Langue et versification
(chansons attribuées)
Langue
- Langue de l'auteur
Si nous avons signalé dans les notices les traits linguistiques qui méritent
quelque considération, il n'est pourtant pas toujours possible de savoir s'il
s'agit de tendances graphiques des scribes, d'équivalences graphiques, ou de la
langue de l'auteur. Même au niveau de la rime, il n'est pas toujours évident de
savoir si
les picardismes, tels que faint et estaint
dans R767 (3e personne du prés. de l'indicatif des
verbes feindre et esteindre) viennent de la plume de l'auteur
ou de celle du scribe. On peut certes souligner, au niveau de la rime, le
mélange fréquent de –s et –z ou l'emploi des
rimes –ance / –anche (un seul cas), –anz / –enz
(un seul cas), –or / –our et ainsi de suite, et conclure que l’origine picarde du poète/scribe y
a laissé son empreinte.
Les picardismes qu'on peut relever sont effectivement peu nombreux et, tout compte fait, on peut
dire de Raoul que malgré sa qualité de Picardien, sa langue en général ne
diffère pas de la langue littéraire commune déjà fixée
en son temps,
qui « semble bien avoir été la langue de la plupart des trouvères lyriques », ainsi que
l'affirma Bédier
déjà en 1909. [1] Selon Cerquiglini,
cette scripta interrégionale ou même suprarégionale connue
aujourd'hui sous le nom de « koinè » est à l’œuvre dès les premiers textes, dès les
Serments [2], et en
fait, ce n'est pas uniquement une langue littéraire : c'est la langue écrite
des lettrés. Marchello–Nizia cite Maurice Delbouille qui, en 1939, affirma que dans la France médiévale du
nord, il existait une langue écrite qui était partout différente de la langue parlée :
Cette langue écrite, lentement constituée par des générations de clercs et
de poètes, était déjà une langue commune dont les éléments essentiels se
retrouvaient dans la plupart des parlers d'oïl mais qui se colorait de
traits dialectaux dans les diverses régions du nord de la France.
[3]
La scripta (franco-)picarde médiévale a donc un caractère hybride, et même
essentiellement pandialectal. Dawson, quant à lui, affirme que le socle commun des scriptae de l'époque est une koinè en grande partie conventionnelle, de nature interrégionale
ou plutôt suprarégionale, destinée à la communication écrite et
constituée dès le passage à l’écrit de la langue vulgaire en domaine gallo–roman,
à la faveur d’une fragmentation dialectale moins sensible que dans les périodes
ultérieures. [4]
La langue de Raoul, on le voit, s'inscrit carrément dans le cadre linguistique que nous
venons de décrire et on peut aller jusqu'à dire que si
les chansons de trouvères étaient à l'origine des compositions orales, leur
passage à l'écrit les a pour ainsi dire standardisées. Les doublets du type –our / –or,
–iengne / –aigne, –aie / –oie fournissent des
indications importantes quant à la prononciation.
- Stylistique [5]
Raoul emploie des rimes
grammaticales, paronymes, dérivées, homonymes et léonines, des figures
étymologiques, et des rimes internes. Bien qu'on relève des rimes identiques,
celles-ci se trouvent rarement à l'intérieur de la même strophe.
D'autres procédés littéraires :
– enjambement à la rime et à la césure
– césure épique / lyrique / féminine élidée / médiane
– allitération / assonance
– antithèse
– répétition.
Versification
-
Rimes
Fréquence
Comme le montre la table des rimes, la rime en –ir est la plus fréquente (elle se présente
dans 9 chansons sur 12), suivie par les rimes en –er et en –is/iz (8),
et en –ier et en –ent (7). Six des chansons (composées en coblas doblas) renferment des rimes
constantes. Le mot rime le plus fréquent est vis (5 occurrences), suivi par amis,
atent, chançon, gent, mie, non, sentir,
servir et vie (4 occurrences chacun). Nous renvoyons à
l'index des rimes avec leur fréquence, par ordre alphabétique.
Type Toutes les chansons comportent des mélanges de rimes masculines
et féminines à l'exception de R1978 et R1393, qui contiennent des strophes à
rimes exclusivement masculines. Sur 680 rimes, 204 sont féminines.
Timbre
Comme le fait remarquer Dragonetti, la combinaison des timbres chez les
trouvères n'est pas faite au hasard (p. 422). Raoul privilégie les
rimes aiguës et claires ; il utilise tantôt
des timbres très proches, par exemple une succession de voyelles aiguës :
–ure / –ir (R2106 et R2107), –er / –iers / –iere
(R778) tantôt des rimes dont l'angle d'opposition est poussé au
maximum : –u / –ance. On notera la sonorité
des rimes (–üre et –ir, –ee
et –i, et –endre et –ent) dans la chanson R2107 : la
ressemblance interne de ces rimes met en valeur l'unité des paires de strophes.
