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Miracle XIII
 
  1. Ci conmence un miracle de Nostre Dame, de l' empereur
    Julien que saint Mercure tua du conmandement
    Nostre Dame, et Libanius, son seneschal,
    qui cela vit en avision, se fist baptiser a
    saint Basille et devint hermite, et pour reveoir
    Nostre Dame en sa biauté souffri que on li crevast
    les yeux, et le renlumina Nostre Dame.

    Acte I.
    Scène I. Un camp auprès de Césarée.

    L'EMPEREUR.
    Seigneurs, entendez ma raison ;
  2. J' ay bien de vous dire achoison :
  3. Traiez vous ça, non pas arriére
  4. Puis que je suis vostre emperiére,
  5. Vous devez chascun regarder
  6. A m' onneur accroistre et garder.
  7. Vous semble il voir ?
  8. LIBANIUS.     Mon seigneur, vous devez savoir
  9. Qu' il n' a ci nul de nous, ce cuit,
  10. Qui n' ait grant joie et grant deduit
  11. De la vostre honneur essaucier.
  12. Y a il riens a adrescier ?
  13. Dittes, chier sire.
  14. PREMIER CHEVALIER.     Plaise vous, sire, a le nous dire
  15. Se vous avez riens a contraire,
  16. Ne conment vous en voulrez faire,
  17. Et fait sera.
  18. DEUXIESME CHEVALIER.     Voire, si c' on en parlera
  19. Deux mille ans après nostre vie.
  20. Est il riens dont aiez envie,
  21. Ne qui vous nuise ?
  22. L' EMPEREUR.     Desir me contraint et aguise,
  23. Seigneurs, d' aler sur les Persans :
  24. Car a moy sont contredisans,
  25. Ne ne veulent de moi tenir :
  26. Si m' en convient a chief venir,
  27. Car c' est du droit de mon empire ;
  28. Et pour c' en ay je plus grant ire,
  29. Je vous promet.
  30. LIBANIUS.     Sire, par mon dieu Mahonmet,
  31. Je lo donc que sur eulz alons,
  32. Et tantost vous en chevirons
  33. Ainçois que passent deux mardis :
  34. Car, sire, a touz les plus hardis,
  35. Puis qu' il se monstreront rebelles,
  36. Ferons sentir les alumelles
  37. De noz espées par les flans
  38. Et par les chiefs, tant que li sans
  39. Du corps ystra.
  40. PREMIER CHEVALIER.     Honniz soit il qui se faindra
  41. De ferir si sur les rebelles,
  42. C' om leur puist faire les cervelles
  43. Des chiefs saillir.
  44. L' EMPEREUR.     Seigneurs, ne me devez faillir :
  45. Car je sui vostre droit seigneur,
  46. Et si vous ay fait le greigneur
  47. Honneur que je puis regarder :
  48. Et c' est que, pour mon corps garder,
  49. Jour et nuit soiez avec moy.
  50. Et avec ce, pour vostre loy
  51. Essaucier, ce savez vous bien,
  52. Ay renoncié a crestien ;
  53. Et savez bien a quel martire
  54. Je fas morir ceulx que j' oy dire
  55. Qui delaissent la loy paienne
  56. Pour tenir la loy crestienne.
  57. Et croy que qui penser voulroit,
  58. Qu' esmerveiller moult se pourroit
  59. Des orribles tourmens et paines
  60. Qu' a plusieurs personnes humaines
  61. Ay fait souffrir, qui ne vouloient
  62. Croire en Jupiter, ains tenoient
  63. Que la loy crestienne vault miex.
  64. Vous l' avez veu a voz yex
  65. Quieulx tourmens fis j' a Quiriace,
  66. A Gordian et a Privache.
  67. C' est horreur de les raconter ;
  68. Et si vous dy bien sanz doubter
  69. Quanque de tieulx gens trouveray
  70. Mourir a martire feray ;
  71. Il n' y ara point de deffault.
  72. Mais aler, seigneurs, nous en fault
  73. Sur ceulx de Perse.
  74. DEUXIESME CHEVALIER.     Puis que vo volentez aerse
  75. Y est, sire, de cuer entier
  76. Yrons. Avant, seigneurs macier ;
  77. Alez devant.
  78. PREMIER MACIER.     Vuidez de ci, vuidez avant ;
  79. Faites voie ; vuidezla place,
  80. Se ne voulez de ceste mace
  81. Estre feruz.
  82. DEUXIESME MACIER.     Par amour, seigneurs, levez sus ;
  83. Vuidez de cy ; faites nous voie
  84. Ou vous arez, se Dieu me voie,
  85. De cops foison.
    ( Les deux sergents écartent la foule sur le passage de l’empereur en la menaçant
    de leur masse d’arme
    )

    Scène II. La demeure de l’évêque saint Basile le Grand de Césarée et de ses clercs.
  86. BASILLE.     Mes fréres, sans arrestoison
  87. Nous convient a l' encontre aler
  88. De l' emperiére, a brief parler,
  89. Pour li reverence et honneur
  90. Faire : car il est chier seigneur
  91. De ceste terre.
  92. PREMIER CLERC.     Sire, si y alons bonne erre.
  93. Mais quel don li presenterez ?
  94. Trop petite honneur li ferez,
  95. S' il n' a de vous aucun present :
  96. Or vous avisez cy present
  97. Que li donrrez.
  98. BASILLE.     Je vous diray que vous ferez :
  99. Vous savez je n' ay pas en masse
  100. Joyaux n' argent que li donnasse,
  101. Ne je ne pense point encor
  102. De telz choses faire tresor :
  103. Prenez des pains dont nous vivons
  104. Trois que nous li presenterons.
  105. Ce sera present assez gent,
  106. Et si sera bon pour sa gent,
  107. Dont il a moult grant compagnie :
  108. Car il s' en va en ost banie
  109. Sus les Persans.
  110. DEUXIESME CLERC.     Voire ; mais s' il n' est congnoissans
  111. Que vous li faciez par amour,
  112. Ce nous pourra plus a doulour
  113. Tourner qu' a joye.
  114. BASILLE.     Ne vous chaut, mettons nous a voie :
  115. J' en mettray sur Dieu tout le fais,
  116. Qui scet et voit que je le fais
  117. En bonne entente.
  118. TROISIESME CLERC.     Mouvez de par Dieu sanz attente,
  119. Mon seigneur, et je vous suivray ;
  120. Les pains après vous porteray
  121. Ysnellement.
    ( Le troisième clerc prend trois pains )
  122. BASILLE.Seigneurs, alons appertement.
    ( Basile et les trois clercs se rendent auprès de l’empereur )

    Scène III. Le camp impérial.
    ( Ils entrent dans le camp )
  123. BASILLE. ( Aux clercs )     Vezci l' emperiére venir.
  124. ( S’inclinant devant l’empereur )     Sire, Dieu vous vueille tenir
  125. En honneur et en bonne vie,
  126. Et toute vostre compagnie
  127. Que je cy voy !
  128. L' EMPEREUR.     Je t' en pri, par amour dy moi :
  129. N' ez tu pas Basille le grant ?
  130. Trop sui de le savoir engrant.
  131. Or me respons.
  132. BASILLE.     Bazilles est mes propres noms,
  133. Sire, pour voir.
  134. L' EMPEREUR.     Certes, tu cuides moult savoir,
  135. Et cuides grant philosophe estre ;
  136. Mais je puis bien contre toy mettre
  137. Que tout ton sens envers le mien
  138. Vault moult petit, mais ne vault rien :
  139. Car plus sage sui que tu n' es,
  140. Ne que tu ne seras jamais
  141. Jour de ta vie.
  142. BASILLE.     Pleust a Dieu le fil Marie,
  143. Que si bon et si sage fusses
  144. Qu' en toy vraie creance eusses,
  145. Et amasses ton createur
  146. Et le servisses en cremeur !
  147. Pour ce que moult de gent de fait
  148. De leurs biens t' ont ci present fait,
  149. Et vivres ont fait ci venir
  150. Pour ton ost plus aise tenir,
  151. Aussi saches tu de certain,
  152. Pour charité, de nostre pain
  153. T' apport moy et mes compaignons,
  154. Et de tel conme nous mengons ;
  155. Emperiére, je te dy voir.
  156. Or vueilles en gré recevoir
  157. Ce present, sire.
  158. L' EMPEREUR.     Seigneurs, prenez sanz contredire
  159. Les pains dont il me fait present,
  160. Mais redonnez li ci present
  161. Du fain ; je le vueil par ma teste.
  162. Il m' a fait de pain d' orge feste.
  163. D' orge ! C' est a beste peuture.
  164. Donnez li du fain ; c' est droiture :
  165. S' en mengera.
    ( Tandis que le second sergent prend les trois pains, le premier s’empare 
    d’une botte de foin et la porte brutalement à la bouche de Basile
    )
  166. PREMIER MACIER.     Mon seigneur, tantost en ara
  167. Se point en a en ceste ville.
  168. Tenez, mengiez, sire Bazille,
  169. Et broutez fort.
  170. BASILLE.     O emperiére, tu as tort :
  171. Car de tel pain con nous vivons
  172. Et moy et touz noz compaignons
  173. T' avons offert par charité,
  174. Et tu l' as pris en tel vilté
  175. Que tu me fais yci pour pain
  176. Donner de tes chevaulx le fain.
  177. Ce n' est pas grant honneur a faire
  178. A homme de si hault affaire ;
  179. N' en doubtez pas.
  180. L' EMPEREUR.     Certes jamais ne gousteras
  181. De crouste ne mie de pain ;
  182. Ou tu mourras de male fain,
  183. Ou tout temps mais que viveras
  184. Conme beste herbe brouteras.
  185. Entens me bien, te semble il dors je,
  186. Qui m' as fait present de pain d' orge ?
  187. N' est dieu qui m' en peust retraire
  188. Que honte n' aies et contraire :
  189. Car a noz diex es ennemis.
  190. Tu as ceste ville soubzmis
  191. Et convertie a ta creance :
  192. Par mes diex en qui j' ay fiance,
  193. Si tost con revenray de Perse
  194. De toutes pars sera aerse ;
  195. Et si de toy me vengeray,
  196. Que toute abatre la feray
  197. Et mettre a mort jeunes et viex,
  198. Puis la feray arer. J' aim miex
  199. Qu' elle port chardons et orties
  200. Qu' elle gardast gens converties
  201. A croire un dieu qui fu penduz :
  202. N' en pot estre onques deffenduz.
  203. Ou despit de li et sa mére
  204. Sera la chose si amére
  205. Que le moustier que d' eulx as fait
  206. Feray trebuchier tout a fait ;
  207. Et l' image de ta Marie
  208. Feray ardoir, n' en doubtes mie,
  209. Si tost que pourray repairier.
  210. ( À ses sergents ) Avant, seigneurs, sanz atargier :
  211. N' arrestez plus, alez avant.
  212. ( À Basile ) Je te tenray bien convenant,
  213. Par ceste teste.
  214. PREMIER MACIER.     Sire, chascun de nous s' apreste
  215. A faire quanque conmandez.
  216. Avant, seigneurs, avant passez.
  217. Alez arriére.
  218. DEUXIESME MACIER.     Se ne voulez que je vous fiére,
  219. Alez en sus.
    ( Basile et ses trois clercs s’écartent sur le passage de l’empereur )
  220. L' EMPEREUR.     Seigneurs, de dueil sui si confus,
  221. Par mes diex que ne le puis dire.
  222. Grant despit m' a, voir, et grant ire
  223. Basille fait.
  224. LIBANIUS.     Ne vous chaille de ce meffait
  225. Plus, sire : bien l' amenderons,
  226. Quant de Perse retournerons ;
  227. N' en faites compte.
  228. PREMIER CHEVALIER.     Creés Libanius le conte,
  229. Sire ; et vostre dueil oubliez ;
  230. Briefment en serez si vengiez,
  231. Qu' il vous en devra bien souffire.
  232. Pensons de bourder et de rire
  233. Pour nous esbatre.
  234. DEUXIESME CHEVALIER. ( Montrant un château )     Je lo que nous aillons embatre,
  235. Mon seigneur, en ce grant manoir :
  236. Il est pour vous bien recevoir
  237. Assez garniz.
  238. L' EMPEREUR.     Or y alons donc, mes amis ;
  239. Un petit m' y reposeray
  240. Et voulentiers y menjeray,
  241. Si ferez vous.
  242. LIBANIUS.     C' est veritez, mon seigneur doulx,
  243. Ce qu' avez dit.
    ( L’empereur, suivi de Libanius et des deux chevaliers, se rend au château désigné )
  244. BASILLE. ( Resté seul avec ses clercs )     Vierge, mére au doulx Jhesu Crist,
  245. Fontaine de vraie leesce,
  246. Amoureuse conforteresce,
  247. Dame, envoie moy ton confort :
  248. Car trop ay au cuer desconfort ;
  249. Et ce n' est mie sanz raison.
  250. Ton moustier voy et ta maison
  251. Menacié d' abatre et d' ardoir,
  252. De tel qui en a bien pouoir :
  253. C' est de Julien l' emperére.
  254. Las ! vezci chose orrible et fiére !
  255. Hé ! dame, li soufferras tu
  256. Qu' en mal faire ait tant de vertu,
  257. Ne que la gent que t' ai acquise,
  258. Qui toy honneure et fait servise
  259. Et ton filz, soit si desconfite
  260. De ce tirant, de cel herite,
  261. Qui fait m' en a si grief menace ?
  262. Vierge, a ton filz et a toy place
  263. Que muire ainçois !
  264. PREMIER CLERC.     Sire, se m' aist sainte Foys,
  265. Avis m' est, po estez senez
  266. Qui tel dueil ore demenez
  267. Ne telle angoisse.
  268. DEUXIESME CLERC.     Hé ! mon seigneur, que Dieu vous croisse
  269. Honneur ! n' avez vous mie tort
  270. De vous mettre en tel desconfort ?
  271. Voir si avez.
  272. BASILLE.     Helas ! biaux seigneurs, vous savez
  273. Bien la tresgrant iniquité,
  274. Le meschief et la cruauté,
  275. Que nous doit faire l' empereur.
  276. Qu' en puis je mais, s' en grant douleur
  277. De cuer y pense ?
  278. TROISIESME CLERC.     Vous avez bien droit ; mais en ce
  279. Penser vous devez bien garder
  280. De tel dueil faire, et regarder
  281. Qu' est bon a faire.
  282. BASILLE.      Ore, seigneurs, je me vueil taire.
  283. Alons nous ent, je vous croiray ;
  284. Mais en alant m' aviseray
  285. Sus ceste chose.
    ( Basille et les trois clercs quittent le camp impérial et se rendent dans leur demeure )

