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Miracle IX
 
  1. Cy conmence un miracle de Nostre Dame de saint
    Guillaume du desert, duc d' Acquitaine, que les
    dyables batirent tant qu' il le cuidiérent laissier
    mort pour ce que il ne vouloit retourner au
    monde. Dont Nostre Dame le vint reconforter
    et le guerir.

    Ascendam in palmam et adprehendam fructus
    ejus.
    Ces paroles sont escriptes en un livre de
    la sainte escripture, appellé le livre de Cantiques,
    et veulent ainsi dire en françois : Je monteray ou
    paumier et prenderay du fruit de ly ; et sont les paroles
    de la devote ame qui a douleur et compassion de la
    mort son espoux Jhesu Crist, et desir d' avoir larmes et
    contriccion de la passion son createur, et dit en telle
    maniére : Je monteray ou paumier et si prendray du
    fruit de ly. Doulce gent, la sainte escripture entent aucune
    foiz par le paumier la croiz, aucune foiz penitence
    et aucune foiz contemplacion. Ou paumier de la croiz
    queult on le fruit de vie, et de ce est il dit en la Sapience :
    Primi et purissimi fructus ejus, et qui tenuerit eum
    beatus.
    Li precieux et li trespur fruit sont li fruit de li,
    ne nul ne s' i peut comparer, et qui a ce paumier, c' est a
    la croiz, se joindra par compassion, benoist sera. Ou paumier
    de penitence queult on sept fruiz, le corps quatre
    et l' ame trois. Le premier fruit que li corps qui avra fait
    penitence recevra si sera clarté, si conme dit le livre de
    Sapience : Fulgebunt justi sicut sol, li juste resplendiront
    conme le soleil ou regne de leur pére. De ceste
    clarté dit mon seigneur saint Pol : Salvatorem expectamus,
    etc.
    , nous attendons le sauveur nostre seigneur Jhesu
    Crist, qui refourmera le corps de nostre humilité ressamblant
    au cors de sa clarté. Le second fruit que le corps
    avra sera ligiereté, car il sera aussi ligier conme la pensée.
    Le tiers fruitt que le corps avra si sera subtilité, car ilz
    seront si subtilz que chascun savra ce que l' un de l' autre
    pensera, et s' entreverront des cuers. Le quart fruit
    que avra le corps, ce sera impassibilité, que jamais paine
    ne douleur ne soufferra, mais santé touzjours avra. Ces
    quatre fruiz avra le corps qui penitence fera. L' ame en
    avra trois. Li premier si sera congnoissance de la deité,
    dont saint Pol dit : Je congnois ore en partie et par semblance
    et aussi conme en mireoir, mais lors congnoistrai
    je aussi que je sui congneuz. Car nulz ne peut ores
    congnoistre Dieu ainsi qu' il est, mais lors nous le congnoistrons
    en verité et non mie en mireoir. Ce sera une
    des grans gloires que l' ame avra. L' autre fruit si sera la
    gloire de l' umanité Jhesu Crist que elle verra Dieu en
    sa nature. Ceste gloire n' avront pas li ange. Ly tiers
    fruit sera amour ; car se l' ame congnoissoit et elle n' amoit,
    ce ne seroit pas gloire, mais il ameront ce que il
    verront et congnoistront. Or venons au paumier de contemplacion,
    qui est le tiers. Le paumier est de sa nature
    estroit et gresle par dessoubz et large par desseure. Ore,
    doulce gent, par ce paumier j' entens le temple de Dieu
    ou l' eglise de saval ; par le fruitt qui y croist, j' entens
    le don du saint esperit, les vertuz cardinales et theologiennes.
    Et se onque fu personne en ce monde qui par
    contemplacion ait monté en ce paumier et prins du fruit
    de li, je di que la glorieuse vierge Marie entre les autres
    y monta et de fait, dont elle pot trop bien dire les paroles
    proposées au conmencement du sermon : Je monteray
    ou paumier, etc. . Pour quoy ? car dès lors que elle
    n' avoit que trois ans, pére et mére la menérent en Jherusalem,
    et la monta elle par quinze degrez ou temple
    de Dieu, que j' appelle paumier, et y cueilli le fruit,
    c' est a dire les dons du saint esperit et les vertuz devant
    dictes. Et pour ce aussi que par maniére d' admiracion peut
    estre dit de ceste vierge ce qui est escript en Cantiques :
    Que est ista que ascendit de deserto ? qui est ceste qui
    monte du desert plain et decourant de delices, apuiée
    sur son ami ? Et de ceste question peuent naistre aucunes
    admiracions, et premiérement pour la nouvelleté du
    monter, car onques tel enfant n' avoit monté ce lieu la.
    Et pour ce peut on respondre : c' est celle qui n' ot onques
    premiére semblable a li, ne jamais n' avra seconde telle
    après elle, mais encore peut on respondre ce qui fu dit de
    Judith : c' est celle c' onques telle femme ne fu en regart, en
    biauté ne en sens. C' est celle de qui David dit : Concupiscet
    rex decorem tuum
    , Marie, Dieu convoitera ta biauté.
    Convoitera ? mais a convoitié, si qu' il a volu en li descendre
    et y prendre humanité. Et pour ce nous amonneste
    saint Augustin que nous l' amons et servons, car par elle et
    par son chier filz sommes appellé de tenébres a lumiére, de
    mort a vie, de corrupcion a incorrupcion, de pleur a joie,
    de deser au royaume des cieulx et de grace a gloire. Et
    saint Bernart dit que de quant elle a receu plus de graces
    en terre par devant toutes autres femmes, de tant a elle
    plus de singuliére gloire es cieulx ; et en autres lieux dit
    il que elle a le ciel rampli, enfer vuidié, la ruine de paradis
    restoré et aux chetis attendans mercy vie pardurable
    qu' ilz avoient perdu donné. Laquelle vie pardurable
    nous ottroit, par les merites de Marie, ille qui est benedictus
    Deus in secula seculorum.
    Amen.

    PREMIER TABLEAU.
    Scène première
    . L’abbaye de Clairvaux.
    SAINT BERNART. ( Seul, en prière )
    Doulx Dieu, qui par ta sapience
  2. Toutes choses scez et congnois
  3. Et aussi ceulz a venir vois
  4. Com les presentes et passées,
  5. Ha ! sire, moult ay de pensées
  6. Pour Guillaume, duc d' Acquitaine,
  7. Que je voy que si mal se maine
  8. Qu' a nul bien faire ne s' atrait.
  9. La femme son frére a fortrait,
  10. Il a ja des ans plus de troys,
  11. Dont je sui moult en cuer destroys :
  12. De nulle rien tant ne s' envoise
  13. Con de combatre et faire noise ;
  14. Les uns fiert et fait clamer las
  15. Et les autres desrobe, helas !
  16. Bon Jhesus, doulx amoureux Diex,
  17. Ne sçay que face pour son miex,
  18. Ou que le mande ou qu' a li voyse.
  19. Je doubt, et de ce moult me poise,
  20. Se je le mande qu' il n' en deigne
  21. Tenir compte, et que point ne veigne ;
  22. Et d' autre part j' ay propos tel
  23. Que je ne doy de cest hostel
  24. Partir fors pour cause certaine.
  25. Ainsi en ta main souveraine,
  26. Doulx Jhesu Crist, le te conmet,
  27. Car sa male vie me met
  28. Souvent en ardeur d' esperit
  29. De toy prier, doulx Jhesus Crist,
  30. Que des maulx le vueilles retraire
  31. Qu' il fait, et a t' amour atraire
  32. Par ta pitié.

    Scène II. En Aquitaine, chez Guillaume, comte de Poitiers.
  33. GILLE DE TUSCULAN.     E ! chiers sires, par amistié
  34. Que vous plaise ore a escouter
  35. Deux moz que je vous vueil conter
  36. D' une besongne.
  37. GUILLAUME.     Biau sire, dite sanz eslongne
  38. Que voulez dire.
  39. GILLE DE TUSCULAN.     Je le vous compteray, chier sire :
  40. Plain de courrouz suiz et d' annuy.
  41. Voir est que je cardinal sui,
  42. Nommez Gille de Tusculan.
  43. Mais un descort s' est nez ouan
  44. Entre nous cardinaux de Romme,
  45. Pour ce que les uns font d' un homme
  46. Pape c' on appelle Ynocent,
  47. Les autres sont d' un autre assent
  48. Et ont nommé Perre Lyon ;
  49. Et pour ce qu' a l' opinion
  50. Sui de ceulx qui Perre ont nommé,
  51. Innocent ne m' a point amé.
  52. Pour ce sui j' a vous venu, sire,
  53. Qu' il vous plaise a tenir et dire
  54. Que vous soiez de nostre accort
  55. Et qu' Ynnocent est pape a tort ;
  56. Car de tant sui j' en ce soubtil
  57. Que voirement a tort l' est il :
  58. Je n' en doubt point.
  59. GUILLAUME.     Pour vostre amour, Gille, a ce point
  60. M' accorderay je bonnement
  61. Que plus ne soit pape Ynocent,
  62. Mais que le soit Perre Lyon.
  63. Je sui de ceste oppinion
  64. Conment qu' il aille.
  65. GILLE DE TUSCULAN.     Sire, a ce qu' elle tiengne et vaille
  66. Il fault que l' evesque mandez
  67. De Poitiers, et li conmandez
  68. Et a touz ceulx de vostre terre
  69. Qu' il soient tuit d' accort a Pierre,
  70. Qui bien le vault.
  71. GUILLAUME.     Gille, en ce n' ara nul deffault.
  72. ( À un écuyer )  Vien avant, vien ; va le me querre.
  73. Dy li qu' il viengne a moy bonne erre
  74. Ycy parler.
  75. L' ESCUIER.     Je vois, sire, sanz plus tarder,
  76. Ne sanz faire plus lonc sejour.
    ( L’écuyer se rend auprès de l’évêque de Poitiers )

    Scène III. Chez l’évêque de Poitiers.
  77. L’ESCUYER. ( À l’évêque ) Sire, Dieu vous dont huy bon jour.
  78. Mon seigneur m' envoie a vous cy,
  79. Que vous veigniez parler a ly
  80. Et sanz demeure.
  81. L' EVESQUE GUILLAUME.     Voulentiers, se Dieu me sequeure.
  82. Seigneurs, alons.
  83. PREMIER CLERC.     Mon seigneur, après vous irons
  84. Vous compagnant.
  85. L' ESCUIER.     C' est bien dit, et je vois devant.
  86. Or me suivez.
    ( Ils se rendent auprès du comte )

