Nuns ne porroit de mavaise raison
(R1887, L 265-1222, MW 1079,23)

  1. Sources manuscrites

    U : anon. (116 vo - 117ro), 5 strophes, sans mélodie ;
    V : anon. (51 ro - vo), 3 strophes, notée ;
  1. Éditions antérieures 

    • Pierre Desrey, dans Godefroy de Boulion (Paris, 1500), fol. Di [1] ;
    • Paulin Paris, dans Le romancero françois (Paris, 1833), p. 100 ;
    • Leroux de Lincy, dans Recueil de chants historiques (Paris, 1841), p. 118 ;
    • Dinaux, dans Les trouvères Artésiens III (Paris, 1843), p. 401 ;
    • Gaston Paris, dans Romania XXII (1893), p. 545 ;
    • Bédier / Aubry, dans Chansons de Croisade (Paris, 1909), p. 257 ;
    Étude : Catharina Dijkstra, La chanson de Croisade. Etude thématique d'un genre hybride (diss.), p. 125 ff. [2]
  1. Classement des manuscrits / attribution de la chanson

    L'ordre des strophes (voir ci-dessous) permet de constater que U et V n'ont pas puisé dans la même source. Le texte de Pierre Desrey de Troyes (PD), la plus ancienne version imprimée (publiée en 1500), correspond à V pour ce qui est des trois premières strophes mais se trouve en accord avec U aux v. 7, 17 et 18, et on notera bon nombre de vers qui lui sont propres. Desrey ne fournit aucune indication sur la source / les sources qu'il a consultée(s) et  il est donc impossible d'émettre des théories sur la filiation de son texte.

    Anonyme dans les deux manuscrits, la chanson est attribuée à Raoul de Soissons par Desrey : Raoul de Soissons ... [la] fit faire ou [la] composa luy mesme. Ainsi que l'a fait remarquer Alfred Foulet [3], plusieurs arguments se présentent en faveur de Raoul : (1) Desrey a dû tirer son attribution de sa source (manuscrite?) et il s'agit donc d'une indication relativement ancienne ; (2) Raoul se trouvait effectivement à Acre en juin 1250 (cf. Vie de Raoul), date à laquelle la chanson fut composée, et la chanson a dû refléter ses sentiments, puisqu'il est resté en Terre Sainte ; (3) plusieurs de ses chansons présentent un enchaînement strophique et rimique semblable à celui de R1887, schéma qui se rencontre assez peu souvent dans l'œuvre des trouvères. À cela s'ajoute la constatation que Desrey, compilateur éminent, avait accès à des documents et manuscrits historiques et que la chanson R700 du Chastelain de Couci, qui a servi de modèle pour notre chanson (voir infra), a inspiré Raoul à plusieurs reprises [4]. Faute de preuves directes, ces indications indirectes reliées à l'attribution de Desrey nous permettent de ranger la chanson parmi celles dont l'attribution à Raoul est possible.[5]
  1. Établissement du texte

    Comme V ne présente que 3 strophes, nous avons choisi comme texte de base la version de U, qui n'offre pas d'ailleurs de bien grandes variantes par rapport à V, la seule question à résoudre étant l'ordre des strophes. Or, la construction en coblas redondas capcaudadas nous permet de le rétablir :
     
        PD V U                  
    I   I I I -on -ir -on -ir -ir -ance -ance -ier -ier
    II   II II II -ier -on -ier -on -on -ance -ance -is -is
    III   III III V -is -ier -is -ier -ier -ance -ance -ant -ant
    IV   IV - IV -ent -is -ant -is -is -ance -ance -our -our
    V   - - III -our -ens -our -ant -ant -ance -ance -is -ir

    Desrey donne deux strophes supplémentaires (V et VI) et un envoi, et il omet la str. V de U. A l'évidence, il n'a pas hésité à modifier (et rajeunir) la pièce, car il la présente sous forme isométrique en vers décasyllabiques. On notera un changement de sujet à partir de la str. V, et compte tenu du fait que la chanson R700 du Chastelain de Couci qui a servi de modèle pour notre chanson (voir infra) n'a que 5 strophes [6], il faut supposer que les deux dernières strophes de Desrey sont apocryphes. L'envoi, qui rime avec les 4 derniers vers de la str. II (-ange / -er) au lieu de la str. VI, est sans doute lui aussi apocryphe. Il n'est pas impossible que Desrey ait composé lui-même les deux dernières strophes et l'envoi, qu'il a ajoutés à une version de 4 strophes qu'il avait sous la main. Nous donnons le texte de Desrey en appendice.

    Les vers 18 et 44, identiques, sont problématiques. La répétition du v. 44, qui fait atteinte à la rime, est sans doute erronée et comme le signale Gaston Paris, occis  au v. 18 ne peut s'appliquer aux chaitis au v. 17 ni à ceux qui devraient être délivrés au v. 44. Paris a adopté au v. 18 la leçon de V  (effectivement supérieure à celle de U) et pour résoudre le problème au v. 44, il a restitué par conjecture Jesu martir à la fin du vers. En fait, le vers entier a l'air d'être corrompu et comme il n'y a pas moyen de reconstituer le texte original, car la strophe est absente de l'édition de Desrey, toute intervention est forcément arbitraire. L'introduction d'un terme aussi évocateur que celui du martyr est peu satisfaisante mais en revanche, le mot paraît déjà au v. 26. Faute de mieux, nous suivons l'exemple de Gaston Paris au v. 44. Nous ne sommes pas intervenue au v. 18. 

