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Miracle XXIII
 
  1. Cy conmence un miracle de Nostre Dame d' Amis et
    d' Amille, lequel Amille tua ses deux enfans pour
    gairir Amis son compaignon, qui estoit mesel ; et
    depuis les resuscita Nostre Dame.


    ACTE I.
    Scène 1. Une route en direction de Paris.
    AMIS. ( Seul ) Sire Diex, pére omnipotent,
  2. On dit qu' a chose homme ne tent
  3. Dont il ne parviengne a effect ;
  4. Mais ainsi ne m' est pas de fait ;
  5. Car puis set ans je ne finay,
  6. Et encore mie fin n' ay ;
  7. Mais chascun jour de ville en ville
  8. Ne cesse de querir Amille,
  9. Pour ce que j' ay oy souvent
  10. De li dire et conter conment
  11. Il me ressamble de corsage,
  12. D' aler, de venir, de langage,
  13. D' estat, de parler, de maintieng.
  14. Ha ! tresdoulx Jhesu Crist, je tieng
  15. Que se je trouver le peusse,
  16. Mon desir acompli eusse
  17. Et fust mon cuer tout assouvi,
  18. Ja soit ce qu' onques ne le vi ;
  19. Mais pour ce que j' ay oy dire
  20. C' on ne pourroit choisir n' eslire
  21. Entre hommes, et fussent cent mille,
  22. Telz deux hommes com cel Amille
  23. Et moy sommes quant a samblance,
  24. Et c' on n' i scet descongnoissance
  25. Trouver en privé n' en commun,
  26. C' on ne die que c' est tout un,
  27. Pour ce li ay donné m' amour,
  28. Tant qu' en une ville demour
  29. Jamays qu' une nuit ne feray
  30. Jusqu' a tant que trouvé l' aray,
  31. S' il plaist a Dieu que je le voie
  32. En ville, en sentier ou en voie
  33. Ou en chemin.
    ( Entre un pèlerin )
  34. LE PAUMIER. ( Tendant la main )     Sire, a ce povre pelerin
  35. Donnez, s' il vous plaist, vostre aumosne.
  36. Que Dieu, qui maint lassus ou throsne,
  37. Vous soit misericors et doulx !
  38. De loing vieng, pour quoy sui las touz
  39. Et travailliez.
  40. AMIS.     Mon ami, dire me vueilliez
  41. Dont vous venez.
  42. LE PAUMIER.     Sire, pour verité tenez
  43. Du saint sepulcre vieng tout droit ;
  44. S' ay puis passé par maint destroit,
  45. Ce scet Diex, sire.
  46. AMIS.     Paumier, me saroies tu dire,
  47. Puis qu' en tant de lieux as esté,
  48. D' un homme que quier verité ?
  49. Amilles est nommez par nom
  50. Qui me ressamble, ce dit on,
  51. De maintien, de corps et de vis.
  52. Se tu m' en scez donner avis,
  53. Bien te feray.
  54. LE PAUMIER.     Voulentiers m' en aviseray,
  55. Sire ; mais, qu' il ne vous desplaise,
  56. Sachiez que puis la terre d' Aise
  57. Ne vi humaine creature
  58. Qui vous ressamblast de faiture
  59. Si bien conme un que je vi hier ;
  60. Car de vostre grant, sire chier,
  61. Estoit et de vostre façon,
  62. Si qu' encore ay je souspeçon
  63. Que celui mesmes ne soiez :
  64. S' a voir dire sui avoiez,
  65. Dites le moy.
  66. AMIS.     Nanil, paumier, foy que te doy,
  67. Onques mais ne me veis qu' ore.
  68. E ! Diex, quelle part va il ore,
  69. Celui que dis ?
  70. LE PAUMIER.     Sire, il s' en va devers Paris :
  71. Je croy c' est ce que vous querez ;
  72. Se vous hastez, vous l' ataindrez,
  73. Je n' en doubt point.
  74. AMIS. ( Lui donnant un anneau )     D' argent monnoié n' ay je point,
  75. Paumier amis ; mais cest annel
  76. Te doing qui est et bon et bel :
  77. Saches quant vendre le voulras,
  78. Deux mars d' argent bien en aras,
  79. N' en doubtes mie.
  80. LE PAUMIER.     Grans mercis, sire, et celle amie
  81. Vous soit qui mére est et pucelle
  82. Et qui Jhesu de sa mamelle
  83. Vierge norri.
  84. AMIS.     Prie pour moy ; a Dieu te di,
  85. Amis paumier.
  86. LE PAUMIER.     Je m' y oblige, sire chier,
  87. Dès ores mais.
    ( Le pèlerin sort )
  88. AMILLE.     E ! Diex, fineray je jamais
  89. De celui querir ou j' ay mis
  90. Mon cuer et m' amour ? C' est Amis,
  91. C' onques ne vi jour de ma vie,
  92. Et si n' ay d' autre chose envie.
  93. Pener m' a fait et traveillier,
  94. Et mainte nuit pour li veillier.
  95. Un po ci reposer me fault,
  96. Car traveilliez sui sanz deffault
  97. Tant que je n' en puis plus, par foy
    ( Entre Amille )
