Retour

Miracle XI
 
  1. In civitate sanctificata similiter requievi et in
    Jerusalem potestas mea. Ecclesiastici XXIIIIo
    .
    Ces paroles proposées en latin veulent ainsi
    dire en françoys :
    En la cité saintifiée
    Samblablement sui reposée
    Et en Jerusalem assise
    Et la en grant puissance mise.
    Et ces paroles peut dire la glorieuse Marie pour qui
    honneur et reverence nous sommes cy assemblez principaument.
    Car ainsi que par sa conmiseracion en ce
    monde elle surmonta toutes creatures mortelles, aussi
    en sa benoite assumpcion, quant elle fu portée ou ciel,
    elle surmonta touz les anges. Et pour ce elle met cy
    deux choses, c' est assavoir prerogative de beneurté et
    plenitude de poesté. Elle est sur touz en gloire assise et
    eslevée, et pour ce dit elle : In civitate sanctificata similiter
    requievi.
    Elle est aussi par sus touz en puissance
    devant mise et ordenée : Et in Jerusalem potestas mea.
    Quant au premier est noté qu' elle appelle ce souverain
    pais des cieulx cité saintifiée pour trois choses. Autant
    vault saint conme net, conme ferme, conme sanz
    terre. Pour ces trois choses est dit paradis saint, car il est
    net de toute ordure et sanz nulle inquinacion ; il est
    ferme et estable, car il n' a nulle mutacion ; il est sanz
    terre, car la n' a chose qui encline a terre, ny aux biens
    terriens de ce monde. Et pour ce que la n' a ne deffault,
    ne diminucion, ne mutacion, pour ce la vierge benoite en
    ce lieu la reposa en son glorieux trespassement, lequel
    trespas ne li fu pas mort, mais repos, et que son trespassement
    on doye appeller repos ; je le preuve ainsi. Se des
    autres ça jus on dit en leur trespassement qu' ils reposent
    tant pour le terminement de leur paine et de leur labour,
    selon ce qu' il est dit, Apocalipsis IXo : A modo jam dicit
    spiritus, etc.
    , tant pour ce que lors conmencent il a avoir
    souverain repos, c' est qu' il sont mis en gloire et la sont
    repeuz de la fruicion divine, et tant aussi pour la legiére
    et souéve mort que aucune foiz ont aucuns eu, moult
    plus et par plus forte raison le trespassement de ceste
    glorieuse vierge, royne du monde, de laquelle le benoist
    Jhesus son filz, seconde personne de la trenité, prist
    l' ame du corps en si grant soueveté, doit bien estre dit
    repos, si conme il nous est signiffié, Genesis septimo :
    Multiplicate sunt aque scilicet celestes, etc.
    . Il dit que
    les yaues du ciel se multipliérent et eslevérent l' arche.
    Par les yaues du ciel je entens la belle compagnie des
    anges de paradis qui eslevérent l' arche, ce fu et l' ame et
    le corps de la vierge benoite, jusques a la destre de
    Dieu, la fu mis en souverain et pardurable repos. Et la
    li fu acompli ce qui est escript, Ecclesiastici XXIIIIo : In
    omnibus requiem quesivi
    , j' ay, dit elle, quis en toutes choses
    repos. Mais considére ce qui est oultre adjousté pour
    demonstrer la singuliére beneurté de ce repos, Requievi
    similiter
    , elle dit : J' ay reposé semblablement, c' est a
    dire si conme mon filz le benoit Jhesus reposa en mon
    tabernacle singuliérement, et je aussi en son tabernacle
    ay reposé et repose semblablement. Dont nous pouons
    icy noter une treble similitude ou semblance estre entre
    eulx, une si est quant a glorieux aornement, car saint
    Jehan dit en s' apocalipse qu' il vit une femme affublée
    du soleil. Ce n' est autre chose mais que le corps de la
    vierge glorifié aussi conme fu son filz a son ascension.
    Dont David dit : Astitit regina a dextris tuis, etc. ,
    sire, la roine, c' est la vierge Marie, a esté a ta destre en
    vesteure d' or, c' est en corps glorifié. L' autre similitude
    si est quant au lieu, car aussi com le benoit Jhesus
    monta jusques a la destre Dieu le pére ou plus hault
    des cieulx, aussi la glorieuse vierge monta jusques a
    ce lieu dont nous chantons de elle : Maria virgo
    assumpta est ad ethereum thalamum
    . Et elle dit ce
    que dit David : Transibo in locum tabernaculi
    admirabilis usque ad domum Dei
    , je passeray par un
    tabernacle merveilleux jusques a la maison de Dieu.
    Et met icy futur pour preterit. La tierce similitude est
    quant a ce qu' elle fu assise ou throsne royal, figure de ce
    ou second livre des Roys ou il dit que le throsne de la
    mére Salemon fu mis delez le throsne de son filz. Et
    ainsi appert conment ceste vierge benoite touz les anges
    et les sains elle a surmonté en gloire, mais ce ne souffist
    pas se elle n' eust plaine puissance et poosté en la court
    des cieulx. Et pour ce s' ensuit en nostre thieume : Et in
    Jerusalem potestas mea,
    Et en Jerusalem assise
    Et en la grant puissance mise
    pour trois choses, pour conme dame conmander, pour
    de l' ennemy delivrer, pour quanque elle veult au roy de
    paradis demander empetrer. Donques nous touz courrons
    a devotement servir ceste dame pour nous de noz
    meffaiz appaier, pour nous des paines d' enfer delivrer et
    pour noz peticions exaussier. Car elle est celle a qui Diex
    ne veult chose que elle demande refuser. Et Dieu la nous
    doint si servir et loer qu' en la fin en puissons avoir la
    gloire des cieulx pour loier. Amen.

