Quant je voi et fueille
et flor
(R1978, L 215-4, MW 764,1)
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Sources manuscrites
K : Raoul de Soissons (142-143), I-V, notée ;
N : Messire T de Soissons (66 ro - vo), I-V, notée
;
P : Mesire Raoul de Soisons (84 vo-85 ro), I-V, notée
;
X : Raoul de Soissons (98 ro- vo), 1-V, notée
;
V : anonyme (85 ro- vo), I-III, V, notée ;
C : Aidefrois (115 ro-116 vo ), I-V,
portées vides ;
U : anonyme (137 ro- vo), I-III, sans mélodie
(voir la
transcription).
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Éditions antérieures
- Winkler, chanson 9, p. 55-58
(texte de K) ;
- Cullmann, p. 116-118 (texte de P) ;
- Gauthier, 73-105 (texte de
K).
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Classement des manuscrits / attribution de la chanson
D'après les variantes, les mss se divisent nettement en deux familles :
KNPXV et CU (ce dernier groupe présente les v. 21-24
dans l'ordre 21/22/23/24).
K, P et X s'accordent pour attribuer la chanson à
Raoul de Soissons, N la donne à Thierri de Soissons
qui, croyons-nous, n'est autre que Raoul (voir
Le cas de Thierri de Soissons). L'attribution à Audefroi le Bastart
dans C est sujette à caution puisque ce nom a été ajoutée par
une main postérieure [1].
Cullmann, éditeur des chansons d'Audefroi, l'attribue à Raoul. Dans KX, la chanson suit 3 autres pièces attribuables à Raoul,
dans N elle est la dernière de 11 chansons attribuables à Raoul
et dans P, elle est la première de 4 chansons attribuables à
Raoul. Ainsi, nous ne voyons aucune raison pour rejeter l'attribution de ces 4
manuscrits.
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Établissement du texte
Texte de N, le manuscrit de base que nous préférons quand cela est possible. L’établissement du
texte de cette chanson n’est pas sans problèmes au niveau du schéma
métrique. La rime au v. 23 en -i transmise par tous les mss (tenant
compte du renversement de vers qui a eu lieu dans CU) est la
rime a de la str. V, la rime au v. 65 en -ent transmise par
KNPXV est proche de la rime c en -ent des str.
III/IV, et la rime au v. 67 en -ort, également transmise par tous
les témoins, est proche de la rime a de la str. I/II (-or).
Comme deux familles de manuscrits (à l’exception de C au v. 65) s’accordent à transmettre ces rimes, il convient de se demander s’il
s’agit d’un effet voulu et si oui, pourquoi. Effectivement,
l’hétérostrophie, bien que peu fréquente, n’est pas inconnue dans la
lyrique courtoise (cf. MW 27, § 47) ; Billy l’admet pour cette chanson (Architecture 29).
S’il s’agit donc d’un effet voulu, dans quel but ? Or, ainsi que nous
l’avons indiqué dans notre article
Electronic Analysis of Medieval
Texts: The Case of Raoul de Soissons,
il est possible de discerner dans cette chanson un contre-texte à
caractère érotique. [2] Les vers soffrir / Nel puet sanz morir /
Cors qui sent / Tel mal longuement et Souvent mueil /
Mon vis, tant pleure[nt] mi oil
se prêtent à la double lecture (jeu de mots sur cors/cor,
vis/vit, et
oil au sens de « Öffnung des Kanals im Penis » (TL) et on notera que les mots vis et cors sont
chacun répétés trois fois, avec 2 occurrences de oil. On dirait que
l’hétérostrophie, qui brise les règles métriques, ici souligne le contre-texte,
qui brise les règles thématiques. Il en va de même pour le mot cors
au. v. 19, où on s’attend à une rime en -or : autre jeu sur la
paire cor / cors. Il est peu probable dans ce cas-ci qu’il
s’agisse de l’amuïssement du -s final, car selon Fouché, le -s de
cors se prononçait encore au XVIe siècle (p. 784).
