeure du chevalier]
LE CHEVALIER
Perrotin, debout! Allons,
je dois me rendre à l’abbaye,
car j’ai affaire à l’abbesse,
qui est ma tante.
L'ECUYER
Sire, je pense plutôt, pour sûr,
que c’est l’amour de la belle nonne,
une si sainte demoiselle,
qui vous y pousse.
LE CHEVALIER
Perrotin, c’est sûr;
certes, je l’aime tellement
que je ne puis, d’aucune façon, en détacher
mon coeur;
mais je ne peux obtenir ses faveurs,
malgré mes prières,
comme tu vois bien.
Pourtant je veux aller savoir
si je pourrai lui parler
et trouver grâce à ses yeux,
que j’obtienne son amour.
L'ECUYER
Je suis prêt, sire; allons tout de suite
où il vous plaira.
[Arrivés
à l’abbaye]
LE CHEVALIER
Perrotin, par ma foi, ça tombe mal!
Voici l’abbesse, avec la prieure
et ma gracieuse, si belle,
qui veulent écouter le sermon.
Je veux m’arrêter ici
pour l’écouter.
[Il
se tient à l'extérieur, au seuil de la chapelle]
L'ECUYER
Je peux donc retourner à la maison,
savoir qui vous demandera,
et revenir, quand il vous plaira,
vous chercher ici.
LE CHEVALIER
Tu dis vrai. Va vite
et reviens tantôt.
[L'écuyer
retourne au manoir du chevalier]
----------
[Dans
la chapelle]
LE PRECHEUR
Cum
audisset, turbata est in sermone ejus, et cogitabat qualis esset ista
salutatio. (Luc) [Ayant
entendu cela, elle fut troublée de ce discours et se demandait ce que pouvait
signifier ce salut]. Douce gent, au commencement de notre sermon nous nous
adresserons à
Douce
gent, habituellement les femmes qui, pour l’amour de Dieu, vivent en état de
virginité, afin d'être reconnues comme vierges véritables, sont toujours
craintives; au point que pour éviter ce qui est à redouter, elles craignent
également ce qui est sûr. Et comment cela se fait-il? C’est qu’elles savent
qu’en un vase trop faible et fragile, c’est-à-dire en leur corps, qui n’est que
terre, elles portent un trésor précieux. Quoi? Leur âme, faite à l’image de la
sainte Trinité. D’où le fait que quand, à de telles vierges, il arrive quelque
chose de façon inattendue et soudaine, elles supposent et soupçonnent aussitôt
que cela peut être contre elles. Douce gent, je le dis parce que, lorsque Dieu
le père eut envoyé son ange à la glorieuse Vierge Marie, pour annoncer qu’elle
serait mère du fils de Dieu, qui rachèterait la race humaine, au moment où
l’ange lui dit: “Que Dieu te salue, pleine de grâce! Notre Seigneur est avec
toi”, l’évangéliste saint Luc dit que la glorieuse vierge fut troublée et se
demanda ce que signifiait ce salut; c’est le sens de la parole que j’ai
prononcée au début de mon sermon. Cum
audisset,etc.
“Ayant
entendu le salut de l’ange, la glorieuse vierge fut troublée”, dit
l’évangéliste. Il ne dit pas “troublée profondément”, mais simplement
“troublée”; et cela vient du fait que c’était une vierge honteuse et pudique.
Le fait qu’elle ne fut pas troublée profondément lui vint de la vertu de force,
qu’elle avait en elle; le fait qu’elle se tut et réfléchit lui vint de la vertu
de prudence. Elle se demanda donc ce que signifiait ce salut; il advint alors
que, lorsque l’ange vit qu’elle réfléchissait, il commença à la rassurer et à
confirmer ce sur quoi elle hésitait, en disant: “Marie, sois sans crainte, car
en ce que je dis il n’y a point de ruse; n’en éprouve pas de soupçon. Je ne
suis pas un homme, mais un esprit et un ange de Dieu. Sois donc sans crainte,
car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Si tu savais combien ton humilité plaît
au Très-Haut, tu ne te jugerais certainement pas indigne d’être servie et
d’entendre la parole des anges. Pourquoi te diras-tu indigne de la grâce des
anges, toi qui as trouvé grâce aux yeux de Dieu, grâce qui est la paix des hommes, la destruction de la
mort, la réparation de la vie? Tu as donc trouvé grâce aux yeux de Dieu; en
signe de quoi voici que tu concevras et enfanteras un fils, qui sera appelé
Jésus.”
A
ce sujet saint Bernard déclare: O glorieuse vierge, comprends, par le nom du
fils qui t’est promis, combien la grâce que tu as trouvée aux yeux de Dieu est
grande et spéciale.
L’ange
dit qu’il sera appelé Jésus; un autre évangéliste en donne la raison; il dit: Ipse enim salvum faciet populum suum a
peccatis eorum. Il sera appelé Jésus; pourquoi? Parce que c’est celui qui
sauvera son peuple de tous ses péchés.
Donc
la glorieuse vierge trouva bien grâce aux yeux de Dieu? Assurément, car elle se
trouve dans la partie la plus sûre du Paradis, par sa très ferme foi; dans la
plus haute, par sa très grande humilité; dans la plus pure, par sa très grande
chasteté et par sa virginité sans tache; dans la plus glorieuse, par sa vraie
pureté, par son amour vrai et par l’excellence de sa grande charité. A ce lieu
glorieux elle fait accéder tous ceux et toutes celles qui veulent la servir et
l’aimer dévotement en ce monde; au nombre desquels Dieu veuille nous compter,
par sa très grande miséricorde, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui vit et
règne en Trinité, et dont le règne n’aura pas de fin. Amen!
[Au
seuil de la chapelle]
LE CHEVALIER
Il va de mal en pis
celui qui m’a fait rester si longtemps ici!
Ça alors! J’aurais pu faire quatre lieues
avant qu’il ne finisse.
Je me demande s’il n’a pas mal au
cerveau.
[Dans
la chapelle]
L'ABBESSE
Ah! Très douce vierge
de pitié, de grâce et d’amour,
il creuse en terre un bon sillon
celui qui vous aime, sert et honore;
mais il est né sous une bien mauvaise
étoile,
celui qui refuse de vous servir de tout
coeur,
car il court à la perte
de sa pauvre âme.
Assurément, vous dites vrai, ma dame;
il est bon de la servir et de l’aimer,
car elle est trésorière de douceur
sans amertume.