    Scène IV. Chez le comte de Poitiers.
  87. L' EVESQUE GUILLAUME. ( Au comte )   Celui qui de vierge fu nez,
  88. Sire, vous vueille en bien garder.
  89. Que me voulez vous demander,
  90. Qui me mandez ?
  91. GUILLAUME.     Evesque, assez briefment l' orrez.
  92. Au quel plus vous consentez vous
  93. A estre pape dessus touz,
  94. Innocent ou Pierre Lyon ?
  95. Respondez a ma question
  96. Et n' en mentez.
  97. L' EVESQUE GUILLAUME.     Mon chier seigneur, ne vous doubtez :
  98. Bien scé descort y a esté,
  99. Mais Ynocent, pour verité,
  100. Parmy le plus des cardinaux,
  101. Par la voiz de touz les feaux
  102. Qui l' eglise ont a gouverner,
  103. Et par bien que l' en peut prouver
  104. Qui est en li, au dire voir,
  105. A miex desservi a avoir
  106. Le siége (c' est m' entencion)
  107. De pape que Pierre Lion ;
  108. Et qui au contraire veult tendre
  109. Conme mauvaix fait sanz entendre :
  110. C' est ma sentence.
  111. GUILLAUME.     De ce point nous faites scillence,
  112. Evesque, et si vous vueilliez taire,
  113. Car se plus estes au contraire
  114. De Pierre Lyon, je vous jur
  115. Que je mesmes, soiez en seur,
  116. De ma terre vous chaceray
  117. Et de l' eveschié vous toldray
  118. La seigneurie.
  119. L' EVESQUE GUILLAUME.     Sire, ce ne ferez vous mie,
  120. Au mains pour vostre honneur garder ;
  121. Ainçois devez vous regarder
  122. A droiture faire et raison
  123. Que d' une telle mesprison
  124. Faire de fait.
  125. GUILLAUME.     Conment ! suis je roulez en plait ?
  126. Je vous conmans que vous vuidiez
  127. Ma terre tost, et ne cuidiez
  128. Mie que je die a gaboys,
  129. Que, foy que je doy sainte croys,
  130. S' en avant de cy vous y truys
  131. De male mort serez destruiz.
  132. Vuidiez, vuidiez.
  133. L' EVESQUE GUILLAUME.     Sire conte, voir, vous pechiez
  134. Trop grandement.
  135. GILLE DE TUSCULAN.     Ains a bon droit, se Dieu m' ament,
  136. Quant le dedites.
  137. L' EVESQUE GUILLAUME.     Ha ! Gille, n' en estes pas quittes.
  138. Malement l' avez deceu,
  139. Quant par vostre conseil meu
  140. L' avez a faire telz desrois.
  141. Ore, biau sire, je m' en vois
  142. Povre clerc estre en autrui terre.
    ( L’évêque Guillaume sort, suivi de ses clercs )
  143. ( À ses clercs ) Dieu me vueille de ceste guerre
  144. Brief mettre a fin.
  145. SECOND CLERC.     Mon chier seigneur, j' ay un cousin
  146. Près de cy, riche homme a pouoir.
  147. S' il vous plaist, alons y manoir.
  148. Nous y serons privéement
  149. Et a vostre conmandement
  150. Aise en touz cas.
  151. PREMIER CLERC.        Vous ne le refuserez pas,
  152. Mon seigneur, ainçois y venrez,
  153. Et ilec vous esbaterez
  154. Un po de temps.
  155. L' EVESQUE GUILLAUME.     Alons, mes amis, car j' atens
  156. Avoir aussi par temps nouvelles,
  157. Se Dieu plaist, et bonnes et belles ;
  158. C' est m' esperance.
    ( Ils sortent et se rendent chez le cousin du second clerc )

    Scène V. A Rome. Le palais du Souverain Pontife.
  159. LE PAPE. ( Aux cardinaux )   Il m' est venu a congnoissance,
  160. Seigneurs, que parmy Acquitaine
  161. Guillaume le duc s' i demaine
  162. Trop mal et a fait pis ouan,
  163. Tout par Gille de Tusculan.
  164. Car les evesques beneis
  165. Degrade et chace du pais
  166. Qui ne sont de l' oppinion
  167. Que pape soit Pierre Lyon.
  168. Si vueil qu' a l' evesque de Chartres
  169. Soient envoiées mes chartres,
  170. Qu' il voit oster tout ce descort
  171. Et mettre l' eglise a accort,
  172. Et de par moy signiffié
  173. Soit le conte esconmenié
  174. Et Gille aussi.
  175. PREMIER CARDINAL.
    ( Présentant au pape un acte pontifical scellé avec une bulle )
    Saint pére, a vo voloir vezcy
  176. La legacion ordenée,
  177. Toute escripte et toute bullée
  178. Sanz nul deffault.
  179. LE PAPE. ( Se tournant vers un messager )    
    Or sa, messagier, il te fault
  180. Aler a Chartres la cité,
  181. Dire a Gieffroy qu' en la bonté
  182. De Dieu beneiçon li doing,
  183. Et après que je li enjoing
  184. Que droit en Aquittaine voit
  185. Et selon ce qu' il scet et voit
  186. Et verra descort en l' eglise
  187. Qu' il y mette accort en tel guyse
  188. Que les evesques que le conte
  189. Guillaume a degradez a honte
  190. Resoient en leur estat mis,
  191. Et que touz ceulx qui ennemis
  192. Ly seront en ceste besongne
  193. Esconmenie sanz prolongne
  194. Du pouoir que cy trouvera,
  195. Et que tout ce que cy verra
  196. Escript il face.
    ( Le pape lui remet le mandement scellé ).
  197. LE MESSAGIER.     Saint pére, je ne quier en place
  198. Arrester tant que ce soit fait.
    ( Le messager sort ).

    Scène VI. Chez l’évêque Geoffroi de Chartres.
  199. LE MESSAGER. ( arrivant chez l’évêque de Chartres )
    Dieu mercy, or ay je tant fait
  200. Par mes journées que je voy
  201. De Chartres l' evesque Jeffroy ;
  202. A li voys parler sanz demour.
  203. ( À l’évêque de Chartres ) Sire, la Dieu grace et amour
  204. Puissiez avoir.
  205. L' EVESQUE JEFFROY.     Messagier, il me fault savoir
  206. Que viens tu querre bienveignant
  207. Est ce pour moy qu' es attaingnant
  208. Ces lettres la ?
  209. LE MESSAGIER.     Oil, sire, n' en doubtez ja.
  210. Saint pére ceulx cy vous envoye,
  211. Et dit que vous mettez a voie
  212. D' aler tantost en Acquittaine,
  213. Et quanque vous pourrez de paine
  214. Mettez a faire sanz respit
  215. Tout ce qu' il vous a cy escript.
  216. Tenez, lisez.
    ( Il remet le mandement à l’évêque qui le lit )
  217. L' EVESQUE JEFFROY.     Messagier, petit advisez
  218. Sui pour une chose si grande
  219. Faire con le pape me mande.
  220. Nonpourquant li obeiray :
  221. Di li mon pouoir en feray,
  222. Soit en seur.
  223. LE MESSAGIER.     Sire, ce soit a bon eur.
  224. A Dieu vous dy.
    ( Il sort )
  225. L' EVESQUE JEFFROY. ( S’adressant à ses clercs )
    Seigneurs, aler nous fault de cy
  226. A l' abbé de Clervaux Bernart,
  227. Qui preudomme est et de bon art,
  228. Ly prier qu' en ceste besongne
  229. Pour l' amour de Dieu s' enbesongne
  230. Avecques moy.
  231. PREMIER CLERC.     Sire, vous dites bien, par foy.
  232. Or y alons.
  233. SECOND CLERC.     Alons, que c' est un saint preudoms,
  234. Et si croy quant le prierez,
  235. Sire, que vous le trouverez
  236. Tel que voulentiers il ira
  237. Avec vous et de tant vaulra
  238. La chose miex.
  239. L' EVESQUE JEFFROY.     Vous dites voir, se m' aist Diex.
    ( L’évêque Geoffroi et le ses deux clercs se rendent à Clairvaux ).

    Scène VII. L’abbaye de Clairvaux.
    Entrent l’évêque et ses deux clercs.
  240. L’EVESQUE JEFFROY. ( À ses deux clercs )
    Paiz a tant : je le voy la estre.
  241. ( À saint Bernard ) S' amour vous doint le roy celestre,
  242. Abbes Bernart.
  243. SAINT BERNART.     Mon seigneur, Dieu de mal vous gart
  244. Et vous doint bonne vie aussi.
  245. Qu' est ce qui vous amaine cy,
  246. Mon chier seigneur ?
  247. L' EVESQUE JEFFROY.     Besoin que j' ay de vous greigneur
  248. C' onques mais jour j' eusse d' omme.
  249. Mandé m' a le pape de Romme
  250. Qu' en Acquittaine vueille aler
  251. Au conte Guillaume parler
  252. Pour le cisme et pour le descort
  253. Qui y est et par son accort.
  254. Vous savez combien oultrageux
  255. Il est et folz et corageux :
  256. Ce me fait moult esmerveillier ;
  257. Si vous pri pour moy conseillier
  258. Qu' avec moy venez sanz eslongne,
  259. Tant qu' arons fait ceste besongne
  260. Et mis a fin.
  261. SAINT BERNART.     Sire, je m' assens de cuer fin
  262. A faire vostre voulenté.
  263. Si say je bien pour verité
  264. Que si mauvais par est le conte
  265. Et de nous fera si po conte
  266. Que se Diex nel fait nous perdrons
  267. Quanque nous en ce cas ferons.
  268. Nonpourquant, puis qu' il esconvient
  269. Faire, alons men : s' a bien nous vient,
  270. J' en ay grant joie.
  271. L' EVESQUE JEFFROY.     Alons, que Diex en ceste voie
  272. Nous vueille grace et sens prester
  273. Du descort de l' eglise oster
  274. Et y paiz mettre.
    ( Ils se rendent auprès du comte Guillaume ).