    Scène IV. Un château sur l’Euphrate
    ( cf v.950)
    ( Entrent dans le château les deux chevaliers, l’empereur et Libanius
    )
  286. PREMIER CHEVALIER.      Sire, temps est c' on se repose,
  287. Vostre gent et vous le premier :
  288. Entrez ceens ; de vous aisier
  289. Tuit penserons.
  290. DEUXIESME CHEVALIER.     Mon seigneur, voirement ferons.
  291. ( Lui montrant un siège ) Vezci vostre siége tout prest ;
  292. Seez vous un po, s' il vous plaist,
  293. Tandis conme iray aprester
  294. Et les liz et vostre souper :
  295. C' est de raison.
    ( Le deuxième chevalier se retire )
  296. L' EMPEREUR.     Conmandez que j' aye de bon
  297. Tout ce que l' en pourra avoir.
  298. Or ça, je me vueil ci seoir,
  299. Et vous, biaus seigneurs, sa venez :
  300. Je vueil qu' entour moy vous tenez
  301. Et que me gardez tellement
  302. Que nul, se ne savez conment
  303. Et pour quoy, ne puist aprouchier
  304. De moy, tant soit mon ami chier,
  305. Qu' ainsi le vueil.
  306. LIBANIUS.     Sire, ne doubtez ; vostre vueil
  307. De nous touz si bien fait sera,
  308. Que nul de vous n' approuchera
  309. Près de trois toises.
    ( Le premier chevalier rentre et sert à l’empereur son repas, sous la garde 
    de Libanius et du second chevalier
    )

    Scène V. Aux alentours du château.
    ( Un premier diable, Satan, en rencontre un second, Bélial, sautant et dansant )
  310. PREMIER DYABLE.     Quel dyable as tu ? Com tu t' envoises,
  311. Et com tu saus, et com tu bales !
  312. As tu bouté le feu es hales ?
  313. Di, Belial.
  314. DEUXIESME DYABLE.     Je vieng de faire un fait royal.
  315. Scez tu conment, Sathan amis ?
  316. J' ay un contens si tresgrant mis
  317. Entre Basille et l' empereur,
  318. De qui je sui pieça seigneur,
  319. Qu' il a juré a ce Basille
  320. Qu' il destruira toute sa ville,
  321. Laquelle est Cesaire nommée
  322. Ou Maroie est tant honnourée,
  323. Et de Maroie ardra l' image,
  324. Dont a po Bazille n' enrage.
  325. Est ce bien fait ?
  326. PREMIER DYABLE.     Et je vieng de brasser un fait
  327. Qu' assez tost verras avenir :
  328. C' est d' un moine qui doit venir
  329. Chiez la femme d' un laboureur,
  330. Non pas pour faire a Dieu honneur,
  331. Mais pour briser le mariage :
  332. Chascun a la culaine rage ;
  333. Et scez tu qu' il en avenra ?
  334. Il me souffist quant chascuns a
  335. Bonne voulenté de pechier ;
  336. Si que je pense a empeschier
  337. Si leur trigal et leurs cembiaux
  338. Que le moine, en lieu de drapiaux
  339. A laver, dedans un cuvier
  340. Sera bouté, mon ami chier,
  341. Et si ara, qui qu' en estrive,
  342. Sur son dos de chaude lessive
  343. Jettée plain un chauderon.
  344. Le tenray je bien pour bricon ?
  345. Dy, je t' en pri.
  346. DEUXIESME DYABLE. ( Éclatant de rire )     Hahay ! hahay ! que je me ri
  347. De ce que l' as si bien trouvée !
  348. Alons nous en sanz demourée
  349. En enfer ; nous y serons ja
  350. Miex venu que ne fu pieça
  351. Diable nesun.
    ( Ils se rendent en Enfer )

    Scène VI . Près d'une église à Césarée, un espace découvert où se trouve 
    dressée une estrade.