L'ABBESSE
Et vous, ma douce et chère amie,
avez-vous bien entendu ce sage homme?
Sans être cardinal de Rome,
il a tenu un beau discours.
Béni soit le jour qu’un tel homme
naquit d’une femme!
Oui, ma dame. Puisse Dieu lui laisser
achever le bien qu’il a entrepris!
Car il brûle d’aimer Dieu,
à mon avis.
L'ABBESSE
Prieure, venez tout de suite
me parler dans ma chambre,
avant que vous ne pensiez à aller ailleurs.
Je vais devant.
Dame, je vais vous suivre,
sans rester ici plus longtemps.
[L'abbesse
et la première nonne se retirent]
Et je vais m’agenouiller
devant l’image de Notre-Dame,
au service de qui je me suis consacrée
corps, âme et pensée.
[S’adressant
à
Dame, qui nous a protégés
de la mort de l’enfer éternel
quand Dieu le père spirituel
a fait du haut des cieux descendre son fils
en vous et prendre humanité
pour nous mener au Paradis,
Dame, qui en parole et en action,
plus qu’une autre, par privilège,
avez pu contempler Dieu
en une sainte fréquentation,
Dame, toute mon affection,
ma volonté et mon désir
sont de faire ce que vous voulez.
Donnez-m’en donc, s’il vous plaît, la
grâce,
dame, et tant que j’en ai le temps,
je réciterai ici vos heures
et, en les disant, j’accorderai
coeur et bouche.
[A
part]
LE CHEVALIER
Certes, je ne sais pas du tout
comment agir,
maintenant que je vois là-même
celle que j’ai si longtemps désirée:
ma dame noble et plaisante,
courtoise, bonne et belle.
Par le saint baron de Galice,
devrais-je y dépenser tout mon bien,
je vais essayer
d’obtenir son amour sur-le-champ.
[Il
s’avance vers la nonne]
Eh! charmante, très gracieuse,
que Dieu vous porte chance,
à vous qui êtes celle que mon coeur
préfère.
Donnez-moi donc votre amour,
ma très douce amie.
Sire, je n’ai nulle envie d’aimer,
sinon Dieu et sa douce mère.
Assurément l’amour dont vous me priez
ici-même est trop amer.
Ce n’est pas ce que vous voulez
vraiment, sire.
LE CHEVALIER
Eh! Belle, pleine de sagesse,
envers vous je ne veux pas mal agir.
Veuillez prendre cet anneau
que je vous tends par fine amitié,
que je puisse m’ébattre avec vous,
ici, maintenant.
Votre folie vous ferait précipiter
là où l’on ne se soucie pas de vous.
Par ma foi, j’aimerais mieux qu’on me coupe
les deux bras!
LE CHEVALIER
Mon doux coeur, ne me refusez pas.
Si vous consentez à ma volonté,
je ferai de vous, en vérité,
une bien riche dame.
Je me donne à Dieu, corps et âme,
beau sire. Laissez-moi en paix!
Pour moi, j’en atteste Dieu,
vos paroles et vos actes ne valent même pas
ce brin de paille.
Pour Dieu, allez-vous-en d’ici.
Laissez-moi tranquille.
[Le
chevalier s’éloigne]
LE CHEVALIER
Hélas, j’ai raison de me plaindre,
car j’ai manqué ma proie.
A mes prières
celle que j’aime refuse de prêter l’oreille
[Il
aperçoit son écuyer]
Et d’oú viens-tu? Gibier de potence!
Tu m’as bien fait attendre!
Est-ce que je suis un homme qu'on doive
laisser poireauter
tout seul au milieu du chemin?
L'ECUYER
Eh! mon seigneur, que Dieu en soit témoin!
Combien de temps cela fait-il que je suis
venu
et que je me suis tenu ici parce que je
n’osais pas aller à vous?
Je vous regardais parler
à cette dame.
LE CHEVALIER
Ah! C’est la femme la plus dure
que j’ai jamais vue, et la plus cruelle.
Je ne peux rien tirer ni obtenir d’elle,
par des prières ou des cadeaux.
Bref, pour tout dire,
si les autres femmes ont un coeur de plomb,
le sien est de fer, trop dur.
Je ne sais quoi faire,
quand je ne peux y trouver aucun
réconfort..
L'ECUYER
Sire, avant qu’elle ne se retire d’ici,
allez à elle
et parlez-lui doucement;
et si vous essuyez des refus,
ne vous laissez pas abattre,
mais priez-la toujours d’amour
et vous obtiendrez certainement gain de
cause
de cette façon.
LE CHEVALIER
Tu m’as indiqué là une bonne piste,
Perrotin. Oui, je vais y retourner;
attends-moi donc.
[Il
revient auprès de la nonne]
Eh! femme noble et courtoise,
qui comblerait de joie le coeur de son ami,
veuillez écouter la plainte sincère
de celui qui vous aime.
Sire, vous m’avez tenu maints discours,
qui me laissent indifférente;
ils ne me font ni chaud ni froid,
n’en doutez pas.
LE CHEVALIER
Eh! doux coeur, devenez mon amie;
je vous en prie humblement, du fond du
coeur;
et je vous promets, par ma foi,
que je ferai tout ce qu’il vous plaira
et que je ne m’opposerai jamais
à ce que vous voudrez dire.
Je n’aurai jamais la paix, beau sire,
si je ne consens à vous aimer.
Donc puisque je vois et sens,
à votre comportement, que vous m’aimez,
et que je ne veux pas être déshonorée
pour avoir cédé au plaisir de la chair,
je vous propose ce choix:
je connais votre noblesse;
de mon côté, je viens aussi
d’une famille noble et honorable;
Si, pour mieux garder de honte
mon honneur et mon pucelage,
vous voulez m’épouser
et que vous vous y engagiez,
je me donne à vous et vous accorde mon
amour;
autrement, non.
LE CHEVALIER
Dame, pour protéger votre renom,
je vous le promets
de ma main, que je mets dans la vôtre,
toute nue.
Qu’on n’en parle donc plus
pour l’instant! Allez-vous-en
et, quand il fera nuit, venez
et attendez-moi dans cet endroit-là;
quand le couvent sera endormi,
je sortirai tout doucement
et m’en irai à vous directement;
n’en doutez pas.
LE CHEVALIER
Voilà qui est bien dit, ma belle et douce
amie.
Adieu donc,
et je vous y attendrai
certainement.