    Scène VIII. Chez le cousin du second clerc, lieu où l’évêque Guillaume a trouvé refuge.
  275. L' EVESQUE GUILLAUME. ( Voyant passer l’évêque Geoffroi et saint Bernard, à ses clercs : )
    Seigneurs, ne voy je pas la estre
  276. L' evesque de Chartres, Geffroy,
  277. Et l' abbé de Clervaux ? Par foy,
  278. Oil, me semble.
  279. PREMIER CLERC.     Sire, oil ; ce sont il ensemble :
  280. Je le voy bien.
  281. L' EVESQUE GUILLAUME.     Je ne me tenroye pour rien
  282. Que je ne voise a eulx parler.
    ( S’avançant vers eux et les saluant )
  283. Mes seigneurs, Dieu de mal garder
  284. Vous vueille touz.
  285. SAINT BERNART.     Sire evesque, si face il vous.
  286. Dont venez vous ? Conment vous est ?
  287. Je sui a vostre vouloir prest,
  288. S' il est mestiers.
  289. L' EVESQUE GUILLAUME.     Il m' est trop mal, mes amis chiers,
  290. N' en doubtez pas.
  291. L' EVESQUE JEFFROY.     Et conment, pour saint Nicolas ?
  292. Dites nous voir.
  293. L' EVESQUE GUILLAUME.     Seigneurs, puis qu' il vous plaist savoir,
  294. Guillaume, li quains de Poito,
  295. M' a de m' esveschié puis un po
  296. Chacié, n' y os mais le pié mettre,
  297. Pour ce que je n' ay volu estre
  298. De son accort, qui n' est pas bon,
  299. Que pape fust Pierre Lyon.
  300. Ainsi a tort me chace et maine.
  301. Et sachiez par toute Acquittaine
  302. Tourne il l' eglise a son accort,
  303. Et tout ce cisme et ce descort
  304. A il mis ou pais par Gille
  305. De Tusculan et par sa guille,
  306. Et par li ay j' esté chacié
  307. Et mis hors de mon eveschié,
  308. Dont me fait mal.
  309. SAINT BERNART.     Ne plourez plus, mettez aval
  310. Ce dueil, biau sire.
  311. L' EVESQUE JEFFROY.     Sire, ne vous mouvez en ire :
  312. C' est trop laide chose a vostre eus.
  313. Nous en alons entre nous deux
  314. Parler a Guillaume le conte.
  315. Je lo, sanz faire plus lonc compte,
  316. Qu' avecques nous vous en venez.
  317. Quant la venrons vous vous tenrez
  318. En repost tant que nous sarons
  319. Se nous hors mettre le pourrons
  320. De son erreur.
  321. L' EVESQUE GUILLAUME.     Vous dites moult bien, mon seigneur,
  322. Et il me plaist.
  323. SAINT BERNART.     Or en alons, sanz plus de plait
  324. Cy endroit faire.
    ( Les deux évêques et saint Bernard se rendent à Poitiers. )

    Scène IX. A Poitiers, chez le comte Guillaume.
    Entrent les deux évêques et saint Bernard.
  325. L' EVESQUE GUILLAUME. ( Voyant le comte au loin )
    Vezla le duc de mal affaire.
  326. ( À Geoffroi et Bernard ) Seigneurs, je n' iray en avant.
  327. Alez besongnier jusqu' a tant
  328. Que me mandez.
  329. L' EVESQUE JEFFROY.     Bien dites : cy nous attendez,
  330. Et Bernart et moy en irons,
  331. Et, se Dieu plaist, nous deux ferons
  332. Tant que le conte vous sera
  333. Bon ami et qu' il vous rendra
  334. Vostre honneur toute.
  335. SAINT BERNART.         Sire, avançons nous, car j' ay doubte,
  336. Quant nous verra, qu' il ne s' en voit.
  337. Je m' en vois a li, soit que soit.
    ( L’évêque Geoffroi et saint Bernard avancent et saluent le comte
    Guillaume, tandis que l’évêque Guillaume se tient à l’écart
    )
  338. SAINT BERNART. ( Au comte )   Sire, Dieu vous doint bonne vie.
  339. Plaise vous par vo courtoisie
  340. A nous parler.
  341. GUILLAUME.     Que me voulez vous demander ?
  342. Se vous m' apportez, je prendray
  343. Voulentiers et vous recevray ;
  344. Autrement non.
  345. L' EVESQUE JEFFROY.     S' il vous plaist, nostre entencion
  346. Orrez, sire, qui est itelle.
  347. Le saint pére a eu nouvelle
  348. Que vous avez en ce pais
  349. A tort un trop grant descort mis
  350. En l' eglise, dont me merveil.
  351. Car tout le monde et par conseil
  352. Si tient pour droit pape Innocent,
  353. Fors ce pais et vostre gent.
  354. Sire, si n' est pas chose belle
  355. Que vous doiez estre rebelle
  356. Contre l' eglise.
  357. GUILLAUME.     Or soit qu' aie fait fole emprise :
  358. Qu' en voulez dire ?
  359. SAINT BERNART.     Nous le vous dirons, biau doulx sire,
  360. Amiablement, s' il vous plaist.
  361. Veritez est que l' eglise est
  362. Une, qui ne tient, qui bien l' esme,
  363. C' un Dieu, c' une foy, qu' un baptesme ;
  364. Et qui de ceste eglise est hors
  365. Il perist en ame et en corps,
  366. Ainsi con ceulx firent jadis
  367. Que Noé en l' arche n' ot mis,
  368. Et conme Dathan et Choré
  369. Qui touz vis furent devoré,
  370. Car terre dessoubz eulz s' ouvri
  371. Et en abisme les couvri,
  372. Pour le descort, ce n' est pas gogue,
  373. Qu' orent mis en la sinagogue,
  374. N' en doubtez point.
  375. L' EVESQUE JEFFROY.     Encore vueil je dire un point,
  376. Sire, qui est tout vray prouvé.
  377. Il n' est pas en escript trouvé
  378. Que nul qui ait discorde mis
  379. En l' eglise tant ait d' amis
  380. Que Dieu ne l' ait puni griefment
  381. Et s' en soit venchiez cruelment.
  382. Hé ! sire, pour le roy haultisme,
  383. Vous y avez mis si grant sisme
  384. Que les evesques consacrez
  385. Et beneis avez degradez
  386. Et chaciez de leurs mansions.
  387. Pour Dieu, sire, sur ces raisons
  388. Aiez advis.
  389. GUILLAUME.     Seigneurs, je respons a voz diz :
  390. Trop voulentiers mon cuer s' assent
  391. Obeir au pape Inocent.
  392. Quant aux evesques restablir,
  393. Ne m' y pourroye consentir ;
  394. N' en doubtez ja, n' en feray pais :
  395. Courroucié m' ont si que jamais
  396. Paiz n' y ara.
  397. SAINT BERNART.     Hé ! sire, Diex si pardonna :
  398. Pardonnez pour l' amour de ly.
  399. Tant de bonnes gens con veez cy
  400. Si vous en prient.
  401. GUILLAUME.     Certes, Bernart, il se detrient,
  402. Et vous aussi.
  403. SAINT BERNART.     Advisez vous, pour Dieu mercy.
  404. Sire, jusques la m' en iray.
    ( Saint Bernard s’éloigne et se met en prière )
  405. E ! tresdoulx Jhesus, que feray
  406. Pour sainte eglise en paiz garder ?
  407. Sire, vueilliez y regarder,
  408. Car je n' y say quel conseil mettre.
  409. Je voy ce conte Guillaume estre
  410. Tel qu' il ne croit Dieu, saint ne sainte,
  411. Ains a touzjours l' espée sainte
  412. Pour combatre et pour hurtiner.
  413. Sire Diex, puis qu' a ce mener
  414. Nous, qui nous tenons tes sergens,
  415. Ne l' avons peu, n' autres gens,
  416. Qu' il se vueille en riens deporter
  417. De ses maux, je te vueil porter
  418. A li pour savoir s' il fera
  419. Rien pour toy quant il te verra.
    ( Il prend en mains la custode qu’il portait sur lui
    et revient vers le comte Guillaume
    )
  420. Guillaume, nous t' avons prié
  421. Moult doulcement et supplié
  422. Quant de ce que touche la pais
  423. De l' eglise, mais tu ne fais
  424. Fors nous refuser et despire.
    ( Montrant au comte l’hostie exposée dans la custode )
  425. Vezcy ton Dieu, vezci ton sire
  426. Qui se voult tout a Dieu offrir
  427. Et pour toy mort en croiz souffrir
  428. Et qui te jugera, n' en doubtes,
  429. Devant qui touz genouz, touz coutes
  430. Et toute puissance s' encline ;
  431. C' est cilz qui par vertu divine
  432. A fait le monde et toutes gens,
  433. Qui cy vient après ses sergens
  434. Pour toy prier et supplier
  435. Se pourra ton dur cuer plier.
  436. Di moy se tu le despiras,
  437. Ne se tu le refuseras
  438. Con fait as nous.
    ( Le comte Guillaume s’est évanoui à la vue de l’hostie )
  439. LE CHEVALIER.     Ha ! mére Dieu, mon seigneur doulx
  440. Est mors, je croy.
  441. L' ESCUIER.     Las ! dolent ! las ! je ne li voy
  442. Pié ne main ne corps remuer.
  443. Pensons tost de li relever
  444. Dessus ses piez.
  445. LE CHEVALIER. ( L’aidant à se relever )
    Or sus, mon chier seigneur, dressiez
  446. Vous en estant.
    ( Le comte tente de se remettre debout mais retombe )
  447. L' ESCUIER.     Il ne se peut ne tant ne quant
  448. Soustenir, ains est recheu.
  449. Las ! il nous est bien mescheu,
  450. S' il meurt ainsi.
  451. SAINT BERNART.( S’adressant au comte )   
    Conte Guillaume, or entens cy.
  452. Liéve toy sus isnellement,
  453. Et oy de Dieu le mandement.
  454. Pense de paiz faire et acort
  455. Au vesque de Poitiers qu' a tort
  456. As dejetté de s' eveschié,
  457. Et par pure et vraie amistié
  458. Vous entrebaisiez. ( Lui montrant l’évêque Geoffroi resté à l’écart )
    Voiz le la.
  459. ( Appelant l’évêque ) Sa, evesque, ça, venez ça
  460. De nous plus près.
  461. L' EVESQUE GUILLAUME. ( Venant à eux ) Sire, vez me cy moult engrés
  462. De voz grez faire.
  463. GUILLAUME. ( Se relevant )  Du grant annuy et du contraire,
  464. Sire, que vous ay fait a tort
  465. Vous requier mercy et acort ;
  466. Et pour plus noz cuers apaisier,
  467. Baisiez moy ; je vous vueil baisier
  468. Par amour fine.
  469. L' EVESQUE GUILLAUME.     Sire, du decort qui se fine
  470. Moult grant joie ay.
    ( L’évêque et le Comte de Poitiers échangent un baiser )
  471. GUILLAUME.     De la main dont je vous jettay,
  472. Sire, hors de vostre eveschié,
  473. En quoy j' ay moult griesment pechié,
  474. Pour faire satisfacion,
  475. Vous en met en possession
  476. En nom d' amende.
  477. L' EVESQUE GUILLAUME.     Moult de merciz, et Dieu vous rende
  478. Ceste honneur, sire.
  479. SAINT BERNART.     Une chose encor vous vueil dire,
  480. Sire conte ; pour Dieu mercy
  481. Ne vueilliez en avant de cy
  482. Emprendre plus si folz oultrages,
  483. Ne ne soit plus telz voz courages
  484. Que la paiz qui est refourmée
  485. De l' eglise que violée
  486. Ne corrompue jamais soit ;
  487. Ains vous pri, se Dieu vous reçoit
  488. A mercy, qui si doulcement
  489. Vous a et si pacienment
  490. Atendu, que ne soiez telz
  491. Que cy après vous en moquez
  492. Par quelque voie.
  493. GUILLAUME.     Nanil, sire, se Dieu me voie,
  494. N' en doubtez point.
  495. L' EVESQUE JEFFROY.     La besongne va bien a point,
  496. Dieu mercy. Or nous en alons.
  497. Sire, de vous congié prenons.
  498. Il en est temps.
  499. GUILLAUME.     Biaux seigneurs, je vueil sanz contens
  500. Ce que voulez.
  501. SAINT BERNART.     Sire, a Dieu soiez conmandez.
  502. Demourez ; nous nous en alons,
  503. Puis que cy ce fait nous avons
  504. Pour quoy venismes.
    ( Les deux évêques et saint Bernard se retirent )