  98. Tandis s' aprouchera de moy
  99. Cel homme que venir voy la,
  100. Et si saray s' il me sara
  101. De li riens dire.
  102. AMIS. ( Abordant Amille )     Diex vous gart de pesance, sire !
  103. Vous estes, je croy, traveilliez.
  104. S' il vous plaist, dire me vueilliez
  105. Ou vous alez.
  106. AMILLE.     Sire, si bel le demandez
  107. Que je respons, ne vous ennuit,
  108. Que je pense ains demain la nuit
  109. A Paris estre.
  110. AMIS.     E ! mon chier ami, peut il estre
  111. Qu' une autre demande vous face,
  112. Mais qu' envers vous ne me mefface
  113. Conme enuieux ?
  114. AMILLE.     Sire, je vous voy gracieux :
  115. Ce qui vous plaira demandez
  116. Et plus ; se vous le conmandez,
  117. Je le feray.
  118. AMIS.     Sire, pour l' amour Dieu le vray,
  119. Vostre nom requier assavoir ;
  120. Après aussi me diez voir
  121. De vostre estat.
  122. AMILLE.     Sire, or entendez sanz debat :
  123. Voir vous diray conme evangille.
  124. Sachiez que l' en m' appelle Amille,
  125. Qui ne finay, set ans a ja,
  126. De querir par ça et par la
  127. Un homme qui a nom Amis,
  128. Qui en ceste paine m' a mis
  129. Pour tant c' on m' a maintes foiz dit
  130. Qu' il n' y a point de contredit
  131. Qu' en touz estaz ne me ressamble.
  132. Diex doint que je nous puisse ensemble
  133. Veoir un jour.
  134. AMIS.     Sire, acolez moy sanz demour,
  135. Puis que nommez estes Amille.
    ( Ils s’embrassent en se passant les bras autour du cou )
  136. Certes, pour vous ay mainte ville
  137. Passé et mains divers sentiers,
  138. Il a ja bien set ans entiers.
  139. Or vous ay trouvé, Dieu mercy !
  140. Jamais ne quier partir de cy,
  141. Si vous aray en verité
  142. Convenant, foy et loyauté
  143. Jusqu' a la mort.
  144. AMILLE.     Chiers amis, autel vous accort ;
  145. Et jusques au perdre la vie,
  146. Ce vous jur, ne vous faudray mie,
  147. Puis que Dieu m' a fait vous trouver.
  148. Or regardons conment prouver
  149. Nous nous pourrons.
  150. AMIS.     Conment ? A Paris en irons
  151. (Aussi y estes vous meu),
  152. Savoir se serons receu
  153. Du roy, car il a guerre grant.
  154. Sa ! soions d' aler y engrant,
  155. Compains Amille.
  156. AMILLE.     Amis, bien me plaist, par saint Gille,
  157. Or alons, biaux compains, alons.
    ( Ils partent ensemble )

    Scène 2. Paris. Le palais royal, salle du trône.
  158. AMILLE. ( Montrant le palais royal )     Dieu mercy, tant erré avons
  159. Qu' en la ville de Paris sommes,
  160. Et poons le roy et ses hommes
  161. Veoir a plain.
  162. AMIS.     Chier compains, nous deux main a main
  163. Presenter a li nous alons ;
  164. S' il nous retient, nous n' en pouons
  165. Que miex valoir.   
  166. AMILLE.     Alons, Amis ; vous dites voir.
    ( Ils entrent dans le palais en se tenant par la main )
  167. AMILLE. ( Au roi )    Sire, Diex vous doint bonne vie
  168. Et toute vostre baronnie
  169. Que ci veons !
  170. LE ROY.     Bien veigniez, seigneurs compaignons
  171. Que voulez dire ?
  172. AMIS.     Nous venons a vous, treschier sire,
  173. Savoir se vous avez mestier
  174. De nous qui sommes sodoier :
  175. Gens d' armes sonmes.
  176. LE ROY. ( A son entourage )    Seigneurs, veistes vous deux hommes
  177. Onques mais si d' un semblant estre ?
  178. Par le glorieux roy celestre,
  179. Je croy que non.
  180. HARDRÉ.     De moie part, ce ne fis mon
  181. En nul pais.
  182. GRIMAUT.     Sire, de ce suis je esbahis
  183. Qu' en toute chose onniement,
  184. Non pas en une seulement,
  185. Sont d' un semblant et ens et hors
  186. Et de viaires et de corps.
  187. Je lo que vous les recevez,
  188. Car chascun d' eulx est bien tailliez
  189. Pour valoir homme.
  190. SERGENT D' ARMES.     Valoir ! par saint Pierre de Romme,
  191. Je ne vi pieça hommes miex,
  192. S' ilz sont de fait et de cuer tielx
  193. Qu' ilz semblent estre.
    ( Entre un messager )
  194. LE MESSAGIER.     Sire, sanz plus en delay mettre,
  195. Faites armer voz gens tantost ;
  196. Car de ça le bois de Saint Clost
  197. Avez sanz nombre d' anemis
  198. Qui se sont ja en conroy mis
  199. Et vous pensent a assaillir,
  200. Et ne cuident mie faillir
  201. A vous hui prendre.
  202. LE ROY.     Avant, biaux seigneurs ! Sanz attendre,
  203. A l' encontre vous en alez,
  204. Et faites qu' ilz soient foulez.
  205. J' ay encore par ceste ville
  206. De gens d' armes plus de dis mille.
  207. Messagier, vas partout crier
  208. Que touz yssent, sans detrier,
  209. A haulte voiz.
  210. LE MESSAGIER.     Tresredoubté sire, je vois
  211. Appertement.
    ( Il se rend sur le seuil du palais pour sa proclamation )
  212. AMILLE.     Sire, nous qui nouvellement
  213. Sommes li vostre sodoier,
  214. Irons aussi nous donoier,
  215. S' il vous agrée ?
  216. LE ROY.     Oil, alez sanz demourée.
  217. Ne le vous dis je ?
  218. AMIS.     Autre chose pieça ne quis je.
  219. Amille, alons.
    ( Amis et Amille sortent )
  220. LE MESSAGIER. ( Lançant sa proclamation )    
    Crier vueil. Aux armes, barons !