    Cy conmence un miracle de Nostre Dame, conment
    elle garanti de mort un marchant, qui lonc temps
    l' avoit servie de chapiaux, d' un larron qui l' espioit
    et conment elle s' aparu au larron et au
    marchant et puis devint le larron hermite.


    Scène I. La demeure du jeune marchand.
    On y voit une statue de la sainte Vierge près de
    laquelle le jeune marchand est en prière.

    LE MARCHANT.
    Doulce vierge, moult lonc temps a
  2. Que diligenment monstré m' a
  3. Et prouvé par raison mon pére,
  4. A qui Dieu vray ami appére,
  5. Que pour le sauvement de s' ame
  6. On vous doit servir, doulce dame,
  7. Sur touz les sains de paradis.
  8. Ce memoire ay eu touz dis.
  9. Or ne say je, dame des cielx,
  10. Que faire qui vous plaise miex.
  11. De clergie ne sçay je rien ;
  12. Un homme sui de rude engien,
  13. Si ne vous say, dame, prier
  14. Et pour ce me vueil octrier,
  15. Dame, a vous servir de chapiaux,
  16. Chascun samedi, touz nouviaux,
  17. Et plus souvent, s' il chiet a point,
  18. Et les feray tout en tel point
  19. Com puis un po de temps fait ay ;
  20. Et maintenant un en feray
  21. De roses, que de bon courage
  22. Presenteray a vostre ymage,
  23. Mais que fait soit.
    ( Il se met à faire une couronne de roses. Entre son oncle. )
  24. L' ONCLE.     Biaux niepz, es tu la ? Diex y soit.
  25. Conment te va ?
  26. LE MARCHANT.     Biaux oncles, bien veigniez. Or ça,
  27. Qui vous maine maintenant ? dites :
  28. Pieça que vous ne me venistes
  29. Ceens veoir.
  30. L' ONCLE.     En nom Dieu, biaux niez, tu diz voir
  31. Pour ce que tu ne veulz entendre
  32. Aucune marchandise apprendre.
  33. Tu ne scez que faire chapiaux ;
  34. Et tant com tu es jouvenciaux
  35. En marchandise aler deusses
  36. Par quoy monteplier peusses
  37. Et acquerre avoir et amis.
  38. ( Montrant la couronne que fait son neveu ) Pour Dieu, ou as tu ton cuer mis,
  39. Ne pour qui fais tu ce chappel ?
  40. Ne sçay conment te vient a bel
  41. Tel trufferie.
  42. LE MARCHANT.     Oncles, ne vous mentiray mie.
  43. Je le fas pour si bonne dame
  44. Qu' il me semble, se Diex ait m' ame,
  45. Que ne puis faire plus noble euvre,
  46. Ne qui plus mon cuer en joie euvre
  47. Par verité.
  48. L' ONCLE.     Qui est elle ? or m' en soit compté
  49. Le voir, biau sire.
  50. LE MARCHANT.     Oncle, je le vous puis bien dire.
  51. C' est pour celle qui fille et mére
  52. Fu de son fil et de son pére,
  53. La royne de paradis,
  54. Qui ses servans garde touz dis ;
  55. Si le donrray son doulx ymage.
  56. Sire, est ce ore en mauvais usage
  57. Que je m' emploie ?
  58. L' ONCLE.     Biau niepz, dire ne l' oseroie,
  59. Car nul ne tent a lui servir
  60. Qu' elle ne vueille desservir.
  61. Mais ainsi ne peuz tu pas estre.
  62. Il te fault a marchander mettre,
  63. Et tu scés que quant tu seras
  64. Hors du pais, tu ne pourras
  65. Faire ce que tu as empris,
  66. Prenons que ce fust ton grant pris :
  67. Pour quoy ? on n' a pas touzjours roses
  68. Ne fleurs, biau niez, car se sont choses
  69. Qui n' ont en l' an qu' une saison,
  70. Si que parmy ceste raison,
  71. Se tu me croiz, plus n' en feras,
  72. Mais de marchander penseras,
  73. Si feras sens.
  74. LE MARCHANT.     Biaux oncles, quant c' est voz assens,
  75. Voulentiers m' en aviseray
  76. Et briefment vous en respondray.
  77. ( Désignant la couronne ) Mais puis que cestui parfait ay,
  78. A l' image le porteray
  79. De celle qui mére est de grace
  80. Tout maintenant sanz plus d' espace.
  81. Biaux oncle, alez, a Dieu alez,
  82. Et ja ci endroit revenez,
  83. Et sur ce que vous m' avez dit
  84. Ma voulenté sanz contredit
  85. Vous desclorray.
  86. L' ONCLE.     A Dieu, biau niez, je revenray
  87. Ja ci a toy.
    ( L’oncle sort. Son neveu se rend dans une chapelle avec
    la couronne qu’il a faite devant une statue de Notre-Dame
    )