    DEUXIEME TABLEAU.
    Scène première. Un ermitage en des lieux déserts.
    Entre le comte Guillaume.
  505. GUILLAUME. ( Seul et se mettant en prière )
    Hé ! tresdoulx Dieu, pére haultismes,
  506. Puis qu' homme de si bonne part
  507. Conme est ce saint abbé Bernart
  508. De mon sauvement me prioit,
  509. Las ! et mon cuer ne le deignoit
  510. Escouter, ains le despisoie
  511. Et cruel a li me monstroie,
  512. A quoy pensoie je ? a quoy ?
  513. Je ne sçay, doulx Dieux, mais bien voy
  514. Que j' ay pechié en ton sergent.
  515. Las ! conme il me fut bel et gent
  516. Que mon confesseur en feisse !
  517. Mais je doubt qu' il ne m' escondisse
  518. Et ne me vueille refuser :
  519. Si me fault d' un autre adviser ;
  520. Car trop ly ay fait de laydures
  521. Et dit trop de grosses injures,
  522. Sy n' en ose prendre l' essay.
  523. Hé ! doulx Diex, un hermitte sçay.
  524. Certes, je ly vois demander
  525. Conseil pour ma vie amender.
  526. ( Désignant un ermite et s’adressant à lui )
    Je le voy la. Biau pére doulx,
  527. Pour l' amour de Dieu, plaise vous
  528. Moy conseillier.
  529. LE PREMIER HERMITE.     Pour quoy me veulz tu traveillier,
  530. Tirant fel, plain de cruauté ?
  531. N' as tu pas assez tourmenté
  532. Des autres sergens Jhesu Crist ?
  533. Se tu ne veulx conme Antecrist
  534. Le remanant du tout destruire,
  535. Que gangnes tu a venir nuire
  536. Un povre hermitte ?
  537. GUILLAUME.     Certes, biau pére, je n' abite
  538. Cy pour nul mal, ne ne te quier
  539. Mais que pour mes maux corrigier
  540. A toute ta plaine ordenance.
  541. Car autant com j' ay de plaisance
  542. Eu en faire mes grans vices,
  543. Sui je prest d' offrir sacrefices
  544. A nostre seigneur de mon corps,
  545. Par quoy doulx et misericors
  546. Le puisse avoir.
  547. LE PREMIER HERMITE.     Biaux amis, soit ou ne soit voir,
  548. Je ne te lie ne deslie,
  549. Ne ne t' absolz n' esconmenie ;
  550. Mais se tu en faiz et en diz
  551. Aimes tant Dieu conme tu diz,
  552. A un autre yras sanz delay
  553. Hermite, que t' enseigneray :
  554. Il est meilleur, il est plus sage
  555. De moy ; ( Lui désignant, au loin, un autre ermitage )
    vezla son hermitage.
  556. En li bon conseil trouveras.
  557. Vaz y ; ce que faire devras
  558. T' avra tost dit.
  559. GUILLAUME.     Sire, g' y vueil sanz contredit
  560. Donques aler.
    ( Il se rend auprès du second ermite )

    Scène II. Le Paradis.
  561. DIEU. ( À saint Michel )    Je vueil que tu ailles parler
  562. A cel hermitte la, Michiel.
  563. Dy li que j' ay veu du ciel
  564. Que Guillaume de Poitiers conte
  565. A au cuer de ses meffaiz honte,
  566. Si qu' a li vient querre conseil,
  567. Et que je li mans que je vueil
  568. Qu' il soit a mercy receuz
  569. Et de reméde pourveuz
  570. Hastivement.
  571. MICHIEL.     Vray Dieu, je vois benignement
  572. Faire tout ce que vous me dites.
    ( Michel se rend auprès du second ermite )

    Scène III. Lieux déserts. Un second ermitage.
    Entre Saint Michel.
  573. MICHIEL. ( Au second ermite ) Biau pére, qui ceens habites,
  574. Dieu si te mande de par moy
  575. Que pour conseil avoir de toy
  576. Guillaume de Poitiers vient cy.
  577. Or veult qu' il soit pris a mercy
  578. Et que tu li charges penance
  579. Telle conme ta pourveance
  580. Le jugera.
  581. SECOND HERMITE.     A ce qui vous plaist et plaira,
  582. Doulx Dieu, de cuer obeiray.
  583. Icy endroit l' atenderay
  584. Tant que le voie.
    ( Entre Guillaume )
  585. GUILLAUME.     Or ay je abregié bien ma voie.
  586. ( Montrant l’ermitage et l’ermite )  Loez soit Diex, car l' ermitage
  587. Voy la qui est assez sauvage
  588. Et le preudomme que je quier.
  589. A li m' en vois. ( Au second ermite )  Ha ! pére chier,
  590. Mercy, mercy.
  591. SECOND HERMITE.     Sire conte, bien veigniez cy.
  592. Dites moy, par vostre plaisir,
  593. Qui vous fait cy si seul venir
  594. En ce desert ?
  595. GUILLAUME.     Ce que je me voy tout desert,
  596. Biau doulx pére, des biens de grace.
  597. Las ! je ne sçay conment je face
  598. Ma pais a Dieu, tant ay mespris.
  599. Nonpourquant j' ay vouloir espris
  600. Grandement de moy convertir
  601. Et de mon corps batre et matir
  602. Ainsi conme on me vouldroit dire,
  603. Mais qu' a Dieu je peusse, sire,
  604. Avoir accort.
  605. SECOND HERMITE.     Sire, vous n' avez mie tort.
  606. Faites ce que je vous diray
  607. Et je bien vous conseilleray.
  608. A vostre hostel vous en irez
  609. Et la tout seul vous armerez
  610. De haubert, de coiffe et d' espée,
  611. Puis revenez sanz demourée
  612. Tout seul a moy.
  613. GUILLAUME.     Certes, biau pére, je m' ottroy
  614. A faire quanque me direz.
  615. Assez tost ici me rarez.
  616. G' y vois bonne ere.
    ( Guillaume sort et se rend dans son manoir )
  617. SECOND HERMITE.     Il me fault un févre aler quere
  618. Ains que le conte cy reviengne.
    ( Le second ermite se rend auprès d’un forgeron )

    Scène IV. Chez le forgeron.
    Entre le second ermite.
  619. SECOND ERMITE. ( Au forgeron )
    Maistre, qu' en grace Dieu vous tiengne.
  620. Voz instrumens de fer prenez,
  621. Et avec moy vous en venez
  622. Argent gaingnier.
  623. LE FéVRE.     Sire, voulentiers sanz dangier.
  624. Alons ; vezci mes instrumens,
  625. Tenailles, martel, clos, liens,
  626. Poinçon, turquaises.
  627. SECOND HERMITE.     Maistre, alons men ; j' en sui bien aises
  628. Quant trouvé vous ay si a point.
    ( Le forgeron, apportant ses outils, suit le second ermite dans
    son ermitage. Quand ils y sont arrivés
    : )
  629. Or ça, ne vous desplaise point
  630. S' un petitait contratendez :
  631. La besoingne assez tost verrez
  632. Que j' ay a faire.
  633. LE FéVRE.     De par la vierge debonnaire,
  634. Sire, ce soit.
    ( Ils attendent le retour de Guillaume )

    Scène V. Dans le manoir du comte Guillaume.
    Entre Guillaume.
  635. GUILLAUME.     Las ! quant mon cuer les maux conçoit
  636. Que j' ay fait ou temps sa arriére,
  637. Je ne say en quelle maniére
  638. Dieu m' a donné de vie espace
  639. Si grant, mais que c' est de sa grace,
  640. N' en doubte nulz.
  641. L' ESCUIER. ( L’accueillant )   Mon seigneur, bien soiez venuz
  642. En vostre maindre.
  643. GUILLAUME. Escuier, ça, vien moy ataindre
  644. Ma coiffette avec mon haubert
  645. Et m' espée. Or soiez appert :
  646. Delivrez toy.
  647. L' ESCUIER. ( Apportant au comte son équipement et lui
    présentant d’abord sa cotte de mailles
    )
    Sire, vez le cy. Dites moy,
  648. Le vestirez ?
  649. GUILLAUME.     Oil, vous le m' endosserez
  650. Tout maintenant. ( Il passe sa cotte de mailles avec l’aide de l’écuyer )
    Bien est. Or ça,
  651. ( Désignant un petit capuchon de mailles ) Bailliez moy celle coiffe la,
  652. Si la mettray.
  653. L' ESCUIER.     Sire, voulentiers le feray,
  654. Quant vous agrée.
  655. GUILLAUME.     Or me saingniez tantdis m' espée.
    ( Tandis que Guillaume coiffe le capuchon de mailles,
    l’écuyer le ceint de son épée
    )
  656. Je sui moult bien. A Dieu vous dy.
  657. Gardez que ne mouvez de cy
  658. Tant que reviengne.
    ( Le comte sort, en tenue de combat )
  659. L' ESCUIER. ( Seul et changeant de ton )
    Ha ! grant meschief li sourde et viengne !
  660. De bien faire est devenu lent :
  661. Il s' en va plain de mautalent
  662. Refaire mal.