  221. Ne demourez, grant ne petit,
  222. Que n' issiez tost sanz contredit :
  223. Ce vous mande par moy le roy,
  224. Car les ennemis a desroy
  225. Près de ci queurent.
  226. Je m' en voys
  227. Jusques a Saint Clost, vers le boys,
  228. Veoir l' estour.
    ( Il sort )
  229. LE ROY.     Seigneurs, j' ay au cuer grant tristour
  230. De ce qu' a ce ne puis venir
  231. Que prendre peusse et tenir
  232. Gombaut qui me fait ceste guerre ;
  233. Mes gens foule et gaste ma terre,
  234. Dont il me poise malement.
  235. Or regardons ici conment
  236. Je m' en chevisse.
  237. GRIMAUT.     Sire, en Gombaut a grant malice,
  238. Car nulles foiz assault ne fait
  239. Ne pongneis fors par aguait,
  240. Ce n' est pas doubte.
  241. HARDRÉ.     Sachiez qu' encore n' est pas toute
  242. Sa voulenté bien assouvie ;
  243. Car il pense, ains qu' il perde vie,
  244. Sire, a vous de plus en plus nuire
  245. Et s' il peut de touz poins destruire,
  246. Tant est mauvais.
  247. GRIMAUT.     Ce ne se peut faire jamais :
  248. En c' est il folz et oultrageux.
  249. Peut le roy d' aussi courageux
  250. Chevaliers avoir conme il est ?
  251. Oil, assez, je vous promet,
  252. Et qui tellement le menront
  253. Qu' au roy qui ci est le rendront
  254. Pris maugré lui.
  255. LE ROY.     Or laissons ester. A celui
  256. M' en plaing qui peut les choses faire
  257. Qu' il ne lui doint de moy meffaire
  258. Pouoir ne force.
    ( Ils sortent )

    Scène 3. Le palais royal, salle du trône, trois mois plus tard.
    ( Rentre le messager )
  259. LE MESSAGIER.     Mon seigneur, vostre honneur enforce
  260. Grant joie au cuer avoir devez,
  261. Car vos gens tellement menez
  262. Par combatre ont voz annemis
  263. Qu' en vostre merci se sont mis
  264. Com prisonnier.
  265. Est ce verité, messagier,
  266. Que tu me diz ?
  267. LE MESSAGIER.     Sire, par Dieu de paradis
  268. Oil, ja n' en aiez doubtance :
  269. J' ay veu toute l' ordenance ;
  270. Et de la bataille ont le pris
  271. Amilles et Amis, car pris
  272. Ont Gombaut et conte Bernart.
  273. N' i a nul qui ait tel essart
  274. Fait de batre gent conme ilz ont :
  275. C' est merveilles conment preux sont.
  276. En l' eure les verrez venir,
  277. Et chascun son prison tenir
  278. Et amener.
  279. LE ROY.     Pour ceste nouvelle donner
  280. Te feray cent livres tournoys.
  281. Je ne fu si liez puis trois moys
  282. Com de ce que Gombaut est pris.
  283. Par mon chief ! ceulz qui les ont pris
  284. Feray grans hommes.
    ( Entrent Amis et Amille suivis de Gombaut et Bernart prisonniers.
    Gombaut et Bernart s’avancent et s’inclinent devant le roi
    )
  285. Seigneurs, a vous renduz nous sommes.
  286. D' une chose vous vueil prier,
  287. Que ne nous faciez maistrier,
  288. Ne ne mettez en autruy mains
  289. Qu' es vostres meismes ; ou au mains,
  290. Se de moy voulez raençon,
  291. Je vous donrray sanz contençon
  292. Tantost soixante mille livres ;
  293. Mais que franc m' en voise et delivres
  294. Dessus mon lieu.
  295. BERNART.     Sire, je vous promet sur Dieu
  296. Et sur ma foy, com chevalier,
  297. Que, se vous me voulez baillier
  298. Sauf conduit et raençon prendre,
  299. Ne vous feray point faus entendre :
  300. De ma terre arez la moitié.
  301. Or le faites en amistié
  302. Et le nous aiez convenant,
  303. Ains que nous aillons plus avant :
  304. Si ferez bien.
  305. AMILLE. ( Aux prisonniers )     Souffrez vous : nous n' en ferons rien ;
  306. Nous ferons ce que nous devommes.
    ( Avançant à son tour vers le roi )
  307. Vos deux nouviaux sodoiers sommes,
  308. Mon chier seigneur, cy en present,
  309. Qui de ces deux contes present
  310. Vous faisons, sire.
  311. AMIS. ( Idem )     Mon chier seigneur, je puis bien dire
  312. Et affermer (ne scé qui m' ot),
  313. Ce sont les souverains de l' ost
  314. Dont nous venons.
  315. GRIMAUT.     Amis, nous savons bien leurs noms
  316. Et qui il sont et leurs posnées.
  317. Pour eulz arez telles soudées,
  318. Se le roy me croit, n' en doubtez,
  319. Qu' en honneur serez amontez
  320. Pour touz jours mais.
  321. LE ROY.     Par mon chief, ce feront mon. Mais
  322. Je vueil qu' au Louvre les me mainnent
  323. Et conme gardes les demainent ;
  324. Et que tout ce que pour leur vivre
  325. Demanderont, c' on leur delivre
  326. Sanz nul deffault.
  327. AMILLE. ( Au roi )     Chier sire, plus parler n' en fault :
  328. Il sera fait, puisqu' il vous plaist.
  329. Nous sommes a fin de ce plait ;
  330. ( A Gombaut ) Pensons d' aler.