    Scène II. Une chapelle ( ou une église ).
  88. LE MARCHANT. ( En prière, à Notre-Dame )
    Royne des cieulx, mére au roy,
  89. Qui de niant tout compassa,
  90. En qui cuer la douleur passa
  91. Que Jhesus, ton chier filz, souffri,
  92. Quant a morir en croiz s' offri,
  93. A toy me complain et lamente.
  94. J' ay ja mis, un grant temps, m' entente.
  95. Dame, a toy servir de chapiaux,
  96. De roses, de fleurs, faiz nouviaux ;
  97. ( Déposant sa couronne en offrande ) Et encore cestui t' aport,
  98. Vierge, de grace rive et port.
  99. Regarde moy, dame, en pitié,
  100. Si que ne perde t' amistié ;
  101. Car je voy qu' il me fault laissier
  102. Cestui servise et moy plaissier
  103. Et devenir marchant ou monde.
  104. Ha ! dame ou toute grace habonde,
  105. Autrement ne puis avoir paiz
  106. A mes amis, se ne les laiz.
  107. Mais puis qu' il fault que je les laisse
  108. A faire, je te fas promesse
  109. Que chascun jour de cuer entier,
  110. Dame, je dirai ton sautier
  111. Ou il a cent avemaries
  112. Et cinquante, afin que n' oblies
  113. Moy, qui oblier ne te doy.
  114. Dame, souviengne toy de moy ;
  115. Ottroie a moy, qui petit vail,
  116. Grace que parmy le travail
  117. De ce monde en la fin je puisse
  118. Venir en ta gloire, ou je truisse
  119. Repos parfait.
  120. ( Il rentre chez lui )

    Scène III. La maison du jeune marchand, à l’extérieur puis à l’intérieur.
  121. L' ONCLE. ( Sortant de chez lui ) J' ay ci assez lonc sejour fait.
  122. Mon nepveu vueil aler veoir
  123. Et si saray s' il a voloir
  124. De mon conseil croire et tenir.
  125. Egar ! je le voy la venir ;
  126. De hors il entre en sa maison.
  127. A li vois sanz arrestoison.
  128. ( Entrant chez son neveu ) Biau niés, Diex ist, je sui venuz
  129. Vous veoir, car j' y sui tenuz
  130. Par convenant.
  131. LE MARCHANT.     Oncle, bien soiez vous venant.
  132. Qu' est ce ? quel chiére ?
  133. L' ONCLE.     Mon nepveu, bonne, non pas chiére.
  134. Savoir vien que faire vouldras,
  135. Ne que tu me responderas
  136. Sur ce que te dis huy matin.
  137. Tu scez je t' aime de cuer fin
  138. Et c' est de raison, car ton pére
  139. Et moy sommes deux germain frére ;
  140. Pour ce vouldroie adès veillier
  141. De ton preu faire conseillier ;
  142. Si que, biau niez, de ton avis
  143. Me fais ci endroit le devis
  144. Sanz plus d' eslongne.
  145. LE MARCHANT.     Par la mére Dieu de Boulongne,
  146. Biaux oncles, ce n' est pas m' entente
  147. Qu' a voz grez faire ne m' assente
  148. Et ce que me conseillerez.
  149. Dont, s' il vous plaist, vous me direz
  150. Que je feray, car ouvrer vueil
  151. Du tout a vostre bon conseil,
  152. Sanz autre prendre.
  153. L' ONCLE.     Je vueil que tu voises aprendre
  154. A marchander par le pais,
  155. Et ne soiez pas esbahis
  156. De riens que voies.
  157. LE MARCHANT.     Les chemins ne sçay ne les voies,
  158. N' en quel pais fait bon aler.
  159. S' aroie bien, a brief parler,
  160. Mestier, oncle, d' un compagnon
  161. Ou d' un vallet loyal et bon
  162. Avecques moy.
  163. L' ONCLE.     Biau niez, par la foy que vous doy,
  164. Je vous pense a baillier Polet,
  165. Qui est bon et seur varlet,
  166. Et si est marchant assez sage,
  167. Et si scet parler maint langage.
  168. Vous souffist il ?
  169. LE MARCHANT.     S' il me souffist ? certes oil.
  170. Autre ne quier.
  171. L' ONCLE.     Pensez de vous appareillier,
  172. Et Polet envoier vous vois ;
  173. Et les chevaulx et le harnois
  174. A la chappelle s' en iront,
  175. Chiez Jaquet ; la vous attendront :
  176. Est ce bien dit ?
  177. LE MARCHANT.     Oil, oncles, se Dieu m' aist.
  178. Alez ja ; si tost ne venra
  179. Que ci tout prest me trouvera :
  180. Faites bonne erre.
  181. ( L’oncle revient chez lui )

    Scène IV. Un chemin dans un bois aux environs du bourg.
  182. LE LARRON. ( Seul )     Et qu' est ce ci ? sanglante terre !
  183. Il a ja près d' un moys entier
  184. Que je ne poi gangnier denier,
  185. Ne ne passa que je sceusse
  186. A qui denier tolir peusse.
  187. Seray je touzjours si meschant ?
  188. Le poitron Dieu ! s' il vient marchant,
  189. Escuier, moine d' abbaie,
  190. Ne clerc, ne m' eschaperont mie
  191. Que n' aie ce qu' il porteront
  192. Ou j' y morray ou il morront.
  193. En ce destour me bouteray
  194. Et les passans espieray
  195. Tant qu' aucun maleureux venra
  196. Qui touz mes despens paiera
  197. D' un mois et plus.
    ( Il s’embusque dans un détour du chemin )

    Scène V. La demeure de l’oncle.
  198. L' ONCLE.  ( À son serviteur )     Polet, sanz ci sejourner plus,
  199. Avec mon neveu t' en iras
  200. Et droit a Bruges le menras
  201. En marchandise.
  202. POLET.     Mon seigneur, l' estat et la guise
  203. De toute Flandres trop bien sçay
  204. Maintes foiz en ay fait l' essay,
  205. Vous le savez.
  206. L' ONCLE.     Polet, amis, voir dit avez ;
  207. Et pour ce qu' en lieu ou il aille
  208. N' ait deffault de rien qui li faille,
  209. Vous envoie je avec li.
  210. Or le me gardez, je vous pri,
  211. Com mon enfant.
  212. POLET.     Mon seigneur, je vous convenant
  213. Du garder feray mon pouoir.
  214. Et quant nous ferez vous mouvoir
  215. Pour y aler ?
  216. L' ONCLE.     Tout maintenant, a brief parler.
  217. Delivre toy ; si en alons.
  218. A son hostel le trouverons,
  219. Ou il t' atent.
  220. POLET.     Sire, tout prest sui ; alons ment,
  221. Puis qu' ainsi est.
  222. ( Ils se rendent chez le neveu )