    ( Entrent Basile et ses clercs )
  352. BASILLE. ( À ses clercs )     Mes amis, pour tout le conmun
  353. De ceste cité assembler,
  354. Faites le saint un cop sonner :
  355. Car, sachiez, j' ay entencion
  356. De faire une colacion,
  357. Ains que je fine.
  358. TROISIESME CLERC.     Mon seigneur, de voulenté fine
  359. Assez tost sonner le feray :
  360. Je meismes sonner l' iray,
  361. Pour vostre amour.
    ( Le troisième clerc va faire sonner la cloche de l’église ; 
    peu après, entrent trois bourgeois qui se rencontrent en route
    )
  362. PREMIER BOURGOIS.     Mon voisin, Dieu vous doint bon jour !
  363. Qu' est ce que j' ay oy sonner ?
  364. N' en sarez vous point raisonner
  365. Le voir ou non ?
  366. DEUXIESME BOURGOIS.     Je pense que c' est le sermon,
  367. Je n' en sçay autrement parler.
  368. Y venrez vous ? G' y vueil aler,
  369. Sire, par foy.
  370. PREMIER BOURGOIS.     Oil, g' i vois ; attendez moy.
  371. Alons men de par Dieu ; or sa.
  372. ( Au troisième bourgeois ) E ! Robert, ou alez vous la ?
  373. Dieu gart, biau sire !
  374. TIERS BOURGOIS.     Compére, se Dieu me gart d' ire,
  375. Je vois le sermon escouter
  376. Qu' ay oy maintenant sonner,
  377. Ce m' est avis.
  378. DEUXIESME BOURGOIS.     Si faisons nous, par saint Denis,
  379. Mais je ne say qui preschera.
  380. Alons men ; quant nous serons la
  381. Bien le sarons.
  382. PREMIER BOURGOIS.     Il ne peut estre que n' aions
  383. Bon sermon, seigneurs, sanz deffaut :
  384. Car nostre evesque en l' eschafaut
  385. Voy ja monté qui le fera.
  386. Bien sçay que tost conmencera.
  387. Sa venez, compére Robert.
  388. Seez vous sur ceste herbe vert
  389. Decoste moy.
  390. TIERS BOURGOIS.     Voulentiers, compére, par foy ;
  391. Vez me la jus.
  392. DEUXIESME BOURGOIS.     Si feray je, sanz estre plus
  393. Sur piez huimais.
    ( Les trois bourgeois s’asseyent dans l’herbe les uns auprès des autres )
  394. BASILLE. ( Sur l’estrade, prononçant le sermon )
    Elevata est nubes de tabernaculo federis, et profecti
    sunt filii Israel, et requievit archa in monte Pharan ;
    Numeri Xo
    . Ces paroles sont escriptes en un livre de la
    sainte escripture, qui est appellé le livre de Numbre, et
    veulent ainsi dire en françois : La nue est eslevée du tabernacle
    d' aliance, et les enfans d' Israel sont oultre
    passez, et l' arche se reposa ou mont de Pharan. Et ces
    paroles nous pouons trop bien appliquier a la glorieuse
    vierge Marie et dire : La nue est eslevée, etc.. . Mais icy
    pouons noter pour la glorieuse vierge et dire : nue.
    Doulce gent, quant Moise amena les enfants d' Israel hors
    d' Egipte, nostre seigneur leur donna une nue pour trois
    choses, c' est assavoir : pour estre en leur chemin pour
    conduit nuit et jour, et en refroidement de chalour, et
    aussi en signe d' aliance et d' amour. Et pour ces trois
    raisons di je que la glorieuse vierge Marie peut estre
    nommée nue. Car premiérement elle nous est donnée
    conme celle qui de nostre chemin est vray conduiseur.
    Pour quoy ? Car premiérement elle nous met hors d' Egipte,
    c' est a dire hors des tenébres de pechié en quoy
    estoit tout l' umain lignage avant sa venue. Pour quoy
    disoit Thobie le viel, Thobie Vo : Quale michi gaudium,
    qui in tenebris sedeo et lumen celi non video
    ?
    Las ! quelle joie puis je avoir qui me voi en tenébres
    seoir, et la lumiére du ciel ne puis veoir ? aussi con s' il
    deist nulle. Et certes celui siet bien en tenébres, qui ne
    considére les grans peines que il dessert pour ses pechiez ;
    ne la lumiére du ciel ne voit point, qui ne se remembre
    et doubte avoir perdu pour ses pechiez la joie des cieulx.
    Et toutes voies parmi ceste benoite vierge nous est donnée
    la vraie lumiére, c' est Jhesu Crist, qui, si conme dit
    saint Jehan l' evangeliste, enlumine tout homme venant
    en ce monde. Donques elle nous met bien hors d' Egipte :
    car elle nous a celui apporté qui noz pechiez porta en
    son corps sur le fust, c' est a dire qui la paine de noz
    pechiez soufri en la croiz. Et avecques ce qu' elle nous
    met hors des tenébres de pechié, elle nous maine par le
    desert, c' est a dire par penitence ou par religion, en la
    terre de promission : c' est lassus, en gloire. Conment ?
    Car la porte des cieulx qui par Eve fu close a touz,
    par ceste vierge nous est ouverte, pour quoy chante de
    lui sainte eglise, en concordant a ce : Quod Eva tristis
    abstulit, tu reddis almo germine, etc.
    .
    Ce que nous ot tolu Eve la doulereuse
    Nous est par toy rendu, royne glorieuse.
    Vezci donc conment elle nous est donnée pour estre de
    nostre chemin vray conduiseur. Après elle nous est donnée
    en refroidissement de chaleur : car, aussi conme la
    nue gardoit le peuple d' lsrael de la chaleur du soleil,
    aussi ceste glorieuse vierge nous deffent de la chaleur
    du vray soleil : c' est Jhesu Crist qui est dit soleil. La
    chaleur de ce soleil est l' ire du vray jugement de Dieu
    contre les pecheurs ; et l' ardeur de ce soleil ceste vierge
    nous attrempe et adoulcist, en soy mettant entre nous
    et son doulx filz, dont saint Bernard dit : O homme, tu
    as a Dieu seur acès ; tu as la mère devant le filz, pour
    toy monstrant ses mamelles ; tu as le filz devant le pére,
    monstrant ses plaies cruelles
    Dont ne peut riens estre illeuc refusé
    Ou sont d' amour tant de signe monstré.
    Mais je dy aussi qu' elle nous est donnée en signe d' aliance
    et d' amour. Doulce gent, li enfant d' Israel quant
    ilz veoient la nue aler devant eulx, qui les compaignoit,
    ilz savoient de certain que Diex estoit avec eulz.
    Je le dy pour tant, mi amy,
  395. Vous savez et avez oy
  396. Conment de nous grever et nuire
  397. Et de ceste cité destruire
  398. Nous a menacié Julien :
  399. Si conseilleroie pour bien
  400. Que, se nous pouons pour avoir
  401. Apaisier s' ire et paiz avoir,
  402. Que chascun de vous sanz deport
  403. Yci tout son tresor apport :
  404. C' est bien a faire, ce me semble,
  405. Et quant tout sera mis ensemble,
  406. Si l' en faisons present briément :
  407. Car convoiteux est durement.
  408. Se pour c' espargnier ne nous deigne,
  409. Que morir ne nous esconveigne,
  410. Recevons tuit en gré martire,
  411. Et Jhesu Crist, nostre doulx sire,
  412. Nostre bon loyal ami fin,
  413. Nous donrra la gloire sanz fin.
  414. Et nient moins, se a ceste nue,
  415. Mére de Dieu, de touz maux nue,
  416. Devotement tuit recorons,
  417. Je tieng que nous la trouverons
  418. De nous droit conduire si preste,
  419. Et que la chaleur et tempeste
  420. Du tirant si appaisera
  421. Que ja nul mal ne nous fera ;
  422. Mais ainçois par sa grant puissance
  423. Mettra amour et aliance
  424. Entre Jhesus, son filz, et nous,
  425. Si qu' il nous sauvera trestouz,
  426. Je vous promet.
  427. PREMIER BOURGOIS.      Sire, en ta voulenté je met
  428. Tout mon tresor ; je le vois querre :
  429. Cy le t' apporteray bonne erre ;
  430. Si en feras a ton devis.
  431. Sains esperis, ce m' est avis,
  432. Si parle en toy.
  433. DEUXIESME BOURGOIS.     Si feray j' aussi, car je croy
  434. Que c' est le miex.
  435. TIERS BOURGOIS.     Seigneurs, je tieng et croy que Dieux
  436. Lui enseigne a ainsi parler :
  437. Aussi que vous, m' en vueil aler
  438. Tout le mien querre.
    ( Les trois bourgeois rentrent chez eux )

    Scène VII. Le château.
    L’empereur s’est endormi dans un lit, après son souper, sous la garde de 
    Libanius, des deux chevaliers et des deux sergents.
  439. LIBANIUS. ( Prenant à part les deux sergents )
    Se vous voulez m' amour acquerre,
  440. Seigneurs, je vous pri et requier,
  441. Laissiez moy un po sommeillier
  442. Derriére vous, en ceste place,
  443. Mais que mon seigneur riens n' en sache :
  444. Car sommeil ay, n' en doubtez mie,
  445. Tel c' onques mais jour de ma vie,
  446. Je n' o si grant.
  447. PREMIER SERGENT.     Libanius, de cuer engrant
  448. Vostre vouloir acompliray.
  449. Dormez, et je vous garderay
  450. Seurement.
  451. DEUXIESME SERGENT.     Si feray je certainement.
  452. Sanz ce qu' il viengne sur vous homme,
  453. Hardiement porrez un somme
  454. Bon et grant prendre.
    ( Libanius se place derrière les deux sergents, s’étend et s’endort )

    Scène VIII. Espace découvert près de l’église de Césarée, comme à la scène VI.
    ( Entrent les trois bourgeois apportant leur trésor  dans des coffrets et des écrins 
    qu’ils remettent successivement à saint Basile
    )
  455. PREMIER BOURGOIS.     Sire, vueillez a moy entendre :
  456. Vezci quanque g' ay de tresor
  457. Ne de joyaux d' argent ne d' or,
  458. Que vous apport.
  459. BASILLE.     Ne place Dieu que les emport
  460. Celui pour qui les apportez ;
  461. Mais doint Diex que les ramportez
  462. Briément a joye !
  463. DEUXIESME BOURGOIS.     Sire, et vezci toute monnoie
  464. D' or, du temps l' empereur premier :
  465. A vostre vouloir, sire chier,
  466. La despendez.
  467. BASILLE.     Tresdoulx Jhesu Crist, deffendez
  468. De l' empereur ceste gent cy :
  469. Tuit li autre et la ville aussi,
  470. Sire, gardez.
  471. TIERS BOURGOIS.     Reverent pére, regardez :
  472. Vezci tout quanque j' ay de bon,
  473. Que je met en vostre bandon,
  474. Aussi com li autres ont fait
  475. Le leur : chier sire, or en soit fait
  476. Vostre vouloir.
  477. BASILLE.     Mes bons amis, tout cest avoir
  478. En sauf depost vous metteray
  479. Maintenant ; plus n' attenderay.
    ( Basile dépose ces trésors en une tour dont il ferme à clef la porte )
  480. C' est fait ; mis l' ay en tour bien close.
  481. Or vous vueil je dire une chose,
  482. Qui nous peut valoir dessus toutes :
  483. C' est qu' a genouz et a nuz coudes
  484. Aillons deprier saint Mercure
  485. Qu' il nous vueille touz prendre en cure ;
  486. Et en s' eglise veillerons
  487. Toute nuit, et le requerrons
  488. Devotement.
  489. PREMIER CLERC.     Mon seigneur dit bien, bonne gent :
  490. Car ce nous peut sur toute rien
  491. Aidier plus qu' avoir terrien,
  492. Sanz nulle doubte.
  493. PREMIER BOURGOIS.     Je vueil donc conmencier la route
  494. D' aler devant.
  495. DEUXIESME CLERC.     Et nous vous irons tuit suivant,
  496. Sanz atargier.
  497. DEUXIESME BOURGOIS.     N' en devons pas faire dangier,
  498. Quant mon seigneur y plaist venir,
  499. Mais son conmant tout acomplir
  500. Benignement.
  501. TIERS BOURGOIS.     Vous dites voir : se Dieu m' ament,
  502. Il appartient.
    ( Basile, suivi des clercs et des bourgeois, se rend à l’église Saint-Mercure )

    Scène IX. L’église Saint-Mercure. La nuit est venue.
    ( Entrent dans l’église saint Basile et ses trois clercs suivis de fidèles, hommes et femmes )
  503. BASILLE.     Mes amis, or nous esconvient
  504. Cy endroit meshui demourer,
  505. Et de cuer devot touz ourer.
  506. Prenez chascun place pour soy,
  507. Et je vois de la tout par moy
  508. Moi mettre en contemplacion
  509. Et prier par devocion.
  510. Seigneurs, demourez vous touz ci
  511. Et priez Dieu qu' il ait mercy
  512. De ceste ville.
    ( Basile se sépare des trois clercs et des trois bourgeois pour prier ).
  513. DEUXIESME CLERC. ( Priant )     Dame, qui es et mére et fille
  514. Au toutpuissant, au roy des roys,
  515. Deffens nous des vilains desrois
  516. De Julien le marvoyé,
  517. Qui Dieu et toy a renoyé,
  518. Conme faux, conme plain de rage,
  519. Qui nous veult faire tel oultrage
  520. Que destruire nous veult trestouz.
  521. Doulce dame, regardez nous
  522. Piteusement.
  523. TROISIESME CLERC. ( Idem )     E ! mére au doulx roy qui ne ment,
  524. Grant peuple en ceste ville sommes,
  525. Tant de femes, d' enfans con d' onmes,
  526. Qui ton filz conme Dieu creons,
  527. Qui toy con sa mére aourons,
  528. Et qui tenons par vraie foy
  529. Que nulz n' est escondiz de toy.
  530. Ha ! tresdoulce vierge pucelle,
  531. Puis que devotement t' appelle
  532. Mére de consolacion,
  533. Celle grant persecucion
  534. Ne souffrez, dame, excecuter,
  535. Dont nous entent persecuter
  536. Ce faux herite.
  537. PREMIER CLERC. ( Idem )     Mére d' amour, en qui habite
  538. Toute pitié, toute doulceur ;
  539. Dame, de celle grant doleur
  540. Que l' empereur nous a promise
  541. Nous gardez ! Et vous, saint Morise,
  542. Nous en mettons sur vous la cure ;
  543. Et vous, ami Dieu, saint Mercure,
  544. Je qui sui vostre secretain,
  545. Et ay esté de longue main,
  546. Vous requier que pour nous priez
  547. Dieu, sire, et ne nous detriez
  548. A faire aide.
  549. BASILLE. ( Idem )     Doulce vierge, voiz la grant hide,
  550. En quoy est ton sergent Basille,
  551. Et le peuple de ceste ville !
  552. N' est pas hide seule, mais rage,
  553. Quant ton saint moustier, ton ymage
  554. A proposé de faire ardoir
  555. L' empereur, et nous touz pour voir,
  556. Se longuement vivre le lait
  557. L' amoureux Dieu que de ton lait
  558. Norresis sa jus en ce monde.
  559. Ha ! dame precieuse et monde,
  560. De cuer te pri en souspirant
  561. De ce faulx renié tirant
  562. Par ta sainte pitié nous venge,
  563. Si que ton filz grace et loenge
  564. En ait de nous, et grace aussi.
  565. Or aiez de nous touz merci,
  566. Vierge pucelle !

