May Plouzeau, PercevalApproches, Chapitre 5
◊Chap5 (§123-§139a)

  

Sommaire.

            5.1. Réponse à des questions posées ◊Chap4. (§123, §124, §125, §126, §127, §128, §128a)
                        5.1.1. Versification : syllabons des octosyllabes. (§123)
                        5.1.2. À propos du v1852. (§124, §125)
                        5.1.3. Lexique : +maison et +ostel. (§126, §127, §128, §128a)
            5.2. Traduction et/ou commentaire de PercL v1880-v1918. (§129, §130, §131, §132)
                        5.2.1. Traduction et/ou commentaire de PercL v1880-v1890 : début de dialogue entre Blancheflor et Perceval. (§129)
                        5.2.2. Traduction et/ou commentaire de PercL v1891-v1907 : éloge de Gornemant par Blancheflor. (§130, §131)
                        5.2.3. Traduction et/ou commentaire de PercL v1908-v1918 : vers un frugal soper. (§132)
            5.3. Possessifs. (§133, §133a, §134, §135, §136)
                        5.3.1. Possessifs : mise en place de notions fondamentales. (§133)
                        5.3.2. Possessifs : un peu de vocabulaire. (§133a)
                        5.3.3. Possessifs : principaux types de constructions en ancien français. (§134)
                        5.3.4. Possessifs : formes de l’ancien français. (§135)
                        5.3.5. Possessifs : quelques exemples empruntés à PercL. (§136)
            5.4. Le passé simple : conjugaison (début). (§137, §138)
            5.5. Vers le Chapitre 6. (§139)
            5.6. À propos de vin cuit. (§139a)

 

 

5.1. Réponse à des questions posées ◊Chap4. (§123, §124, §125, §126, §127, §128, §128a)

 

5.1.1. Versification : syllabons des octosyllabes. (§123)

§123

            Dans le ◊Chap 4 §106, on vous demandait de placer les coupes syllabiques dans les vers suivants :

 

  Commerçant ! colon ! médium !
Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s’épanche !
/./
Surtout, rime une version
Sur le mal des pommes de terre !
   

 

            Pour ce faire, je vais travailler sur une transcription en A.P.I :

 

                       

 

            Dans cet exercice sur la syllabation, qui n’est pas un exercice sur la prononciation du français standard, j’ai rendu les graphèmes r par [r] et non par le signe de l’A.P.I. dévolu à la consonne d’arrière par quoi nous prononçons r en français standard ; pour la première syllabe des mots colon, rayon, sodium, j’ai reproduit la prononciation indiquée dans PetitRobert1993, même si en fait la voyelle de cette syllabe n’est pas nécessairement prononcée ouverte ; j’ai considéré que dans les rimes féminines le [] autrefois prononcé s’était amuï et que par ailleurs dans les mots medium, sodium et version n’apparaît pas de [j] de transition après [i]. Vous avez donc noté la diérèse dans ces trois mots, dont la prononciation courante est de nos jours [], [] et [] : dans une édition de texte médiéval, on pourrait faire imprimer medïum, sodïum et versïon. La diérèse reflète une prononciation conservatrice; à mettre en parallèle avec le reste de la versification de ce passage, dont les règles sont les mêmes que celles de notre Perceval. Ces vers sont d’Arthur Rimbaud ; on peut les lire p60 de RimbaudAdam.

 

 

5.1.2. À propos du v1852. (§124, §125)

§124

            Dans le ◊Chap4 §110, l’on vous demandait à propos du v1852 : “Pouvez-vous réfléchir aux particularités de graphie et de morpho-syntaxe de ce vers ?”

            Rappelons le contexte : il est question de chevaliers, lesquels

 

                          /./ se sistrent                                              
tot par tropeax et mot ne distrent,                                
/./.
v1851
v1852V

 

            Ce passage, d’après une autre édition que PercL, se lit dans le TL sous l’entrée +tropel1, mot qui signifie “troupe”, “troupeau”, et dont ce dictionnaire donne de nombreux exemples. Nous avons un couple +trope “troupe”, nom féminin, et son dérivé au moyen du suffixe à l’origine de sens diminutif ‑el (latin : ‑´ellum2). Au plan de la formation, le couple trope / tropel est dans le même rapport que le couple chape “cape” nf / chapel nm (lemmes respectifs du TL : +chape et +chapel). Les mots en ‑el, lorsque ‑el est le suffixe décrit ci-dessus donnent généralement des mots en ‑eau en français moderne, cf. troupeau, chapeau. L’un de ces mots, que nous avons souvent rencontré, est +chastel. Dans PercL, la forme de ses cas en ‑s est exclusivement chastiax (14 occurrences). Il y a plus : dans l’ensemble de PercL, la forme des cas en ‑s des mots provenant de mots supposant un nominatif singulier lat. ‑´ellus ou acusatif pluriel lat. ‑´ellos est ‑iax massivement3. Donc la graphie en ‑eax de +tropel, qui serait extraordinaire chez ce copiste, doit nous arrêter. Il y a autre chose. J’ai cherché si cette graphie (ainsi que ‑eaus, qui serait la forme développée) se retrouve dans notre texte. Or, dans l’ensemble de PercL, il n’y a aucune séquence eaus. Quant à la séquence eax, elle se rencontre seulement (en dehors du v1852) aux passages suivants :

 

  “/./
au los et au consoil lor pere                                                 
alerent a .II. corz reax                                                         
por avoir armes et chevax.                                                  
/./.”
 
“/./
qui fust boens et leax et sains,                                            
/./.”
 
“/./
come frans chevaliers leax.                                                
— Ha ! cosine, fet Percevax,                                            
/./.”
v458
v459
v460



v3459



v3597
v3598

 

 

 

 

 

            Dans ces troix exemples, ‑eax est à syllaber ‑ëax (deux syllabes), et appartient aux cas en ‑s d’adjectifs signifiant respectivement “royal” et “loyal”. Ces adjectifs proviennent respectivement de mots dont les étymons latins sont (je cite ici au nominatif masculin singulier, comme dans le Gaffiot — lequel toutefois n’imprime pas les accents toniques) : reg´alis et leg´alis. La forme de leur cas sans ‑s dans PercL est exclusivement real et leal, à syllaber rëal, lëal (lemmes du TL : +roial et +lëal). Exemples :

 

  /./
a rimoier le meillor conte,                                                      
par le comandement le conte,                                                
qui soit contez an cort real :                                                   
ce est li contes del graal,                                                        
 /./.
 
“/./
que gel fis por leal justise,                                                  
/./.”
v63
v64
v65
v66



v6883

 

            

§125

            En outre, on peut comprendre Tot par tropeax comme “tout par tropeax” avec tot neutre, mais un texte comme Tuit par tropeax “tous par tropeax” n’aurait pas été impossible. Mais, ce qu’il y a d’extraordinaire, quand on tient compte des façons d’écrire de Guiot, c’est cette finale ‑eax, que dans Perceval il n’utilise jamais pour les mots en ‑el (lat. ‑´ellum4) et qu’il ne connaît — pour d’autres types de mots — qu’avec la valeur syllabique ‑ëax. Si maintenant vous reprenez ce v1852

 

  tot par tropeax et mot ne distrent v1852V  

                                

en vous reportant au fichier des variantes, vous lisez à propos du v1852 : “Var. v1852 Tot mq A (-1).

            Ce qui veut dire que Tot manque au manuscrit. L’analyse des graphies engage à conserver la leçon du manuscrit et à lire Par tropëax et mot ne distrent. Ce qui implique un mot de trois syllabes qui est autre que notre +tropel. Ce mot n’est pas consigné dans le TL. Toutefois, Brian Woledge5 a trouvé un singulier tropeel dans le Lancelot en prose, et il a trouvé un pluriel à syllaber tropëiax dans ErecR 54496. Je vous cite le passage d’ErecR en intervenant sur quelques diacritiques :

/./

et les genz, qui sont amassees

par la rue a granz tropëiax

voient Erec, qui tant est biax

/./.