    Scène VI. La demeure du jeune marchand.
  223. L' ONCLE.     Biaux niez, qu' est ce la ? Es tu prest ?
  224. Vezci Polet que je t' amaine.
  225. Il ne fault fors chascun se paine
  226. De cheminer.
  227. LE MARCHANT.     Oncle, bien m' en vouldray pener,
  228. Car tout prest sui.
  229. POLET.     Alons men. Diex nous gart d' annuy
  230. En ce voiage.
  231. L' ONCLE.     Diex vous doint propos et courage
  232. De vous garder de tout contraire
  233. Et telle marchandise faire
  234. Que bien vous viengne.
  235. LE MARCHANT.     Amen, biaux oncle, et Dieu vous tiengne
  236. En santé par son doulx voloir,
  237. Qu' a joie vous puissons veoir
  238. Au retourner.
    ( L’oncle retourne chez lui )
  239. POLET.     Il se feroit bon atourner
  240. De savoir ou nous boire irons,
  241. Car je say bien miex en irons
  242. S' avons beu.
  243. LE MARCHANT.     Polet amis, or soit sceu,
  244. Je t' em pri ; scez tu que feras ?
  245. Un petit devant t' en iras
  246. Et je tantost te suiveray,
  247. Car un po de chose a dire ay
  248. Qu' a jeun vueil dire.
  249. POLET.     De par Dieu, je vois devant, sire ;
  250. Delivrez vous.
  251. LE MARCHANT.     Voulentiers, Polet, ami doulx.
  252. Faites que je truisse tout prest :
  253. De dire seray plus aspret
  254. Qu' une autre foiz.
    ( Ils se séparent. Polet se rend dans une taverne. Le jeune
    marchand s’éloigne du bourg sur le chemin où s’est caché le voleur
    ).

    Scène VII. Le bois aux environs du bourg.
  255. LE LARRON. ( caché, à part )    Je ne sçay se c' est un bourgois
  256. Ou un clerc que voy la aler ;
  257. Mais il ne me peut eschaper,
  258. Puis que je le voy sus ma marche.
    ( Le jeune marchand s’arrête en chemin )
  259. Egar ! il ne va ne ne marche,
  260. Ains est touz quoyz. Que veult il faire ?
  261. Je vueil regarder son affaire
  262. De ci endroit.
  263. LE MARCHANT.     Royne des cieulx et de droit
  264. Dame, devotement te proy
  265. Que tu aies mercy de moy
  266. Et me pardonnes mon meffait
  267. De ce qu' encore je n' ay fait
  268. Le salut que je te doy faire,
  269. Car, doulce vierge debonnaire,
  270. Acquitter m' en vueil maintenant,
  271. Ains que je voise plus avant.
  272. En un lieu seul et desert sui
  273. Et ne voy entour moy nullui.
  274. Pour c' ici m' agenoilleray,
  275. Vierge, et de cuer recorderay
  276. Vostre sautier.
    ( Il s’agenouille et commence à réciter l’office ou « psautier » de la Sainte Vierge )

    Scène VIII. Le Paradis.
  277. NOSTRE DAME.( Tenant une couronne de fleurs ) Gabriel, sus, mon ami chier,
  278. Et vous, Michiel, si en alons
  279. En ce bois la et secourons
  280. Mon ami q' un larron espie,
  281. Et chantez si que soit oye
  282. De touz vo voiz.
  283. GABRIEL.     Glorieuse vierge, c' est droiz
  284. Que vostre volenté façons.
  285. Avant, Michiel amis, chantons
  286. Entre moy toy.
  287. MICHIEL.     Gabriel amis, je l' ottroy.
  288. Conmençons donc a haulte alaine.
    ( Les archanges escortent Notre-Dame en chantant à voix forte le rondeau suivant )
  289. RONDEL.     Vierge, estoille tresmontaine,
  290. Nommée par dignité
  291. Chambre de la trinité,
  292. Qui de vous servir se paine,
  293. Vierge, estoille tresmontaine,
  294. Par vous en gloire haultaine
  295. A tant de beninité
  296. Qu' il voit la divinité,
  297. Vierge, estoille tresmontaine,
  298. Nommée par dinité
  299. Chambre de la trinité.