  331. AMIS.     Sire Bernart, sanz plus parler,
  332. Venez vous ent.
  333. BERNART.     Sire, a vostre conmandement
  334. Obeiray. Sire Gombaut,
  335. Priére icy riens ne nous vault ;
  336. Bon cuer en nous nous convient prendre
  337. Et la merci de Dieu attendre,
  338. Puis qu' ainsi est.
  339. GOMBAUT.     C' est voirs. Il a esté tout prest
  340. De nous en son Louvre envoier ;
  341. Et se longuement prisonnier
  342. Y sonmes, je n' ai pas fiance
  343. Que jamais aions delivrance
  344. Jusqu' a la mort.
  345. BERNART.     Pour quoy, sire ? vous avez tort
  346. De ce mot dire.
  347. GOMBAUT.     Non ay, voir. Vezci pour quoy, sire ;
  348. La tour du Louvre est si jurée
  349. Que puis qu' i est emprisonnée
  350. Personne, quelle qu' elle soit,
  351. Ains qu' elle en parte mort reçoit ;
  352. Ja n' en doubtez.
  353. BERNART.     Ne croy pas qu' i soions boutez,
  354. Certainement.
    ( Amis et Amille conduisent Gombaut et Bernart en prison )
  355. LE ROY.     Biaux seigneurs, dites moy conment
  356. D' Amis et d' Amille feray,
  357. Et quel don a chascun donray
  358. De quoy miex vaille.
  359. Sire, se me creez, sanz faille
  360. Lubias ma fille donrrez
  361. Amille : biau don li ferez,
  362. Car elle est si tresbelle fame
  363. Que riens n' y fault, et si est dame
  364. De Blaives et tient la conté
  365. Qui lui duit de droit herité :
  366. Vous le savez.
  367. Hardré, par foy, bien dit avez.
  368. Sire, ne li refusez mie :
  369. Il a vostre guerre fenie,
  370. Quant il a vostre annemi pris.
  371. Ja n' en serez d' omme repris
  372. Qui sache rien.
  373. LE ROY.     Puis qu' il vous semble que c' est bien,
  374. Laissons ester, et fait sera
  375. Quant devers nous retournera,
  376. Je vous promet.
    ( On voit Amis et Amille de retour vers le palais )
  377. AMILLE.     Chiers compains Amis, avis m' est,
  378. Puis qu' enfermez sont noz prisons,
  379. Qu' il est bon qu' un tour en aillons
  380. Devers le roy.
  381. AMIS.     Vous dites voir, bien m' y ottroy ;
  382. Alons, Amille.
  383. AMILLE.     Alons, car j' espére sanz guille
  384. Qu' il ne nous en peut de pis estre.
    ( Ils rentrent dans le  palais et avancent vers le roi )
  385. Roy sire, en vostre regne mettre
  386. Vueille Dieu paix.
  387. LE ROY.     Temps en seroit dès ores mais,
  388. Amille, s' il lui vouloit plaire,
  389. Et je croy que si veult il faire.
  390. Puis que mon grant ennemi tieng,
  391. Touz les autres trop petit crieng ;
  392. Mais pour ce que par vous je l' ay,
  393. Amilles, je vueil sanz delay
  394. Vostre bien fait guerredonner,
  395. Et vous vueil a femme donner
  396. Lubias, dont on fait grant conte ;
  397. Et si serez de Blaives conte,
  398. Amilles sire.
  399. AMILLE.     Mon seigneur, ne vous vueil desdire ;
  400. Mais, s' il vous plaist, miex le ferez :
  401. ( Montrant Amis ) A mon compagnon la donrrez ;
  402. Car par ses faiz, c' on voit aux yex,
  403. De prouesce en est digne miex
  404. Que moy d' assez.
  405. LE ROY.     Sa donc, Amis, avant passez.
  406. Je vous doing Lubias la belle :
  407. Contesse est et si est pucelle :
  408. Qu' en dites vous ?
  409. AMIS.     Que j' en diray, mon seigneur douls ?
  410. Si plaist mon compaignon Amille,
  411. Je m' i accors, et plus de mille
  412. Merciz en di.
  413. HARDRÉ.     Il lui plaist et le veult ainsi,
  414. Aussi fas je, par m' antain Thiece.
  415. Amis, sachiez qu' elle est ma niece :
  416. C' est sanz ruser.
  417. 4GRIMAUT.     Or avant : il fault diviser
  418. En quel lieu les noces seront
  419. Et conment elles se feront
  420. Par bon devis.
  421. LE ROY.     Je vous en diray mon avis :
  422. Amis a Blaives s' en ira,
  423. Amilles le convoiera,
  424. Et vous, Hardré, avec voz gens ;
  425. Si vous enjoing que diligens
  426. Soiez de parfaire la chose,
  427. Si que nulz n' en puisse ne n' ose
  428. Fors que bien dire.
  429. HARDRÉ.     Puis qu' il vous plaist, voulentiers, sire.
  430. Or avant, seigneurs ; sanz hutin
  431. Pensons de nous mettre a chemin ;
  432. Et vous, Griffon, dit de Savoie,
  433. Alez devant, faites nous voie
  434. Delivrement.
  435. SERGENT D' ARMES. ( Ecartant la foule sur le passage d’Amis, Amille et Hardré )
    Vuidiez de ci ysnellement ;
  436. Avant : il vous convient partir,
  437. ( Agitant sa masse d’arme ) S' aux biens faiz ne voulez partir
  438. De ceste mace.
    ( Ils sortent à la suite du sergent Griffon )

    ACTE II.
    Scène 1. Le palais royal. Salle du trône. Quelque temps plus tard.
  439. LE ROY.     Conte Grimault, grant foleur brace
  440. Qui guerre sanz raison esmeut.
  441. Gombaut m' a fait le pis qu' il peut ;
  442. Toutes voies en ma merci
  443. Le tiens je pris, dont Dieu merci.
  444. Qu' en pourray faire ?
  445. GRIMAUT.     Se li estiez debonnaire
  446. Tant que vous li pardonnissiez,
  447. Sire, et qu' aler l' en laississiez
  448. Par ainsi qu' il vous jureroit
  449. Qu' a touz jours paix vous porteroit,
  450. Ce seroit courtoisie grant.
  451. Ne scé se de ce faire engrant,
  452. Chier sires, estes.
  453. LE ROY.     Grimaut, tout esbahy me faites.
  454. Que je l' en laisse vif raler ?
  455. On en pourra assez parler,
  456. Mais, certes, puis que le tieng pris,
  457. Jamais n' ystra : trop a mespris
  458. Ly faux traitre.
  459. GRIMAUT.     Contre li cause et juste tiltre,
  460. Sire, avez, nul doubte n' en face ;
  461. Mais se li faisiez cele grace,
  462. Ce seroit une.
  463. LE ROY.     C' est voir : or prenez celle prune ;
  464. Vive tant com vivre pourra,
  465. Qu' en ma prison certes morra,
  466. Que que nulz die.
    ( On voit entrer la reine et sa fille dans une salle voisine )