    Scène VI. Le second ermitage.
    Entre Guillaume, dans la même tenue.
  663. GUILLAUME. ( Abordant l’ermite ) Pére, vezcy le desloyal
  664. Guillaume qui a vous revient
  665. Prest d' obeir ; ne vous convient
  666. Que conmander.
  667. SECOND HERMITE.     Biau filz, savoir doiz sanz doubter
  668. Que le droit de canon pour voir
  669. Nous dit ainsi : « de decevoir
  670. Garde des hommes et des femmes
  671. Par fauces penances les ames » ;
  672. Et l' escripture dit et met :
  673. « Autant com li pescherres s' est
  674. Glorifiez en son mal faire,
  675. Autant de tourment et de haire
  676. Ly donnes » ; et il vault miex estre
  677. En paine et soi a tourment mettre
  678. Temporelment et en moment
  679. Qu' es paines pardurablement
  680. D' enfer ; et pour ce je t' enjoing
  681. En nom de penance et te doing
  682. Laissier quanque tu as afait
  683. En maniére d' omme parfait.
  684. Après ton haubert qu' as vestu
  685. Porter a ta char nu a nu
  686. T' enjoing tant conme tu vivras,
  687. Et ceste haire sus aras.
  688. Après t' enjoing au pape aler
  689. Tout nu piez pour satisfier
  690. A ly selon sa voulenté ;
  691. Car je te dy en verité
  692. Que tu es esconmeniez
  693. Par tout le monde et condampnez
  694. Par sa sentence.
  695. GUILLAUME.     Biau doulx pére, en vostre presence
  696. Maintenant me despoulleray,
  697. Et puis a ma char vestiray
  698. Ce fort haubert.
  699. SECOND HERMITE.     Biau filz, or fais donc conme appert
  700. Inellement.
    ( Le comte se dépouille de tous ses vêtements )
  701. GUILLAUME.     A vostre doulx conmandement,
  702. Biau pére, vez me ci tout nu.
  703. Or me soit ce haubert vestu
  704. Si com vouldrez.
  705. SECOND HERMITE.     En vostre dos le jetterez,
  706. Puis penserons du remanant.
    ( Guillaume, entièrement nu, ne remet, à même sa peau,
    que le haubert, laissant au sol le capuchon de mailles et l’épée
    )
  707. ( Au forgeron ) Or ça, maistre, venez avant ;
  708. Sur li ce haubert me fermez
  709. Par les braz et par les costez
  710. Et aussi par le chevessaille
  711. De tieulx liens que sanz la maille
  712. Rompre ne le puist despoullier.
  713. Monstrez combien de vo mestier
  714. Estes soubtilz.
  715. LE FéVRE.     Sire, ja n' en seray faintis.
    ( Le forgeron ferme toutes les ouvertures du haubert sur le
    corps de Guillaume,  la hauteur du cou, des bras et des
    jambes, de sorte qu’il ne peut plus l’ôter
    )
  716. Regardez ; est il bien lié ?
  717. Il ne peut estre despoillié
  718. Sanz depecier.
  719. SECOND HERMITE.     Biau filz, pour ce que de pechier
  720. N' aiez desoresmais que faire,
  721. Vueil j' encore que ceste haire
  722. Par dessus vestes.
    ( Il lui tend un cilice- chemise ou ceinture de crin -
    que Guillaume passe par- dessus son haubert attaché au corps
    )
  723. GUILLAUME.     Biau pére, quanque vous me faites
  724. Pren en bon gré.
  725. SECOND HERMITE.     Filz, pour monter miex ou degré
  726. De sainte et vraie penitence,
  727. Va t' en sanz faire detriance
  728. Au saint pére tout en ce point
  729. Et li monstres conment te point
  730. Contriccion.
  731. GUILLAUME.     Biau pére, c' est m' entencion.
  732. Je m' en vois sanz plus detrier.
  733. A Dieu, biau pére ! Dieu prier
  734. Vueilliez pour moy.
  735. SECOND HERMITE.     Biau filz, Dieu le souverain roy
  736. Soit ton conduit.
    ( Guillaume sort )
  737. LE FéVRE.     Sire, mais qu' il ne vous ennuit,
  738. Par amour vous pri, dites moy
  739. Se vous avez riens plus de moy
  740. Ici que faire.
  741. SECOND HERMITTE.     Nanil, mais pour vostre salaire
  742. Ceste coiffete emporterez
  743. Et ceste espée : ( Lui montrant au sol le capuchon de mailles et l’épée du comte )
    amis, tenez.
  744. Point n' ay d' argent.
  745. LE FéVRE.     Ce salaire m' est bel et gent.
  746. Biau pére, a Dieu, bien me souffist.
  747. Dieu vueille sauver qui les fist
  748. Faire pour soy.
  749. SECOND HERMITE.     Amen ! Dieu le tiengne en sa foy
  750. Jusqu' a la fin.
    ( Le forgeron sort )

    Scène VII. Rome. Le palais pontifical.
    Entre Guillaume dans sa tenue de pénitent.
  751. GUILLAUME.     E ! Diex, or est bien mon chemin
  752. Abregié. Le pape la voy
  753. Devant qui presenter me doy.
  754. Certes g' y vois sanz plus attendre.
    ( Il se présente au Pape, qui siège entouré de ses cardinaux )
  755. Ha ! saint pére, vueilliez entendre
  756. A moy pecheur que deceu
  757. A Sathant ; bien m' est mescheu.
  758. Deslie moy de ses liens,
  759. Saint pére de touz chrestiens.
  760. J' ay ou ciel et encontre toy
  761. Pechié : sire, vueilles de moy
  762. Avoir mercy.
  763. LE PAPE.     Qui es tu, qui me requiers cy ?
  764. Que le me compte.
  765. GUILLAUME.     Las ! je sui Guillaume le conte,
  766. Pecheur mauvais, a cuer destroit,
  767. Qui pour mes meffaiz a bon droit
  768. Sui de toy esconmeniez.
  769. Car se veulx de mes mauvaistiez
  770. A la grant quantité garder,
  771. Sire, ne pourras regarder
  772. Que je doie pardon avoir.
  773. Mais pour ce que je sçay de voir,
  774. Et sainte eglise s' i acorde,
  775. Que sanz fin la misericorde
  776. Et sanz nombre est du doulx Jhesus,
  777. Saint pére, suis je cy venuz.
  778. Si te pri et supplie, ensuy
  779. Par misericorde celui
  780. De qui tu tiens le lieu en terre,
  781. Car repentance en cuer me serre
  782. Et me destraint.
  783. LE PAPE.     J' ay bien ouy parler a maint
  784. Du conte Guillaume en ce lieu
  785. Com de tresmauvais devant Dieu,
  786. Mais je ne le vi onques mais.
  787. Se tu celui Guillaume n' es,
  788. Diex t' envoit s' indinacion.
  789. Se tu l' es, par quelle raison
  790. Te croiray je vray repentant ?
  791. Ce ne peut estre au mains en tant,
  792. Que tu es de si grant infame
  793. Que tu as maintenu la femme
  794. Ton frére, et par tes mauvaistiez
  795. As semé grans inimistiez
  796. Ou monde, dont je t' ay maudit.
  797. Nonpourquant sçay que Jhesu Crist
  798. Trop plus grant pechié te pourroit
  799. Pardonner a plain, s' il vouloit.
  800. Mais je sui en desesperance
  801. Que tu ne puisses repentance
  802. Parfaitte avoir ; pour ce te dy :
  803. Vaz ou vouldras ; fuy toy de cy
  804. Appertement.
  805. GUILLAUME.     Sire, pecheur sui voirement
  806. Trop grant ; ce sçay je de certain.
  807. Pour ç' a toy conme a souverain
  808. Sui venuz en contriccion ;
  809. Et se tu d' absolucion
  810. Me clos la grace et la largesce
  811. Et je peri par ta rudesce,
  812. Dieu te vueille le tout puissant,
  813. Devant qui je sui en estant,
  814. Demander la dampnacion
  815. De m' ame et la perdicion,
  816. Qui en prengne venjance a plain,
  817. Puis que des entrailles le sain
  818. Me forclos de misericorde,
  819. Et de ce que je te recorde
  820. Ne me croiz mie.
  821. SECOND CARDINAL.     Sire, pour la vierge Marie
  822. Aiez de li compassion.
  823. Donnez li d' absolucion
  824. Le benefice.
  825. PREMIER CARDINAL.     Saint pére, ce seroit grant vice
  826. Se vous le jettés ainsi pueur.
  827. La contriccion de son cuer
  828. Ne peut nulz si con lui congnoistre,
  829. Mais pour Dieu pensez li d' accroistre
  830. S' il en a goute.
  831. LE PAPE.     Guillaume, biau filz, ors escoute.
  832. Tu yras en Jherusalem
  833. Au patriarche, a quelque ahan
  834. Que tu aies en ceste voie ;
  835. Si li diras que je t' envoie
  836. A li, et qu' en ceste besongne
  837. Vueil qu' il te conseille et enjoingne
  838. Tout ce qu' il verra bonnement
  839. A faire pour ton sauvement
  840. Et qu' en ce mon pouoir li doing.
  841. Or aies de cheminer soing,
  842. Sanz faire cy plus mancion.
  843. Vaz ; de Dieu la beneiçon
  844. Puisses tu acquerre et avoir.
  845. De tant conme j' ay de pouoir
  846. Te doing la moie.
  847. GUILLAUME.     Saint pére, ne vous oseroie
  848. Ne ne vous vueil desdire en rien.
  849. A Dieu, sire.
    ( Guillaume sort et se met en route pour Jérusalem )