    Scène IX. Le bois aux environs du bourg.
    ( Notre-Dame et les deux archanges arrivent près du jeune
    marchand qui récite son office
    )
  300. LE LARRON. ( Observant caché ) Or di j' en verité certaine
  301. C' onques mais de dame n' oy
  302. Parler, dont j' ay cuer esbahy,
  303. Qui tant biauté en elle eust
  304. Ne qui maintenir se sceust
  305. En atour si tresrichement
  306. Ne qui eust contenement
  307. N' avoir peust si noble en soy,
  308. Com celle dame que la voy.
  309. Il savoit bien qu' il se faisoit
  310. Qui tel dame ileuc attendoit.
  311. Diex, conme elle est blanche et vermeille !
  312. Sa biauté mon cuer esmerveille.
  313. Encor point ne m' esmouveray,
  314. Mais qu' il feront regarderay,
  315. Combien que longuement s' envoisent.
  316. Mais certes ainçois qu' ilz s' en voisent,
  317. Je saray qui elle sera
  318. Et feray qu' elle m' amera
  319. Ou mal pour eulz.
  320. NOSTRE DAME. ( Aux archanges, leur montrant la couronne de fleurs qu’elle tient )
    My ange, or m' entendez vous deux.
  321. Ce gent chappel ici donrray
  322. A mon ami pour qui fait l' ay.
  323. Car si bien et bel m' a servi
  324. Qu' il a bien avoir desservi.
  325. Mais par tel maniére l' ara
  326. En son chief que rien n' en sara,
  327. S' autre ne li fait assavoir.
    ( Notre-Dame coiffe le jeune marchand de la couronne de fleurs )
  328. C' est fait ; or nous fault esmouvoir
  329. D' aler nous ent.
  330. MICHIEL.     Dame, a vostre conmandement.
  331. Or en alons.
  332. GABRIEL.     Voire, Michiel, mais pardisons
  333. Nostre rondel.
  334. MICHIEL.     Si ferons nous et bien et bel.
  335. Prenons ensemble et a voiz plaine.
  336. RONDEL.     Par vous en gloire hautaine
  337. A tant de benignité
  338. Qu' il voit la divinité,
  339. Vierge, estoille tresmontaine,
  340. Nommée par dinité
  341. Chambre de la trinité.
    ( Les deux archanges, chantant ce rondeau, raccompagnent Notre-Dame au Paradis )
  342. LE LARRON. ( Sortant de sa cachette ) Trop lonc temps ay ici esté.
  343. Diex ! qu' est la belle devenue
  344. Que j' ay ci grant piéce veue ?
  345. Elle s' en va, ne sçay conment.
  346. Mais je l' aray certainement.
  347. Car autrement estre ne peut.
    ( Il aborde le jeune marchand en le menaçant d’un poignard )
  348. Sa, maistre, morir vous estuet
  349. Ou la dame me renderez,
  350. Dont ci endroit eu avez
  351. Si voz solaz.
  352. LE MARCHANT.     Quelle dame, doulx sire ? helaz !
  353. Vous me dites blame, par foy,
  354. Car il n' ot huy femme avec moy.
  355. Laissiez m' aler.
  356. LE LARRON.     Autrement vous feray parler,
  357. Foy que doy sainte Katherine.
  358. Avant ! mettez m' en en saisine
  359. Tantost et sanz faire delay,
  360. ( Le menaçant de son poignard ) Ou la teste vous copperay,
  361. Foy que doy m' ame.
  362. LE MARCHANT.     Ha ! sire, pour la doulce dame,
  363. Ne me mettez tel blame sus.
  364. Car, si m' aist le roy Jhesus,
  365. De celle dame que vous dites
  366. Qu' avec moy ci endroit veistes
  367. Ne sçay je rien.
  368. LE LARRON.     En nom Dieu, et je le say bien,
  369. Jamais de ci ne partiras
  370. Tant que livrée la m' aras.
  371. Enseigne la moy ; qui est elle ?
  372. Onques mais je ne vi si belle.
  373. Le celer riens ne te vauldra,
  374. Car ci morir te convendra
  375. Ou je l' aray.
  376. LE MARCHANT.     Ha ! doulce vierge, que feray ?
  377. Mort sui, se ne me secourez.
  378. Sire, pour Dieu, se vous querez
  379. Achoison pour du mien avoir,
  380. Prenez ent a vostre voloir.
  381. Ne m' achoisonnez autrement,
  382. Mais que m' en voise seulement
  383. Sauve ma vie.
  384. LE LARRON.     Ainsi ne m' eschapperas mie,
  385. Car pour ton avoir vraiement
  386. T' espiay je premiérement.
  387. Or ne me chaut de ton avoir,
  388. Mais je vueil celle dame avoir,
  389. Qui tant belle est, que j' ay veu.
  390. Le cuer ay pour li deceu,
  391. Si que je ne sçay contenance.
  392. De la faire venir t' avance
  393. Ou tu morras de mort cruelle.
    ( Montrant la couronne que porte à son insu le jeune marchand )
  394. Je vueil que le chief m' enchapelle
  395. Conme a fait toy.
  396. LE MARCHANT.     Ai je chapel ?     LE LARRON.     Oil, par foy.
  397. Taste en ta teste.
    ( Le jeune marchand ôte cette couronne puis la replace sur sa tête )
  398. LE MARCHANT.     Certes, c' est voir, gent et honneste.
  399. Ha ! doulce vierge glorieuse,
  400. Conme tu es vraie amoureuse
  401. Et loyaux sanz goute d' amer !
  402. Sire, bien vous devez amer
  403. Et conforter et esjoir,
  404. Et je de moy plaindre et hair
  405. Ay bien raison.
  406. LE LARRON.     Biau sire, et pour quelle achoison ?
  407. Or soit sceu.
  408. LE MARCHANT.     Sire, celle qu' avez veu
  409. Est des cieulx la joie et la gloire,
  410. Qui vierge enfanta la victoire
  411. De la redempcion humaine.
  412. Pour ç' avoir devez joie plaine,
  413. Quant esté vous a si benigne
  414. Que d' elle veoir estes digne,
  415. Et je pecheur si malostru
  416. Que je ne l' ay mie veu
  417. Pour mon pechié.
  418. LE LARRON.     Tu aras tantost bien preschié,
  419. Se tu me puez ci faire entendre
  420. Que tel dame daignast descendre