Or Erec est un autre roman de Chrétien, dont deux bons manuscrits ont ici tropëiax. En ce qui concerne notre passage de Perceval, on notera que plusieurs7 des bons manuscrits ont ici un mot de type tropëax de trois syllabes. Enfin, le tropeel du Lancelot en prose trouvé par Brian Woledge provient d’un manuscrit qui est d’un copiste de l’Est8. Donc il n’est pas impossible que sous cette forme tropëax, qui est celle du manuscrit, nous ayons un mot remontant à Chrétien de Troyes et en outre peut-être un mot régional. Vous voyez que s’intéresser à des faits de grammaire aussi fondamentaux que graphie et syllabation nous conduit au cœur de la création littéraire.

 

 

5.1.3. Lexique : +maison et +ostel. (§126, §127, §128, §128a)

§126

            Le commentaire d’ostex v1833° ◊Chap4 §109 se termine sur la phrase suivante : “J’ai préparé dans la section ◊Mots en contexte un relevé des attestations de +ostel et +maison dans PercLLé v1301-v3407. Pouvez-vous formuler ce qui distingue l’emploi de ces mots dans ce passage ?”

            J’ai désigné mon corpus comme PercLLé, parce que c’est effectivement la source de mes renseignements, mais on n’oubliera par que PercLLé est constitué du texte de PercL avec si besoin est des corrections d’erreurs de ce texte, corrections toujours signalées. Voilà pourquoi dans mon commentaire sur +maison et +ostel je pourrai dire PercL au lieu de PercLLé.

            Nous allons tout d’abord travailler sur le corpus délimité ci-dessus (PercLLé v1301-v3407), et vous voudrez bien consulter le glossaire de PercL et/ou celui que j'ai constitué pour le présent cours pour élucider le sens des mots qui vous résisteraient. La première constatation, c’est que +maison est deux fois moins fréquent que +ostel (huit occurrences contre 16). Nous essaierons de rendre compte de cette différence9. Cette différence de quantité rend une comparaison équitable hasardeuse, mais nous pouvons toutefois faire quelques remarques complémentaires. Le mot +maison est parfois accompagné d’adjectifs qualificatifs ou de participes à valeur adjectivale ; ces mots réfèrent à des qualités que l’on peut apprécier concrètement, par la vue ou le toucher :

  Riches meisons beles et granz                                            
ot li prodom, et biax sergenz ;                                            
/./.

/./
et les meisons viez decheües,                                             
/./.

/./
et les meisons erent overtes                                               
/./.
v1553
v1554



v1752



v1762

 

  

Les adjectifs qualificatifs ou les participes à valeur adjectivale qui accompagnent le mot +ostel n’ont pas ces valeurs. C’est clair dans

 

  “/./
Et ne porquant si vos ferons                                              
si bon ostel com nos porrons.”                                          
 
(Ne porquant signifie “néanmoins”.)
 
“/./
Mes je pri Deu que il vos ait                                              
apareillié meillor ostel,                                                       
 /./.”
 
“/./
Mout lié ostel et mout joiant                                              
vos fist, que il le sot bien feire                                            
/./.”
v1731
v1732




v2090
v2091



v1904
v1905
 

 

où les adjectifs ou participes à valeur adjectivale réfèrent à la qualité de l’accueil. Ce qui engage à faire la même analyse sémantique pour

  “/./
— Dameisele, fet il, je jui                                                  
chiés un prodome an un chastel,                                        
ou j’oi ostel et bon et bel,                                                  
/./.”
v1882
v1883
v1884
 

  

            Si nous examinons les verbes dont +maison est complément d’objet direct, nous constatons qu’un de ces verbes est +vëoir v3026°, v3039°, alors que +ostel n’est jamais complément d’objet direct de ce verbe. Les occurrences examinées jusqu’ici montrent donc que +maison fait référence à une réalité que l’on peut toucher, au bâtiment. (Et ce n’est pas un hasard si nous avons des réalisations de +maison au pluriel, qui renvoient à des unités que l’on peut dénombrer.) Et cette interprétation est également très satisfaisante pour les occurrences de +maison que nous n’avons pas mentionnées (v1385, v1782°, v2943°).

            Il n’en va pas de même pour les occurrences de +ostel examinées jusqu’ici. Cela se manifeste dans la nature des verbes dont +ostel est complément d’objet direct : +faire + adjectif épithète d’+ostel + +ostel (v1731-v1732, v1904-v1905), ce n’est pas “fabriquer telle ou telle maison”, c’est “réserver tel ou tel accueil” ; +avoir + éventuellement adjectif épithète d’+ostel + +ostel (qui se réalise v1884 et aussi v3019), ce n’est pas “posséder telle ou telle maison”, “posséder une maison”. Et de fait, nous constatons que +ostel forme plus ou moins locution verbale, non seulement avec les verbes +faire ou +avoir, mais encore avec +apareillier v2091, +prester v1728°, +prendre v1842°, +querre v2095° (noter comme le verbe est souvent en rime).

 

§127

            Mais nous ne devons pas tricher avec les occurrences ! Dans “/./ alons /./ a l’ostelv1531°, jusqu’a l’ostel s’an vienent v1545, “/./ vos meüstes De vostre ostel /./” v1902, An l’ostel ou il ot geü v2749, le mot +ostel paraît bien faire référence à l’objet concret (par concret, j’entends “qu’on peut toucher”) qu’est une maison. Toutefois, si nous examinons les contextes, nous voyons que dans tous ces cas (comme dans tous ceux que nous avons détaillés jusqu’ici dans ce ◊Chap5 §126 et §127), le mot +ostel est employé lorsqu’il est question d’héberger Perceval. C’est ce qui se produit aussi dans “Biau frere, vostre ostex Certes n’iert pas anquenuit tex Com a prodome covandroit /./” v1833°, occurrence que nous n’avions pas encore mise en avant, parce qu’elle n’offrait pas de caractéristiques aussi évidemment exploitables que les occurrences précédentes. Dans ces cas, on pourrait traduire par “logis”. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que les endroits où il est question d’héberger Perceval sont dits +ostel tant par le narrateur (exemple, v1545) que par des gens faisant référence à une habitation qui n’est pas la leur (exemple, v1902) et que par des gens qui désignent ainsi leur propre habitation, perçue comme lieu d’accueil temporaire (exemple, v1531°).

            Et maintenant, nous pouvons aisément vérifier que dans la majeure partie de nos attestations de +maison, les contextes n’impliquent pas la notion de lieu d’accueil temporaire. En d’autres termes, +maison et +ostel ne sont pas interchangeables. Ce que montre par exemple une attestation de Chrétien de Troyes très éclairante d’ErecR 1255-1256 : un personnage en invite un autre à s’héberger chez lui : “/./ Bien devrïez et par reison Vostre ostel prandre an ma meison /./.”

 

            Il reste à examiner de près trois occurrences où le partage sémantique n’est pas aussi criant.

            Lorsque le narrateur, parlant de la demeure de Blancheflor, nous informe qu’en ce lieu

 

                       /./ il n’ot blé                                                 
ne fain ne fuerre se po non,                                                
que il n’estoit an la meison.                                                
v1780
v1781
v1782
 

 

nous pensons bien que Perceval va passer la nuit en ce lieu (cf. v1732). On peut croire que +maison est utilisé pour la rime, mais il ne fait pas de doute qu’avec l’emploi de ce mot, le narrateur nous évoque seulement une maison en soi, en quelque sorte de façon détachée, sans du tout d’idée d’accueil.

 

            Nous lisons par ailleurs

  De joie bruit tote la sale                                                     
et li ostel as chevaliers ;                                                     
/./.
v2736
v2737

 

  

Cela signifie “la grande salle retentit de joie, de même que les o. des chevaliers”. Le sens littéral du v2737 est “les o. des chevaliers bruissent” : li ostel, CSP, est le sujet d’un verbe non exprimé, qui reprendrait bruit, mais mis au pluriel. Le groupe li ostel est parallèle au groupe la sale, on est tenté de comprendre “les maisons”. Mais il faut se représenter la situation : Perceval a délivré Beaurepaire de ses assiégeants. Les chevaliers en question sont ceux qui veillaient sur Beaurepaire. Or, ce qui se produit en cas de guerre, c’est que le seigneur, la dame, ou la demoiselle d’un chastel que l’on guerroie fait appel à des chevaliers extérieurs pour le défendre, lesquels ne sont pas des habitants du chastel : nous avons des exemples très clairs de cette situation par exemple dans les Lais de Marie de France, où des notations très concrètes font bon ménage avec la féerie. Il s’agit donc d’héberger ces gens : c’est à cela que fait allusion li ostel, “les logis (non permanents)”.