Je ne vous ferai pas défaut,
n’ayez crainte.
[Le
chevalier se retire et se dirige vers son écuyer]
LE CHEVALIER
Certes, tout va bien:
j’ai trouvé grâce aux yeux de ma dame.
Qui m’empêcherait de chanter?
Personne, car j’ai le coeur plein de joie.
“Il n’est personne qui doive
me blâmer de servir celle
de qui tout bien peut m’arriver.”
M’arriver? Oui, même à profusion
puisque par sa seule promesse
elle m’a rendu si heureux.
[L’écuyer
l’aperçoit]
L'ECUYER
Mon seigneur, vous voici gai et alerte,
plus que tout à l’heure.
Dites-moi, s’il vous plaît, comment va
votre affaire.
LE CHEVALIER
Bien, par Notre-Dame de Boulogne,
Perrotin: j’ai tout ce que je veux.
La belle à l'oeil brillant
m’a fait don de sa noble personne;
nous nous sommes bien entendus.
Allons boire maintenant.
Sache que bientôt je reviendrai
ici la chercher.
L'ECUYER
Allons donc, mon seigneur, rapidement,
car il est déjà tard.
[Ils
s'éloignent, regagnant probablement la demeure du chevalier]
----------
[Dans
la chapelle, vers la fin du jour]
L'ABBESSE
Prieure, que Jésus vous protège,
je m’étonne que notre soeur
puisse rester de la sorte
si longtemps dans la chapelle.
Dame, elle brûle d’ardeur pour Dieu;
elle se tient toujours devant Notre-Dame.
Certes, c’est une sainte femme,
à mon avis.
L'ABBESSE
Prieure, ça ne date pas d’aujourd’hui ni
d’hier,
mais du moment qu’elle est entrée dans ce
couvent.
Faites-la venir ici,
et nous irons nous coucher.
Volontiers; je vais l’appeler.
[Elle
va vers la seconde nonne]
Soeur, l’abbesse vous commande
de venir à elle
tout de suite.
Soeur, j’y vais, puisqu’il lui plaît;
je ne veux pas rester ici plus longtemps.
[Rendue
auprès de l’abbesse]
Ma dame, que Dieu vous accorde son amour
à son gré!
L'ABBESSE
Et qu’il réponde à vos désirs!
Soeur, il faut aller se coucher;
rendons-nous au dortoir,
il est temps.
C’est certain, car nous avons de bien
longues journées
et des nuits courtes.
Allons, dame, je veux fermer cette porte,
puisque nous sommes à l’intérieur,
afin que personne
ne puisse entrer ici.
[Elle
ferme la porte extérieure de la chapelle et les trois religieuses s'en vont au
dortoir]
----------
[Chez
le chevalier]
LE CHEVALIER
Perrotin, disparaissons;
allons là-bas attendre la belle,
car je dois faire bien attention
au moment où elle sortira.
L'ECUYER
Mon seigneur, allons tout de suite
où il vous plaira.
[S’approchant
de l’abbaye]
LE CHEVALIER
Oh! Perrotin, plaçons-nous ici
sans dire un mot, chacun, calmement.
Je veux m’asseoir dans ce coin;
assieds-toi aussi.
L'ECUYER
Sire, volontiers. [ Ils s'asseyent] Me voici
assis à côté de vous.
----------
[Au
ciel]
NOTRE-DAME
Debout, mes anges et mes amis!
Allons dans cette abbaye.
J’y vois en proie au péché
une nonne que j’aime sincèrement;
je veux lui montrer sa folie avant
qu’elle n’y succombe.
GABRIEL
Dame, allons; il est fou celui qui n’aspire
pas
à faire votre volonté.
[Se
tournant vers Michel]
Michel, mettons-nous donc
à chanter, en allant
devant Notre-Dame, quelque beau chant.
Il le faut.
MICHEL
Puisqu’il convient que nous chantions,
Gabriel, disons ce rondeau que nous venons
d’apprendre,
au complet.
[Ils
arrivent à la chapelle en chantant.]
RONDEAU
Vierge douce et bonne,
où réside la vraie humilité,
parfait modèle d’amour,
Vierge douce et bonne,
à tout coeur il doit plaire et sembler bon
de vous servir nuit et jour,
Vierge douce et bonne,
où réside la vraie humilité.
NOTRE-DAME
Mes anges, restons ici quelques instants,
tous les trois,
avant de repartir tantôt au paradis.
[Notre-Dame
prend la place de sa statue]
----------
[Dans
le dortoir]
Puisque le couvent est endormi,
c’est le moment de m’en aller.
Il n’est pas juste que je néglige
de me rendre où j’ai promis d’aller,
par grant amour,
à mon doux ami de coeur;
car il est trop pénible d’attendre,
je le sais bien, ce n’est pas nouveau.
[Pénétrant
dans la chapelle et s'approchant de la statue de Notre-Dame]
Mais avant, dans cette chapelle,
par où je dois passer,
je vais, les mains jointes et à genoux,
humblement saluer,
dévotement et à voix basse,
la douce vierge par qui
la grâce vient ici-bas, des cieux, aux
êtres humains.
Vierge, qui nous avez tant valu
contre Satan, je vous salue
en disant: Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus et
benedictus fructus ventris tui.
Dame, adieu! Je m’en vais maintenant;
je ne veux pas vous prier plus longtemps.
[La
statue de
Ah! Dois-je rester?
Mère de Dieu, qu’est-ce que ça signifie?
Votre statue est venue se mettre
droit au travers de cette porte,
si bien que je ne peux pas du tout passer.
Eh! doux amis, vous attendrez en vain:
vous n’aurez pas votre amie aujourd’hui,
ce qui m’est dur à supporter.
Il n’y a rien à faire: il faut que je
retourne
à mon dortoir.
----------
[A
l’extérieur de l’abbaye]
LE CHEVALIER
Ah! Je crois que Dieu
a perdu tout pouvoir
quand celle que j’attends ne vient pas;
ou peut-être se joue-t-elle de moi
pour me faire poireauter
ici toute la nuit.
L'ECUYER
Vraiment, mon seigneur, je pense
qu’elle s’est moquée de vous.
Il est déjà bien plus de minuit,
je vous l’assure.
LE CHEVALIER
C’est vrai: celui qui se consacre de tout
coeur à une femme,
on doit bien le blâmer,
car on en éprouve beaucoup de douleur
avant d’en venir à bout.
Par Dieu, quoi qu’il me coûte,
je l’attendrai encore ici,
jusqu’à tant que je verrai
le jour levé.