    Scène VIII. Jérusalem. Chez le Patriarche.
    GUILLAUME. ( Seul, poursuivant sa route ) Las ! je voy bien
  850. Que trop horribles sont mes faiz,
  851. Quant au patriarche li faiz
  852. En est enchargiez et conmis.
  853. Mais puis qu' a voye me sui mis,
  854. Ne vueil finer tant que g' y soie.
  855. E ! tresdoulx Diex, en ceste voie
  856. Me vueilles, s' il te plaist, garder
  857. Et non pas, sire, regarder
  858. A la grandeur de mon meffait.
  859. Dieu mercy, or ay je tant fait
  860. Que je voy la, dont j' ay grant joie,
  861. Le patriarche a qui m' envoie
  862. Le saint pére. Je vois a lui.
    ( se présentant devant le Patriarche de Jérusalem )
  863. Sire, pour l' amour de celui
  864. Qui pour nous en croiz fu penez,
  865. Plaise vous que vous escoutez
  866. Ce que diray.
  867. LE PATRIARCHE.     Voulentiers vous escouteray,
  868. Sire preudomme.
  869. GUILLAUME.     Sire, je vien tout droit de Romme.
  870. Le saint pére m' envoie cy
  871. A ce que je puisse a mercy
  872. Estre pris de Dieu et de vous.
  873. Il est verité, sire doulx,
  874. Que je sui Guillaume, le conte
  875. De Poitiers, mais je n' en fas compte
  876. Ne de Poitiers ne d' Acquitaine,
  877. Ainçois requiers penance et paine
  878. Telle com vous plaira, biau pére.
  879. J' ai jeu a la femme mon frére
  880. Conme folz mauvais frenetiques ;
  881. Après j' ay esté cysmatiques
  882. Sy mauvais, ne vous iert teu mie,
  883. Que lonc temps en esconmenie
  884. M' a l' en tenu.
  885. LE PATRIARCHE.     Biau filz, puisque tu es venu
  886. A ce point que tu te repens
  887. Parfaittement, si com je pens,
  888. Je t' absolz ; plus ne te debaz,
  889. Mais dy ta patenostre et baz
  890. Ta coulpe, ains que partes de cy,
  891. En requerant a Dieu mercy
  892. Devotement.
  893. GUILLAUME.     Sire, je vueil faire humblement
  894. Vo voulenté.
    ( Guillaume, agenouillé, récite à voix basse le pater
    et frappe sa poitrine en signe de repentir
    )
  895. LE PATRIARCHE.     Biau chier filz, puis qu' entalenté
  896. N' avez le cuer de retourner
  897. Aux honneurs, ne de posseder
  898. Les richesses, je vous em proy
  899. Que vous demourez avec moy.
  900. Car je moult grant joie en aray
  901. Et de tout ce vous pourverray
  902. Qui vous fauldra.
  903. GUILLAUME.     Se Dieu plaist, ja ne m' avendra,
  904. Sire, ne vous deplaise mie,
  905. Car m' entente est de mener vie
  906. Solitaire et en hermitage.
  907. Trop ay au monde esté volage,
  908. Dont je me dueil.
  909. LE PATRIARCHE.     En un lieu donc mener vous vueil
  910. Tel, biau filz, con vous demandez.
    ( Le patriarche conduit Guillaume dans un désert aux environs de Jérusalem )
  911. Or ça, vez le cy, regardez.
  912. Vous souffist il ?
  913. GUILLAUME.     Biau doulx pére, certes oil.
  914. Il est tel con je le desir.
  915. Or vous viengne, sire, a plaisir
  916. Que me laissiez icy seul estre.
  917. Pour l' amour du doulx roy celestre,
  918. Le vous requier.
  919. LE PATRIARCHE.     Voulentiers ; a Dieu, ami chier !
  920. Bien vous reverray autre foiz.
    ( Quittant Guillaume et adressant à Dieu sa prière sur le chemin du retour )
  921. Ha ! tresdoulx Dieu, roy sur touz roys,
  922. Sire, je te lo et mercy,
  923. Quant tu l' as ainsi converti
  924. Et si de ta grace inspiré
  925. Qu' il veult du monde estre adiré
  926. Pour toy trouver.
    ( Le patriarche revient à Jérusalem )

    TROISIEME TABLEAU.
    Scène première. Chez le comte de Poitiers en Aquitaine.
  927. LE CHEVALIER.     Las ! las ! las ! je doy bien plourer,
  928. Quant mon bon seigneur ay perdu,
  929. Par qui je vail et ay valu,
  930. Qui avoit honneur si hautaine
  931. Que de Poitiers et d' Aquitaine
  932. En sa main la terre tenoit
  933. Et le chier seigneur en estoit.
  934. Las ! lonc temps a ne fu veu,
  935. Ne l' en ne scet qu' est devenu :
  936. Si l' ay je fait en maint lieu querre
  937. Certes encor vois je bonne erre
  938. A son escuier demander
  939. S' il en a point oy parler.
  940. ( Allant à la rencontre de l’écuyer )
    Escuier, Dieu vous gart, biau sire.
  941. Savez vous de mon seigneur dire
  942. Nulle nouvelle ?
  943. L' ESCUIER.       Sire, par la vierge pucelle,
  944. Nanil de certain, fors que tant
  945. C' on me fait de voir entendant
  946. Qu' en Jherusalem est hermite.
  947. La tout seul demeure et habite
  948. En hermitage.
  949. LE CHEVALIER.     Or vous pri je d' umble courage,
  950. Escuier, que nous y alons ;
  951. Car, pour voir, nous le ramenrons
  952. Se nous le pouons la trouver.
  953. Pour Dieu, or alons esprouver
  954. S' il y seroit.
  955. L' ESCUIER.     Sire, alons, de par Dieu ce soit.
  956. Mouvons. Dieu, par son doulx plaisir,
  957. Nous en doint nouvelles oir
  958. A nostre gré.
    ( Tous deux prennent le chemin de Jérusalem )

    Scène II. Le désert aux environs de Jérusalem
    . Entrent le chevalier et l’écuyer.
  959. LE CHEVALIER.     Dieu mercy, tant avons erré
  960. Que sommes en Jherusalem,
  961. Escuier, a petit d' ahan.
  962. Or soions sage.
  963. L' ESCUIER. ( Désignant l’ermitage )    Sire, vez la un hermitage.
  964. Or regardons chascun d' assens,
  965. Sire, s' il a ame leens,
  966. Ne qui y est.
  967. LE CHEVALIER.     Or y avisons un tantet.
  968. ( Observant, puis découvrant le comte dans sa tenue de pénitent )
    Je te promett que vez le la.
  969. Lequel de nous a li ira
  970. Parler premier ?
  971. L' ESCUIER.     G' iray, se voulez, sire chier ;
  972. Et se de lui sui escondiz,
  973. En après vous diray les diz
  974. Qu' il me dira.
  975. LE CHEVALIER.     C' es bien dit ; ce qu' il ne fera
  976. Pour vous pour moy fera, j' espoir.
  977. ( S’éloignant un peu )   Ici attenderay pour voir
  978. Vostre retour.
    ( L’écuyer s’approche de Guillaume ; désignant
    le haubert rivé au corps et le cilice
    : )
  979. L' ESCUIER.     E ! sire conte, en quel atour
  980. Vous tenez, ne que faites cy,
  981. Ne qui vous a lié ainsi ?
  982. Tant nous avez cousté a querre !
  983. Sire, pour Dieu, en vostre terre
  984. Que vous failloit il ? Je ne say
  985. Qui vous a fait prendre l' essay
  986. De mener vie si sauvage :
  987. Voir legiereté de courage,
  988. Qui vous fait ains vos jours tuer,
  989. Car ne pourrez continuer
  990. Vostre propos en cest affaire.
  991. Sire, si vous lo miex a faire :
  992. Je vous pri pour l' amour de Dieu
  993. Que retournez en vostre lieu
  994. Dont estes conte.
  995. GUILLAUME.     Certes pour paine ne pour honte
  996. Que je puisse sentir n' avoir,
  997. Jamais ne quier de cy m' avoir [ l. mouvoir ].
  998. Si vous pri que vous en alez,
  999. Car, pour voir, vous vous debatez
  1000. En vain, amis.
  1001. L' ESCUIER.     Par foy, je sui touz esbahiz,
  1002. Sire, qui cy tourné vous a.
  1003. A Dieu vous dy, puis qu' ainsi va
  1004. Que n' en venrez.
    ( L’écuyer retourne auprès du chevalier resté à l’écart )
  1005. LE CHEVALIER.     Avez tant fait que l' enmenrez ?
  1006. S' en venra il ?
  1007. L' ESCUIER.     En verité, sire, nanil.
  1008. N' en veult mouvoir.
  1009. LE CHEVALIER.     G' y vois a mon tour pour savoir
  1010. Se g' i feray rien miex que vous.
    ( Le chevalier s’approche à son tour de Guillaume )
  1011. Hé ! que faites vous, sire doulx ?
  1012. Un tresgrant bien faire cuidez,
  1013. Mais si de force vous vuidez
  1014. Que ja vous n' en venrez a chief.
  1015. Sire, pensez a quel meschief
  1016. Voz gens sont par vostre deffault.
  1017. Les bons sont mis en bas du hault,
  1018. Et les mauvaises gens s' engraissent ;
  1019. Les veuves desolées laissent,
  1020. Car de leurs biens sont denuées ;
  1021. Les pucelles sont violées,
  1022. Les anciennes gens perillent,
  1023. Et les orphelines besillent ;
  1024. Les eglises desrobe on fort,
  1025. Et le feible est mengié du fort.
  1026. Hé ! sire, revenez arriére ;
  1027. Ne souffrez en nulle maniére
  1028. Le vostre pais plus destruire,
  1029. N' a voz bonnes gens ainsi nuire,
  1030. Si ferez bien.
  1031. GUILLAUME.     A briez moz, je n' en feray rien :
  1032. Icy vivre et morir me plaist.
  1033. Vous ferez mal s' envers moy plait
  1034. En faites plus.
  1035. LE CHEVALIER.     Je m' en vois dolent et confus,
  1036. Donques, sire, puis que venir
  1037. N' en voulez, mais vous cy tenir
  1038. Ainsi vilment.
    ( Il revient vers l’écuyer ).
  1039. L' ESCUIER.       Et qu' est ce la, sire ? Conment
  1040. Va vostre fait ?
  1041. LE CHEVALIER.     Certes, amis, je n' ay riens fait,
  1042. Tant aie sceu biau parler.
  1043. Nous nous en pouons bien aler.
  1044. Rien n' y faisons.
  1045. L' ESCUIER.       Or alons donc, si nous aisons
  1046. En la taverne au meilleur vin.
  1047. Nous en irons nostre chemin
  1048. Plus liement.
  1049. LE CHEVALIER.     Vous dites voir, certainement :
  1050. Je m' i accors.
    ( Le chevalier et l’écuyer se retirent à la taverne )
  1051. GUILLAUME.     E ! tresdoulx Dieu misericors,
  1052. En toy amer mon cuer esdresce,
  1053. Car chascun jour voy c' on m' apresce
  1054. D' issir de cy et d' ensuyr
  1055. Le monde. ( Esquissant un mouvement de fuite )
    Je m' en vueil fouir
  1056. Afin c' on ne me puist trouver
  1057. Ne ma povreté reprouver.
  1058. Penser vueil de moy eslongnier
  1059. Tant c' on ne me sache enseignier.
  1060. ( S’arrêtant soudainement ) Si croy je que j' ay fait folour,
  1061. Quant retourné n' ay a l' onnour
  1062. Que mes amis me presentoient,
  1063. Dont si doulcement me prioient,
  1064. Et si n' est que pour ma prouesce,
  1065. Qu' encor esprouveray.
    ( Il perd subitement la vue ) Las ! qu' est ce
  1066. Que j' ai dit ? Je sui advuglé.
  1067. Dieu m' a le veoir tout osté
  1068. Par mon penser plain de haynes.
  1069. ( Suppliant Dieu ) Ha ! tresdoulx Dieu, qui enlumines
  1070. Tout homme venant en ce monde,
  1071. Sire ou toute doulceur habonde,
  1072. Tes yex de pitié sur moy euvre
  1073. Et a mes yex veue recuevre,
  1074. Si qu' a moy qui de ma misére
  1075. Propre ay pechié, doulx Diex, appére
  1076. La largesce de ta bonté.
  1077. Car je say, sire, en verité
  1078. Que sur les pecheurs pas n' envoies
  1079. Ta justice, non toutesvoies,
  1080. Pour les destruire oultréement,
  1081. Mais pour eulx amiablement
  1082. Relever, doulx Dieu ; si te pri
  1083. Que ma veue sanz detry
  1084. Me rendez par ce convenant
  1085. Que jamais jour d' or en avant
  1086. Qu' a toy servir ne penseray.
    ( Il recouvre la vue )
  1087. Ha ! sire Dyeu, mercy, quant j' ay
  1088. Recouvré que je puis veoir.
  1089. Certes je me vueil esmouvoir
  1090. De raler en mon hermittage.
  1091. La te serviray mon eage
  1092. Sanz departir.
    ( Il revient à son point de départ : son ermitage )