 

            Reste une attestation :

  Leanz avoit un luminaire                                                    
si grant com l’an le porroit faire                                         
de chandoiles an un ostel.                                                  
v3175
v3176
v3177
 

 

 

Le sens littéral est “là il y avait un éclairage {cf. PercL t2 p154a} aussi important que celui que l’on pourrait réaliser à partir de bougies dans un ostel”. Étant donné les emplois de +ostel dans le reste de PercL 1301-3407, il ne faut sans doute pas banalement comprendre “demeure”, mais “logis perçu comme devant recevoir des hôtes”, ce qui montrerait que l’éclairage était vraiment exceptionnel : car on aménage une demeure avec plus de soin pour recevoir autrui que pour y vivre soi-même. Il n’est pas impossible que par l’emploi de +ostel (plutôt que +maison) v3177° nous soyons renvoyés à une réflexion que se fait Perceval en lui-même : il se trouve en effet de nouveau en un lieu où il prendra ostel. Nous aurions donc un effet narratif opposé à celui que provoque meison v1782° que nous avons commenté plus haut dans ce même §127.

 

 

§128

            Au terme de cette étude, nous comprenons pourquoi dans PercL v1301-v3404 on rencontre plus souvent +ostel que +maison : c’est que dans ce passage la thématique de l’hébergement est plus importante que celle du bâtiment. Mais attention !, ce serait commettre un contresens que de traduire +ostel par “hôtel”. En effet, dans le passage étudié, le mot +ostel, nous l’avons vu, ne désigne nullement un établissement spécialisé où on logerait les gens moyennant finance, mais traduit une pratique courante de l’hospitalité gratuite dans les romans d’aventure.

            Il se trouve que connaître l’étymon de +ostel éclaire sur l’emploi du mot +ostel dans PercL. (Attention ! : la connaissance des étymons n’aide parfois nullement à fixer le sens de leurs descendants.)

Ostel remonte en effet à un mot latin, hospit´ale “pièce où l’on accueille les hôtes”10. Ce mot hospit´ale est dérivé de lat. h´ospes11 ; or, l’accusatif singulier h´ospitem donne phonétiquement AF oste.

Dans l’ensemble de PercL, les mots relevant du radical de +oste forment une petite famille très unie tant au plan formel que notionnel. Ils se réalisent en effet dans les mots +oste, qui désigne tantôt celui qui reçoit (exemple, v1536°) et tantôt celui qui est reçu (exemple, v1929), +ostesse (attesté v1943 seulement, à propos de Blancheflor), et +ostel. La notion d’hospitalité reste en français moderne dans les descendants de ces mots, hôte, hôtesse et hôtel. Mais le mot hôtel ne fonctionne plus du tout comme le mot +ostel de notre passage. En effet, il a pris plusieurs sens. Celui où la notion d’hospitalité reste bien présente, c’est “établissement où on loge et où l’on trouve toutes les commodités du service (à la différence du meublé), pour un prix journalier”12. Mais nous avons aussi le sens de “demeure citadine d’un grand seigneur (anciennement) ou d’un riche particulier”13 ; ce sens s’est développé à la fin du Moyen Âge (le sens des mots évolue au cours du Moyen Âge même ; il ne faut jamais l’oublier) ; vous pouvez penser à l’hôtel des Guermantes dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, ou aux hôtels d’Aix-en-Provence : “Le cours {Mirabeau} est bordé de majestueux hôtels des XVIIe et XVIIe s.”14. Le dictionnaire nous signale un autres sens : “Par ext. Grand édifice destiné à un établissement publique”15. Pensez à hôtel de ville ou à hôtel des ventes ou encore à hôtel des impôts ou hôtel de police (authentique ! : les personnes chargées de la communication auprès des instances administratives témoignent souvent d’un sens de l’humour particulier). Mais nous voici loin de l’ancien français, et l’on pourrait continuer à dériver pendant des pages sur les produits du radical de lat. h´ospes (génitif h´ospitis) : hôpital, hospitalier, etc. etc.16. Revenons à nos moutons.

 

 

§128a

            Nous avons vu que dans PercL v1301-v3407 le mot +maison réfère à l’habitation concrète ; en outre, ce mot n’a pas la connotation de “logis où on est hébergé passagèrement”. On vit de manière habituelle dans l’habitation désignée par le mot +maison, que l’on soit la mère de Perceval (cf. v1385) ou un habitant de Beaurepaire (cf. v2943). Cela n’est pas étonnant si l’on considère l’étymon.

Maison vient en efffet phonétiquement de l’accusatif singulier lat. mansi´onem17, qui a le même radical que man´ere (AF +manoir) “rester”. Le dérivé lat. mansion´ata18 donne par évolution phonétique régulière maisniee.

Ce nom féminin est attesté dans PercL 1301-3407 sous la forme mesniee (v2761, v2907°, v3297°, v3344) ; le lemme du TL est +maisniee. Ce mot signifie dans notre texte “ensemble des personnages qui constituent l’entourage, la ‘maison’ d’un roi ou d’un grand seigneur” (PercL t2 p155b). La base latine mansion‑ ne se réalise que dans les mots +maison et +maisniee dans PercL : on voit que les notions en jeu ne sont pas celles que comportent les mots de PercL formés sur la base latine hospit‑.

            Dans le passage au français moderne, le mot maison a conservé les sens et emplois qui sont ceux que nous avons étudiés dans PercL 1301-3407. (Nous ne sommes pas en train de commenter tous les sens de maison en ancien français ou en français moderne.) Par ailleurs, les spécialistes de la communication ont aussi promu le mot pour désigner des bâtiments à vocation publique. Il a une connotation plus intime que hôtel (dont nous avons vu qu’il a également été mis à contribution par nos communicateurs) : on parle de maison de la presse (on y vend des journaux), de maison des jeunes et de la culture, et les ondes nationales ont à Paris une maison de la radio et de la télévision que les architectes ont conçue toute ronde ; lors de son inauguration, Charles de Gaulle n’a pas manqué de jouer sur les sens du mot maison.

 

 

5.2. Traduction et/ou commentaire de PercL v1880-v1918. (§129, §130, §131, §132)

            Le ◊Glossaire est très détaillé et fournit de nombreuses informations tant sur le sémantisme des mots que sur leur identification grammaticale. Voilà pourquoi je traduis peu : vous devez faire un effort personnel.

 

5.2.1. Traduction et/ou commentaire de PercL v1880-v1890 : début de dialogue entre Blancheflor et Perceval. (§129)

§129

  /./
et dist mout debonerement :                                               
“Sire, don venistes vos hui ?                                              
— Dameisele, fet il, je jui                                                  
chiés un prodome an un chastel,                                        
ou j’oi ostel et bon et bel,                                                  
s’i a .V. torz forz et eslites,                                                
une grant et .IIII. petites.                                                   
Ne sai tote l’uevre asomer                                                 
ne le chastel ne sai nomer,                                                 
mes je sai bien que li prodon                                             
Gornemanz de Gohorz a non.                                            
/./ ”
v1880
v1881
v1882
v1883
v1884
v1885
v1886
v1887
v1888
v1889
v1890

 

            •v1882 Dameisele. Pour s’adresser à une jeune personne du sexe envers qui l’on veut se montrer poli, on emploie le mot +damoisele (sur la forme du mot +damoisele dans PercL, voir commentaire du v1831 ◊Chap4 §108) ; l’emploi du mot +pucele “jeune fille” en apostrophe n’est pas inconnu, y compris dans PercL (cf. entre autres v5549), mais il comporte une nuance de familiarité qui serait tout à fait déplacée ici.

            •v1883 Chiés un prodome. Comment traduire prodome quand le mot est employé par Perceval, sans que l’on puisse soupçonner la moindre ironie de sa part ? Peut-être “homme de bien” ? (Rappelons que le TL range prodome sous l’entrée +pro.)