  467. LA ROYNE.     Belle fille, il me prent envie
  468. D' aler vers mon seigneur le roy :
  469. Alons y entre vous et moy ;
  470. Si sarons se c' est voirs de fait
  471. Que l' en m' a dit, que noces fait
  472. Et mariage.
  473. LA FILLE.     Chiére mére, d' umble courage
  474. Obeiray a vostre vueil.
  475. Alons : après vous aler vueil ;
  476. Je le doy faire.
    ( La reine et sa fille se rendent auprès du roi )
  477. LA ROYNE.     Mon treschier seigneur debonnaire,
  478. Nous vous venons nous deux veoir
  479. Et vous demander se c' est voir
  480. Que fait avez un mariage.
  481. De qui est ce ? faites m' en sage,
  482. S' il vous agrée.
  483. LE ROY.     Dame, n' est pas chose secrée :
  484. Amis prent Lubias a femme ;
  485. Et il le vault bien, certes, dame,
  486. Car il est preuz, hardiz et fors,
  487. Qu' en partie par ses effors
  488. Ont esté pris mes ennemis :
  489. Pour ce l' ay j' en tel estat mis
  490. Qu' il sera conte.
  491. LA ROYNE.     C' est bien fait ; ja n' y arez honte,
  492. Au mien cuidier.
  493. GRIMAUT.     Certes, c' est un bon chevalier
  494. Et courtois, n' est fel ne gaignon ;
  495. Non est aussi son compaignon,
  496. Qui moult revault.
  497. LA FILLE.     Qui est il, messire Grimault,
  498. Se Dieu vous gart ?
  499. GRIMAUT.     C' est homme de si belle part
  500. Qu' il est digne de grans honneurs.
  501. En li sont toutes bonnes meurs :
  502. Il a sens, force, loyauté ;
  503. Il est courageux a planté,
  504. Et s' est bel homme.
  505. LA FILLE.     Sire, par saint Pierre de Romme,
  506. Si en affiert miex a amer.
  507. Un tel chevalier ja blasmer
  508. Ne devroit nulz.
  509. GRIMAUT.     Se li et ses compains venuz
  510. Ne fussent ci, par saint Ruffin,
  511. La guerre ne fust pas a fin
  512. Conme elle est ore.
    ( Entrent Hardré et Amille )
  513. HARDRÉ.     Mon chier seigneur, le roy de glore
  514. Vous soit et a nous touz amis !
  515. Les noces avons fait d' Amis,
  516. Je vous promet, et grans et belles :
  517. Et de dames et de pucelles
  518. Et de nobles, par verité,
  519. I a il eu a planté.
  520. La chose va bien, Dieu mercy.
  521. D' Amille fault penser aussy,
  522. Mon seigneur chier.
  523. LE ROY.     Vous dites voir, par saint Richier :
  524. Paine y fault mettre.
  525. LA FILLE. ( Montrant Amille )  Ce chevalier qu' eluec voy estre,
  526. Messire Grimaut, qui est il ?
  527. Il semble bien home gentil,
  528. Se Dieu me voie.
  529. GRIMAUT.     C' est celui que je vous looye,
  530. Tant orains, dame.
  531. LA FILLE.     A loer affiert bien, par m' ame,
  532. Car il est gracieux et doulz.
  533. ( Au roi, désignant Amille ) Mon treschier seigneur, plaise vous
  534. Que ce chevalier ci me tiengne
  535. Compagnie et qu' avec moy viengne ?
  536. En ma chambre ay un po affaire ;
  537. Ne doubtez que je ne repaire
  538. Cy sanz demeure.
  539. LE ROY.     Il me plaist. Alez en bonne heure,
  540. Ma fille gente.
  541. LA FILLE.     Amille, venez sanz attente
  542. Compagnier moy.
  543. AMILLE.     Dame, voulentiers, par ma foy,
  544. Ou vous voulrez.
    ( La fille du roi conduit Amille dans sa chambre )

    Scène 2. La chambre de la fille du roi.
  545. LA FILLE.     Amille, sire, vous pourrez,
  546. Se vous voulez, tost grant homme estre ;
  547. Vezci pour quoy : vous estes maistre,
  548. S' il vous plaist, n' en faites ja doubte,
  549. De mon cuer et de m' amour toute :
  550. Pour vous souvent dormir ne puis ;
  551. ( Enlaçant Amille ) Mes pensers de jours et de nuis
  552. Sont en vous si mis et fichiez
  553. Qu' il n' est homme nul, ce sachiez,
  554. Que j' aime autant con je fas vous :
  555. De voz vouloirs acomplir touz
  556. Suis preste, certes.
  557. AMILLE. Dame, il eschiet souvent grans pertes
  558. Ou l' en cuide grant gaaing avoir.
  559. Se vous tant m' amez qu' il soit voir,
  560. C' est de vostre grace benigne,
  561. Non pas que j' en soie en riens digne ;
  562. ( Se dégageant de ses bras ) Mais ja Dieu ne me doint espace
  563. Que si laide mesprison face
  564. Que vous, dame, charnelment touche
  565. Ne qu' aie si vilain reprouche.
  566. Un de ces jours serez contesse,
  567. Ou si grant dame com duchesse,
  568. Et je n' ay riens que l' esperon
  569. Et sanz plus de chevalier nom ;
  570. Si voulez que je vous laidisse
  571. Et vostre pére et moy traisse,
  572. De qui j' atens tout mon bien fait !
  573. Ja, se Dieu plaist, si vilain fait
  574. Ne feray, voir.
  575. LA FILLE.     Amilles, vous devez savoir
  576. Que vostre amour forment m' a point,
  577. Quant amené m' a a ce point,
  578. Qu' ouvert vous ay tout mon courage ;
  579. Mais, pour ce que vous estes sage,
  580. Courtoisement me refusez.
  581. Je ne sçay pas se me rusez ;
  582. Mais je pense qu' un jour venra
  583. Encore qu' en nous deux n' ara
  584. Mais qu' un vouloir.
  585. AMILLE.     Je voulroie bien tant valoir,
  586. Certes, que je souffisant fusse
  587. Que servir a gré vous peusse
  588. Et a m' onneur.
  589. LA FILLE.     Ralons men devers mon seigneur ;
  590. Laissons en paix.
    ( Ils retournent joyeux auprès du roi )

    Scène 3. Palais royal, salle du trône.