    Scène III. La taverne.
  1093. L' ESCUIER.     Sire, j' ay pensé qu' appartir
  1094. Nous deussions, car il me semble
  1095. Bon qu' alissons nous deux ensemble
  1096. Encore au conte pour savoir
  1097. S' il aroit desir ne vouloir
  1098. De s' en venir.
  1099. LE CHEVALIER.     Sanz nous donques plus cy tenir,
  1100. Escuier, pensons y d' aler
  1101. Et me laissiez a lui parler.
    ( Le chevalier et l’écuyer reviennent auprès du comte dans son ermitage )

    Scène IV. L’ermitage de Guillaume.
    Rentrent le chevalier et l’écuyer.
  1102. LE CHEVALIER. ( Interpellant le comte ) E ! sire, pour l' amour de Dieu,
  1103. Que faites vous cy en ce lieu ?
  1104. Dites, estes vous hors du sens ?
  1105. Crez vous, ne est ce vostre assens
  1106. Que le conseil de voz amis
  1107. Qui pour vous sont en paine mis
  1108. Vous moque et vueille decevoir ?
  1109. Pour Dieu, sire, dites nous voir,
  1110. Que pensez vous ?
  1111. GUILLAUME.     Je vous pri, pour Dieu, seigneurs doulx,
  1112. Que pensez de vous en raler,
  1113. Car vous gastez vostre parler :
  1114. Je vous dy bien.
  1115. L' ESCUIER.     Puis que nous ne faisons cy rien,
  1116. Alons nous en sanz detriance,
  1117. Et le laissons en sa meschance,
  1118. Puis qu' estre y veult.
  1119. LE CHEVALIER.     Alons men, puis qu' on ne le peut
  1120. De cy tourner.
    ( Le chevalier et l’écuyer sortent )
  1121. GUILLAUME. ( Resté seul ) Vray Dieu, je ne puis cy durer :
  1122. Aler en autre lieu me fault.
  1123. Chascun jour ay nouvel assault
  1124. De delaissier mon hermitage.
  1125. Certes en un lieu plus sauvage
  1126. Assez que n' est l' isle de Rode
  1127. M' en vois ; c' est a Estable Rode.
    ( Guillaume gagne le nouvel ermitage d’Etable Rode ).
  1128. Loez soit le tresdoulx Jhesus.
  1129. Tant ay fait que g' i sui venuz.
  1130. Ici vueil je mais demourer
  1131. Et Dieu servir et aourer,
  1132. ( Désignant un ermitage abandonné )
    Puis qu' ermitage fait y truys.
  1133. Jamais ne vivray fors de fruiz
  1134. Et de noir pain.

    Scène V. L’Enfer.
  1135. BEELZEBUZ.     Sathan, j' ay tout le ventre plain
  1136. De dueil, et te diray pour quoy.
  1137. Nous avons perdu, bien le voy,
  1138. Guillaume le duc d' Acquittaine ;
  1139. Il m' a tant donné haire et paine,
  1140. Et si ne le puis atrapper
  1141. A ce que le puisse happer
  1142. En un pechié.
  1143. SATHAN.     Beelzebus, et j' ay songié
  1144. Conment il sera de nous pris :
  1145. Nous en irons en un pourpris
  1146. Et figure d' omme prendrons,
  1147. Et quant a lui nous deux venrons,
  1148. Je diray que son pére sui.
  1149. Ainsi sera il au jour d' ui
  1150. Pris de nous deux.
  1151. BEELZEBUZ.     Haro ! com bons sont tes conseulz :
  1152. Pour nient n' es tu pas advocat.
  1153. Alons men sanz plus de debat
  1154. Ly engignier.
  1155. SATHAN.     Alons.
    ( Sathan et Belzébuth se rendent dans le second ermitage de Guillaume ).

    Scène VI. Un espace clos  : l’ermitage d’Etable Rode.
    Entrent les deux diables.
    SATHAN. ( À Guillaume, sous les traits de son père )
    Guillaume, biau filz chier,
  1156. Le cuer pour toy de dueil me fent,
  1157. Tu scez bien je n' ay plus d' enfent
  1158. Et je ne fas mais qu' enveillir.
  1159. Biau filz, pour ma terre tenir
  1160. Te pri que t' en viengnes arriére.
  1161. Ne refuses pas ma priére :
  1162. Tu as bien tant a Dieu servi
  1163. Que paradis as desservi
  1164. Et que sa gloire t' est deue ;
  1165. Si te pri que sanz attendue
  1166. Ne vueilles plus cy demourer,
  1167. Mais avec moy sanz sejourner,
  1168. Filz, t' en retournes.
  1169. BEELZEBUZ.     Fait il le sourt, ou il est mournes ?
  1170. Puis qu' autrement point ne l' arons,
  1171. Sachons le hors, si le batons
  1172. Tant qu' il s' en sente.
  1173. SATHAN.     Avant a la terre l' adente :
  1174. Fiers de la, je ferray de ça.
    ( Belzébuth précipite Guillaume le nez contre terre, puis les deux diables
    le bâtonnent chacun de leur côté, l’un par-devant, l’autre par- derrière
    )
  1175. Hu ! ha ! bouf ! nif ! Tien : pren cela,
  1176. C' est a estraine.
  1177. BEELZEBUZ.     Vien t' en ; il a perdu l' alaine.
  1178. Or prengne ce qu' il a gaingnié.
  1179. Nous ne sommes pas engignié
  1180. Pour nient au moins.
    ( Les deux diables se sauvent, laissant Guillaume assommé au sol )

    Scène VII. Le Paradis.
  1181. NOSTRE DAME. ( À Dieu ) Je vous requier a jointes mains,
  1182. Biau filz, que je voise garir
  1183. Guillaume, qui est au morir,
  1184. Tant l' ont batu li ennemi,
  1185. Pour ce qu' il ne s' est consenti
  1186. Au mal faire dont l' enortoient ;
  1187. ( Désignant Gabriel et Michel )
    Et que ces anges me convoient
  1188. ( Désignant sainte Christine et sainte Agnès )
    Et ces deux vierges, car pour voir
  1189. Il fait tant qu' il doit bien avoir
  1190. Confort de nous.
  1191. DIEU.     Doulce mére, il me plaist que vous
  1192. Y alez touz cinc sanz discorde,
  1193. Et que telle misericorde
  1194. Conme il vous plaira li faciez
  1195. Garissiez l' et le soulaciez :
  1196. J' en ay grant joie.
  1197. NOSTRE DAME.     Mi ange, mettez vous a voie
  1198. ( Tendant aux saintes deux boîtes d’onguents )
    Et cestes boistes isnelment,
  1199. Qui sont de tresdoulx oingnement,
  1200. Prenez, Agnès, et vous, Cristine,
  1201. Et si chantez par amour fine
  1202. Vous quatre ensemble.
  1203. GABRIEL.     Puis qu' il vous plaist et bon vous semble,
  1204. Dame, nous chanterons ; c' est droiz.
  1205. Faire devons en touz endroiz
  1206. Vostre vouloir.
  1207. MICHIEL.     Vostre gré ne vueil desvoloir,
  1208. Mais au faire moy efforcier.
  1209. Avant ! pensons de conmencier :
  1210. Que dirons nous ?
  1211. SAINTE CRISTINE.     Que nous dirons, mon ami doulx ?
  1212. Nous dirons en chant un dit fait,
  1213. Qui pour cecy tout propre est fait.
  1214. Agnès, or sus.
  1215. SAINTE AGNèS.     Je n' en feray mie refus.
  1216. Pensez d' avecques moy chanter.
    ( Les deux archanges et les deux saintes accompagnent
    Notre-Dame auprès de Guillaume en chantant le rondeau suivant
    : )
  1217. RONDEL.     Piteuse vierge sans amer,
  1218. Dame en qui fu pris
  1219. De nostre rachat li pris,
  1220. On vous doit bien de cuer amer,
  1221. Piteuse vierge sanz amer,
  1222. Et moult doit on celui blasmer
  1223. Qui baptesme a pris,
  1224. Se de dire n' est espris :
  1225. Piteuse vierge sanz amer,
  1226. Dame en qui fu pris
  1227. De nostre rachat li pris.