            •v1885 S’i a. S’ est une forme élidée de l’adverbe +si qui commence la phrase et qui joue le rôle de premier corps tonique, bien qu’il soit élidé : comme on lit dans BR5 p185 : “Le ‘rythme’ {dans la loi rythmique} en jeu /./ est de nature syntaxique plutôt que phonétique ; certains mots potentiellement toniques occupant la place 1 peuvent y être élidés”. I a “il y a” : il n’est pas exprimé précisément parce que S’ joue le rôle de premier corps tonique : la  présence de i “y” répond à la description de Povl Skårup du fonctionnement de +avoir impersonnel (voir commentaire du v1333 ◊Chap2 §19).

            •v1888 Ne le chastel ne sai nomer. “Et je ne sais pas dire le nom du château” : Ne du début de vers est la conjonction de coordination +ne ; sur la traduction de la conjonction +ne par “et”, voir un commentaire au v1868 ◊Chap4 §111.

            •v1889-•v1890 li prodon Gornemanz de Gohorz a non. “L’homme de bien s’appelle G. de G.”. Pour dire “je m’appelle”, l’ancien français n’utilise pas +apeler soi, mais très souvent +avoir +nom. Comparez ce dialogue entre Perceval et notre prodome : “/./ Je voel le vostre non savoir. — Biax dolz amis, dist li prodom, Gornemanz de Goorz ai non.” v1542-v1543-v1544. La locution verbale +avoir +nom fonctionne comme un verbe attributif19 : elle se construit souvent avec le CSS20 ; Gornemanz est peut-être au CSS, et mieux vaudrait alors rétablir une forme Gornemant (ou Gornement ? il faudrait approfondir) dans la traduction21 (de même que si dans un texte on trouve Lanceloz CSS, on choisit la forme Lancelot dans la traduction). Toutefois, le nom de notre prodome ne se rencontre dans PercL qu’aux v1890 et v1544, qui relèvent de la même construction et donc, si je ne sors pas de PercL, je ne puis dire avec certitude si Gornemanz est un CSS ou un CRS, parce que la locution +avoir +nom peut à l’occasion se construire avec un CRS ! On opposera un cas de figure très net : à propos de Clamadex des Illes a non v2774 “il s’appelle Cl. des I.”, il est facile de montrer que Clamadex est la forme du CSS, celle du CRS étant Clamadeu : cf. uns chevaliers mout max, Anguinguerrons, li seneschax Clamadeu des Illes v2003 “un chevalier très mauvais, A., le sénéchal de Clamadeu des I.” : donc dans ce cas, on rend (en principe !) en français moderne par la forme du CRS, Clamadeu, ce qui est bien ce qu’on lit dans les titres courants de PercL.

 

 

5.2.2 Traduction et/ou commentaire de PercL v1891-v1907 : éloge de Gornemant par Blancheflor. (§130, §131)

§130

  “/./
— Ha ! biax amis, fet la pucele,                                         
mout est vostre parole bele                                                
et mout avez dit que cortois.                                              
Gré vos an sache Dex li rois                                              

qant vos prodome l’apelastes.                                           

Onques plus voir mot ne parlastes,                                    
qu’il est prodom, par saint Richier,                                    
ice puis je bien afichier ;                                                    
et sachiez que je sui sa niece,                                             
mes je nel vi mout a grant piece,                                        
et, certes, puis que vos meüstes                                         
de vostre ostel, ne queneüstes                                           
plus prodome mien esciant.                                               
Mout lié ostel et mout joiant                                              
vos fist, que il le sot bien feire                                            
come prodom et deboneire,                                              
puissanz et aeisiez et riches.                                               
/./.”
v1891
v1892
v1893
v1894
v1895
v1896
v1897
v1898
v1899
v1900
v1901
v1902
v1903
v1904
v1905
v1906
v1907

 

 

            •v1892 vostre parole. “Vos paroles” : Perceval a prononcé tout un petit discours. +Parole et +mot n’ont pas le même sens.

            •v1893 mout avez dit que cortois. Comme très souvent l’adverbe +mout en début de phrase porte sémantiquement sur autre chose que sur le verbe qui le suit. Le mot +cortois a pour féminin cortoise et pour dérivé par exemple +cortoisie22. Cela montre que dans +cortois le ‑s appartient au radical, et l’on ne peut savoir si, au plan de la déclinaison, cortois v1893° réalise un cas en ‑s ou non : au masculin, le mot est invariable, il relève de la catégorie décrite ◊Chap2 §62. En fait, notre v1893 relève du tour il fait que sages (j’utilise les graphies du TL) “il agit en sage”, où l’on voit bien que sages est un CSS. Dans ce tour, on a la plupart du temps le verbe +faire ; le mot qui suit que est le plus souvent un mot qui est à l’origine un adjectif, et qui se met aux mêmes genre, nombre et cas que le sujet de fait (ou fist, dit, etc.), et ce mot n’est jamais précédé d’un déterminant du nom. Voici un exemple : une femme auteur épingle les gens venus participer à un colloque :

  Por sentir le soleil raiier
i restoit cil. Et cil refu
venuz taster vin de festu,
qui ne bevoit mie cervoise.
Mais ne feroie que cortoise
se plus en disoie de boche :
s’aucuns het eve, à nos que toche ?23
   

 

Il existe une petite polémique — pas toujours très cortoise ! — sur la façon dont on doit analyser que dans ce tour. D’aucuns y voient le pronom relatif qui serait complément d’un verbe non exprimé et ils analysent “il fait ce que fait un sage” (de nombreuses grammaires fournissent ce type de commentaire). D’autres refusent cette analyse. Au nombre de ces derniers se trouve Pierre Kunstmann, qui dans un article paru dans les MélMartinRo rapelle l’opinion de deux “éminents romanistes” qui ont “préféré voir dans notre que l’aboutissement d’un ‘quod équivalent à quomodo {‘comment’} dans la latinité tardive’”24. De toute façon, nous lemmatiserons en +que25. Nous pourrions rendre notre v1893 par “vous avez prononcé des mots très courtois”.

            •v1894 Gré vos an sache Dex. “Que Dieu vous en sache gré” : comme nous l’avons déjà fait remarquer (cf. le commentaire du v1843 ◊Chap4 §109), pour exprimer le souhait en proposition non subordonnée, le subjonctif ne s’accompagne généralement pas de +que en ancien français.

 

 

§131

            •v1897-•v1898 Qu’il est prodom, par saint Richier, Ice puis je bien afichier. Il est plus naturel de comprendre “car il est prodome” que de faire de Qu’il est prodom une complétive reprise par ice, lui-même complément d’objet direct de afichier. Le pronom démonstratif +ice a le même sens que le pronom démonstratif +ce, dont il est une forme plus étoffée. Parallèlement, à côté des démonstratifs courts des séries cil et cist (voir à ces mots au glossaire, les lemmes du TL sont +cel et +cest) existent des séries plus longues, icil, icist (les lemmes du TL sont +icel, +icest). Dans PercL comme ailleurs, ces formes longues sont bien moins fréquentes que les formes courtes correspondantes. Ice se trouve surtout en tête de vers.

            •v1900 Mes je nel vi mout a grant piece. Notez comme la loi rythmique est respectée : ((Mes)) je  /  nel vi  /  puis mout  /  a  /  grant piece. Le nom féminin +piece signifie “pièce”, “morceau”, et il peut s’appliquer au temps. A, ici indicatif présent 3 de +avoir impersonnel signifie “il y a” : évidemment il n’est pas exprimé, puisque le corps tonique qui précède le verbe est mout ; i “y” non plus, puisque l’expression se rapporte ici au temps ; mout porte sémantiquement sur grant. Littéralement le vers signifie “mais je ne l’ai pas vu il y a une très grande pièce (de temps)”, d’où “mais il y a très longtemps que je ne l’ai pas vu”. Sur piece a littéralement “il y a une pièce (de temps)” a été formé pieça : chez certains copistes, comme Guiot, la graphie pieça prouve que piece a est lexicalisé et perçu comme un seul mot (mais nous traduisons “il y a longtemps”, “depuis longtemps”). Dans PercL, rien n’est encore figé : outre l’occurrence de notre v1900, citons, pour les opposer : Que piece a volsisse estre ocise v8689 et Sanz coverture fu la sele, Car pieça n’avoit esté nueve v6928V-v6929V (la graphie pieça se rencontre une seule fois dans PercL). Le TL range pieça sv +piece.