  591. HARDRÉ. ( A part )     Croire ne pourroie jamais
  592. Q' entre Amille et la fille au roy
  593. N' ait ou parler ou fait, de quoy
  594. Il se sont si aprivoisiez.
    ( Entrent Amille et la fille du roi )
  595. Venir joieux et renvoisiez
  596. Les voy la, dont j' ay grant envie ;
  597. Mais se j' en devoie la vie
  598. Perdre, ains que fine ne ne cesse,
  599. Saray je pour quelle chose est ce
  600. Qu' amis sont si.
  601. LA FILLE. ( Au roi )     Mon seigneur, a vous revien ci,
  602. Com promis l' ay.
  603. LE ROY.     N' avez pas fait trop long delay ;
  604. Qu' avez vous fait ?
  605. LA FILLE.     S' il vous plaist, de savoir mon fait
  606. Vous soufferrez.
  607. LE ROY.     Belle fille, ja n' en serez
  608. Par moy desdite.
  609. LA FILLE.     De la vostre parole dite,
  610. Mon treschier seigneur, vous merci.
    ( Le roi lui désigne un siège )
  611. Quant il vous plaist qu' il soit ainsi,
  612. Cy m' asserray.
    ( Elle s’assied )
  613. AMILLE.     Mon seigneur, s' il vous plaist, g' iray
  614. Un petit jusqu' a mon hostel ;
  615. Car, sire, sommeil me fait tel
  616. Que le corps ai tout estourmi,
  617. Pour ce qu' ennuit point ne dormi :
  618. Ne scé qu' avoye.
  619. LE ROY.     Il me plaist bien, se Dieu me voie :
  620. Amille, allez.
    ( Amille se retire dans son logis )
  621. LA FILLE. ( A part )     Amours, mon corps trop fort tenez :
  622. D' Amille ne le puis oster.
  623. Or li ay je volu donner
  624. Moi meismes tout a son bandon ;
  625. Mais refusée m' a et mon don.
  626. Je sçay bien qu' il va reposer ;
  627. Mais, certes, je me vois poser
  628. Et mettre lez lui sur sa couche.
  629. Au mains s' un baisier de sa bouche
  630. Puis avoir, il me souffira,
  631. Tant qu' une autre foiz se donrra
  632. Du tout a moy.
    ( Elle sort )
  633. HARDRÉ. ( Qui l’a observée )     Egar ! ou va la fille au roy,
  634. Ainsi seule, sanz compagnie ?
  635. Certainement, je ne croy mie
  636. Qu' après Amille ne s' en aille,
  637. Et j' en saray le voir sanz faille ;
  638. Car ja la suiveray a l' ueil
  639. De loing, pour ce que pas ne vueil
  640. Qu' elle me voie.
    ( Il sort à son tour)

    Scène 4. Le logis d’Amille.
    ( La fille du roi pénètre dans la chambre
    où l’on voit Amille couché dans son lit
    )
  641. LA FILLE.     Amille, de vous me doint joie
  642. Amours, si com mon cuer desire !
  643. Conment le faites vous, chier sire
  644. Et chiers amis ?
  645. AMILLE.     Ha ! dame, qui vous a ci mis ?
  646. Vous me voulez deshonnourer.
  647. Pour Dieu, sanz plus ci demourer
  648. Ralez vous ent.
  649. LA FILLE.     Non feray, je n' en ay talent ;
  650. Car hors sui de paine et d' annuy
  651. Quant avec vous ci endroit suy
  652. Seule a seul, sire.
    ( La fille du roi s’étend auprès de lui ,
    ils s’étreignent. Entre Hardré
    )
  653. HARDRÉ. ( Les surprenant enlacés )   
    Amille, vous pouez bien dire
  654. Que pour soudées avez pris
  655. Le tresor de plus noble pris
  656. Que li roys ait, je n' en doubt mie,
  657. Qui sa fille avez a amie ;
  658. La contenance assez en voy ;
  659. Mais, par la foy que j' a Dieu doy,
  660. Le roy mon seigneur le sara,
  661. Si que vostre bonté verra
  662. A ce cop cy.
  663. AMILLE.     Hardré sire, pour Dieu, merci !
  664. Du dire vous plaise a souffrir,
  665. Et a faire me vueil offrir
  666. Quanque direz.
  667. HARDRÉ.     Ja par ce quitte n' en serez.
  668. Au roy maintenant m' en iray,
  669. Et la chose li compteray,
  670. Si ait Diex m' ame !
    ( Il sort rapidement )
  671. AMILLE.     Je suis bien traiz par vous, dame.
  672. Certes, or ne say je que faire ;
  673. Car puis qu' Hardré scet cest affaire,
  674. Moi tieng pour mort.
  675. LA FILLE.     Sire, prenez en vous confort
  676. Com chevalier hardiz et preux.
  677. Chascun scet qu' Hardré n' est pas preuz :
  678. Prenez a li champ de bataille,
  679. S' il vous accuse ; et puis si aille
  680. Entre deux conme aler pourra.
  681. Je tiens que Diex vous aidera
  682. Certainement.
  683. AMILLE.     Dame, je l' en pri bonnement :
  684. Mestier m' en est.
  685. LA FILLE.     Qui ses besongnes li conmet,
  686. Il les fait a bon chief venir.
  687. Senz moy plus ci endroit tenir
  688. M' en revoys, sire.
  689. AMILLE.     Dame, vous et moy gart Diex d' ire
  690. Et de pesance !
    ( La fille du roi sort )

    Scène 5. Palais royal, salle du trône.