[Ils
attendent le point du jour, puis s'en retournent vers la demeure du chevalier]
----------
[Le
jour passe, la nuit arrive. A l’intérieur du couvent]
Qu’est-ce qui se passe? Suis-je devenue
folle ou m’a-t-on ensorcelée,
moi qui ne peux dépasser le seuil de cette
chapelle où je viens d'entrer?
Par Dieu, je vais encore essayer si je
pourrai passer.
Je dois bien faire des efforts
pour accomplir ma promesse,
car je serai femme de chevalier
si je peux sortir d’ici.
Je m’en retourne sans retard
et je verrai bien ce qui se passera.
[Elle
revient à la porte de la chapelle et salue Notre-Dame]
Douce dame, ave Maria,
Gratia
plena, dominus tecum, benedicta tu in mulieribus et benedictus fructus ventris
tui.
[La
statue lui barre à nouveau la porte]
Il y a bien de quoi m’affliger et me mettre
en colère
quand cette statue est venue
par deux fois m’interdire le passage
et que je ne peux passer que par cet
endroit.
Comme si elle revendiquait un droit sur moi,
elle m'interdit cette sortie.
[Elle
fait demi-tour et se dirige vers le dortoir]
Je vois bien que je perds mon temps:
il me faut regagner le dortoir.
Mais ça me crève le coeur d'y retourner.
----------
[La
statue reprend sa place. Notre-Dame s'adresse aux anges]
NOTRE-DAME
Retournons tous les trois,
mes anges, dans la gloire infinie,
et chantez d'une voix harmonieuse
un rondeau.
GABRIEL
Nous en dirons un tout nouveau,
Dame, puisque vous le commandez.
[Se
tournant vers Michel]
Michel, chantez avec moi
et sans dissonance.
MICHEL
Disons donc ce rondel en choeur,
il en vaut la peine.
[En
retournant au ciel]
RONDEAU
Dame du royal empire
des cieux, mère au roi des rois,
moins on vous sert, pire on devient,
dame du royal empire,
car par vous la grâce de Dieu s'insuffle
dans les coeurs pécheurs,
dame du royal empire
des cieux, mère au roi des rois.
----------
[Après le lever du jour]
L'ECUYER
Mon seigneur, j'ai entendu la voix
de l'alouette. Il fait tout à fait jour.
Quittons ce lieu sans tarder,
qu'on ne nous trouve!
LE CHEVALIER
Hélas! je ne sais comment je pourrais
vivre, tant j'ai de colère au coeur.
Perrotin, va-t'en, mon doux ami,
et reviens bientôt auprès de moi;
car je te jure, en bonne foi,
que je ne serai jamais content
tant que je ne lui aurai pas parlé;
n'en doute point.
L'ECUYER
Je reviendrai donc ici au bon moment.
Je m'en vais, sire.
[Il s'éloigne]
----------
[Dans le dortoir]
Ma dame, nous devons encore dire
nos heures, et le jour est haut!
Nous avons trop dormi: il faut
que nous nous levions d'ici.
L'ABBESSE
Oh! Dieu, je me mettais à rêver.
Voyez comme l'heure est avancée!
Debout! Allons sans tarder,
ensemble, nous trois.
Ma chère dame, allons, c'est juste,
et il en est temps.
[Sortant du dortoir, elles
pénètrent dans la chapelle]
L'ABBESSE
Chacune a son livre prêt?
Je recommande que nous psalmodions tout bas.
Mettons-nous ici à genoux,
en priant Dieu.
Je ne veux pas tarder,
ma chère dame. Commencez donc.
La préparation du repas sera déjà bien avancée
avant que nous n'ayons terminé.
L'ABBESSE
Je veux commencer, sans discuter.
Domine, labia mea aperies.
LES SOEURS
Et os meum annuntiabit laudem tuam.
L'ABBESSE
Deus, in adjutorium meum
intende.
LES SOEURS
Domine, ad adjuvandum me
festina.
L'ABBESSE
Benedicamus Domino.
LES SOEURS
Deo gratias!
[Se redressant]
L'ABBESSE
Allons tout de suite prendre notre repas,
puisque nous avons dit nos heures.
Après nous irons au dortoir,
à la tombée de la nuit.
Ma chère dame, si vous y consentez,
je resterai ici quelques instants,
car il me reste encore à dire
un peu de mon service.
L'ABBESSE
Mon amie, je serais sotte
de ne pas vous laisser le dire.
[Se tournant vers la première
nonne]
Nous partirons devant,
nous deux, par là.
[L'abbesse et la première nonne
s'en vont au réfectoire. Le chevalier s'introduit dans la chapelle.]
LE CHEVALIER
Eh! ma douce amie, vous m'aviez promis
de venir à moi:
deux nuits de suite je vous ai attendue
et à chaque fois j'ai perdu mon temps;
j'en ai été inquiet,
irrité et en grand souci.
Pour Dieu, je vous prie de vouloir me dire
la raison pour laquelle vous n'êtes pas venue
la première fois,
dès la promesse que vous m'aviez faite.
Mon doux sire, vous auriez été comte de Foix,
je n'aurais pu faire plus.
Qu'il ne vous en déplaise!
J'arrangerai bien les choses,
car cette nuit bien certainement
je viendrai vous rejoindre autour de minuit,
sire; et, pour Dieu, ne vous affligez pas
de mon retard.
LE CHEVALIER
Ma douce amie, pour l'amour de vous,
je ne veux pas m'en irriter;
mais je vous prie, dame, et demande
de venir cette nuit.
Sire, soyez bien certain
que j'irai à vous vers minuit;
rien ne pourra m'en empêcher,
soyez-en sûr.
LE CHEVALIER
Soit, dame!
Adieu! Je ferai bien attention à vous,
car j'ai grand'hâte
que vous arriviez.
[Il quitte la chapelle et
s'en retourne chez lui]
Je suis bien folle d'être restée si longtemps
à servir cette statue
qui par deux fois m'a fait la honte
de m'interdire ce passage;
mon coeur en est brisé,
tout en peine, c'est bien normal.
Mais c'est pour rien qu'elle prend ici soin de moi,
car je laisserai tomber son service. Ça suffit!
J'ai trop longtemps traîné en cloître
et usé mon corps en pénitence.
Ça suffit! J'en suis au bout.
Avant demain matin
je pense être dans un autre état.