    Acte II.
    Scène I. Le Paradis et l’église Saint-Mercure. La même nuit.
  567. NOSTRE DAME. ( À Michel et à Gabriel )     Mes amis, alez tost en celle
  568. Eglise, que la jus veez,
  569. Et un grant siége y ordenez
  570. Pour moy seoir.
  571. MICHIEL.     De faire tout vostre vouloir,
  572. Dame des cieulx, nous est moult bel.
  573. Alons men, amis Gabriel,
  574. Son conmant faire.
  575. GABRIEL.     Michiel, alons ; bien me doit plaire.
  576. C' est fait, ne le feroit miex nulz.
  577. Ralons nous ent es cieulx la sus,
  578. Dont nous venismes.
    ( Les deux archanges disposent un trône pour Notre-Dame dans l’église 
    Saint-Mercure, puis remontent auprès d’elle au Paradis
    )
  579. BASILLE. ( En contemplation, dans l’église )     Doulz, amoureux, pére haultismes,
  580. Qui seul Dieux es en trinité,
  581. Je voi merveilleuse clarté
  582. Descendre des cieulx la amont,
  583. Et voy deux hommes qui s' en vont,
  584. Ce m' est avis, en paradis,
  585. Qu' ileuc ont un hault siége assis.
  586. Je ne scay que ce pourra estre ;
  587. Mais ci me vueil tenir et mettre,
  588. Et regarder toute la fin.
  589. Doulx Dieu, qui de l' iave fis vin,
  590. Et vous, doulce vierge Marie,
  591. Gardez qu' ennemis seigneurie
  592. N' ayt sur moy par temptacion !
  593. Dame, de ceste vision
  594. Trop me merveil.
  595. MICHIEL. ( À Notre-Dame, au Paradis )     De vostre siége est l' appareil
  596. La jus tout fait, dame des cieulx,
  597. Si bien que ne le savons mieulx
  598. Faire pour vray.
  599. NOSTRE DAME.     Sus dont, mes amis : sanz delay
  600. Avec moy touz vous en venez
  601. Et compagnie me tenez,
  602. Et, en moy faisant ce convoiz,
  603. Faites en chant oir voz voiz
  604. Par cy aval.
  605. GABRIEL.     Si ferons nous, vierge royal ;
  606. De nous yert vostre vouloir faiz.
  607. RONDEL.     Gens corps en biauté parfaiz,
  608. Vierge sur toute parfaite,
  609. Moult est de grace parfaiz,
  610. Gens corps en biauté parfaiz,
  611. Cil qui ses diz et ses faiz
  612. En vostre service affaitte,
  613. Gent corps en biauté parfaiz.
  614. Vierge sur toute parfaite.
    ( Les deux archanges accompagnent Notre-Dame dans l’église Saint-
    Mercure en chantant ce rondeau
    )
  615. BASILLE. ( En contemplation, dans l’église )     Doulx Diex, dont viennent gens si faiz
  616. Com je voy, ne pour quel raison
  617. Viennent ci ? Trop sont grant foison
  618. D' ommes, touz en biauté esliz.
  619. Tuit sont plus blanc que fleur de lis ;
  620. Tant sont luisans, tant resplandissent,
  621. Que tuit li oeil m' en esbloissent.
  622. Contre terre pasmer m' esteut :
  623. Car ma veue souffrir ne peut,
  624. Ne porter plus ceste lumiére.
    ( Il tombe à terre, le visage tourné vers le sol )
  625. ( À Notre-Dame ) Vierge, de grace tresoriére,
  626. Vueillez me deffendre au jour d' ui
  627. Et garder de mal et d' annuy,
  628. Par vostre grace.
  629. NOSTRE DAME. ( À saint Michel, s’asseyant sur le trône qui lui a été préparé )  
    Appellez moy sanz plus d' espace
  630. Mercure, mon bon chevalier.
  631. Je vueil qu' il me voise vengier
  632. De Julien, cel homme infame ;
  633. Mon doulx filz et moy trop diffame,
  634. Si ne doit plus estre souffert :
  635. Vengée en vueil estre en appert.
  636. Faites venir.
  637. MICHIEL.     Dame, sanz plus moy ci tenir,
  638. Je le vois querre.
    ( Saint Michel va chercher au Paradis saint Mercure qui se présente
    aussitôt tout armé – casque, haubert, bouclier, lance - devant Notre-Dame
    en s’inclinant
    )
  639. SAINT MERCURE.     Dame du ciel et de la terre,
  640. Royne des anges nommée,
  641. Gloire et honneur vous soit donnée,
  642. C' est raison pardurablement :
  643. Car vous estes sanz finement
  644. Beneurée.
  645. NOSTRE DAME.     Mercure amis, sanz demourée
  646. Vaz me tost, vaz sanz delaiance
  647. De Julien prendre venjance.
  648. Tu le doiz bien grever et nuire :
  649. Il a empensé de destruire
  650. Et de gaster ceste cité,
  651. Et moi a yre a excité
  652. Trop malement.
  653. SAINT MERCURE.     Dame, puis qu' il vous plaist, briément
  654. En vois delivrer le pais.
    ( Saint Mercure se rend auprès de l’empereur résidant dans le château )

    Scène II. Le château. La nuit.
  655. SAINT MERCURE. ( Brandissant sa lance au-dessus de l’empereur allongé 
    sur son lit
    )     Homs de Dieu maudit et hais,
  656. De ton sanc sera taint le fer
  657. De ceste lance : ore en enfer
  658. Et ame et corps !
    ( Saint Mercure transperce l’empereur d’un coup de lance et sort. Julien 
    pousse un long cri avant d’expirer. Les chevaliers et les sergents , auprès de 
    lui, restent immobiles et muets, sous l’effet de la stupeur. Entre le premier diable
    )
  659. PREMIER DYABLE. ( Appelant le second diable )     Haro ! Sathan, ou es ? Tu dors,
  660. Si com me semble.
    ( Entre le second diable )
  661. DEUXIESME DIABLE.     Et que touz ceulz d' enfer ensemble
  662. Te puissent courir sus et batre !
  663. Qu' as tu a toy ainsi debatre ?
  664. Te moques tu ?
  665. PREMIER DYABLE. ( Montrant l’empereur inanimé )     Haro ! Mon ami, ne voiz tu
  666. Pas Julien, nostre grant maistre,
  667. Que Mercure vient d' a mort mettre ?
  668. Je cuiday Cesaire gaingnier
  669. Par lui et Basille engignier,
  670. Et tout le peuple decevoir ;
  671. Or avons tout perdu, pour voir,
  672. Par ceste mort.
  673. DEUXIESME DYABLE.     De par le diable, trop est fort
  674. Maroie, qui ce nous a fait.
  675. Au mains alons prendre de fait
  676. Le corps et l' ame Julien ;
  677. Si l' emportons : car tu scez bien
  678. Nostre est pieça.
  679. PREMIER DYABLE.     Ma brouete vueil mener la,
  680. Si que dedans le jetterons
  681. Et en enfer l' entrainnerons,
  682. Sanz plus attendre.
    ( Le premier diable va chercher une brouette et rentre en scène avec elle )
  683. DEUXIESME DYABLE.     Avant contre moy te fault prendre,
  684. Pour le mettre en celle brouette.
  685. Sa, puis qu' il y est, a grant feste
  686. L' en entrainnons.
    ( Les deux diables chargent le corps de l’empereur dans la brouette
    et l’emportent en Enfer
    )

    Scène III. L’église Saint-Mercure. La nuit.
  687. NOSTRE DAME. ( Siégeant sur son trône, à Basile )     Bazille, pour ce que preudons
  688. Te say et tel te puis retraire,
  689. Et que touzjours paines d' atraire
  690. Le peuple a la foy crestienne,
  691. En ceste vie terrienne
  692. Vueil je que tu de moy miex vailles,
  693. Et pour ce que tu ne deffailles
  694. De bien faire tant qu' as a vivre,
  695. Tien, amis, je te doing ce livre
  696. Ou moult de choses trouveras
  697. Dont esjoir moult te pourras.
    ( Notre-Dame lui remet un livre )
  698. Or ne doubtes plus Julien ;
    ( Lui montrant une page du livre )
  699. Il est finez, tu le voiz bien ;
  700. Mais, se tu as bien fait, fay miex.
  701. Avant : ralons nous en es cieulx,
  702. Mes bons amis.
  703. DEUXIESME ANGE.     De ce sommes tuit volentis,
  704. Dame ; or alons.
  705. PREMIER ANGE.     Voire, biaux compains, et chantons
  706. Tant que soit no rondel parfaiz.
  707. RONDEL.Cil qui ses diz et ses faiz
  708. En vostre service afaite.
  709. Gens corps en biauté parfaiz,
  710. Vierge sur toute parfaite.
    ( Les deux archanges raccompagnent Notre-Dame au Paradis
    en chantant ce rondeau
    )

    Scène IV. Le château. Le matin.
    ( Les deux chevaliers et les deux sergents, témoins du meurtre et de 
    l’enlèvement de l’empereur, semblent reprendre connaissance
    )
  711. PREMIER CHEVALIER.     Ce fait ci mon cuer trop dehaitte
  712. Et fait plain d' amiracions.
  713. Las ! biaux seigneurs, las ! que ferons ?
  714. Vezci chose trop merveilleuse
  715. Que, present nous, de si honteuse
  716. Mort est nostre emperére mors,
  717. Et si nous est tolu le corps
  718. Qui tout maintenant estoit ci,
  719. Ne ne pouons savoir de qui :
  720. Que veult ce dire ?
  721. DEUXIESME CHEVALIER.     Par touz noz diex je ne sçay, sire ;
  722. Mais le cuer paour si m' effroie,
  723. Que ci pour riens ne demourroie,
  724. Ainçois m' en fui.
  725. PREMIER SERGENT.     Par Mahon, sire, je vous sui ;
  726. Trop ay paour.
    ( Les deux chevaliers et le premier sergent s’enfuient )
  727. DEUXIESME SERGENT. ( Réveillant Libanius endormi )
    Levez sus, levez sanz demour,
  728. Libanius ; si en venez :
  729. Faites tost et si nous suivez,
  730. Se bon vous semble.
    Le deuxième sergent fuit à son tour, tandis que Libanius se relève )
  731. LIBANIUS. ( Resté seul )     Las ! le cuer de paour me tremble !
  732. Las ! las ! las ! las ! Qu' ay je veu ?
  733. ( Faisant le récit de la vision qui lui est apparue durant son sommeil )
    Las ! je me tieng pour deceu,
  734. Quant je ne sui crestiennez !
  735. Las ! je voy bien que tu fuz nez,
  736. Emperére, de mauvaise heure.
  737. Or te queurent li dyables seure,
  738. Qui tourmentent ton corps et t' ame.
  739. Ce t' ont fait Basile et la dame
  740. Qui mére Dieu est appellée
  741. Et des crestiens honnorée.
  742. Mal menaças onques Basille
  743. De destruire li ne sa ville :
  744. Trop en a pris cruel venjance
  745. La mére Dieu par sa puissance,
  746. De qui j' ay veu la venue,
  747. Et conment des cieulx descendue
  748. Est a Cesaire la cité ;
  749. Conment saint Mercure excité
  750. A de toy venir mettre a mort.
  751. Or voy je bien, tuit cil sont mort
  752. Et dampné sanz fin en enfer
  753. Qui Tervagant ne Jupiter
  754. Ne Mahon croient conme diex.
  755. Il n' en est nul forsque li fiex
  756. De celle vierge ; pour ce dy
  757. Que touz les diex paiens reny,
  758. Ne jamais je ne fineray
  759. Tant que du grant Basille aray
  760. Babtesme eu.
    ( Il se rend à Césarée, dans l’église Saint-Mercure, auprès de saint Basile ).