    ( Entre Hardré )
  691. HARDRÉ.     Entendez, sire roy de France,
  692. Et vous, dame, qui estes mére :
  693. Nouvelle vous apport amére.
  694. Vostre fille a perdu son pris,
  695. Car toute prouvée l' ay pris
  696. Avaic Amilles en son lit ;
  697. Et d' elle a eu son delit.
  698. Il est ainsi.
  699. LA ROYNE.     Ha ! sainte Marie, mercy !
  700. Hardré, ne croy pas qu' il puist estre
  701. Que ma fille se voulsist mettre
  702. En tel despit.
  703. LE ROY.     Vien avant, Griffon, sanz respit :
  704. Vaz me querre Amille, et lui dy
  705. Que je li mans qu' il viengne cy ;
  706. Et fay bonne erre.
  707. SERGENT D' ARMES.     Chier sire, je le vous vois querre.
    ( Il sort )

    Scène 6. Le logis d’Amille.
  708. LE SERGENT D’ARME. ( Entrant )    Sire, bon jour vous soit donnez.
  709. A mon seigneur le roy venez
  710. Qui vous demande.
  711. AMILLE.     Griffon amis, puis qu' il me mande,
  712. Alons : d' aler y sui tout prest.
    ( Il suit Griffon )

    Scène 7. Le palais royal, salle du trône.
  713. AMILLE. ( Entrant, au roi )     Dieu, sire, de qui tout bien nest,
  714. Vous croisse honneur.
  715. LE ROY.     Par vous me croist grant deshonneur,
  716. Amille, ne scé que priez.
  717. Dites me voir, ne detriez :
  718. Avec ma fille avez geu,
  719. Et l' onneur de son corps eu.
  720. Est il ainsi ?
  721. AMILLE.     Qui vous fait entendre cecy,
  722. Sauve sa grace, sire, il fault.
  723. Ja, se Dieu plaist, en tel deffault
  724. Ne seray pris.
  725. HARDRÉ.     Conment ! ne vous ay je pas pris
  726. Touz deux ensemble ?
  727. AMILLE.     Vous direz miex, se bon vous semble,
  728. Hardré : ja ne sera prouvé.
  729. N' est pas d' avoir ce controuvé
  730. Grant vassellage.
  731. HARDRÉ. ( Otant son gant qu’il remet au roi )
    Sire, sire, vezci mon gage ;
  732. J' en demande champ de bataille
  733. Encontre li, vaille que vaille ;
  734. Mais s' en champ le tieng a mes poins,
  735. Gehir li feray de touz poins
  736. Sa mauvaistié.
  737. AMILLE.     Hardré, sire, en vostre traittié
  738. N' a touz jours que haine et plait.
  739. Bien me deffendray, se Dieu plait,
  740. Contre vous, sire.
  741. LE ROY.     Or entendez que je vueil dire :
  742. Hardré, avoir me fault hostages ;
  743. Autrement ne se peut li gages
  744. Bien soustenir.
  745. HARDRÉ.     Sire, assez en feray venir.
  746. Sire Grimault, vous plairoit il
  747. Mon plege estre ?
  748. Or dites oil,
  749. Je vous en proy.
  750. GRIMAUT. ( Au roi )     Mon seigneur, hostage m' ottroy
  751. Pour Hardré, se me voulez prendre,
  752. Avecques ceulx que sanz attendre
  753. Venir fera.
  754. LE ROY.     Quant a ore s' en cessera ;
  755. Il me souffist, puis que vous ay.
  756. Amille, il vous fault sanz delay
  757. Hostes baillier.
  758. AMILLE.     Sire, je sui un chevalier
  759. Qui sui né d' estrange pais :
  760. Cy endroit n' ay je nulz amis ;
  761. Mais se de vous congié avoie,
  762. En l' eure me mettroie a voie
  763. D' aler en querre.
  764. HARDRÉ.     Mon chier seigneur, s' il peut, la guerre
  765. Sans cop ferir eschievera :
  766. Certainement il s' en fuira,
  767. S' il a congié.
  768. LE ROY.     Que ly doingne n' ay pas songié.
  769. Amilles, je vous fas savoir,
  770. Ains que de ci partez, avoir
  771. Vous fault hostages.
  772. AMILLE.     Sire, ordonnez donc que li gages
  773. Se face cy presentement
  774. De nous deux sanz delaiement.
  775. Estrange homme suis esbahis
  776. Quant a mon besoing n' ay amis,
  777. Se li Diex, qui tout scet et voit,
  778. Son confort briément ne m' envoit
  779. Et son conseil.
  780. LA ROYNE. ( Intervenant )    Mon chier seigneur, dire vous vueil :
  781. Amilles n' a ci nul parage ;
  782. Je m' offre pour li en hostage
  783. Et ma fille ; or nous recevez :
  784. Refuser pas ne nous devez.
  785. Au cuer me fait pitié, par foy,
  786. De ce que sanz amis le voy
  787. Ainsi seul estre.
  788. LE ROY.     Dame, par Dieu le roy celestre,
  789. Bien vous recevray pour hostage ;
  790. Mais de tant vous fas je bien sage,
  791. Se le dessus en peut avoir
  792. Ardré, je vous feray ardoir
  793. Et mettre en cendre.
  794. LA ROYNE.     Sire, de telle mort deffendre
  795. Nous vueille Diex !
  796. AMILLE.     Mes treschiéres dames gentiex,
  797. Plus de mille foiz vous merci
  798. De l' onneur que me faites ci ;
  799. Et puis que tant faites pour moy,
  800. D' une chose encore vous proy :
  801. Qu' a mon compaignon puisse aler
  802. Amis, et le ci amener
  803. Pour mon conseil.
  804. LA ROYNE.     Amille, ce n' est pas mon vueil ;
  805. D' avecques nous ne partirés
  806. Tant que combatu vous serez.
  807. Je croy, se Jhesu me conseult,
  808. Que grant couardise vous veult
  809. Faire ent fouir.
  810. AMILLE.     Certes, miex voulroie mourir
  811. Ou champ que ce que je m' en fuie,
  812. Ne que pour ce, dame, le die :
  813. Ja n' en doubtez.
  814. LA FILLE.     Ma chiére dame, or m' escoutez ;
  815. S' il vous plaist, congié li donrrez
  816. Par si que jurer li ferez
  817. Qu' au jour du champ ici sera
  818. Et que la bataille fera ;
  819. Car sa besongne est une chose
  820. Ou conseil avoir, dire l' ose,
  821. Fault bien et sens.
  822. LA ROYNE.     Fille, a ce que dites m' assens.
  823. Amille, ça, levez la main :
  824. Vous jurez au Dieu souverain,
  825. Par ses sains faiz et par ses diz,
  826. Par vostre part de paradis,
  827. Que la journée ici serez
  828. Que combatre vous deverez
  829. Sanz nul deffaut ?
  830. AMILLE. ( Levant la main )     Ma chiére dame, si me vault,
  831. Je le vous jur en verité ;
  832. Mais que Dieu me tiengne en santé
  833. Et gart d' essoingne.
  834. LA ROYNE.     Or y alez dont sanz eslongne,
  835. Car il m' agrée.
  836. AMILLE.     Ma treschiére dame honnourée,
  837. G' y vois tout droit.
    ( Il sort )

    ACTE III.