Je vais rejoindre l'abbesse,
qui m'attend là-bas.
[Elle passe de la chapelle au
réfectoire]
Soyez la bienvenue, belle soeur. Eh bien,
avez-vous tout dit?
Oui, j'ai tout terminé
jusqu'à demain.
L'ABBESSE
Très bien! portez ici la main,
belle soeur; mangez avec nous.
Tenez: rongez cette cuisse,
de ce poulet.
Volontiers, dame, de bon coeur,
puisque vous le voulez.
[Elles prennent leur repas]
Ma chère dame, écoutez-moi.
Nous avons mangé copieusement.
Il est temps d'aller se coucher,
à mon avis.
L'ABBESSE
C'est vrai. Allons ensemble, toutes les trois.
Demain il faudra se lever
de bonne heure, parce que l'on tiendra
ici le chapitre.
Allons donc! Je me conforme
à votre avis.
[Elles s'en vont au dortoit]
----------
[Dans la demeure du
chevalier]
LE CHEVALIER
Perrotin, je supporte mal
ce qu'on ne peut pas changer:
c'est dur d'entendre dire «il faut le faire»!
Doux ami, je me plains à toi.
Je viens de celle que j'aime tant:
je lui ai parlé longuement
et je lui ai montré comment,
deux nuits de suite, elle m'a fait attendre;
et elle, d'un coeur humble et tendre,
m'a prié de lui pardonner
car il lui est arrivé un empêchement
qui a fait qu'elle n'a pu me rejoindre,
mais elle m'a assuré qu'elle viendra.
Qu'en dis-tu?
L'ECUYER
Mon seigneur, par le Christ roi,
sachez que, si j'étais à votre place,
j'irai cette fois encore
guetter sa venue.
LE CHEVALIER
Alors prépare-toi,
car nous partirons immédiatement
là-bas, et nous guetterons
jusqu'à ce qu'elle vienne.
L'ECUYER
Sire, ne dites plus que ça dépend
de moi, car je suis prêt.
LE CHEVALIER
Allons-y donc directement,
c'est maintenant le moment.
[Ils partent pour l'abbaye]
----------
[La seconde nonne s'apprête à
passer par la chapelle]
Sans tarder plus longtemps
je veux m'en aller
d'ici sans faire de bruit.
Le couvent dort,
je le sais bien.
Je vais essayer
de passer par la chapelle
sans dire un ave
ou une litanie
devant la statue de Marie.
Elle m'a trop chagrinée;
aussi je ne veux plus la saluer
ni tourner mon regard vers elle.
Dame, dame, restez là.
[Elle passe le seuil et
aperçoit le chevalier, qui l'attend]
Puisque j'ai franchi le seuil,
je ne retournerai pas aujourd'hui
ni pendant des mois, car je vois celui
que j'aime de tout coeur et désire,
qui m'attend là.
Cher et doux ami,
je viens à vous.
LE CHEVALIER
Ma douce amie, puisque je vous tient,
la tristesse me quitte
et je suis rempli de joie et d'allégresse.
Soyez la bienvenue!
Mais trève de paroles;
ne restons plus ici.
Mettez vite ce chaperon
et puis enfilez ce petit manteau.
Pour Dieu, dame, hâtez-vous,
car en vérité je veux vous épouser
avant même de fermer l'oeil pour dormir;
n'en doutez pas.
[La nonne pose la coiffe et
revêt le manteau]
Sire, je suis prête;
vous pouvez avancer.
LE CHEVALIER
Ecuyer, allez devant nous;
passez tout de suite.
L'ECUYER
Sire, volontiers, pour être bref,
je passe devant.
[Ils s'en vont, tous les
trois, vers la demeure du chevalier]
----------
[Le lendemain matin, au
dortoir]
L'ABBESSE
Prieure, il est bien inconvenant
que nous dormions encore à cette heure-ci.
Debout! Levez-vous tout de suite et allons chanter.
Ma dame, j'arrive immédiatement.
[Se tournant vers le lit de
la seconde nonne]
Debout, ma soeur, debout sans délai!
Tiens! elle n'est pas dans son lit.
Où peut-elle être?
L'ABBESSE
Je n'en sais rien, par le roi céleste,
à moins qu'elle ne soit allée à la chapelle.
Allons-y, sans tarder, voir
si elle y serait.
Dame, allons. A la grâce de Dieu!
Je veux bien.
[Elles entrent dans la
chapelle]
L'ABBESSE
Prieure, ici je ne vois rien.
Je crois qu'elle n'est pas ici.
Vite, regardons de partout,
pour l'amour de Dieu!
[Après avoir cherché dans
tous les coins]
J'ai regardé de partout, mais je ne peux la trouver
ici nulle part.
Je ne sais pas comment en avoir
des nouvelles.
L'ABBESSE
Hélas! mon coeur s'inquiète pour elle.
Un homme l'aura séduite,
la voyant si belle,
et l'emmène ainsi à sa perte.
Hélas! c'était pourtant une si sainte femme!
Quel grand dommage!
En vérité, plus une personne a le coeur droit,
plus elle est tentée par Satan,
afin qu'elle sorte de ses bonnes dispositions.
Où qu'elle aille, que par sa bonté
Dieu la défende!
L'ABBESSE
Amen, mon
amie, et que la douce mère de Dieu
nous la rende rapidement;
qu'elle veuille la mener en un lieu
où celle-ci ne puisse commettre de mal!
Dame, sans plus tarder,
je suggère que nous entrions dans votre chambre
et que nous examinions là
ce que nous pourrons faire.
L'ABBESSE
Vous parlez juste; il faut le faire.
Allons, prieure.
[Elles entrent dans la
chambre de l'abbesse]
----------
[Les années ont passé. Au
manoir du chevalier]
LE CHEVALIER
Ma douce amie, nous nous sommes mariés
et nous avons vécu si longtemps ensemble
que vous avez maintenant, comme on peut voir,
deux enfants de moi, qui sont déjà grands.
Pourtant je me rends bien compte,
je ne sais si vous le savez,
que vous n'avez encore habité
que dans l'une de mes petites demeures;
mais je veux vous conduire là où vous aurez
mieux que vous n'avez jamais eu,
et vous y serez cent mille fois
plus honorée.
Mon très cher seigneur, je consens
à tout ce qu'il vous plaît de faire.
Si Dieu le veut, je ne désire en rien
mal agir envers vous.
LE CHEVALIER
Dame, je vous crois,
et je serai pour vous un ami vrai,
comme je vous l'ai promis,
jusqu'à la fin.