  421. Des cieulx pour soy monstrer a moy.
  422. Je ne fis onques bien, par foy,
  423. Fors que desrober et murdrir.
  424. Quel cause l' aroit fait venir
  425. Ici aval ?
  426. LE MARCHANT.     Ha ! mon treschier ami loyal,
  427. Je le vous diray a court plait
  428. Et le mistére, s' il vous plaist,
  429. De ce chapel qu' il signiffie,
  430. Et pour quoy la vierge Marie
  431. Le m' a donné.
  432. LE LARRON.     Par amour, or m' en soit compté
  433. Ici le voir.
  434. LE MARCHANT.     Voulentiers. Jadis quant avoir
  435. Poi quatorze ans ou environ,
  436. J' oy en moy ceste opinion
  437. Que la mére Dieu serviroie
  438. De chapiaux que je li feroie ;
  439. Et ainsi com je le pensay
  440. Le fis long temps, puis les laissay
  441. A faire et tout par le conseil
  442. De mes amis, dont je me dueil,
  443. Quant il convint que les laissasse
  444. A faire et que je marchandasse
  445. Et alasse par le pais.
  446. Et pour ç' a la vierge promis
  447. Que chascun jour, de cuer entier,
  448. Recorderoie son sautier.
  449. Ainsi l' ay depuis maintenu
  450. Jusqu' au jour d' ui, qu' est advenu
  451. Qu' au matin dire ne le poy.
  452. Pour ce me mis en ce recoy
  453. Et le disoie vraiement
  454. En celle heure et en ce moment
  455. Que la vierge venir veistes,
  456. Qui ce chapel, si com vous dites
  457. Et com voir est, me mist ou chief,
  458. Dont j' ay le cuer a grant meschief,
  459. Quant ne la vi.
  460. LE LARRON.     Halas ! et j' ay touzjours vesqui
  461. En pechié et sanz nul bien faire.
  462. Conment lui a il peu plaire
  463. Moy regarder ?
  464. LE MARCHANT.     Ce qu' elle vieult chascun garder
  465. Et attraire a la Dieu accorde,
  466. Tant est grant sa misericorde
  467. Et sa pitié.
  468. LE LARRON.     Ha ! vierge plaine d' amistié,
  469. En qui li saint se glorifient
  470. Et en qui li pecheur se fient
  471. Et espérent remission,
  472. Qui as la dominacion
  473. Sur les vierges et sur les anges,
  474. Qui puez conmander aux archanges,
  475. Qui es des apostres maistresse,
  476. Hé ! doulce vierge, conment est ce
  477. Qu' a moy, qui onques bien ne fis,
  478. Ains ai tant courroucié ton filz,
  479. Tu as monstré ta doulce face ?
  480. Certes c' est bien droit que j' efface
  481. En moy toute inclinacion
  482. De mal et qu' en l' entencion
  483. De bien faire mon cuer avoie.
  484. Sire, avant qu' aler vous en voie,
  485. Vous requier pardon et mercy
  486. De ce que je vous ay fait cy,
  487. Et vous pri que priez pour moy,
  488. Car par le bien de vous je voy
  489. Que Diex a bien faire m' attrait.
  490. Pour ce maintenant, sanz retrait,
  491. De vous le congié prenderay
  492. Et a un saint hermitte iray
  493. Moy confesser.
  494. LE MARCHANT.     Sire, Diex vous vueille adresser
  495. A parvenir a tel sentier
  496. Con pour vostre ame avez mestier
  497. Et moy si face.
  498. LE LARRON.     Amen, sire : Diex m' en doint grace,
  499. Qui vous doint aussi bien aler.
  500. Ne fineray a brief parler
  501. Jusqu' a tant que trouvé l' aray.
  502. ( Se tournant vers son valet resté à l’écart jusque là )
    Gourmis, va t' en ; je ne seray
  503. Plus ton maistre, n' en doubtes point.
  504. Mettre me vueil en autre point
  505. Et mes meurs changier et muer.
  506. Trop ai fait ma vie huer
  507. En mal estat.
  508. LE VALLET DU LARRON.     Il a bele queue, le chat ;
  509. Il ne pourra mais de lait boire.
  510. Vous ferez pis, par saint Magloire,
  511. Que n' avez fait.
  512. LE LARRON.     Gourmis, non feray, se Dieu plaist,
  513. Mais, pour Dieu, te pri que retraire
  514. Te vueilles de mal et bien faire
  515. Des ores mais.
  516. LE VALLET DU LARRON.     Ainçoys feray pis qu' onques mais,
  517. Si m' aist le doulx roy celestre.
  518. Vallet ne seray plus, mais maistre ;
  519. Alez a Dieu.
  520. LE LARRON.     Gourmis, ne le tiens mie a jeu :
  521. C' est acertes que dit le t' ay.
  522. Sire, a Dieu vous conmanderay
  523. Et a sa mére.
  524. LE MARCHANT.     Je vous conmans a Dieu le pére,
  525. Mon ami, qui vous doint s' amour.
    ( Le voleur et son valet s’éloignent, chacun de son côté  ;
    le jeune marchand, resté seul, adresse à Notre-Dame cette prière :
    )
  526. Doulce vierge, je vous aour
  527. Tant com je puis et vous graci
  528. De l' onneur que m' avez fait ci,
  529. Quant de mort m' avez respité,
  530. Oultre plus de vostre bonté,
  531. Qui me fait pour certain entendre
  532. Qu' il vous a pleu en gré prendre
  533. Et mes sautiers et mes chapiaux.
  534. Fontaine d' amour, cuer loyaux,
  535. Bien vous a charité meue,
  536. Quant des cieulx estes descendue
  537. Sa jus aval pour moy donner
  538. Ce chappel et pour ramener
  539. A port de salut un larron,
  540. Qui onques ne fist se mal non,
  541. Et vous estes monstrée a li.
  542. Dame, ce m' a moult embeli
  543. Qu' il s' est de mal faire retrait
  544. Par vostre saint et doulx attrait,
  545. Qui l' a de grace repeu
  546. En tant conme il vous a veu.
  547. Or vous pri, vierge debonnaire,
  548. Qu' encore un don me vueilliez faire :
  549. C' est, doulce vierge, que vous voie.
  550. Si arez mon desir en joie
  551. Tout acompli.