    Scène V. L’église Saint-Mercure. Le matin.
  761. BASILLE.     Ha ! mére Dieu, qu' ay je veu
  762. De toy ? peut c' estre ore mençonge
  763. Ceste vision, ou vray songe ?
  764. Mençonge non, ains est certain ;
  765. ( Montrant le livre qu’il a reçu ) Je tieng ci le livre en ma main.
  766. Certes, maleureux sont cil
  767. Qui courroucent toy ne ton fil.
  768. Mais, dame, trop suis esbahiz
  769. De Julien, s' il envaiz
  770. A si de saint Mercure esté
  771. Que de sa lance ou corps bouté
  772. Ly ait si rudement le fer
  773. Que trebuchiez est en enfer
  774. Son corps et s' ame, et enfangié.
  775. Dame, qu' ainsi soions vengié
  776. De lui, peut il estre advenu ?
  777. En ma vision l' ay veu,
  778. Ce m' est avis, estre pour voir.
  779. Hé ! je le pourray bien savoir
  780. Tout maintenant : car ou sacraire
  781. De saint Mercure me vueil traire,
  782. Et savoir se g' y trouveray
  783. Ses armes, en quoy veu l' ay,
  784. Et especialment sa lance :
  785. J' en aray trop bien congnoissance.
    ( Il se rend dans la chapelle de saint Mercure ; on y voit l’autel du saint et
    la châsse où sont conservées ses armes. Il réveille le sacristain endormi
    )
  786. Secretain, levez sus, levez ;
  787. Les armeures me monstrez
  788. De saint Mercure.
  789. PREMIER CLERC.     Mon seigneur, certes c' est droiture
  790. Qu' a vostre vouloir obeisse,
  791. Ou je seroie fol et nice.
  792. Sa, sire, vezci ou ilz sont.
  793. ( Ouvrant la châsse du saint ) Ha ! doulce mére Dieu, qui ont
  794. Cil esté qui sont ci venu,
  795. Qui m' ont de ci endroit tolu
  796. Du saint martir les armes dignes ?
  797. Haro ! Diex ! Encor a matines
  798. Son haubert, son escu, sa lance
  799. Y laissay : vezci grant meschance.
  800. Las ! dolens ! las !
  801. BASILLE.     Amis, ne vous courroucez pas ;
  802. Vous en orrez briément nouvelles,
  803. Se Dieu plaist, et bonnes et belles.
  804. Or voy je bien, ne m' en esmaie,
  805. Quanque ay veu est chose vraye ;
  806. Et pour voir le puis dire a touz.
    ( Revenant auprès des trois clercs et des trois bourgeois
    qui se sont endormis dans l’église
    )
  807. Or sus, or sus, mes amis doulz,
  808. Ysnellement !
  809. DEUXIESME CLERC. ( Se réveillant )     Egar ! con j' ay dormi forment !
  810. Qu' est ce, mon chier seigneur ? Qu' avez,
  811. Qui si asprement conmandez
  812. Que nous levons ?
  813. PREMIER BOURGOIS. ( Idem )     Sire, est Julien, cil maux homs,
  814. Sur nous venuz ?
  815. BASILLE.     Nanil, mes amis : levez sus !
  816. Une autre chose vous diray,
  817. Dont, se Dieu plaist, je vous feray
  818. Touz esjoir.
  819. DEUXIESME BOURGOIS.     Sire, dites vostre plaisir ;
  820. Tuit levé sommes.
  821. BASILLE.     Or entendez, femmes et hommes,
  822. Qui ci avez la nuit veillié :
  823. Soiez de cuer joient et lié,
  824. Et loe chascun endroit soy
  825. La mére du souverain roy,
  826. Qu' elle doit bien estre loée :
  827. Car la tempeste a tempestée,
  828. Dont nous estions tuit tempesté ;
  829. D' iver nous a mis en esté.
  830. Mettons tuit a lui servir cure :
  831. Car par elle et par saint Mercure
  832. Sommes de Julien delivre ;
  833. Corps et ame tout a delivre
  834. Ont ja en enfer enfangié,
  835. Tant nous ont bien de lui vengié :
  836. C' est tout certain.
  837. TIERS BOURGOIS.     Ha ! mére au doulx roy souverain,
  838. Peut estre vraie ceste chose ?
  839. Sire, se dire le vous ose,
  840. Plaise vous nous faire assavoir
  841. Conment vous savez qu' il est voir
  842. Qu' il soit ainsi ?
  843. BASILLE.     Conment je le sçay ? vez le cy.
  844. ( Faisant le récit de sa vision ) Ennuit, en veillant conme vous
  845. En oroisons, mes amis doulz,
  846. Vi avenir une merveille
  847. Trop grant, dont mes cuers s' esmerveille.
  848. Car la doulce vierge Marie
  849. Vi descendre, a grant compagnie,
  850. Des cieulx en celle place la.
  851. ( Montrant le trône où s’est assise Notre-Dame ) La s' assist, la se reposa
  852. En un siége qui li fut fait ;
  853. La conmanda que tout a fait
  854. On li appellast saint Mercure ;
  855. Et un ange bonne aleure
  856. L' ala querre, et il tantost vint
  857. Devant la vierge : la se tint,
  858. En li enclinant humblement,
  859. Monté et armé ensement
  860. Des armes propres, que si chier
  861. L' en garde dedans son moustier.
  862. La vi que la vierge lui dit :
  863. " Vaz me tost, va sanz contredit
  864. De Julien prendre venjance."
  865. Saint Mercure a ce mot s' avance,
  866. Droit a Julien s' adresça
  867. Et parmy le corps li lansa
  868. Son glaive, si qu' il chay mors ;
  869. Mais en morant fist un brait lors,
  870. Si tresorrible et si hideux,
  871. Qu' encore en suiz tout paoureux.
  872. Tantost après des ennemis
  873. Fu corps et ame en enfer mis.
  874. Et nient moins ne m' oblia point
  875. L' umble vierge, mais a ce point
  876. Jusqu' a moy vint, ( Montrant le livre ) pour moy ce livre
  877. Donner ; puis dist : « Tu es delivre,
  878. Basile, du fel Julien;
  879. Pense touzjours de faire bien,
  880. Et il te sera bien meri. »
  881. Adonc es cieulx se referi.
  882. Quant le livre vi en ma main,
  883. Je vi bien que c' estoit certain
  884. Ce qu' elle avoit parlé a moy ;
  885. Mais de la mort doubtay un poy
  886. De Julien ; si ne me teing
  887. Plus, mais au secretain m' en veing,
  888. Si lui dis que sanz delaiance
  889. Me monstrast le fer de la lance,
  890. Le haubert, l' escu saint Mercure,
  891. Et il m' ouvri bonne aleure
  892. La chasse en quoy il les gardoit ;
  893. Mais pour certain riens n' y avoit.
  894. Ainsi je fais conclusion,
  895. Que vraie est mon advision :
  896. Pour quoy, doulce gent, je vous pri,
  897. Loons la vierge sanz detri
  898. Et mercions a genoulz nuz :
  899. Car un chascun y est tenuz
  900. Par verité.
    ( Tous se mettent à genoux )
  901. TROISIESME CLERC.     Ha ! dame, qui la deité
  902. Qui tout comprent en toy compris,
  903. Est il nul qui puist le grant pris
  904. De ta bonté, de ta valeur,
  905. De ta pitié, de ta doulceur
  906. Comprendre ? Nanil, doulce dame ;
  907. Pour ce de cuer, de corps et d' ame
  908. Tant com je puis te magniffi,
  909. Tant com je puis te glorifi,
  910. Se j' en sui digne.