Assurément, dame, vous devez bien aimer,
mon seigneur de coeur fin,
car il a fait de vous la plus grande
dame qui soit dans les environs.
Vous ne devez jamais, à aucun moment,
vous opposer à sa volonté
ni faire obstacle
à ce qu'il lui plaît de dire.
Demoiselle, je ne le désire pas non plus,
par saint Martin.
LE CHEVALIER
Va-t'en devant nous, Perrotin,
t'occuper de préparer la demeure
et de faire mettre les tables
pour le repas.
L'ECUYER
Mon seigneur, je ne veux pas m'arrêter
tant que je n'aurai pas fait tout ce que vous voulez,
je vous le promets. Je vais devant
tout préparer.
[L'écuyer se dirige vers une
autre demeure, plus grande, du chevalier]
LE CHEVALIER
Dame, descendons par ici,
sans nous arrêter.
Allons! Que Dieu vous protège,
mon cher seigneur!
Que Dieu vous accorde paix et bonheur
ensemble, et longue et bonne vie;
qu'il vous défende aussi, par sa douceur,
de l'envie méchante!
[Les trois personnages
partent pour le nouveau manoir]
----------
[Arrivés au manoir]
LE CHEVALIER
Mon amie, voici la meilleure
maison que j'aie, sans mentir.
Entrez à l'intérieur. Soyez la bienvenue!
Que Dieu le veuille!
Sire, que Dieu reçoive avec honneur
votre âme dans les cieux!
[Ils entrent dans la demeure]
L'ECUYER
Allez donc tout de suite à table, ma dame,
et vous, mon seigneur: c'est le moment.
Je vous servirai. Tout est prêt,
depuis déjà longtemps.
LE CHEVALIER
Dame, vous vous assiérez de l'autre côté,
et moi près de vous.
Volontiers, mon cher et doux seigneur,
puisqu'il vous plaît.
[La dame et le chevalier
prennent place à table; la demoiselle se joint à l'écuyer pour servir]
Et me voici toute prête
pour aider à faire le service,
car je sais le faire
et j'en ai l'expérience.
LE CHEVALIER
Vite, pose donc sur la table, tout de suite,
Perrotin, si nous devons menger,
de ces plats que nous avons ici.
Dépêche-toi!
L'ECUYER
Volontiers, mon seigneur, par ma foi.
[Il apporte un plat]
Tenez, cher sire.
[Des jongleurs apparaissent à
la porte]
LE CHEVALIER
Va donc dire à ces jongleurs
de venir ici tout de suite.
Je veux que vous soyez honnorée,
dame, ici même.
L'ECUYER
J'y vais.
[Allant vers les jongleurs]
Mes seigneurs, venez là
pratiquer votre métier.
[Les jongleurs entrent et se
mettent à jouer]
----------
[Quelques instants après,
arrive un messager]
LE MESSAGER
Que Dieu protège de tout malheur
ma dame et mon seigneur aussi,
ainsi que tout le monde
que je vois ici présent.
LE CHEVALIER
Messager, soyez le bienvenu, par ma foi.
Quelles sont les nouvelles?
LE MESSAGER
Sire, elles ne sont pas très bonnes.
Le comte dont vous êtes le vassal
vous commande de le rejoindre,
si vous ne voulez pas faillir à votre devoir,
car il a grand besoin de vous.
Ne restez plus ici,
mais faites ce que vous devez et venez à lui,
sire, sans retard,
car le prince de Morée,
sire, est venu l'attaquer
et le comte craint de ne pas pouvoir
faire front contre lui et le vaincre.
Il voit déjà manger le bétail de ses gens,
ce qui lui crée un grand manque.
Avec ça, tous les jours, le prince attaque
très fort grands et petits.
Si bien que si le comte n'obtient rapidement le
secours
de vous et de ses autres gens,
et que chacun ne s'efforce de l'aider,
j'ai bien peur, sire, qu'il ne lui convienne
de quitter sa terre et que le prince ne la tienne
comme sienne, acquise en sa main.
Aussi, pour Dieu, je vous prie de chevaucher
soir et matin,
jusqu'à ce que vous le rejoigniez, cher sire.
Je n'ajouterai rien,
sinon que je vous recommande à Dieu.
Je m'en vais parcourir tout ce pays
et donner à tous ses hommes
la même consigne qu'à vous,
leur demandant de ne pas s'y opposer.
Pour Dieu, mettez-vous en route sur-le-champ!
Voici une lettre qu'il vous envoie;
lisez-la, sire.
LE CHEVALIER
Tu me la verras lire tout de suite.
[Il lit la lettre]
Je vois bien ce qu'il commande.
Dame, sans plus tarder,
il me faut rejoindre le comte,
mon seigneur, sans demeure.
Je vous dis adieu.
Mon seigneur, je vous recommande
à ce Dieu qui vous fit, afin qu'il vous guide
et que bientôt il vous ramène
en bonne santé.
Que Dieu vous conduise , par sa pitié,
en des chemins où rien ne pourra vous atteindre!
Partout où vous irez,
soyez honoré des dames.
Je prie Dieu qu'il s'en souvienne
et qu'il vous garde en bonne santé
par sa volonté.
[Départ du chevalier pour la
guerre]
----------
[Dix ans après, le chevalier
revient de guerre, avec son écuyer]
LE CHEVALIER
Dame, par Dieu, ça fait plus de dix ans,
je crois, que je n'ai pas eu un désir aussi grand
que celui de vous voir ici,
ma chère amie.
Et votre venue m'est plus chère
que tout, mon doux seigneur.
Pour Dieu, comment allez-vous?
Soyez le bienvenu!
LE CHEVALIER
Dame, je suis en bonne santé.
Et comment vont nos enfants?
J'ai été longtemps désireux
d'être avec eux.
Bien, sire.
[Se tournant vers ses
enfants]
Enfants, allez tous deux
à genoux devant votre père;
saluez-le en inclinant bas la tête.
Dépêchez-vous.
LES ENFANTS
Mon frère, allons vite
saluer notre père:
ça ne peut en rien nous nuire
et je sais bien que ça lui plaira aussi.
Mon seigneur, soyez ici
le bienvenu.
LE CHEVALIER
C'est assez, mes enfants, relevez-vous.
[S'adressant à sa femme]
Dame, je suis trop fatigué de chevaucher;
sachez que je désire
aller me coucher.