  1. Interventions

    • v. 13 - chativesons : pluriel inattendu qui fait atteinte à la rime ; correction d'après V ;
    • v. 38 - gens : la rime exige gent ;
    • v. 44 - s'amour occis : la rime exige une terminaison en -ir ; suivant l'exemple de Gaston Paris, nous avons restitué par conjecture martir.
  1. Versification et stylistique

    Sept strophes hétérométriques, avec huit vers décasyllabiques et un vers heptasyllabique, construites selon la technique de coblas redondas capcaudadas avec une seule rime constante.
     
    Mélodie:  A B A B C D E F G  
     Schéma:  a b a b b c c d d (MW : 57)
      10 10 10 10 10 7' 10' 10 10 (MW : 4)

    Schéma des rimes : voir 4. ci-dessus.
    Ainsi que nous l'avons noté ailleurs, il s'agit d'une formule complexe d'enchaînement strophique dont on ne trouve que de rares exemples dans l'œuvre des trouvères, mais qui se rencontre dans cinq des quatorze chansons que nous croyons pouvoir attribuer à Raoul, à savoir R363, R767, R1970, R2063 et R1887.

    Particularités stylistiques:
    • figures étymologiques au v. 9/15 : vangier / vanjance ; v. 13/17 chativeson / chaitis ;
    • rimes paronymes au v. 28/38 : argent / gent ;
    • césure épique au v. 27 ;
    • césure lyrique au v. 8, 9, 11.
  1. Langue

    Le copiste de U présente un texte fort marqué par la scripta lorraine :
    vocalisme
    • -ai- pour -a- : cowairt (coart), gaigniet (gagné) ;
    • -ei- pour -e- : asseis (assés), meir (mer), teil (tel), aveis (avés), chanteir (chanter), et passim ;
    • -a- pour -e- : mattre (mettre), antansion (entencion), an (en), jugemant (jugement), et passim ;
    • -i- pour -ei- : signor (seignor) ;
    • -oe pour -o- : boen (bon) ;
    consonantisme
    • -x- por -s- : laxiés (laissiés)
    • maintien d'un -c- étymologique : poc (pou, peu) ;
    • addition d'un -n- non étymologique : nuns (nuls) ;
    morphologie
    • pronom relatif : ke pour ki ;
    • démonstratif : ceu pour ce ;
    • désinences verbales : ait (a, prés. 3 de avoir), croiet (prés. 3 subj. de croire) ;
    • participe passé avec -t- final : gaigniet , perdut.
  1. Destinataire

    Dans les str. II - V, le trouvère s'adresse au roi Louis IX, suivant le désastre de Mansourah, à un moment où on exerçait de fortes pressions sur saint Louis pour l'amener à s'en retourner en France au plus tôt, tout en abandonnant à une mort certaine les prisonniers restés en Egypte. Comme on le sait, saint Louis a fini par rester en Terre Sainte, tandis que ses frères Charles, comte d'Anjou et de Provence, et Alphonse, comte de Poitiers, sont partis avec la plupart des vassaux et les évêques. C'est à un de ces comtes que s'adressent les deux dernières strophes et l'envoi de la version de Desrey .
  1. Contrafacta

    Il ne fait aucun doute que la chanson R700 du Chastelain de Couci a servi de modèle pour R1887 : c'est la seule pièce construite sur un schéma métrique et rimique tout à fait identique. Les deux chansons partagent en plus bon nombre de rimes et de mots clé (mais pas la mélodie). Cf Hardy, Nus, et Stratégies. [7]


[1] Pour une description de cette édition incunable, voir Lucien Scheler, « L'édition originale du chevalier au cygne et de Godefroy de Bouillon », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance IV (1944), p. 419-426.

[2] Catharina Dijkstra, La chanson de Croisade. Etude thématique d'un genre hybride. Diss., Rijksuniversiteit Groningen (Amsterdam, Schiphouwer et Brinkman, 1995). Le texte de cette chanson est aussi reproduit dans Friedrich Oeding, Das altfranzösische Kreuzlied. Diss. (Rostock, 1910), p. 215-216.

[3] Alfred Foulet, « La chanson de croisade reproduite par Pierre Desrey », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance XV (1953), p. 68-70.

[4] Cf. I. Hardy, « Stratégies d'emprunt dans l'oeuvre de Raoul de Soissons », Tenso (Bulletin of the Société Guilhem IX) No.16 (2001), p. 87.

[5] Pour une discussion détaillée de l'attribution de cette chanson, voir Ineke Hardy, « Nus ne poroit de mauvaise raison (R1887): A case for Raoul de Soissons », Medium Aevum LXXX No. 1 (2001), p. 95-111.

[6] L'envoi de la chanson du Chastelain rime avec les 4 derniers vers de la strophe précédente et il est donc fort improbable que la chanson originale ait eu plus de 5 strophes.

[7] Pour une analyse du grand réseau de rapports qui existe entre la chanson R700 du Châtelain de Coucy et les chansons R1887, R363 et R767 de Raoul, voir Dominique Billy, « Une canso en quête d'auteur : Ja non agr' obs qe mei oill trichador (PC 217, 4b) », Atti del XXI Congresso internazionale di linguistica e philologia romanza [Palerme, 18-24 sept. 1995], a cura di G. Ruffino, VI (Tübingen, Niemeyer), p. 543-55.