    Scène VI. Même lieu, une semaine plus tard.
    ( Libanius entre dans l’église )
  911. LIBANIUS.     E ! bonne gent, par amour fine
  912. Vueillez entendre ma raison.
  913. Dites moy sanz arrestoison
  914. Quel part pourray j' en ceste ville
  915. Trouver le saint homme Basille.
  916. Le savez vous ?
  917. BASILE.     Que vous plaist il, mon ami doulx ?
  918. Dites le moy hardiement :
  919. Car Basille sui vraiement,
  920. Et vez me cy.
  921. LIBANIUS. ( Effrayé )     Ha ! sire, aiez de moy mercy,
  922. Et me vueillez empetrer grace !
  923. Car voir je ne say que je face,
  924. Ne que deviengne.
  925. BASILLE.     Mon ami, de Dieu vous souviengne !
  926. Seigneurs, il est touz effraez.
  927. Regardez, amis, ça venez ;
  928. Qui estes vous ? Se Dieu vous gart,
  929. Avis m' est a vostre regart,
  930. Que courrouz le cuer vous destraint.
  931. Quelle cause vous a constraint
  932. De ci venir ?
  933. LIBANIUS.     Las ! je ne say que devenir,
  934. Sire, tant sui esmerveilliez :
  935. Et, pour Dieu, que me conseilliez
  936. Appertement !
  937. BASILLE.     Amis, voulentiers doulcement,
  938. S' eusse de quoy.
  939. LIBANIUS.     De quoy ? sains homs, entens a moy ;
  940. Je te diray chose moult fiére.
  941. Mors est Julien l' emperére,
  942. Sire, pour voir.
  943. BASILLE.     Conment le pouez vous savoir ?
  944. Mon ami, ne me mentez point :
  945. Ou est il mors, ne en quel point ?
  946. Aussi quant fu ce ?
  947. LIBANIUS.     Sire, se je ne le sceusse
  948. De certain, parler n' en osasse ;
  949. Mais j' estoie en la propre place,
  950. Dessus le fleuve d' Eufraten
  951. Ou il fina. Conment ? Enten,
  952. Sains homs, et le voir te diray ;
  953. Ja de mot ne t' en mentiray.
  954. Maistre de son hostel estoie
  955. Et pour certain lors sommeilloie,
  956. Et en ce sommeil qui m' ot pris
  957. Vi une dame de grant pris,
  958. Qui royne sembloit bien estre,
  959. Descendant du regne celestre
  960. Avec li moult grant compagnie
  961. De gent dont fu acompagnie,
  962. Qui furent tuit de blanc vestu,
  963. Et quant la dame assise fu,
  964. J' oy ( car bien y mis ma cure )
  965. Qu' elle envoia querre Mercure,
  966. Son chevalier, qui tantost vint.
  967. Tout armé devant li se tint,
  968. Et moult humblement l' enclina.
  969. Si oy qu' el li conmanda :
  970. " Vaz moy de Julien vengier."
  971. Et celi sanz plus atargier
  972. S' en vint a Julien, mon maistre,
  973. Son glaive parmi le corps mettre
  974. Maugré touz ceulx qui le gardoient,
  975. Qui touzjours entor li estoient
  976. Heaumes laciez, haubers vestuz ;
  977. Ne les prisa pas deux festuz,
  978. Ains leur occist entre leurs mains,
  979. Hui a set jours, ne plus ne mains ;
  980. Et quant vint au glaive retraire,
  981. Julien conmença a braire ;
  982. Mais si orrible fu ce brait,
  983. C' onques homme ne fist si lait.
  984. Puis vi les ennemis d' enfer,
  985. Qui, après le grant cop du fer,
  986. Emportérent et ame et corps ;
  987. Puis vi que tantost après lors,
  988. Sains homs, la dame a vous s' en vint,
  989. Et un livre qu' en sa main tint
  990. Vous donna par dileccion.
  991. C' est la fin de ma vision,
  992. Dont je conclu que ne vault riens
  993. Loy nulle, fors de crestiens.
  994. Pour quoy, sains homs, a toy m' apuy
  995. Et a garant a toy afui.
  996. Ma loy reni, car tout est pesme :
  997. Si te requier avoir baptesme
  998. Tout maintenant.
  999. BASILLE.     Amis, bien soiez vous venant !
  1000. ( Montrant le livre qu’il tient ) Encor tieng le livre en mes mains,
  1001. Et sachiez que ne plus ne mains
  1002. Vi je tout ce qu' avez veu.
  1003. Dieu vous a des siens esleu,
  1004. A ce que voy.
  1005. LIBANIUS.     Sire, pour Dieu baptisez moy :
  1006. Si seray a fin et a chief
  1007. De la douleur et du meschief
  1008. Qui ou cuer m' est.
  1009. BASILLE. ( Montrant la cuve baptismale dans l’église )
    Amis, li sains fons sont tout prest ;
  1010. Despoulliez vous.
  1011. LIBANIUS.     Sire, de voz grez faire touz
  1012. Sui aprestez.
    ( Libanius ôte ses vêtements )
  1013. BASILLE.     Conment voulez estre nommez ?
  1014. Dites me voir.
  1015. LIBANIUS.     Libanius vueil nom avoir,
  1016. S' il vous agrée.
  1017. BASILLE.     Or entrez ci sanz demourée,
  1018. Et eslevez au ciel voz yex.
    ( Libanius entre dans la cuve. Saint Basile procède aux rites du baptême )
  1019. Creez vous qu' il est un vraiz Diex.
  1020. Qui le ciel et la terre fist,
  1021. Pére, filz et saint esperit,
  1022. Et ceste sainte trinitez
  1023. N' est qu' une seule deitez ?
  1024. Respondez moy.
  1025. LIBANIUS.     Sire, vraiement je le croy
  1026. Et le confesse.
  1027. BASILLE.     Creez vous que par la haultesce
  1028. D' amour le filz tant seulement
  1029. Nasqui pour nostre sauvement,
  1030. Conme homme humain ?
  1031. LIBANIUS.     Sire, je croy pour tout certain
  1032. Qu' il est ainsi.
  1033. BASILLE.     Et creez vous qu' il fu aussi
  1034. Par l' euvre du saint esperit
  1035. Faiz et formez, sanz contredit,
  1036. Et nez de la vierge pucelle,
  1037. Vierge après l' enfanter, et qu' elle
  1038. Est royne de paradis,
  1039. Et siet a la destre son filz
  1040. Lassus en gloire ?
  1041. LIBANIUS.     Sire, ceste chose estre voire
  1042. Croy vraiement.
  1043. BASILLE.     Et creez vous derrainnement
  1044. Qu' en la fin du monde venra
  1045. Celui Diex, et nous jugera
  1046. Touz ensemble, bons et mauvais,
  1047. Selon noz euvres et noz faiz ?
  1048. Ce vueil savoir.
  1049. LIBANIUS.     Je tieng cest article et croy voir,
  1050. Ne n' en doubt point.
  1051. BASILLE.     Que me requerez sus ce point ?
  1052. Dites avant.
  1053. LIBANIUS.     Sire, crestienté demant
  1054. Et vous requier.
  1055. BASILLE.     Et vous l' arez, mon ami chier,
  1056. Tout maintenant ; soiez en fis.
  1057. ( Faisant le signe de croix )  Je te baptize, biau doulz filz,
  1058. In nomine patris et filii et spiritus sancti. Amen.
  1059. Or es en bon predicamen,
  1060. Amis : car par ce sacrement
  1061. Es conjoins a Dieu tellement
  1062. Que, se tu maintenant moroies,
  1063. Tout droit en paradis yroies
  1064. Avec les sains.
  1065. LIBANIUS.     J' en aour Dieu a jointes mains,
  1066. Sire, et l' umble vierge Marie,
  1067. A qui je vueil toute ma vie
  1068. De cuer servir.
  1069. BASILLE.     Amis, pensez de vous vestir.
    ( Libanius remet ses vêtements )
  1070. Or en alons bonne aleure,
  1071. Devant l' autel de saint Mercure,
  1072. A Dieu loenge et graces rendre
  1073. De ce qu' il a volu deffendre
  1074. Ceste cité d' estre a essil,
  1075. Et nous touz jettez de peril,
  1076. Et de ce que, par sa bonté,
  1077. A la foy de crestienté
  1078. Aussi vous tient.
  1079. LIBANIUS.     Sire, il me plaist et a gré vient ;
  1080. Je sui tout prest.
  1081. BASILLE.     Suivez moy, seigneurs, raison est
  1082. Que Dieu soit hui magniffiez
  1083. De nous touz, et glorifiez
  1084. A haulte alaine.
    ( Tous se rendent dans la chapelle de saint Mercure )
  1085. PREMIER CLERC. ( Dans la chapelle, devant la châsse de saint Mercure )
    Vierge, royne souveraine,
  1086. De qui Dieu a sa mére fait,
  1087. A vous me plaing. Par quel meffait,
  1088. Ne par quelle male aventure,
  1089. Ay je perdu de saint Mercure
  1090. Les saintes armes que gardoie ?
  1091. N' a gaires qu' encor les avoie.
  1092. Las ! le cuer de douleur m' en serre !
  1093. Dame, je ne les sçay ou querre,
  1094. S' en la chasse ne sont trouvées
  1095. Ou ont esté acoustumées
  1096. De garder. Encor sanz delay
  1097. Tout maintenant garder yray.
    ( Il rouvre la châsse et y voit les armes du saint reposées à leur place )
  1098. Ha ! doulce dame de valour,
  1099. Je te rens graces, je t' aour,
  1100. Quant les voi en leur propre lieu :
  1101. Certes c' est miracle de Dieu.
  1102. Je le vois a mon seigneur dire.
  1103. Je le voy ça venir. Chier sire,
  1104. Venez veoir appert miracle :
  1105. ( Montrant à saint Basile la châsse où sont conservées les armes )  
    En la chasse et ou tabernacle
  1106. De saint Mercure sont pour voir
  1107. Ces armes : ce vous fas savoir
  1108. Pour tout certain.
  1109. BASILLE.     Me dites vous voir, secretain ?
  1110. Esprouver vois ceste nouvelle.
  1111. Seigneurs, loons tuit la pucelle
  1112. Qui porta l' amoureux Jhesu.
  1113. ( Prenant la lancede saint Mercure et en montrant le fer couvert de sang )
    Vezci un fer qui a coru
  1114. Parmi le corps, parmy le flanc
  1115. De Julien. Vezci le sanc
  1116. ont encore est taint et soullié,
  1117. Dont encore est tout chaut moullié.
  1118. N' aions de lui plus de doubtance.
  1119. Regardez touz : vezci la lance
  1120. Dont a esté touz tresperciez
  1121. Cil qui tant nous ot menaciez.
  1122. Saint Mercure a mort l' a livré
  1123. Et de lui nous a delivré :
  1124. Or peut brouter s' erbe et son fain ;
  1125. Se Dieu plaist, nous arons du pain.
  1126. N' y a plus mais qu' a haulte vois,
  1127. Loons la mére au roy des roys,
  1128. Qui tant est preste de secourre
  1129. Touz ceulx qui a li veulent courre,
  1130. Et a s' aide.
  1131. LIBANIUS.     Certes, au cuer me fist grant hide
  1132. Quant de ce fer li vi donner
  1133. Et parmi le corps assener ;
  1134. Et congnois bien que, sanz doubtance,
  1135. C' est le propre fer de la lance
  1136. Qui le tua.
  1137. DEUXIESME CLERC.     Sire, or pensez quel vertu a
  1138. L' umble vierge, mére de gloire,
  1139. Qui a fait que cette vittoire
  1140. Avons eu.
  1141. LIBANIUS.     Elas ! Dès que je l' oy veu,
  1142. De lui amer fu si espris
  1143. Et encor sui, que je ne pris
  1144. Toutes les choses de ce monde
  1145. La plume d' une povre aronde :
  1146. Car sa biauté surmonte tout,
  1147. Et com plus ceste biauté goust
  1148. Plus suis espris de desirer ;
  1149. Si que je ne puis savourer
  1150. Nulle autre chose.
  1151. TROISIESME CLERC.     N' est merveille, s' en li enclose
  1152. Est toute joie et touz deliz :
  1153. Car c' est la rose, c' est le lis
  1154. De doulceur, de grace et d' amour,
  1155. Par quoy sommes hors de doulour
  1156. Et de tristesce.
  1157. LIBANIUS.     Sire, entendez moy : après ce
  1158. Que j' ay eu baptisement
  1159. De vous, enseigniez moy conment
  1160. Ma vie pourray maintenir
  1161. A ce que je puisse avenir
  1162. A acquerre l' amour de celle
  1163. Qui enfanta vierge pucelle
  1164. Sanz douleur l' amoureux Jhesu :
  1165. Car je l' ay tant belle veu,
  1166. Tant gracieuse et delittable,
  1167. Tant parfaitte, tant amiable,
  1168. Que se retraire me vouloie
  1169. De li amer, je ne pourroie
  1170. Pour nulle rien.
  1171. BASILLE.     Libanius, or voy je bien
  1172. Que gousté avez un petit
  1173. De sa grace, qui l' appetit
  1174. De s' amour desirer vous euvre.
  1175. Mais, amis, puis qu' a si haulte euvre
  1176. Vous voulez mettre, il vous convient
  1177. Despiter et tout mettre au nient
  1178. Ce monde, et vous de li retraire ;
  1179. Et c' est une grant chose a faire.
  1180. Car nulz n' y peut a droit venir,
  1181. S' il ne se veult mettre et tenir
  1182. En solitude.
  1183. LIBANIUS.     Sire, ma pensée et m' estude
  1184. Sont de moy mettre en hermitage,
  1185. Et j' en say un assez sauvage ;
  1186. Si que, se le me conseilliez,
  1187. Sains homs, je sui appareilliez
  1188. D' aler y manoir, et souffrir
  1189. Penitence, et mon corps offrir
  1190. Du tout au service de celle
  1191. Que j' ay veu, qui tant est belle,
  1192. Puissant et haulte.
  1193. BASILLE.     Amis, je vous conseil sanz faulte
  1194. Pour le miex tenir ceste voie.
  1195. Voulez vous que je vous convoie
  1196. Jusques au lieu ?
  1197. LIBANIUS.     Nanil ja, sire ; mais pour Dieu
  1198. En voz priéres me mettez
  1199. Et beneiçon me donnez :
  1200. Si m' en iray.
  1201. BASILLE. ( Bénissant Libanius par imposition des mains )     Mon ami, de cuer le feray.
  1202. La beneiçon perdurable
  1203. De Dieu, le pére esperitable,
  1204. Vous soit donnée !
  1205. LIBANIUS.     Sanz faire ci plus demourée,
  1206. A Dieu trestouz !
  1207. PREMIER BOURGOIS.     Amoureux et courtoys et doulx,
  1208. Sire, vous soit le roy celestre !
    ( Libanius se retire dans l’ermitage dont il vient de parler )
  1209. Elas ! Or va il son corps mettre
  1210. Pour l' amour Dieu en penitance.
  1211. La mére Dieu par sa puissance
  1212. Li doint bien faire !
  1213. DEUXIESME BOURGOIS.     Amen ! Et du Sathan contraire
  1214. Par qui li bon sont empeschié
  1215. Le gart, si que jamais peschié
  1216. En li ne sente !
  1217. BASILLE.     Mes amiz, sanz plus longue attente
  1218. Vous en venrez avecques moy :
  1219. Je vueil rendre a chascun par soy
  1220. L' avoir que m' avez hui baillié.
  1221. Mais avant yrons de cuer lié
  1222. Et devotement, mi ami,
  1223. En la monteigne Didemi,
  1224. Ou assise est la maistre eglise
  1225. De nostre dame : la servise
  1226. Solempnel, au miex que pourrons,
  1227. En li merciant li ferons
  1228. Trestouz ensemble.
  1229. PREMIER CLERC.     Mon seigneur dit bien, ce me semble,
  1230. Et c' est raison.
  1231. DEUXIESME CLERC.   Certes, vous dites voir ; c' est mon.
  1232. Ne la pourrons ja tant servir,
  1233. Que le bien puissons desservir
  1234. Que fait nous a.
  1235. TROISIESME CLERC.     Chier sire, ordenez qui ira
  1236. Devant : c' est drois.
  1237. BASILLE.     Vous irez devant, mes bourgois :
  1238. Seigneurs clers, derriéres serez
  1239. Et après moy vous en venrez.
  1240. Plus n' en parlons.
  1241. TIERS BOURGOIS.     Sire, devant nous en alons,
  1242. Quant c' est voz grez.
    ( Ils se rendent à l’église de Notre-Dame, bâtie sur le mont Didemi, au-
    dessus de Césarée, en procession, dans l’ordre indiqué  : les bourgeois,
    puis les clercs, saint Basile enfin
    )