            •v1903 plus prodome. La présence de plus nous montre que prodome est à analyser ici comme adjectif. Le groupe est bien difficile à rendre. Peut-on essayer “personne plus estimable” ? On comprend les traducteurs qui rendent les armes et décident de garder le mot tel quel ! Rappelons que le TL range prodome sv +pro.

            •v1906. Come prodom. Le mot +come n’indique pas toujours la comparaison. Ici le sens est “comme il est naturel pour un prodome”.

 

 

5.2.3. Traduction et/ou commentaire de PercL v1908-v1918 : vers un frugal soper. (§132)

§132

  “/./
Mes ceanz n’a mes que .VI. miches                                   
c’uns miens oncles, qui est prieus,                                
mout sainz hom et religieus                                                
m’anvea por soper enuit,                                                   
et un bocel plain de vin cuit.                                               
De vitaille n’a plus ceanz,                                                  
fors un chevrel c’uns miens sergenz                                    
ocist hui main d’une saiete.”                                               
Atant comande que l’an mete                                            
les tables, et eles sont mises,                                        
et les genz au soper asises.                                                

v1908
v1909V
v1910
v1911
v1912
v1913
v1914
v1915
v1916
v1917V
v1918

 

            •v1908. L’adverbe ceanz est le pendant de leanz (cf. ◊Glossaire) : l’un signifie étymologiquement “ici à l’intérieur” et l’autre “là à l’intérieur”. (Lemmes du TL : +caienz et +laienz.)

            •v1909 uns miens oncles. “Un de mes oncles” : les oncles sont importants dans le roman arthurien, et les liens de parenté dans Perceval particulièrement intéressants. Sur la construction du possessif, voir infra en ce ◊Chap5 §133 et suivants.

            •v1909 prieus. Il faut syllaber prïeus ; dans mon exemplaire de PercL, cette occurrence est d’ailleurs imprimée prïeus au glossaire (PercL t2 p160b) : souvent les éditeurs d’ancien oïl ont du mal à rester constants dans l’usage du tréma. (L’entrée du TL est +prïor.)

            •v1910. Syllabez bien religïeus.

            •v1912. Vint cuit. Monsieur Takeshi Matsumura, que je ne saurais assez remercier, a bien voulu attirer mon attention sur l’intérêt de ce syntagme. Pour des raisons qui tiennent à l'histoire de la confection du présent cours, je n’en puis traiter ici, et je reporte le commentaire sur vin cuit à la fin du présent ◊Chap5 §139a.

            •v1918. En ancien français, le nom + gent est féminin au singulier et très souvent féminin aussi au pluriel, conformément au genre de l’étymon, lat. g´ens, g´entis (j’ai cité comme dans le Gaffiot, lequel toutefois n’imprime pas d’accent tonique). Nous avons gardé un souvenir de cet ancien état de fait : la gent estudiantine, les vieilles gens sont malheureux.

            •v1918 soper. Le verbe +soper signifie “faire le repas du soir”. Aujourd’hui, souper en ce sens est vieilli ou régional, selon le PetitRobert1993 et en français général, on exprime la notion de “faire le repas du soir” par le verbe dîner. Ici, l’infinitif soper est substantivé.

 

 

5.3. Possessifs26. (§133, §133a, §134, §135, §136)

 

5.3.1. Possessifs : mise en place de notions fondamentales. (§133)

§133

            Le présent exposé sur les possessifs est volontairement limité, mais devrait être suffisant pour une approche du fonctionnement des possessifs en ancien français : il est rédigé ad hoc. M’appuyant sur un passage des Plaideurs, je donne certaines cons­tructions du type mon et du type mien en français moderne ; passant à l’ancien français, j’indique les principales constructions de la série mon (possessifs faibles) et de la série mien (possessifs forts). (Les termes faible et fort sont en partie conventionnels : voir plus loin ◊Chap4 §133a.)Viennent ensuite des tableaux de déclinaisons (à apprendre par cœur), puis des exemples tirés de PercL.

 

  “Au travers d’un mien pré certain ânon passa,
S’y vautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
/./
Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.”27
   

 

            Un mien pré, mon pré, c’est-à-dire respectivement “un pré qui est à moi” et “le pré (en question) qui est à moi” : deux possessifs, mien, mon, qui n’ont ni la même forme, ni le même entourage en syntaxe, ni le même sens.

            Explorons les possibilités de construction. Pas plus que *mien pré je ne puis dire *un mon pré.

            Le type mon (série mon, ton, son, ma, ta, sa, mes, tes, ses, notre, votre, leur, nos, vos, leurs) se construit comme un article : mon pré et le pré, mon grand pré et le grand pré ; *le mon pré est aussi impossible que *le le pré. C’est pourquoi certains appellent “articles possessifs” les possessifs de cette série (cf. Introd1993 § 49).

            Le type mien (série mien, tien, sien, mienne, tienne, sienne, miens, tiens, siens, miennes, tiennes, siennes, nôtre, vôtre, leur, nôtres, vôtres, leurs) se construit comme l’adjectif qualificatif : un mien pré (devenu littéraire selon le PetitRobert1972) et un grand pré, ce pré est mien et ce pré est grand ; en le faisant précéder de l’article le, on obtient le mien, qui peut être pronom : j’aime ton pré, mais je préfère le mien — comparer j’aime ton petit cahier, mais je préfère le grand ; c’est que précédé de l’article, l’adjectif qualificatif donne un groupe nominal, et un groupe nominal peut être remplacé par un pronom : je préfère le tien, je le préfère, je préfère le grand, je le préfère.

 

 

5.3.2. Possessifs : un peu de vocabulaire. (§133a)

133a

            On montre sans peine que mon et mien proviennent d’une unique forme latine, meum, mais la première non accentuée et la seconde placée sous l’accent tonique28. C’est pourquoi quand on décrit l’ancien français, on peut parler de formes atones (type mon) et de formes toniques (type mien) : cf. Introd1993 p45. On peut aussi parler respectivement de formes faibles et de formes fortes, comme le font BR4. En outre, dans leurs réalisations tant en ancien français qu’en français moderne, au sein de la phrase le type mon occupe en effet la plupart du temps une position atone, et le type mien une position tonique.

 

            Il y a bien longtemps qu’on a repéré le fonctionnement du type mon et du type mien tant dans la description de l’ancien français que dans celle du français moderne. Toutefois, les dénominations changent avec les époques et les auteurs. Voici un petit rappel de certaines dénominations et des mises au point.

            Dans il voit mon pré (j’ai donné une phrase qui est aussi bien de l’ancien français — écrit dans la graphie du TL — que du français moderne), mon peut être dit possessif atone ou possessif faible (ce qui fait référence à l’accent tonique) ; il peut être dit article possessif ou déterminant possessif29. Dans le ◊Glossaire, les possessifs de ce type sont appelés déterminants possessifs, ce qui coïncide avec la dénomination de RiegelPR.

            Dans il voit un mien pré (j’ai donné une phrase qui est aussi bien de l’ancien français — écrit dans la graphie du TL — que du français moderne), mien est dit adjectif possessif par RiegelPR.

            Dans il voit le mien (j’ai donné une phrase qui est aussi bien de l’ancien français — écrit dans la graphie du TL — que du français moderne), mien peut être dit tonique ou fort (ce qui fait référence à l’accent tonique) ; le mien est un pronom.

            Ce qui est très important, c’est de bien distinguer entre d’une part les formes et d’autre part les constructions. J’emploierai ici à propos des formes des possessifs le vocabulaire de BR4 : en opposant “formes faibles” et “formes fortes”.

 

5.3.3. Possessifs : principaux types de constructions en ancien français. (§134)

§134

            Touchant les constructions en ancien français, pratiquement, vous devez retenir ceci.

            Les formes faibles se construisent comme en français d’aujourd’hui.

            Les formes fortes se construisent d’une part comme aujourd’hui :

  je voi un mien pré (“je vois un mien pré”, “je vois un de mes prés”)
cist prez est miens (“ce pré-ci est mien”, “ce pré-ci m’appartient”)
j’aim ton pré, mais mieuz aim le mien (“j’aime ton pré, mais je préfère le mien”)
   

             et d’autre part acceptent d’être précédées de l’article défini, d’un numéral, d’un démonstratif :

  je voi le mien pré (“je vois mon pré”)
je voi trois miens prez (“je vois trois prés à moi”)
je voi cest mien pré (“je vois ce pré-ci, qui est à moi”)30.
   