[Il se retire dans sa
chambre]
Par Dieu, soit, mon cher seigneur!
Le lit est tout prêt, Dieu merci.
[Se tournant vers l'écuyer]
Ecuyer, ne restez pas ici:
prenez en l'étable un cheval
et allez passer la nuit à Longval,
vous en avez bien le temps,
et demain recevez le précieux cens
qu'on nous y doit.
L'ECUYER
Ma dame, j'y vais vite
puisque vous le voulez.
[Il part à Longval]
Demoiselle, retirez-vous
sans faire de bruit; quant à moi, je vais me coucher
à côté de mon seigneur, comme de juste.
[Elle entre dans la chambre
et s'allonge à côté du chevalier]
Qu'y a-t-il, mon seigneur? Veillez-vous?
Il est évident qu'il est épuisé
puisqu'il dort déjà.
[Elle s'endort]
----------
[Au ciel]
NOTRE-DAME
Venez vous détendre avec moi,
mes anges, car je veux aller
appeler une de mes amies
pour la faire passer de l'état de péché à celui de
grâce.
Elle s'est trop attachée au péché et reste prise au
piège.
Allons vite.
GABRIEL
Dame des cieux, nous obéirons
à votre doux commandement,
et nous vous précéderons en chantant,
comme il se doit.
MICHEL
Allons-y donc à bonne allure,
mon ami Gabriel, et chantons
ce rondeau que nous connaissons
bien, sans discordance.
[Ils arrivent, en chantant, à
la chambre conjugale]
RONDEAU
Reine de miséricorde,
quand vous offrez votre grâce à tous,
celui qui considère votre douceur,
reine de miséricorde,
sent que par vous il se raccorde à Dieu
et que vous ne permettez que personne ne périsse,
reine de miséricorde,
quand vous offrez votre grâce à tous.
[Ils arrivent dans la chambre
et
NOTRE-DAME
Debout, debout, toi que le péché a souillée,
debout, debout rapidement!
Tu as agi de façon bien méprisable,
toi qui m'as délaissée si longtemps
pour un homme à qui tu as offert
ton amour et ton coeur, en entier.
Cela te coûtera cher
si tu ne t'y prends bientôt garde.
Debout, fole, ne tarde plus,
rends-moi les saluts que tu m'adressais
ou je te fermerai les portes du ciel.
Le diable t'a bien trompée
quand tu es restée vautrée dans le péché.
Viens, et sers-moi comme tu en avais l'habitude,
ou cela ira vraiment mal pour toi,
je te le promets, bien rapidement.
[Se tournant vers ses
compagnons]
Mes anges, retournons dans la gloire,
car je le veux.
GABRIEL
Dame, j'accepte votre commandement
et y obéis de bon gré. Michel, mon ami,
puisque nous partons,
chantons, comme de juste.
MICHEL
Tout à fait d'accord.
Terminons notre rondeau,
Gabriel, en allant tranquillement.
Faisons en sorte que l'un s'accorde à l'autre.
[Ils remontent au ciel, en
chantant]
RONDEAU
Il sent que par vous il se raccorde à Dieu
et que vous ne permettez que personne ne périsse,
reine de miséricorde,
quand vous offrez votre grâce à tous.
----------
[La dame se réveille
brusquement]
Misérable! mon pauvre coeur doit bien s'effrayer
quand j'ai commis contre Dieu un crime si terrible
qu'il sépare mon âme de son amour.
Eh! dame de miséricorde,
je cours à la mort infernale
si vous ne me venez pas en aide,
Vierge Marie.
LE CHEVALIER
Qu'est-ce qui se passe, ma douce amie?
Qu'avez-vous à vous lamenter
et à tant vous affliger?
Ah! sire, le doux roi des cieux
me hait, et à juste titre,
car j'ai commis à son égard une trahison basse et mortelle
par amour pour vous.
Si je reste plus longtemps dans cet état,
je suis perdue.
LE CHEVALIER
Ah! comme vous paraissez angoissée,
belle dame! Au moins dites-moi
ce que vous avez, je vous en prie.
Il y a bien trente ans, ce me semble,
que nous nous sommes unis,
mais je ne vous ai jamais vue plongée
dans une douleur comme celle-ci
ni dans une telle tristesse.
Vous souvient-il de la promesse
que je vous fis il y a bien longtemps, mon doux sire,
quand je devais, la première fois, vous rejoindre?
Dites-le-moi vraiment.
LE CHEVALIER
Oui, dame, nécessairement,
et que je perdis mon temps deux nuits de suite
à cause de vous; ça m'a été très pénible
certainement.
Depuis ce moment-là j'ai agi comme une folle,
mon seigneur, assurément, n'en doutez pas.
Voici pourquoi; écoutez-moi.
Ces deux nuits-là, comme je vous l'avais promis,
je me mis en route
pour vous rejoindre, beau sire doux;
mais la mère de Dieu vint m'interdire
le passage ces deux jours-là
parce que j'avais l'habitude
de la saluer humblement
et que je l'avais fait longuement.
Donc quand je pensais
quitter la chapelle, je trouvai la statue de
descendue de l'autel
et étendue contre la porte.
Je m'emportai alors contre elle,
de sorte que, la troisième nuit, je ne daignai
en passant saluer
Et cependant, pour sauver mon âme,
elle vient de quitter ces lieux, à ce qu'il m'a
semblé;
le coeur enflammé de colère,
elle m'a déclaré que si tout de suite, sans tarder,
je ne renonce pas à l'amour de ce monde
et que je ne m'efforce pas de la servir,
je suis condamnée aux tourments
de l'enfer, pour l'éternité.
LE CHEVALIER
Elle vous aime de coeur sincère,
dame, à ce que je peux voir.
Par amour, dites-moi donc en vérité
ce que vous voudrez faire.
Mon très cher et noble seigneur,
nous avons bien maintenant dépassé la moitié de notre
vie;
pour Dieu, je veux être nonne à nouveau,
car désormais je veux fustiger
mon corps en pénitence et le mortifier,
de sorte que, s'il plaît à Dieu, j'acquerrai
l'amour de Dieu, que j'ai perdu
par ma folie.
LE CHEVALIER
Dame, je suis saisi de douleur
quand vous voulez me laisser ainsi;
pourtant vous le ferez,
car je vous mènerai à ma tante, l'abbesse,
et vous trouverez
votre paix, n'en doutez pas.