    Acte III.
    Scène I. L’ermitage de Libanius en un lieu désert.
  1243. LIBANIUS.     Dame, en qui li divins secrez
  1244. Fu enclos, pour la toye amour
  1245. Avoir, en touzjours mon demour
  1246. Vueil ci faire en cest hermittage,
  1247. Et toy servir d' umble courage.
  1248. Dame, vueillez a moy entendre !
  1249. E ! mére Dieu, piteuse et tendre,
  1250. Et preste de grace donner
  1251. A cuer qui se veult ordener
  1252. A toy amer, a toy servir ;
  1253. Dame, pourray je desservir
  1254. Qu' avant que de ce siecle fine,
  1255. Qu' en ta biauté qui tant est fine
  1256. Te veisse une seule foiz ?
  1257. Las ! Que requier je ? Je congnoiz
  1258. Que je pense a foleur trop grande
  1259. Quant tel benefice demande,
  1260. Ne si excellent courtoisie.
  1261. Mais l' amoureuse litargie
  1262. Dont mes cuers est feruz et tains
  1263. Pour vous, dame de touz les sains,
  1264. M' a mis en vie si petite
  1265. Qu' en ce desert sui conme hermite,
  1266. Ou j' ay moult grant temps mon pooir
  1267. Fait de vous servir main et soir,
  1268. En celle entente, en ce desir,
  1269. Que vous venist, dame, a plaisir,
  1270. A vous des cieulx sa jus oultrer
  1271. Et moy vostre biauté monstrer.
  1272. Or n' y puis encore avenir ;
  1273. Voir si ne me puis plus tenir ;
  1274. Ou mont Didemi m' en yray ;
  1275. La, dame, te deprieray
  1276. Tant que, s' il te plaist, tu m' orras
  1277. Et mon desir acompliras.
  1278. Je m' en vois ; cy ne vueil plus estre :
  1279. Certes je doy bien peine mettre
  1280. A y aler : car il m' est vis
  1281. Qu' en joie seray touz raviz
  1282. Mais que j' y soie, Dieu mercy.
    ( Il se rend sur le mont Didemi où se sont précédemment
    rendus saint Basile et ses compagnons clercs et bourgeois
    )

    Scène II. Sur le mont Didemi, devant l’église de Notre-Dame.
  1283. LIBANIUS. ( Arrivant sur le sommet ) Tant ay fait que je voy de cy
  1284. Le saint lieu que je cerche et quier,
  1285. G' y sui. ( Se mettant à genoux ) A ! dame, or te requier
  1286. Par tes glorieuses merites
  1287. Que moy ton servant ne despites ;
  1288. Mais me vueilles de ta presence
  1289. Par ta sainte benivolance
  1290. Consoler, royne des cieulx,
  1291. Si qu' en toy regardant des yex
  1292. Du chief, mes cuers soit assouviz
  1293. Du desir, dont si alouviz
  1294. Est de toy veoir, com tu scez.
  1295. Las ! Je di trop, non pas assez ;
  1296. Mais, vierge, n' y prenez pas garde :
  1297. Car vous veoir qui tant me tarde
  1298. Me fait ainsi hardiement
  1299. Parler. Combien que vraiement
  1300. Je sai bien que n' en sui pas dignes,
  1301. Nient moins dit on, vierge benignes,
  1302. Que pitiez tant en vous habonde,
  1303. Qu' il n' est nulz, se de pure et monde
  1304. Pensée vous prie et requiert,
  1305. Qu' il n' aviengne qu' ait ce qu' il quiert.
  1306. Pour c' yci vous deprieray
  1307. Sanz cesser, et s' attenderay
  1308. Vostre vouloir.

    Scène III. Le Paradis et le mont Didemi.
  1309. NOSTRE DAME.     Gabriel, or me fais savoir
  1310. De cel hermite qui la est,
  1311. Se, pour moy veoir, seroit prest
  1312. De souffrir c' on li crevast l' ueil
  1313. Senestre : car savoir en vueil
  1314. Sa voulenté.
  1315. DEUXIESME ANGE.     Tantost, ma dame, en verité.
    ( Le deuxième ange – Gabriel - descend du Paradis auprès
    de Libanius en prière sur le sommet du mont
    )
  1316. ( À Libanius ermite ) Or entens a moy, biau preudons,
  1317. Et a ce que diray respons.
  1318. Tu demandes a veoir celle
  1319. Qui enfanta, vierge pucelle,
  1320. En sa glorieuse biauté :
  1321. Aroies tu la voulenté
  1322. Que l' ueil senestre on te crevast,
  1323. Par si qu' elle a toy se monstrast
  1324. Visiblement ?
  1325. LIBANIUS.     Crevast ? Oil, certainement
  1326. Je le voulroie. Las ! Qui est ce
  1327. Qui sa parole a moy adresce ?
  1328. Nulle ame ci entour ne voy.
  1329. O tu, chose parlant a moy,
  1330. Di a ma dame que je vueil
  1331. Tresvoulentiers perdre un mien oeil
  1332. Pour li veoir.
    ( Gabriel – le deuxième ange – revient au Paradis auprès de Notre-Dame )
  1333. GABRIEL.     Dame, vous oez son vouloir,
  1334. Et le veez.
  1335. NOSTRE DAME.     Di li que les yeulz ait levez
  1336. Aux cieulx, sanz ailleurs regarder,
  1337. Et il me verra sanz tarder ;
  1338. Je li promet.
    ( Gabriel revient auprès de Libanius )
  1339. GABRIEL.     Biau preudons, a genouz te met
  1340. Et regardes ou firmament,
  1341. Et tu verras certainement
  1342. Ce que demandes.
  1343. LIBANIUS.     Je feray quanque me conmandes
  1344. Maintenant, sanz plus de respit :
  1345. Car, je tieng, tu es esperit
  1346. De Dieu, bon, non mie mauvais.
  1347. Mes yex vueil eslever huimais
  1348. Au ciel lassus.
    ( Libanius lève ses yeux vers le ciel, tandis que Gabriel retourne près de Notre-Dame )
  1349. NOSTRE DAME. ( À Gabriel )     Gabriel, or t' en vas la jus,
  1350. Et quant tu verras qu' il sera
  1351. Temps et point, qu' il te semblera
  1352. Qu' il m' ait assez apperceue,
  1353. Oste lui d' un oeil la veue ;
  1354. Ne laisse pas.
  1355. GABRIEL.     Dame, je vois isnel le pas
  1356. Touz voz grez faire.
    ( Notre-Dame se présente en compagnie de Gabriel à Libanius )
  1357. LIBANIUS.     Ha ! doulce vierge debonnaire,
  1358. Or te voy je en ta grant biauté
  1359. Et en ta haulte majesté.
  1360. Or est mon cuer a grant solaz.
  1361. S' a toy peusse monter, laz !
  1362. Moult fusse nez de tresbonne heure
  1363. Ha ! ma dame, en telle demeure
  1364. Vueillez sanz plus estre meshuit,
  1365. Pour mon solaz et mon deduit
  1366. Mouteplier : car il m' est vis
  1367. Qu' en paradis soie ravis,
  1368. Tant ay de gloire.
  1369. GABRIEL.     Or te souffise quant a ore,
  1370. Preudoms ; tu l' as veue assez.
  1371. Il fault cest oeil te soit crevez :
  1372. Plus n' en verras.
    ( Gabriel crève un œil à Libanius, tandis que Notre-Dame retourne au Paradis )
  1373. LIBANIUS.     Ha ! vierge, qui Jhesu portas !
  1374. Dame, sont ce cy de tes faiz ?
  1375. Je cuiday si estre refaiz
  1376. De veoir une foiz ta face
  1377. Que jamais riens ne desirasse
  1378. Et si tost que je l' ay veue
  1379. La soif de desir m' est creue,
  1380. Si que ne m' ay seu garder
  1381. En cel amoureux regarder ;
  1382. Ny avecques ce de la honte
  1383. De l' ueil qu' ay perdu ne fas conte ;
  1384. Ja mes cuers n' en fust esperduz,
  1385. Se desir en moy fust perduz.
  1386. Mais de desir sui plus espris,
  1387. Plus embrasez, plus entrepris
  1388. C' onques mais ne fui a nul jour.
  1389. Elas ! dame, s' en lonc sejour
  1390. Me mettez qu' encor ne vous voie,
  1391. Je ne say mais que faire doie :
  1392. Car mi desir si aigre sont,
  1393. Et en mon cuer sont si parfont,
  1394. Que riens ne m' y peut pourveoir,
  1395. Se n' est seulement vous veoir,
  1396. Vierge Marie.
  1397. NOSTRE DAME. ( Au Paradis, à saint Michel, le premier ange )  
    Michiel, vas tost, ne laisses mie,
  1398. A cel hermite demander
  1399. S' il voulra son autre oeil donner
  1400. A crever, que plus n' en verra,
  1401. Par si que veoir me pourra
  1402. Aussi conme autre foiz a fait.
  1403. Or verray je s' il a parfait
  1404. Cuer en m' amour.
  1405. PREMIER ANGE.     Voulentiers, dame, sanz demour.
    ( Saint Michel se rend auprès de l’ermite )
  1406. ( À Libanius ) Preudons, entens que je vueil dire.
  1407. De par la mére nostre sire
  1408. Jhesu Crist te vieng demander
  1409. Se tu te soufferras crever
  1410. L' autre oeil, que jamais n' en verras,
  1411. Or t' avise que tu diras,
  1412. Et tu verras encore celle
  1413. Qui sur toutes autres est belle,
  1414. La royne de paradis
  1415. Par qui humains furent jadis
  1416. Mis hors d' enfer.
  1417. LIBANIUS.     Helas ! ou a fut ou a fer
  1418. Me soit crevez ; il ne m' en chaille,
  1419. Mais qu' a mon desirer ne faille
  1420. Et que ma doulce dame voie.
  1421. Car certes se cent iex avoie,
  1422. Miex les vourroie avoir perduz,
  1423. Qu' ainsi demourasse esperduz,
  1424. Que jamais je ne la veisse.
  1425. Il n' est riens que je ne souffrisse,
  1426. Mais que la voie.
    ( Saint Michel est revenu auprès de Notre-Dame au Paradis )
  1427. NOSTRE DAME. ( À saint Michel, le premier ange )
    Dy li qu' il adresce et avoie
  1428. Ses yex a regarder sa hault,
  1429. Et il me verra sanz default ;
  1430. N' en doubte point.
  1431. DEUXIESME ANGE. ( À Libanius )     Preudoms, or te met en tel point,
  1432. Conme estoies quant tu la vis ;
  1433. Et assez tost, soiez en fiz,
  1434. La reverras.
    ( Tandis que Libanius, une seconde fois, lève la tête vers le ciel, Michel 
    retourne auprès de Notre-Dame au Paradis
    )