 

 

 

5.3.4. Possessifs : formes de l’ancien français. (§135)

§135

            Tout comme en français d’aujourd’hui, et c’est là un héritage du latin, la plupart des possessifs portent une triple marque : de la personne du “possesseur”, du genre et du nombre de la chose (ou être) “possédé” ; à quoi s’ajoutent pour les masculins des marques casuelles (sauf pour l’indéclinable lor). Les possessifs du féminin n’ont pas de marque de cas : les étiquettes, “CSSf”, etc., sont conventionnelles.

                        Apprenez les possessifs en contexte, comme ils sont fournis dans les tableaux. Les exemples des tableaux sont écrits dans les graphies du TL, qui en l’occurrence, coïncident absolument avec celles de Guiot dans PercL (sauf erreur de ma part).

                        Les lemmes du TL pour les possessifs sont (je classe par ordre de personne) : personne 1 +mon et +mien, personne 2 +ton, personne 3 +suen, personne 4 +nostre, personne 5 +vostre, personne 6 +lor. (On notera que pour les “possesseurs” des personnes 1, 2 et 3, le TL n’a pas unifié ses façons de lemmatiser.)

 

Un seul “possesseur”, personnes 1, 2, 3, formes faibles

 

            “Mon roi”, “ton roi” et “son roi” au singulier et au pluriel :

 

CSSm

mes rois

tes rois

ses rois

CRSm

mon roi

ton roi

son roi

CSPm

mi roi

ti roi

si roi

CRPm

mes rois

tes rois

ses rois

 

            “Ma reine”, “ta reine”, “sa reine” au singulier et au pluriel :

 

CSSf et CRSf

ma reïne

ta reïne

sa reïne

CSPf et CRPf

mes reïnes

tes reïnes

ses reïnes

 

 

            Cas particulier : le mot féminin commence par une voyelle. Exemple : “Mon épée”, “ton épée”, “son épée” au singulier et au pluriel : dans ce cas le possessif s’élide au singulier.

 

CSSf et CRSf

m’espee

t’espee

s’espee

CSPf et CRPf

mes espees

tes espees

ses espees

 

            On note que ma, ta, sa se comportent au plan de l’élision comme l’article la de +le la les.

 

 

Un seul “possesseur”, personnes 1, 2, 3, formes fortes

 

            “Mon roi”, “ton roi” et “son roi” avec la série forte (littéralement, “*le mien roi”, “*le tien roi” et “*le sien roi”), au singulier et au pluriel :

 

CSSm

li miens rois

li tuens rois

li suens rois

CRSm

le mien roi

le tuen roi

le suen roi

CSPm

li mien roi

li tuen roi

li suen roi

CRPm

les miens rois

les tuens rois

les suens rois

            “Ma reine”, “ta reine”, “sa reine” avec la série forte (littéralement “*la mienne reine”, “*la tienne reine”, “*la sienne reine”), au singulier et au pluriel :

 

 

CSSf et CRSf

la moië reïne

la toë reïne

la soë reïne

CSPf et CRPf

les moiës reïnes

les toës reïnes

les soës reïnes

 

            Il convient de bien syllaber : ‑oië et ‑oië‑ se lisent en deux syllabes, oi=e ; ‑oë et ‑oë‑ se lisent en deux syllabes, o=e.

 

 

            On note que dans la série forte, les formes de la personne 1 s’opposent à celles des personnes 2 et 3, tant au féminin qu’au masculin : cela est dû a la nature des étymons : opposer m´eus à t´uus et s´uus au masculin31 et m´ea à t´ua et s´ua au féminin32. En français moderne, dans la série héritée de la série forte, nous disons mien, tien, sien et mienne, tienne, sienne : l’alignement s’est fait sur la première personne du masculin ; on peut méditer cette évolution.

 

 

 

Plusieurs “possesseurs”, personnes 4 et 5, formes faibles

 

            “Notre ou votre roi”, au singulier et au pluriel :

 

CSSm

nostre ou vostre rois

CRSm

nostre ou vostre roi

CSPm

nostre ou vostre roi

CRPm

noz ou voz rois

 

            “Notre ou votre reine” avec le possessif faible au singulier et au pluriel :

 

CSSf et CRSf

nostre ou vostre reïne

CSPf et CRPf

noz ou voz reïnes

 

 

Plusieurs “possesseurs”, personnes 4 et 5, formes fortes

 

            Littéralement “*le nôtre roi”, “*le vôtre roi”, au singulier et au pluriel :

 

CSSm

li nostre rois

li vostre rois

CRSm

le nostre roi

le vostre roi

CSPm

li nostre roi

li vostre roi

CRPm

les nostres (ou les noz) rois

les vostres (ou les voz) rois

 

 

            Littéralement “*la nôtre reine”, “*la vôtre reine”, au singulier et au pluriel :

 

CSSf et CRSf

la nostre reïne

la vostre reïne

CSPf et CRPf

les nostres (ou les noz) reïnes

les vostres (ou les voz) reïnes

 

 

Plusieurs “possesseurs”, personne 6 : lor

 

            Lor “leur” est invariable et est indifféremment faible ou fort.

 

 

5.3.5. Possessifs : quelques exemples empruntés à PercL. (§136)

§136

            Comme je l’ai dit, les formes des tableaux et celles de PercL sont les mêmes. Cherchez au ◊Glossaire les mots que vous ne comprendriez pas.

 

                                   Possessifs : formes faibles, toujours en fonction de déterminant :

(je classe selon le rang de la personne qui “possède”)

 

  “ /./
Onques rien ne virent mi oel                                              
dont si grant coveitise eüsse.                                              
/./.”
v1494
v1495
 
 

Mi oel “mes yeux”, au CSP, est sujet de virent.

 
  “ /./
tes cuers ait tot ce qu’il voldroit,
 /./.”
v3767  
 

Tes cuers, au CSS, est sujet de ait, “que ton cœur ait tout ce qu’il voudrait”.

 

Celui qui ses armes gardoit                                                

quenut, et si li comanda                                                     

s’espee, et cil la li garda.                                                   

 

/./

qui granz haiches a lor cos tindrent,                                    

 /./.

 

/./.

qui chandeliers an lor mains tindrent,                                  

/./.

v3170
v3172
v3172


v1738



v3202

 
     

 

 

                                   Possessifs : formes fortes ne fonctionnant pas comme des pronoms :

                   (je classe selon le rang de la personne qui “possède”)

  “/./
Mes ceanz n’a mes que .VI. miches                                   
c’uns miens oncles, qui est prieus,                                
mout sainz hom et religieus                                                
m’anvea por soper enuit,                                                   
et un bocel plain de vin cuit.                                               
De vitaille n’a plus ceanz,                                                  
fors un chevrel c’uns miens sergenz                                    
ocist hui main d’une saiete.”                                               
 
“/./
Mes se je l’oci et conquier,                                               
vostre druërie requier                                                        
an guerredon qu’ele soit moie,                                           
/./.”

/./
et il ne fine de prier                                                            
au roi de gloire, le suen pere,                                             
que il li doint veoir sa mere.                                               

                                                                                                  
“/./
Je voel le vostre non savoir.                                               
/./.”



v1908
v1909V
v1910
v1911
v1912
v1913
v1914
v1915


v2101
v2102
v2103



v2974
v2975
v2976



v1542



 

 

            On note que les possessifs à la forme forte ne sont pas précédés d’un déterminant du nom d’une part en fonction d’attribut (v2103 supra), et d’autre part dans certains cas de figure bien répertoriés par BR4 p54. Cela se fait après préposition, cf. a moie foi v301133. Et cela se fait “dans des locutions lexicalisées”34, cf. mien esciant v1903 (que nous avions dans le texte d’aujourd’hui) et Mien esciantre v2985 qui ont tous deux le même sens (cf. ◊Glossaire au mot +escïent), maugré mien v2345, maugré suen v2681 (maugré est traité dans le TL sv +gré). Dans ces quatre derniers exemples, il faut noter la construction : le syntagme est au cas régime absolu, non introduit par une préposition, alors qu’il n’est nullement complément d’objet direct, indirect ou second du verbe35.