Mais je vous déclare, ma douce amie,
que, puisque c'est pour l'amour de moi que vous êtes
sortie
du cloître et que c'est avec moi que vous êtes venue,
je me ferai moine cloîtré pour l'amour de vous,
aussitôt que je vous aurai rendu la paix.
Telle est mon intention.
Sans attendre plus longtemps ici,
sire, pour Dieu, allons rapidement
à l'abbesse demander pardon.
[Elle montre leurs enfants
endormis]
Vous reviendrez à ces enfants
et, s'il vous plaît, vous les traiterez
bien, comme ce sont les vôtres.
LE CHEVALIER
Dame, je sais bien que ce sont les nôtres.
Je les laisserai à la garde de Dieu,
car je ne retournerai jamais
ici, quelque bien que je puisse y avoir.
J'ai trop peur de Dieu,
qu'il ne punisse lourdement mon âme
pour les péchés que j'ai fait comme un sot.
Allons vite, avancez.
[Se tournant vers ses enfants
endormis]
Mes enfants, je vous recommande à Dieu,
qu'il soit votre père.
[Ils partent pour l'abbaye]
----------
[Plus tard, les enfants se
réveillent et cherchent leurs parents]
LE PREMIER FILS
Venez ici, ma dame ma mère.
Ma dame! Ah! répondez-moi.
Où est-elle? Je ne la vois pas,
ni mon père. Où sont-ils passés?
Je crois qu'il nous ont laissés ici.
Je veux me lever; je verrai
si je pourrai les trouver dans cette maison.
Ah! je ne les trouve pas.
Ah! douce Vierge Marie,
où est ma mère?
DEUXIEME FILS
Qu'as-tu, mon frère? Est-ce mon père
qui t'a batu?
PREMIER FILS
Non, mais nous avons perdu
ma mère; je te le promets,
je ne peux pas savoir où elle est,
et mon père n'est pas non plus dans la maison.
Hélas! ma dame, hélas! hélas!
Que ferons-nous?
DEUXIEME FILS
Hélas! ma dame, où êtes-vous?
Ma dame, venez à nous ici.
Ah! elle n'est pas là.
Hélas! ma dame!
PREMIER FILS
Tais-toi, mon frère, et, par mon âme,
je te donnerai une noix.
Malheureux que je suis! j'ai encore bien peu d'expérience
pour savoir comment nous conduire tous les deux
et comment je dois agir
et en quelle situation.
[L'écuyer arrive au manoir]
L'ECUYER
Les enfants, qu'avez-vous à crier ainsi
tous les deux?
PREMIER FILS
Ecuyer, nous sommes tout seuls,
abandonnés ici, tout éperdus;
car nous avons perdu père et mère,
à ce qu'il me semble.
L'ECUYER
Je vous mènerai tous les deux ensemble
chez votre oncle. Voulez-vous y venir?
Il faudra arrêter de pleurer
si je vous y conduis.
DEUXIEME FILS
Quand j'y suis allé, l'autre semaine,
il m'a donné de son pain blanc
et des pommes dans mes bras,
par Dieu.
L'ECUYER
Tu dis vrai. Essuie-toi donc les yeux;
il t'en donnera encore.
Allons, ne pleurez plus, vous deux.
Venez avec moi.
Peut-être que vous y trouverez
votre mère, qui y prend son repas,
qui y est allée
pour quelque affaire.
[L'écuyer s'éloigne, emmenant
les enfants]
----------
[Dans la chapelle du couvent]
LE CHEVALIER
Belle soeur, les choses se présentent bien.
S'il plaît à Dieu, c'est bien l'abbesse que je vois là
et avec elle la prieure.
Allons à genoux devant elle.
[Ils avancent et
s'agenouillent devant l'abbesse]
Chère dame, c'est moi
qui implore votre pitié
pour avoir mal agi envers vous;
car j'ai tiré d'ici la nonne
que vous estimiez tant,
et je lui ai fait briser son voeu.
Je ne suis plus digne, je le sais bien,
d'être appelé votre neveu,
vu le grand péché que j'ai commis.
Pourtant je vous la ramène
et je vous demande, pour le noble
amour que nous montra le roi
des cieux quand il voulut mourir en croix,
que vous la preniez en pitié
et que vous la revêtiez de l'habit de cette maison,
comme elle l'avait été autrefois.
Et je vous jure, en vérité,
que si vous acceptez de la recevoir,
je me ferai moine certainement,
sur-le-champ.
Honteuse et égarée,
ma dame, j'implore votre pitié
et désormais je ne demande
à vivre que d'eau et de pain;
c'est justice, car jamais une nonne
ne s'est si mal conduite.
[L'abbesse reste muette]
Dame, répondez-leur
quelque chose; vous ne dites mot.
Que ce crime leur soit pardonné,
si vous y consentez!
L'ABBESSE
Je suis toute en pleurs
et le coeur me fond en larmes,
de la pitié que j'éprouve pour eux,
malgré leur crime contre Dieu.
Neveu, puisque vous vous repentez
de votre faute, et vous, mon amie,
je ne vous refuserai pas
le pardon que vous me demandez,
pourvu que vous amendiez votre vie
et que vous corrigiez votre corps;
car la miséricorde de Dieu dépasse
notre capacité de pécher.
Pensez donc à amasser en vous
beaucoup de vertus par de bonnes actions,
car il n'échoue pas, celui qui récupère;
n'en doutez pas.
LE CHEVALIER
Ma belle tante, certainement pas.
Et pour que je puisse m'y consacrer,
je vais me faire moine cloîtré.
Adieu!
[Il se retire]
Dame, voici certainement
l'oeuvre de Dieu. C'est manifeste,
quand ce chevalier veut renoncer
à tous ses biens terrestres
pour devenir moine cloîtrier
et mener une vie exemplaire.
L'ABBESSE
C'est vrai, ma noble amie,
car il a été trop attaché aux vanités du monde.
Et je ne prise pas moins
le repentir de notre soeur.
Aussi pour louer la puissance
de Dieu, nous quitterons ce lieu
pour nous rendre là où nous la revêtirons à nouveau
de notre habit, comme il convient.
Et en y allant, prenons soin
de bien chanter pour ces vertus:
Veni, creator spiritus.
[Les trois religieuses
quittent la chapelle en chantant]
Éditions:
-- Gaston PARIS et Ulysse
ROBERT, Miracles de Nostre Dame par personnages, Paris, SATF, tome 1,
1876, p. 311-351.
-- Nigel WILKINS, Two
Miracles. "