Enchaînement
Comme le montre le tableau ci–dessous, Raoul privilégie la formule frons à
rimes enchaînées (rims encadenatz) / cauda à rimes plates
(7 sur 12). [6]
Dix chansons sur douze
comportent un nombre impair de vers, ce qui implique une rime
supplémentaire à la dièse qui
introduit la cauda. On notera que dans Dans chacun de ces cas, la rime de ce vers médian est
celle du dernier vers du frons plutôt que celle du premier vers de la cauda, malgré le
fait que cette dernière technique fait l'objet de louanges de la part de
Dante : « ... quedam ipsius stantie concatenatio pulcra » (un
bel enchaînement strophique) (Eloquentia
II, xiii, 6). Il est à remarquer, toutefois, que l’œuvre de ce dernier traite en grande partie des chansons des troubadours
(Thibaut de Champagne est le seul trouvère cité).
On notera que bien que la structure mélodique reflète les rimes enchaînées du frons
(abab) dans la plupart des cas, le tableau ci–dessous ne révèle pas de rapports
immédiatement évidents entre la métrique et l'organisation formelle de la
mélodie. Effectivement, comme l'affirme Elizabeth Aubrey, « Rhyme schemes do not
usually find a direct parallel in musical structure » (cf.
Aubrey).
Cela n’est au fond pas étonnant, car le rapport entre texte et mélodie peut s’effectuer par le biais de toute une série de procédés,
parmi lesquels la courbe musicale, la modalité, la répétition, les cadences, les sauts, l’ornementation et ainsi de suite. Selon
Christelle
Chaillou, la division strophique bipartite et parfois
tripartite est vérifiée soit par la mélodie, soit par le poème, soit par
les deux ; elle signale que le matériel mélodique entendu pendant le vers 1 est souvent à
la base de toute la mélodie. « Pour ce faire, l’artiste combine les
techniques de modification par suppression, addition, contraction, diérèse,
inversion, rétrogradation et permutation. » Chantal Phan
a analysé, entre autres, le traitement mélodique de l'interrogative, de
l'exclamative et de l'apostrophe. Hendrik van der Werf quant à lui
a souligné l’importance de la transmission orale et de la répétition musicale comme un élément structurel
de la mélodie. [7].
La liste des articles et d’ouvrages portant sur cette question est
considérable (bien qu'ils semblent porter en premier lieu sur les chansons des
troubadours) et les chercheurs continuent à se poser des questions.
L’existence d’un nombre considérable de contrafacta, composés sur des mélodies préexistantes, semble indiquer
que la mélodie a
pu jouer un rôle « plutôt accessoire » (cf.
Rieger, p. 9) [8] et on peut se demander si le texte avec sa structure et la mélodie avec la sienne étaient
deux entités qui se joignaient en grande partie par le biais de l’interprétation.
Quoi qu’il en soit, nous ne nous voulons pas musicologue et l'analyse du rapport poético-musical dépasse de loin nos compétences.
Il nous a pourtant paru utile de consacrer quelques mots à cet aspect important de la lyrique courtoise.
Chanson |
Enchaînement de rimes |
Mélodie |
R211 |
ab ab b ab |
AB AB C DE |
R767 |
ab ab b cc dd |
AB AB C DE FG |
R1154 |
ab ab b aa cc |
AB AB C DE FG |
R1267 |
ab ab b aa bb |
AB AB C
DE FG |
R1970 |
ab ab b cc dd |
AB AB C DE FG |
R2063 |
ab ab b cc dd |
AB AB C DE FG |
R363 |
ab ab b aa cc dd |
AB AB C DA EF GH |
R1393 |
ab ab b cc dd ee |
AB AB C DE FG HI |
R2106 |
ab ba b ab bb ab |
AB CD E FG HI KL |
R778 |
aa ba ab bc cb bc |
AB CA BC DE BC CE |
R2107 |
ab ab bb a ab ba bb |
AB AB CD E FG DE
GF |
R1978 |
ab ab ab ab cc dd ee ee |
AB CD AB CD EF EF
AB GH |
- Strophes
Type
- Strophes isométriques
- Vers décasyllabiques : R211, R1154, R1267, R1970, R2063
Vers octosyllabiques : R929, R1393 Vers
heptasyllabiques : R778
- Strophes hétérométriques
- Vers décasyllabiques et heptasyllabiques : R363
Vers heptasyllabiques et trisyllabiques : R2107 Vers décasyllabiques, heptasyllabiques et hexasyllabiques : R767 Vers octosyllabiques, heptasyllabiques et tétrasyllabiques : R2106 Vers heptasyllabiques, pentasyllabiques, tétrasyllabiques et trisyllabiques : R1978
- Structure
- coblas doblas de seize vers : R1978
coblas doblas de treize vers : R2107
coblas doblas de douze vers : R778 coblas doblas de onze vers : R2106