    Scène VIII. L’ ermitage d’Etable Rode,
    Guillaume est étendu par terre. Entre Notre-Dame suivie de son cortège.
  1228. NOSTRE DAME. ( Montrant les boîtes, puis le corps inerte )
    Ces boistes nous fault entamer.
  1229. A ce saint corps ci nous joingnons
  1230. Toutes trois, et si l' en oingnons
  1231. Et par devant et par derriére.
    ( Notre-Dame et les deux saintes enduisent de leurs onguents
    le corps qu’elles ont délivré du cilice et du haubert
    )
  1232. ( S’adressant à Guillaume ) Mon ami doulx, fay bonne chiére.
  1233. Je vien cy pour toy solacier,
  1234. Et ces vierges, que j' ay moult chier,
  1235. Avecques moy.
  1236. GUILLAUME.     Ha ! dame, tant belle vous voy
  1237. Et tant sent vostre oignement bon
  1238. Que je n' ay fors que se bien non.
  1239. Qui estes vous ?
  1240. NOSTRE DAME.     Guillaume, mon chier ami doulx,
  1241. Je sui la mére Dieu, Marie,
  1242. Et ces vierges, n' en doubtez mie,
  1243. ( Désignant les deux saintes ) L' une est Cristine, l' autre Agnès.
  1244. Ce qu' as conmencié a fin mez,
  1245. Et briément es cieulx t' en venras.
  1246. Ralons nous ent ysnel le pas.
  1247. A Dieu te di.
  1248. SAINTE AGNèS.     Alons, mais au partir de cy
  1249. Vueil que pardisons le rondel
  1250. Qu' avons conmencié bien et bel ;
  1251. Or sus de la.
  1252. SAINTE CRISTINE.     Honniz soit qui a ce faudra
  1253. De ma partie.
  1254. MICHIEL.     Dame, aussi ne feray je mie,
  1255. N' en doubtez point.
  1256. GABRIEL.     Or prenons touz quatre en un point,
  1257. Sanz plus parler.
    ( Notre-Dame retourne au Paradis, suivie de son cortège
    qui chante de nouveau le rondeau
    : )
  1258. RONDEL.     Et moult doit on celui blasmer
  1259. Qui babtesme a pris
  1260. Se de dire n' est espris :
  1261. Piteuse vierge sanz amer,
  1262. Dame en qui fu pris
  1263. De nostre rachat le pris.
  1264. GUILLAUME. ( Resté seul ) Ha ! vierge, ta valeur, ton pris,
  1265. Le grant de ta misericorde,
  1266. Ou est bouche qui la recorde ?
  1267. Ce ne peut estre nullement.
  1268. Dame, toy mercy humblement,
  1269. Quant daignié m' as par ta bonté
  1270. Donner de mon grief mal santé.
  1271. Desormais te vueil servir miex
  1272. A mon pouoir et ton chier fiex
  1273. C' onques ne fis.
    ( Entre Albert )
  1274. ALBERT.     Helas ! je sui certains et fis
  1275. Que je morray, mais ne say quant.
  1276. Conment pourray je faire tant
  1277. Que quant du corps partira m' ame
  1278. Que je puisse eschiver la flame
  1279. D' enfer ? s' i doy je bien entendre.
  1280. Je ne puis miex que par moy rendre
  1281. A Dieu servir du tout en tout.
  1282. E certes, combien qu' il me coust,
  1283. Je vois a Guillaume savoir
  1284. Si lui plairoit moy recevoir
  1285. En frére, car c' est un saint corps.
    ( Il s’approche de Guillaume )
  1286. Piteux, doulx et misericors
  1287. Vous soit Diex, sire.
  1288. GUILLAUME.     Et il vous gart d' annuy et d' ire.
  1289. Amis, dites moy que querez.
  1290. Quel est vo nom ? a quoy venez
  1291. En ce desert ?
  1292. ALBERT.     Biau pére, l' en m' appelle Albert.
  1293. Cy vien pour vostre disciple estre
  1294. Et pour moy hors du monde mettre.
  1295. C' est a court plait.
  1296. GUILLAUME.     Biau filz Albert, puis qu' il te plaist,
  1297. Je t' y reçoy benignement
  1298. Et te doing cest enseignement ;
  1299. Met au retenir diligence.
  1300. Premier a la concupiscence
  1301. De la char garde n' obeis ;
  1302. Argue avarice et despiz
  1303. Vaine gloire, orgueil et envie,
  1304. Et tant com tu seras en vie
  1305. Destraccion eschiéve et ire ;
  1306. Grace rens a Dieu nostre sire
  1307. Se tribulacions t' envoie,
  1308. Car c' est le sentier et la voie
  1309. De venir a la congnoissance
  1310. De sa grace et a l' abondance
  1311. De s' amistié.
  1312. ALBERT.     Biau pére, Dieu par sa pitié
  1313. Me doint ces moz si retenir
  1314. Que m' ame en la fin parvenir
  1315. En puist es cieulx.
  1316. GUILLAUME.     Albert, biau filz, je sui moult viex ;
  1317. Je croy ne vivray longuement,
  1318. Car malade me sens forment.
  1319. Je te pri pour Dieu, biau filz chier,
  1320. Que tu m' aydes a couchier
  1321. Tost sanz delay.
  1322. ALBERT.     Pére, voulentiers le feray :
    ( Il aide Guillaume à se coucher )
  1323. ça, de par Dieu, estes vous bien ?
  1324. Or me dites se voulez rien
  1325. Sanz remanoir.
  1326. GUILLAUME.     Nanil, biau filz, trop me senz voir
  1327. De mal ataint.
  1328. ALBERT.     Helas ! pére, le vis vous taint
  1329. Et palist. Bien voy que morez.
  1330. Las ! conment seul me laisserez
  1331. En lieu si gaste con vezci ?
  1332. Ha ! sainte Marie, merci !
  1333. Que feray je, si m' y convient
  1334. Demourer, ou s' ainsi avient
  1335. Que je m' en parte, ou iray je ?
  1336. Ou tourneray ? que feray je ?
  1337. Je n' y voy pour moy nul confort.
  1338. Ha ! biau pére, en grant desconfort
  1339. Me laisserez.
  1340. GUILLAUME.     De Dieu bien pourveu serez.
  1341. Biau filz, ne plourez ceste perte,
  1342. Car ainçois que l' ame me parte
  1343. Du corps, arez, ce vous ottroy,
  1344. Un meilleur compaignon de moy :
  1345. N' en doubtez ja.
    ( Entre Renaud )
  1346. REGNAUT.     E ! mére Dieu, moult lonc temps a
  1347. Que le monde ay despit au cuer.
  1348. De touz poins m' en vueil jetter puer
  1349. Et vueil aler maindre ou desert
  1350. Avecques Guillaume et Albert,
  1351. Pour ce que sains hommes les croy.
  1352. Il me semble qu' Albert la voy.
  1353. Parler li vois de ma besoingne.
  1354. ( S’avançant vers Albert ) Sire, la dame de Boulongne
  1355. Vous soit amie.
  1356. ALBERT.     Regnault, l' umble vierge Marie
  1357. Vous ottroit des cieulx le demaine.
  1358. Que querez vous ne qui vous maine,
  1359. Par cy aval ?
  1360. REGNAUT.     Albert, mon chier ami loyal,
  1361. Je le vous diray a briefz moz :
  1362. J' ay vouloir, desir et propos,
  1363. Pour ce qu' autre foiz nous avons
  1364. Esté ensemble compaignons,
  1365. De moy en hermitage mettre
  1366. Et de vostre compaignon estre,
  1367. S' il vous agrée.
  1368. ALBERT.     Je vous menray sanz demourée
  1369. A biau pére, ains que l' ame rende.
  1370. ( Conduisant Renaud vers Guillaume )
    Biau pére, cest homme demande
  1371. Vostre frére estre.
  1372. GUILLAUME.     Biaux filz, ou nom du roy celestre
  1373. Te reçoif. Or fai, si t' en vas
  1374. Donner pour Dieu quanque tu as,
  1375. Et puis reviens.
  1376. REGNAUT.     Biau pére, quanque j' ay de biens
  1377. Pour l' amour de Dieu vois donner,
  1378. Puis penseray de retourner
  1379. Ici endroit.
    ( Renaud sort )
  1380. GUILLAUME.     Filz Albert, je sui au destroit
  1381. De la mort ; n' y a plus ne mains.
  1382. Prie pour moy. Diex, en tes mains
  1383. Au jour d' uy m' ame reconmans.
  1384. Sire, par tes dignes conmans,
  1385. Quant du corps sera departie,
  1386. Fais que de ta gloire ait partie
  1387. Es cieulx sanz fin.

    Scène IX. Le Paradis.
  1388. DIEU.     Or sus, mére, et vous, my affin.
  1389. Je vueil estre au trespassement
  1390. De Guillaume ; or appertement
  1391. Si y alons.
  1392. NOSTRE DAME.     Filz, c' est droiz que nous avançons
  1393. Si que nous soions a sa fin.
  1394. Car servy nous a de cuer fin
  1395. Et en bien fine.
  1396. DIEU.     Je vueil, Agnès, et vous, Cristine,
  1397. Que vous deux ja l' ame prenez
  1398. Et que vous deux anges venez
  1399. Devant tenans alumez cierges,
  1400. Et chanterez, vous et ces vierges.
  1401. Telle est m' entente.
  1402. LES VIERGES.     Sire, nous ferons sanz attente
  1403. Vostre vouloir.
    ( Les Vierges et les Anges, chantant, cierges allumés en main, précèdent
    Dieu et Notre-Dame ; tous se rendent en procession auprès de Guillaume
    )

    Scène X. L’ermitage de Guillaume.
  1404. ALBERT. ( gémissant sur la dépouille de Guillaume )
    Las ! las ! or voy je tout pour voir,
  1405. Biau pére, qu' a mort avez trait.
  1406. Las ! pié ne main a li ne trait,
  1407. Mais les yex a clos et la bouche.
  1408. Que fera le rain, quant la souche
  1409. Est morte ? certes il morra.
  1410. Ha ! biau pére, que devenra
  1411. Ce dolereux ?
  1412. REGNAUT. ( Entrant ) Albert, pour le doulx amoureux
  1413. Dieu, qu' avez vous ?
  1414. ALBERT.     Biau pére est mort, mon ami doulx.
  1415. Jamais tel ne recouvreray.
  1416. Las ! je ne sçay que je feray
  1417. Des ores mais.
  1418. REGNAUT.     Le plourer n' y vault riens jamais.
  1419. Je lo que nous deux le portons
  1420. La oultre et l' ensevelissons :
  1421. Si ferons bien.
  1422. ALBERT.     Je ne vous desdiray de rien,
  1423. Regnaut frére ; or, prenez de la,
  1424. Et je prenderay par deça.
  1425. Sus, de par Dieu.
    ( Albert et Renaud emportent le corps de Guillaume pour l’ensevelir.
    Ils le déposent en fait devant Dieu, Notre-Dame, les Anges et les Vierges,
    présents à cette scène. Ces derniers, sur l’ordre de Dieu, conduisent l’ « âme »
    de Guillaume, c'est-à-dire le personnage lui-même, muet, au Paradis
    )
  1426. DIEU.     Ralons nous en en nostre lieu,
  1427. Mes amis, puis que l' ame avez
  1428. De mon sergent, et si chantez
  1429. A haulte voiz.
  1430. AGNèS.     Si ferons nous, sire, c' est droiz,
  1431. Quant il vous plaist ; or sus, de la.
  1432. Explicit.
    ( La procession formée regagne le Paradis ).
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