 

                                   Possessifs : formes fortes en fonction de pronom :

(je classe selon le rang de la personne qui “possède”)

 

  “/./
Por coi prist s’ame sanz la moie ?                                      
Qant la rien que je plus amoie                                            
voi morte, vie que me valt ?                                               
/./.”

“/./
et tot adés sa force crut,                                                    
et la nostre est amenuisiee                                                 
/./.”
v3431
v3432
v3433



v2014
v2015
 

 

 

5.4. Le passé simple : conjugaison (début). (§137, §138)

§137

            PercL contient de nombreuses occurrences de verbes au passé simple. Il vous faut 1/ savoir identifier les formes que vous rencontrez (pour comprendre le texte) et 2/ savoir conjuguer un certain nombre de verbes au passé simple et savoir décrire dans ses grandes lignes la morphologie du passé simple en ancien français36. Vous allez aborder la chose en utilisant à la fois votre mémoire et votre intelligence de linguistes. Je vais en effet identifier toutes les formes de passé simple du texte travaillé dans ce Chapitre 5, PercL v1880-v1918, et donner pour chacune une conjugaison de leur tiroir passé simple. J’écris “une conjugaison” et non “la conjugaison”, pour la raison suivante. En ancien français dans ses grandes lignes, la conjugaison du passé simple d’un verbe donné a une structure stable au cours des siècles. Mais il existe souvent des variantes, ce qui n’est pas pour vous étonner. Elles peuvent être purement graphiques (d’un copiste à l’autre et parfois chez un seul et même copiste). Elles peuvent traduire des évolutions phonétiques différentes d’un seul et même étymon : par exemple, taüs v4643, passé simple 2 de +taire, est une forme de l’Est qui correspond à tëus dans d’autres régions : les formes taüs et teüs sont chacune le produit de lat. tacu´isti ; et au cours du temps, le produit d’un étymon peut évoluer phonétiquement à l’intérieur d’une région donnée pendant la période de l’ancien français : par exemple lat. habu´isti, parfait 2 de hab´ere “avoir”, peut aboutir à oüs, lequel évolue phonétiquement en eüs. Enfin il existe des variantes procédant de remodelages qui ne sont pas de nature phonétique : il en va ainsi de la forme deïs, passé simple 2 de +dire, qui a remplacé desis dans la majeure partie des régions au cours de l’ancien français. Voilà pourquoi de nombreuses grammaires offrent un grand luxe de formes dont il vous est bien difficile de comprendre la logique, surtout si vous ne maîtrisez ni le latin ni la phonétique historique (ce qu’on ne saurait reprocher à des débutants). Pour que vous ne vous chargiez pas stupidement la mémoire, je vais donner des conjugaisons dont j’élimine les variantes, et dont je choisis les formes : à côté de chaque forme de passé simple rencontrée dans PercL v1880-v1918, je fournirai une conjugaison qui représente un type courant en français central à la fin du 12e et au début du 13e siècle et qui par ailleurs ne contredit pas ce qui est effectivement attesté dans PercL (pour autant qu’on puisse extrapoler : pour un verbe donné, toutes les personnes ne sont pas nécessairement représentées au tiroir passé simple dans PercL)37. Vous allez apprendre par cœur verbe par verbe chaque conjugaison telle qu’elle est donnée infra dans le présent ◊Chap5 §138 : ainsi vous n’avez pas à retenir toutes les formes dans lesquelles a pu se réaliser la conjugaison du passé simple d’un verbe donné en oïl, mais vous avez sous les yeux une conjugaison “classique”. Les verbes sont classés selon l’ordre alphabétique des formes qui les réalisent au passé simple dans PercL 1880-1918 : c’est dire qu’ils ne sont pas regroupés par types, sauf fortuitement. Vous allez donc en outre faire un travail de linguistes en regroupant vous-même en types communs les conjugaisons dispersées infra §138, et en trouvant les critères qui permettent de décrire ces différents types de passé simple. Pour donner du sens à l’exercice, je fournis chaque fois infinitif et conjugaison du passé simple dans les graphies du TL, en soulignant si cela est nécessaire les différences entre ces graphies et celles de Guiot. Dans le Chapitre 6, je traiterai plus en détail les passés simples.

 

 

§138

            anvea v1911. Passé simple 3 d’un verbe dont l’infinitif dans le TL est +envoiier. Je ne conjugue pas.

            apelastes v1895°. Passé simple 5 de +apeler. — Apelai, apelas, apela, apelames, apelastes, apelerent.

            dist v1880 Passé simple 3 de +dire. — Dis, deïs, dist, deïmes, deïstes, distrent38.

            fist v1905. Passé simple 3 de +faire. — Fis, feïs, fist, feïmes, feïstes, firent39.

            jui v1882°. Passé simple 1 de +jesir. — Jui, jeüs, jut, jeümes, jeüstes, jurent.

            meüstes v1901°. Passé simple 5 de +movoir. — Mui, meüs, mut, meümes, meüstes, murent.

            ocist v1915. Passé simple 3 de +ocire. — Ocis, oceïs, ocist, oceïmes, oceïstes, ocistrent40.

            oi v1884. Passé simple 1 de +avoir. — Oi, eüs, ot, eümes, eüstes, orent.

            parlastes v1896°. Passé simple 5 de +parler. — Parlai, parlas, parla, parlames, parlastes, parlerent.

            queneüstes v1902°. Passé simple 5. Dans cette forme, le début quen‑ correspondrait à un infinitif quenoistre. Mais Guiot écrit aussi con‑ dans ce verbe, par exemple dans conut v1362, passé simpe 3. Je vais donner la conjugaison avec le début con‑ qui est celui de la graphie normalisée du TL (infinitif +conoistre) et qui est celui qui a subsisté en français moderne. — Conui, coneüs, conut, coneümes, coneüstes, conurent.

            sot v1905. Passé simple 3 de +savoir. — Soi, seüs, sot, seümes, seüstes, sorent.

            venistes v1881. Passé simple 5 de +venir. — Ving41, venis, vint, venimes, venistes, vindrent.

            vi v1900. Passé simple 1 de +vëoir. — Vi, veïs, vit, veïmes, veïstes, virent.

 

5.5. Vers le Chapitre 6. (§139)

§139

            Dans le Chapitre 6, nous traiterons les passés simples de façon plus systématique. Par ailleurs y sera donnée la correction du devoir n° 1. En voici le sujet. Texte : PercL v1919-v1942. — 1. Traduire en français académique d’aujourd’hui. — 2. Après en avoir donné la fonction, décliner au singulier et au pluriel les syntagmes nominaux suivants (lesquels peuvent se réduire à un élément) : le chastel v1925, biax dras v1930, chief v1931, cele nuit v1935. — 3. Donner le mode, le temps, l’infinitif des formes verbales suivantes : avoient v1923°, pleüst v1937° ; conjuguez-les à ces temps et modes. — 4. Syntaxe : la place du corps verbal sur le passage v1919-v1928 (à l’exclusion des propositions relatives). — 5. Lexique : dras v1930. Définir du mot +drap le sens dans le passage, les sens dans PercL, les sens en français moderne ; comment peut-on caractériser l’évolution sémantique du mot de l’ancien français (tel qu’on le saisit à travers PercL) au français moderne ? Ne pas omettre d’utiliser les documents fournis dans la section ◊Mots en contexte.

 

5.6. À propos de vin cuit. (§139a)

§139a

            Dans un courriel du 27 janvier 2001, Monsieur Takeshi Matsumura a eu la gentilllesse de me faire de multiples observations sur mon cours dans l’état qu’il présentait alors, au nombre desquelles la suivante, à propos de cuit v1912° qui manquait au ◊Glossaire : “On pourrait ajouter cuit (dans vin cuit) 1912 (passage cité dans le paragraphe 132), cf. HenryŒn II, 222.” M’étant reportée à HenryŒn, c’est-à-dire à l’admirable ouvrage d’Albert Henry intitulé Contribution à l’étude du langage œnologique en langue d’oïl (XIIe-XVe s.) publié par l’Académie Royale de Belgique en 1996 (2 volumes, Classe des Lettres 14), j’ai réfléchi au vin cuit, dont je n’avais pas parlé. Je vais présenter des remarques de trois ordres : vin cuit dans l’histoire de la langue française et dans la lexicographie ; qu’est-ce que du vin cuit ? ; vin cuit et Perceval.