On ne peut, en somme, savoir l’intention du
poète, mais à en juger par les manuscrits, il n’est pas impossible que
l’hétérostrophie qu’ils transmettent soit un effet voulu. Ainsi, alors que
Winkler a corrigé les trois occurrences, il nous a paru préférable de ne pas
intervenir.
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Interventions
- v. 17 - muit - coquille ; correction d’après KPXVCU ;
-
v. 44 - vers hypométrique ; leçon de KPXVCU ;
-
v. 49 - voi : la rime exige une terminaison en -ai ;
correction
en sai (leçon de PC) ;
-
v. 79 - de lessier : vers hypermétrique ; correction d'après
KPXVC.
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Versification et stylistique
Cinq strophes hétérométriques de 16 vers en coblas doblas.
Mélodie: |
A |
B |
C |
D |
A |
B |
C |
D |
E |
F |
E |
F |
A |
B |
G |
H |
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Schéma: |
a |
b |
a |
b |
a |
b |
a |
b |
c |
c |
d |
d |
e |
e |
e |
e |
(MW : 1) |
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7 |
4 |
7 |
4 |
7 |
4 |
7 |
4 |
3 |
5 |
3 |
5 |
7 |
4 |
3 |
7 |
(MW : 1) |
Particularités stylistiques
- rimes paronymes : 52/56 mis / amis ;
- enjambement à la rime aux v. 15/16 (mettant en valeur le double sens
possible du mot vis) et aux v. 51/52 (mettant en valeur le mot
penser, qui peut être compris comme désir sexuel ;
- aux v. 2, 8 et 24, le premier mot du vers reprend la rime du vers
précédent.
Pour une analyse détaillée de cette chanson, voir notre
article cité ci-haut, qui traite entre autres de la mise en valeur du
contre-texte érotique par les hypophones (anagrammes) que nous croyons y
discerner à la suite d’une analyse statistique, et du symbolisme des nombres
qui nous paraît évident dans cette chanson. L’analyse permet de conclure que la chanson R1978 semble posséder un « agenda
phonétique » spécial. L’hypophone identifiée à la suite de l’examen
statistique paraît fonctionner comme une clé de décodage, comme un
repère qui signale l’existence d’un contre-texte caché. Cette supposition est appuyée par plusieurs phénomènes, parmi lesquels
l’emploi de termes ambigus et la structure numérique qui sous-tend la chanson, ainsi que les statistiques de la fréquence
distributionnelle.
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Langue
Dans son ensemble, N présente un texte francien. Nous relevons pourtant quelques traces de picard :
- mi pour me (Gossen, p. 124) ;
- métathèse du type -re > -re : pernez (v. 60) (ibid., p. 114) ;
- réduction de la triphtongue -ieu : leu (v. 71) (ibid., p. 56).
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Contrafacta
La charpente métrique de cette chanson est unique et aucun contrafactum n’est connu. La pièce nous rappelle cependant un vers de
la chanson Tant ai lonjamen sercat
de Peire Vidal : Que.l cors e.l cor de mi e la valor (v. 13). [3] La chanson présente le même schéma
de rimes que celle de Raoul (ababababccddee), mais on notera qu’elle ne compte que 14 vers, que les 6 derniers vers sont des
décasyllabes et que la rime b est féminine. Il n’est donc pas question d’un contrafactum métrique, mais Raoul utilise plusieurs des
rimes de la chanson de Peire Vidal (-or, et -en / -ent) et les sentiments exprimés sont assez semblables. Ainsi, il n’est pas
impossible que Raoul se soit inspiré de cette chanson.
[1] Cf. Schwan : « Alle übrige Verfassernahmen und Titel hat eine zweite, etwas jüngere Hand
(XIV. Jahrh.) der ersten Strophe eines Liedes zur Seite an den Rand gesetzt. »
(p. 174).
[2] Le double entendre aurait été mis en valeur par le langage corporal
et les gestes du jongleur/poète.
[3] J. Anglade éd,
Les poésies de Peire Vidal (Paris, Champion, 1913), p. 24-29. Voir l'édition de Veronica Fraser, The Songs of
Peire Vidal: Translation and Commentary (New York, Peter Lang, 2006).
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