  1435. NOSTRE DAME. ( À saint Michel )     Or tost, Michiel, la jus t' en vas.
  1436. Quant point sera, creuve li l' ueil ;
  1437. Je le te conmans et le vueil.
  1438. Or fais briément.
  1439. MICHIEL.     Dame, fait sera bonnement ;
  1440. N' en doubtez pas.
    ( Notre-Dame revient en compagnie de saint Michel auprès de Libanius )
  1441. LIBANIUS. ( À saint Michel )     Tout quanque tu conmandé m' as
  1442. Feray sanz nulle retenue.
  1443. ( À Notre-Dame ) Ha ! dame, bien soiez venue,
  1444. Qui estes de gloire fontaine
  1445. Et de paradis souveraine !
  1446. En vous veoir tant se delitte
  1447. L' ame qui en mon corps habite,
  1448. Que dire je ne puis ne taire,
  1449. Ne je ne say que doie faire,
  1450. Tant sui de joie raempliz !
    ( Saint Michel crève à Libanius son second œil )
  1451. Elas ! tost m' ostez les deliz,
  1452. Doulce vierge, ou par vous estoie
  1453. Maintenant quant je vous veoie :
  1454. Ne vous voy mais.
  1455. MICHIEL.     De cest oeil ne verras huimais
  1456. Plus qu' as veu.
    ( Saint Michel raccompagne Notre-Dame au Paradis )
  1457. LIBANIUS. ( Resté seul )     Ha ! doulce vierge, deceu
  1458. M' avez malement, se m' est vis,
  1459. Par vostre biauté dont devis
  1460. Ne peut estre fais ; regarder
  1461. Ne m' ay sceu si bien ne garder,
  1462. Que tant n' aie esté deceuz
  1463. Qu' idropiques sui devenuz.
  1464. A ma contenance bien pert :
  1465. Car nient plus qu' idropiques pert
  1466. La soif qui l' angoisse en buvant,
  1467. Ainsi, vostre biauté devant
  1468. Mon cuer, ne suis de soif delivres ;
  1469. Ayns ay plus soif com plus suis yvres :
  1470. Et ceste soif n' est autre chose,
  1471. Dame ou toute grace est enclose,
  1472. Que le desir de vous veoir.
  1473. Mais com plus vous ay veu, voir,
  1474. Plus ay beu en habondance
  1475. Doulcement, et succé plaisance
  1476. Qui en mordant me va lechant
  1477. Et en buvant me va sechant ;
  1478. Et com plus la boy plus me seche
  1479. Ceste yvresce, et touzjours m' esleche,
  1480. Et me fait joir et doloir,
  1481. Et en saoulant mon vouloir
  1482. Se reemplist de convoitise.
  1483. Cil boire mon desir atise,
  1484. Et mon cuer fait frire et larder,
  1485. Doulce dame, en vous regarder,
  1486. Cil qui a joye et qui se deult.
  1487. Ha ! doulce vierge, s' estre peut
  1488. Qu' une foiz encore vous voie,
  1489. Jamais plus vivre ne voulroie :
  1490. Il me souffiroit atant certes.
  1491. Elas ! de ruses trop appertes
  1492. Me debat, quant je n' i voy goute ;
  1493. Si say je bien, dame, sanz doubte
  1494. Que, se vous voulés, vous serez
  1495. Si puissant que bien le ferez.
  1496. Dame, or me soit encor monstrée
  1497. Vostre biauté, s' il vous agrée,
  1498. Si po de temps et de si loing
  1499. Com vouldrez, et je veuil ce poing
  1500. Me soit coupez.
  1501. NOSTRE DAME. ( Au Paradis, aux archanges Michel et Gabriel )
    Mes amis, levez sus, levez !
  1502. S' en alons tost a mon ami
  1503. Que complaindre voy la enmy
  1504. Celle grant place.
  1505. MICHIEL.     Dame, n' y a nul qui ne face
  1506. Vostre vouloir ; c' est de raison.
  1507. Or sa, disons une chançon
  1508. En la alant.
  1509. GABRIEL.     Il me plaist, amis ; or avant :
  1510. Disons celle qu' avons apris.
  1511. RONDEL.     Eureusement est pris,
  1512. Dame, cil qui sanz amer
  1513. Met s' entente en vous amer ;
  1514. Puis que de vous est espris
  1515. Eureusement est pris :
  1516. Car il en vient a tel pris
  1517. Qu' il se fait ami nommer
  1518. De Dieu : donques sanz blamer
  1519. Eureusement est pris.
  1520. Dame, cil qui sanz amer
  1521. Met s' entente en vous amer.
    ( Les deux archanges font escorte à Notre-Dame en chantant ce rondeau )
  1522. NOSTRE DAME. ( À Libanius )     Mon chier ami, tu as empris
  1523. Une bataille fort et grant,
  1524. C' est que tu as le cuer engrant
  1525. De moy veoir en ma biauté ;
  1526. Mais je te dy en loyauté
  1527. Que, se vraiement la veoies,
  1528. Plus assez la desireroies
  1529. Que ne peuz faire.
  1530. LIBANIUS.     Tresdoulce vierge debonnaire,
  1531. Qui cuer avez piteux et doulx,
  1532. Quelle grace me faites vous ?
  1533. Ne vous verray je jamais point ?
  1534. Vous veez voir bien en quel point
  1535. Pour vous suis mis.
  1536. NOSTRE DAME.     Si feras ; taiz toy, mes amis.
  1537. Pour ce que m' aimes d' amour fine,
  1538. Lassus, en gloire qui ne fine,
  1539. Seras assis en haut degré :
  1540. Car c' est le vouloir et le gré
  1541. De Jhesu, mon pére et mon filz ;
  1542. Et si soies certains et fiz,
  1543. Que pour ce que t' entencion
  1544. As touzjours en devocion
  1545. Continué et maintenue,
  1546. Je te renderay ta veue.
  1547. Maintenant la te vueil touchier.
  1548. ( Posant ses mains sur les yeux clos de Libanius ) Or me dy voir, mon ami chier :
  1549. Conment te va ?
  1550. LIBANIUS. (  Recouvrant la vue )     Ha ! dame, se grace trouva
  1551. En vous le clerc Theophilus,
  1552. Si ay je fait, voire assez plus
  1553. Qu' il ne fist ; nul n' en doit doubter.
  1554. Et qui peut, dame, raconter
  1555. Com doulcement en vous s' acorde
  1556. Pitiez avec misericorde ?
  1557. Ce n' est personne de ce monde.
  1558. Tresdoulce vierge, pure et monde,
  1559. Conment feray je mon deu
  1560. Du benefice qu' ay eu
  1561. Yci par vous ?
  1562. NOSTRE DAME.     Or te sueffre, mon ami doulz ;
  1563. Ne parle plus de tel langage,
  1564. Mais entens. A ton hermitage
  1565. Ne vueil je plus que tu retournes,
  1566. Mais d' avec moy venir t' aournes :
  1567. En un autre lieu te menray
  1568. Demourer, que je te donray ;
  1569. La tenray j' avec toy convent ;
  1570. La te visiteray souvent,
  1571. Mon chier ami.
  1572. LIBANIUS.     Dame, ce qui vous plaist de my
  1573. Pouez faire, c' est de raison ;
  1574. Du contraire nulle achoison
  1575. Ne puis avoir.
  1576. NOSTRE DAME.     Or pensez de vous esmouvoir,
  1577. My ange, et devant moy alez,
  1578. Et monstrez ce que vous savez
  1579. De biau chant faire.
  1580. PREMIER ANGE.     Vostre conmant nous doit bien plaire,
  1581. Dame des cieulx, et si fait il.
  1582. Avant ; chanterons nous ?
  1583. DEUXIESME ANGE.     Oil ;
  1584. Nous n' en pouons estre repris.
  1585. RONDEL.     Car il en vient a tel pris
  1586. Qu' il se fait ami nommer
  1587. De Dieu ; donques sanz blasmer
  1588. Eureusement est pris,
  1589. Dame, cil qui sanz amer
  1590. Met s' entente en vous amer.
  1591. Explicit. ( Les deux archanges, en chantant ce rondeau,
    précèdent Notre-Dame et Libanius vers le Paradis )