            HenryŒn t2 p223 note que le TLF 16 (1994), 1160b, date la première apparition de vin cuit dans notre langue des environs de 1495-1498. Or, Albert Henry a trouvé le syntagme dans plusieurs de ses textes, dont le plus ancien, Le Rustican, est de “1373-1374” (HenryŒn t1 p65) : Albert Henry remonte donc la datation de plus d’un siècle par rapport au TLF. Je signale que dans l’art. vinum du FEW 14, 482a, qui a paru bien avant le TLF 16, la première attestation de vin cuit était donnée comme de 1538. Le syntagme vin cuit manque à l’ensemble des articles cuire et vin des dix volumes du Gdf ; il manque à l’art. coquere du FEW 2/2 ; il manque à l’art. cuire du TL 2 (article d’un fascicule paru en 1931), mais se trouve bien dans l’art. vin du TL 11, 502 (article d’un fascicule paru en 1993), où sont données deux attestations : l’une est celle du v1912 (mais cité d’après PercH), l’autre provient de l’Escoufle, roman qui “daterait de 1200-1202” (DLFM2 p838b). Si l’on pense que vin cuit v1912 remonte à Chrétien, on assignera à vin cuit la date de Perceval, lequel a été composé “entre 1181 et 1191” (ChrétienPléiade p1299). Si l’on pense qu’il est plus sain d’assigner les dates de première attestation aux dates des manuscrits qui conservent les textes (même si, bien entendu, il arrive souvent que leurs leçons remontent à la leçon originale), on examinera de près les dates de l’ensemble formé par les manuscrits qui conservent Perceval et l’Escoufle : le plus ancien du lot (entier ou fragmentaire) est le manuscritt a de Perceval, il est daté de “fin du XIIe ou début du XIIIe siècle” (PercB pXXXV). Or, ce manuscrit a porte bien ici vin cuit. Moralité : vin cuit est attesté depuis au moins le début du 13e siècle, et il convient de corriger fortement les dates des prestigieux FEW et TLF. Voyez, à propos de vin cuit, comme notre science peut progresser.

            Qu’est-ce que du vin cuit ? On lit dans HenryŒn t1 p122 une recette de fabrication de vin cuit du 14e siècle (la plus ancienne que nous donne HenryŒn, qui explique aussi t2 p222-p223 comment on le fait au 20e siècle) : “Pour faire vin cuit, prenez de la cuve ou tonne la meregoute, c’est a dire la fleur du vin, soit blanc ou vermeil, tant comme vous en vouldrez, et le mettez en un vaissel {‘récipient’} de terre et le faites boulir a petit et attrempé {‘pas trop chaud’} bouillon et a feu de tres seche buche et cler feu, sans tant soit petit de fumee, et ostez l’escume a une palette de fust {‘bois’} percee, et non de fer. /./” Naturellement rien ne nous garantit que Chrétien ou ses copistes eussent à l’esprit précisément cette recette, car il y a plusieurs façons de procéder : voir HenryŒn t2 p222-p223. Si on lit sérieusement les romans, c’est-à-dire, en essayant de savoir de quoi ils parlent, on s’interrogera sur les qualités du vin cuit. Pour en avoir le cœur net, j’ai téléphoné le 11 février 2001 à Madame Thérèse Bouletin, du domaine de Roucas toumba dans le Vaucluse, à Vacqueyras, nom bien connu des amateurs de poésie médiévale. Je lui ai demandé ce que signifiait pour elle vin cuit. Elle a commencé par me dire qu’elle en avait fait une fois, dans sa jeunesse, en prenant lors des vendanges un seau de jus du raisin qui venait d’être écrasé (donc, avant la fermentation du jus : HenryŒn t2 p222 souligne ce détail à propos d’une recette moderne de vin cuit), puis en le mettant au feu à chauffer, tout en l’écumant (vous reconnaissez la recette médiévale). En fabriquant ce vin, elle voulait régaler sa famille. C’est que selon la tradition, ce breuvage accompagne les desserts du repas de Noël en Provence : c’est en effet un vin doux. Elle a ajouté qu’il vaut mieux ne pas le boire au Noël qui suit les vendanges, mais attendre plusieurs années (or, la recette du 14e siècle dont j’ai cité le début supra poursuit : “/./ icellui {le vin cuit} refroidié, le mettez ou poinçon {‘dans le tonnelet’} ; et le tiers {‘troisième’} ou quart {‘quatrième’} an vauldra mieulx que le premier an”, HenryŒn t1 p122). Si donc le syntagme vin cuit désigne la même chose dans PercL que ce que nous entendons aujourd’hui par vin cuit, il réfère à un vin concentré, doux, et qui a en principe plusieurs années d’âge.

            Au Moyen Âge, on savait mal conserver le vin. Dans le passage sont décrites les maigres vivres de la maison : il est normal qu’il n’y reste qu’un genre de vin, celui qui précisément se garde longtemps sans se gâter. Ce vin est doux : si l’on suppose que le soper v1918 était constitué des miches v1908°, du vin cuit v1912 et de chevrel v1914, son goût devait très mal accompagner celui de la viande (du moins, à comparer avec les habitudes françaises d’aujourd’hui). Donc nos assiégés font un bien mauvais repas. D’autant qu’un chevreuil tué le matin même — hui main v1915 — pouvait être une viande détestable, car bien trop fraîche. À moins que le repas ne se composât que des .vi. miches et du vin cuit. En effet, en relisant le passage 1908-1920, je constate que le texte ne dit nullement que le mangier v1919 fût constitué des miches, du vin cuit et de chevrel, ni d’ailleurs que c’est l’oncles du v1909 qui a envoyé notre vin. (Je n’avais pas remarqué cela avant de m’interroger sur le vin cuit.) J’ai demandé à Madame Romaine Wolf-Bonvin, qui beaucoup étudié le Perceval sous l’angle littéraire, si elle faisait de vin cuit une “lecture” particulière. Elle m’a répondu que non, mais m’a rappelé opportunément les trois autres repas de Perceval. Voici comment se présentent les quatre repas. Le dernier est pris chez un ermite ; Guiot omet de nous décrire le repas (cf. v6277-v6278), mais les autres copistes sont quasi unanimes : il n’i ot s’erbetes non, Cerfueil, laitues et cresson, Et pain i ot d’orge et d’avaine, Et iaue de clere fontaine42. Le premier est pris chez des gens en déplacement, dans l’épisode de la demoiselle de la tente : Perceval y mange de bons pastez de chevrel v741 et boit un vin v736° dont on précise qu’il n’estoit pas troblez v74743. Le deuxième est le soper v1918 qui nous occupe. Le troisième est pris chez le Roi Pêcheur : très copieux, il comporte plusieurs més, dont seul le premier est détaillé : une hanche De cerf an gresse au poivre chaut v3268-v3269 servie en tranches Sor un gastel v3277, et comme boisson Vins clers ne raspez ne lor faut v3270 ; après avoir parlé et veillé, le héros et son hôte dégustent des fruits rares puis boivent Pimant, ou n’ot ne miel ne poivre, Et bon moré et cler sirop v3318-v3319. Même si en se reportant à PercB on constate dans la description de chacun des repas de menues variantes, il reste certain que Chrétien a voulu montrer des repas très différents, chacun parfaitement en situation, et qu’on peut en faire une lecture réaliste. Il importe de noter que vin cuit ne se trouve (sauf erreur de ma part) que v1912 et nulle part dans la description des autres repas (je m’appuie sur texte et variantes de PercB). Il était donc tout à fait légitime de s’attarder au groupe de mots vin cuit44, qui ne saurait être de remplissage : en essayant de le comprendre, on est amené à serrer de plus près l’art de Chrétien.

 

Fin du Chapitre 5 de May Plouzeau, PercevalApproches
◊Chap5 Fin

Dernière correction : 23 août 2007.
Date de mise à disposition sur le site du LFA : 16 avril 2007.

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