coblas redondas de onze vers : R363, R1393 coblas redondas de neuf vers : R767, R1154, R1267, R1970, R2063
coblas unissonans de sept vers : R211
- Formules complexes d'enchaînement
-
coblas capcaudadas avec une seule rime constante : R363, R767
coblas capcaudadas avec deux rimes constantes : R929, R1970, R2063
coblas subcapcaudadas avec une seule rime constante : R1154 coblas capfinidas : R211, R1267
Quant à la technique de coblas capfinidas, le même genre de
phénomène se fait remarquer, de façon moins systématique, dans plusieurs
autres chansons :
R778 v. 12/13 A ma douce dame chiere. / De ma douce dame amer R1154 v. 9/10
Ke je sens li saiche faire chanson. / Sire, saichiés et si n'en douteis mie R1970 v. 9/10
De bien chanter et de fere chançon. / De bien amer ai mult bele acheson R2063 v. 45/46
Ne ses frans cuers ne sera sanz pitié. / Mout truis mon cuer de mon cors eslongié R2063 v. 54/55
Sanz vostre amor, ne de joie enrichir. / Rois, a qui j'ai
amour et esperance R2107 v. 13/14 Pour fere la mort sentir. /
Mult fet douce bleceüre R2107 v. 39/40 S'a vostre amour ai failli. /
E las ! je l'ai tant amee
Éventuellement, il serait possible de reconnaître dans plusieurs chansons un phénomène d'enchaînement strophique qui se fait valoir
au niveau phonétique, tout en suivant le principe du capfinida :
R778 v. 24/25 De fine biauté entiere. / Bien seroit de joie plains R778 v. 60/61
Sanz vostre douce manoie. / Ma dame a, ce m'est avis,
Dans les deux derniers cas, il s'agirait donc d'une sorte d'enjambement allitératif
/ assonant : assonance / allitération qui continue au–delà du dernier vers d'une strophe au premier
vers de la strophe suivante.
[1] Cf. H.
Petersen Dyggve, Gace Brulé, trouvère Champenois. Édition des chansons et
étude historique (Helsinki, Imprimerie de la Société de Littérature
Finnoise, 1951), p. 167–178, et J. Bédier, Les chansons de croisade
(Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1909]), p. XVII.
[2]
Bernard
Cerquiglini, La naissance du français (Paris, PUF, 1991).
[3] Christiane Marchello–Nizia,
Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles (Paris, Dunod, 1992), p. 19.
[5] Pour une
discussion plus détaillée de la stylistique, voir notre
étude.
[6] Dante décrit
trois divisions strophiques, à partir de la présence/absence de répétition : «
Si ante diesim repetitio fiat, stantiam dicimus habere pedes; et duos habere decet, licet quandoque
tres fiant, rarissime tamen. Si repetitio fiat post diesim, tunc dicimus
stantiam habere versus. Si ante non fiat repetitio, stantiam dicimus habere
frontem. Si post non fiat, dicimus habere sirma, sive caudam. » ( De vulgari eloquentia II, x, 4). Cela
revient aux formes suivantes :
pedes cum cauda (ou sirma) – AB AB / X ou ABC ABC / X ; frons cum versibus
– ABCD / YZ YZ ; pedes cum versibus – AB AB / YZ YZ. Dante Alighieri,
De vulgari eloquentia.
Vulgares Eloquentes 3, vol. 1., P. Mengaldo éd. (Padoue, 1968). Pour les besoins de nos commentaires, nous utilisons
les termes frons et cauda pour indiquer la division des strophes.
[7] Au sens que Dante prête au mot dièse :
« diesim dicimus deductionem vergentem de una coda in aliam (hanc voltam vocamus, cum vulgus alloquimur) » - la transition
d’une mélodie à une autre. ( Eloquentia II, x, 2).
[8] Elizabeth Aubrey,
The Music of the Troubadours
(Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 2000), p. 194 ; Christelle Chaillou,
« Les rapports entre musique et poésie dans
l’art de trobar : bilan et perspectives » (IXe Congrès International, Association Internationale d'Etudes Occitanes, 2008) ;
Chantal Phan, « Structures textuelles et mélodiques des chansons des
troubadours » (Thèse de doctorat, Univ. de Montréal, 1990) ; Hendrik
van der Werf, « The Trouvère Chansons as Creations of a Notationless Musical
Culture », Current Musicology
(1965), p. 61–68. Voir aussi Claudio Vanin, « Musical Form and Tonal Structure in Troubadour Song »,
thèse de doctorat (Université
de l'Ontario de l'Ouest, 1994).
[9] Dietmar Rieger, « La poésie des
troubadours et des trouvères comme chanson littéraire du moyen-âge »,
La chanson
française et son histoire, Dietmar Rieger dir. (Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988), p. 1-14.
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