    Scène X. Le Paradis.
  552. NOSTRE DAME.     Or sus, my ange et mi ami.
  553. Encore aler vueil une foiz
  554. A mon ami qui en ce bois
  555. La me regrète.
  556. GABRIEL.     Vostre volenté sera faite,
  557. Vierge honnorée.
  558. MICHIEL.     Ce sera mon, sanz demourée.
  559. Mouvons devant.
  560. TIERS ANGE.     Voire, et ce rondel en alant
  561. Chantons que naguères feistes.
  562. RONDEL.     Cuers humain, con plus te delites
  563. En la dame des cieulx amer,
  564. Plus fais euvres de grans merites.
  565. Cuers humains, com plus te delites
  566. Et plus par grace en Dieu habites,
  567. Et plus as grace sanz amer,
  568. Cuers humains, con plus te delites,
  569. En la dame des cieulx amer.
    ( Les trois anges font escorte à Notre-Dame en chantant ce rondeau )

    Scène XI. Le bois aux environs du bourg.
  570. NOSTRE DAME. ( Au jeune marchand ) Mon ami, ton desir aquittes
  571. Et acomplis en moy veoir.
  572. Je sui celle, saches de voir,
  573. Qui t' ay hui de mort delivré
  574. Et qui t' ay ce chappel donné
  575. En merite et en guerredon
  576. Du servise que m' as fait bon ;
  577. En la fin trop plus noble aras.
  578. Or te diray que tu feras :
  579. Celui que j' ay hui converti,
  580. Qui de toy ore se parti,
  581. Retournera ci tout en l' eure.
  582. Je te conmans que, sanz demeure,
  583. ( Lui montrant un ermite un peu plus loin dans le bois )
    A cel ermite la le maines
  584. Et de bien li diz et enseignes
  585. Ce qu' en saras.
  586. MICHIEL.     Ha ! tresdoulce vierge, conme as
  587. Voulenté preste d' acomplir
  588. Quanque te veulent requerir
  589. Tes vraiz servans.
  590. NOSTRE DAME.     Fai ce que je ci te conmans,
  591. Mon ami ; es cieulx m' en revois.
  592. Or tost, mi ange, c' est bien drois,
  593. Devant alez.
  594. GABRIEL.     Conmandez, dame, touz voz grez :
  595. Nous les ferons.
  596. MICHIEL.     Alons men et si pardisons
  597. Nostre chançon.
  598. TIERS ANGE.     Si ferons nous bien : c' est raison,
  599. Puis que vous point n' i contredites.
  600. RONDEL.     Plus fais euvres de grans merites,
  601. Cuers humains, com plus te delites
  602. Et plus par grace en Dieu habites ;
  603. Et plus as joie sanz amer,
  604. Cuers humains, con plus te delites
  605. En la dame des cieulx amer.
    ( Les trois anges raccompagnent Notre-Dame au Paradis en
    chantant ce rondeau. On voit alors le voleur reparaître en un
    autre endroit du bois
    )
  606. LE LARRON.     Mére Dieu, bien se doit blamer
  607. Et hair creature humaine,
  608. Qui ne mett a toy servir paine,
  609. Car c' est toute joie et soulaz
  610. Que ton service, vierge. Helaz !
  611. Qu' ay je fait tout le temps passé ?
  612. Haro ! las ! ne qu' ai je pensé ?
  613. Je sui aussi hors de mon droit
  614. Chemin, car vezci un destroit
  615. Ou chemins faillent. Que feray ?
  616. Arriére m' en retourneray,
  617. Tant que je viengne a droite sente.
    ( Le voleur reprend le chemin qu’il vient de quitter et
    retourne près du jeune marchand
    )
  618. Ha ! vierge, qui veez m' entente,
  619. Deffendez moy de l' annemi
  620. Et mettez vostre grace en mi,
  621. Qui me face estre a vous plaisant.
  622. Egar ! le preudomme marchant,
  623. Par qui sui converti, la voy.
  624. ( Au jeune marchand ) Sire preudons, attendez moy
  625. Un petitait.
  626. LE MARCHANT.     Qu' est ce la, sire, avez ja fait ?
  627. Par qui estes vous destournez,
  628. Qui si tost vous en retournez ?
  629. Je doubt que Sathan ne vous guète,
  630. Qui bée a ce que vous remette
  631. En son servage.
  632. LE LARRON.     Certes, je n' en ay pas courage ;
  633. Mais en pensant conme esperdu
  634. Ay je mon droit chemin perdu ;
  635. Pour ce retourne.
  636. LE MARCHANT.     N' en faites pour ce chiére mourne,
  637. Car a un sire vous menray,
  638. Saint hermite que je bien sçay.
  639. J' ay puis tant de solaz eu
  640. Que j' ai l' umble vierge veu,
  641. Qui pour vous enseignié le m' a.
  642. ( Lui montrant la petite maison d’un ermite cachée dans le bois )
    Alons men, mon ami, vezla
  643. Sa maisoncelle.
  644. LE LARRON.     J' en aour la vierge pucelle :
  645. A li vois sanz arrestoison.
  646. ( Courant vers l’ermite ) Ha ! biau pére, pour le Dieu nom,
  647. Vueilliez moy, s' il vous plaist, oir
  648. En confession, car desir
  649. En ay trop grant.
  650. L' ERMITE.     Biau filz, j' en ay le cuer engrant.
  651. Vien avant ; trai te près de moy.
  652. Qui t' amaine ci, dy le moy,
  653. Ne qui es tu ?
  654. LE LARRON.     Je sui le meschant maloustru
  655. Desloyal qui ay conversé
  656. En ce boys, maint jour a passé,
  657. En larrecin, en roberie.
  658. A maint homme ay tolu la vie,
  659. Et si say bien a brief parler
  660. Que moult avez oy parler
  661. De moy, biau pére.
  662. L' ERMITE.     Filz, pour Dieu, ne te desespére,
  663. Mais dy me voir qui t' a meu
  664. Qu' a repentence es esmeu,
  665. Si com tu diz.
  666. LE LARRON.     La royne de paradis.
  667. Vezci conment, sanz mentir point.
  668. J' estoie orains tout en ce point
  669. Con me veez en mon aguet.
  670. ( Montrant le jeune marchand resté derrière lui )
    Ce marchant la, qui preudomme est,
  671. Vi venir, qui se destourna
  672. Dedans ce bois, puis s' arresta
  673. Et prioit de cuer nostre dame ;
  674. Tantost après vi une famme
  675. Plus belle et de plus noble arroy
  676. C' onques ne fu femme de roy.
  677. Devant celui estant estoit ;
  678. Un chappel de roses faisoit,
  679. Et les prenoit la dame doulce
  680. De ce marchant dedanz la bouche,
  681. Puis li assist dessus son chief.
  682. Lors desving, pére, a grant meschief,
  683. Car la dame si s' en ala.
  684. Au marchant m' en ving tantost la ;
  685. Si li dis que je l' occirroie
  686. Se je celle dame n' avoie.
  687. Elas ! il ne l' ot pas veu,
  688. Dont il se tint moult desceu.
  689. Toutesfoiz alay tant entour
  690. Qu' il me compta conment, maint jour,
  691. La mére Dieu servi avoit
  692. De gens chapiaux qu' il li faisoit
  693. Et que pour moy a bien attraire
  694. La doulce vierge debonnaire
  695. Estoit illeucques descendue,
  696. Si que puis que je l' ay veue
  697. ...
  698. A li vueil tout estre rendu,
  699. Car je me sant ja delivré
  700. Du Sathan, qui moult m' a livré
  701. Travail et paine.
  702. L' ERMITE.     Sire, la vierge souveraine
  703. En soit graciée et loée,
  704. Et l' eure qu' elle s' est monstrée
  705. A vous puist estre beneoite.
  706. Creature est trop maleoite
  707. Qui ne la doubte.
  708. LE LARRON.     Voir est, sire, folz est sanz doubte
  709. Cil qui d' elle amer se desdit.
  710. Pour ce vueil je, sanz contredit,
  711. Mon vivant avec vous manoir.
  712. Je ne vueil autre vie avoir,
  713. Sire, jamais que vous arez.
  714. La fin feray que vous ferez.
  715. J' ay trop long temps ci folié :
  716. Li Sathan m' avoit bien lié,
  717. Orendroit m' en apperçoy bien.
  718. La vierge a rompu le lien
  719. Dont il me tenoit en ses laz.
  720. Je ne doy jamais estre las
  721. De la vierge amer et servir,
  722. Par quoy je puisse desservir
  723. La grant grace qu' elle m' a fait.
  724. Pour Dieu, que demeure, a court plait,
  725. Sire, avec vous.
  726. L' ERMITE.     Certes, il me plaist, ami doulx.
  727. Nous serons compaignons ensemble.
  728. La doulce vierge, ce me semble,
  729. Vous veult avoir a sa partie :
  730. Ostez celle robe partie.
  731. Il vous fault vestir autrement.
  732. J' ay de burel un garnement,
  733. Qui fu jadis a un preudomme.
  734. Il sera vostre, c' est la somme :
  735. Tout maintenant le vestirez ;
  736. Mon compaignon en semblerez
  737. Miex estre a droit.
  738. LE LARRON.     Sire, je vueil en tout endroit
  739. Faire quanque conmanderez.
  740. Mes armes aussi m' osterez,
  741. Car pour miex la vierge Marie
  742. Servir de cuer toute ma vie
  743. Les mettray jus.
    ( Le voleur dépose ses armes, ôte son vêtement et se
    couvre de la bure que lui tend l’ermite
    )
  744. L' ERMITE.     Aourez soit li doulx Jhesus
  745. De ce qu' a bien tourner vous voy.
  746. A Rochemador vous et moy
  747. Nous en yrons.
  748. LE LARRON.     Voire, et la vierge y prierons ;
  749. N' en doubtez pas.
  750. LE MARCHANT.     Seigneurs, sanz moy n' irez vous pas,
  751. Au mains pour tant que je vous voie ;
  752. Et quant nous serons mis a voie,
  753. J' yray, mais qu' il ne vous ennoit,
  754. Dire a mon vallet qu' il s' en voit.
  755. Puis retourneray tout en l' eure.
  756. Avec vous feray ma demeure
  757. Et en servant tout mon aage
  758. La mére Dieu de bon courage ;
  759. N' en doubtez mie.
  760. LE LARRON.     Alons donc ; la vierge Marie
  761. Nous soit chemin et vraie adresce.
  762. Mais pour noz cuers mettre en leesce,
  763. Je lo qu' a haulte voiz chanton :
  764. Ave, regina celorum.
  765. Explicit.
    ( Tous trois chantent l’antienne de l’Ave regina caelorum,
    puis le jeune marchand se sépare de l’ermite et du voleur
    )