    Scène 1. Une route en direction de Paris.
    ( On voit avancer Amis et Ytier son écuyer )
  838. AMIS.     Ytier, pleust Dieu orendroit
  839. Que mais hui ne jeusse en ville,
  840. Et mon chier compaignon Amille
  841. Tenisse ci.
  842. YTIER, escuier     Je croy, sire, s' il fust ainsi
  843. Qu' il sceust que l' alez veoir,
  844. Qu' il fust venuz contre vous, voir,
  845. Hastivement.
    ( Entre en sens opposé Amille )
  846. AMILLE. ( Se croyant seul )    E ! mére au vray Dieu qui ne ment !
  847. Conme grant joie au cuer aray
  848. Quant mon chier compagnon verray !
  849. Ne m' en chaut combien me travaille ;
  850. Mais que Dieu doint que la chose aille
  851. Si bien qu' alé ne soit pas hors !
  852. ( Découvrant Amis sur la route ) Egar ! avis m' est, par le corps
  853. Saint Gille, que venir le voy.
  854. Certainement c' est il. Je croy
  855. Qu' il scet mon fait et mon estat.
  856. A lui vois sanz plus de restat.
  857. ( S’avançant vers Amis ) Chier compains, loyal, esprouvé,
  858. De moy soiez le bien trouvé.
  859. Que fait la dame ? est elle saine ?
  860. Dites me voir, quel vent vous maine ?
  861. Ou alez vous ?
  862. AMIS.     Amille, mon chier ami doulz,
  863. Sachiez droit a vous m' en venoie ;
  864. Car de vous en grant doubte estoie
  865. Pour un songe que je songeay
  866. Avant hier, dont suis en esmay ;
  867. Car un lion, ce me sembloit,
  868. Le costé fendu vous avoit,
  869. Dont issoit sanc a tel foison
  870. Qu' i estiés jusqu' au talon ;
  871. Et puis ce lion devenoit
  872. Un homme que l' en appelloit
  873. Hardré, si com il me sembla ;
  874. Et tantost je venoie la
  875. Pour vous oster de ce meschief,
  876. Et si li copoie le chief.
  877. Je vous dy voir.
  878. AMILLE.     Chier compains, je vous fas savoir
  879. Qu' aussi m' en aloie j' a vous ;
  880. Vezci pour quoy, mon ami doulx :
  881. La fille au roy s' en vint a moy,
  882. L' autre jour, et me fist de soy
  883. Present et de s' amour aussi,
  884. Et me requist qu' il fust ainsi
  885. Que je son ami devenisse ;
  886. Mais pour moy garder de tel vice,
  887. Sa voulenté ly refusay.
  888. Quant elle vit que la rusay
  889. Ne se tint pas a ytant coye ;
  890. Mais une nuit que me gisoie,
  891. Se vint couchier dedans mon lit.
  892. La pris je d' elle un seul delit,
  893. Car je cuidoie, par ceste ame,
  894. Que ce fust une estrange famme,
  895. Qui me tourne ore a grant desroy :
  896. Car Hardré l' a compté au roy,
  897. Qui tant fist, ne scé conment va,
  898. Qu' ensemble en mon lit nous trouva.
  899. Je ly ay tout nyé le fait ;
  900. Mais du prouver si fort se fait
  901. Qu' il y a gage de bataille ;
  902. Mais com pourra, chiers amis, aille :
  903. Jamais ne riray a la court,
  904. Car j' ay tort ; et a brief mot court,
  905. Je doubt, s' a mon tort me combaz,
  906. Que ne chiée du hault au baz
  907. A grant hontage.
  908. AMIS.     Et qui est pour vous en hostage ?
  909. N' y a il ame ?
  910. AMILLE.     Si a : la royne ma dame,
  911. Sa fille ; et si sachiez de voir
  912. Autres pleges n' y poi avoir ;
  913. Encores par pitié le firent,
  914. Chiers amis, pour ce qu' elles virent
  915. Que pour prier ne supplier
  916. Ne me voult nul ce jour plegier
  917. Devers le roy.
  918. AMIS.     Itier, je me fie de toy :
  919. Cy entour en aucune ville
  920. Yrez entre toy et Amille
  921. Secretement vous herbergier ;
  922. Et te deffens tant com m' as chier,
  923. Sur le serement que m' as fait,
  924. Que par toy nulz de nostre fait
  925. Ne sache rien.
  926. YTIER.     Non fera il, je vous dy bien,
  927. Mon seigneur chier.
  928. AMIS.     Chier compains, sanz plus ci preschier,
  929. Vueilliez m' acoler et baisier,
  930. Et puis vous en alez aisier ;
  931. Car de tant vous fas j' ore sage,
  932. Pour vous iray faire le gage.
  933. N' est homme nul, tant ait science,
  934. Qui sache mettre difference
  935. De moy a vous.
  936. AMILLE. ( L’embrassant )     Grans merciz, treschier amis doulx.
  937. A Dieu ! la sainte trinité
  938. Si vous vueille par sa bonté
  939. Garder de mal.
  940. AMIS. ( Idem ) Et vous aussi, compains loyal.
  941. A Dieu ! j' en vois sanz plus attendre.
  942. Bien scé ou doy voz armes prendre
  943. Et vo destrier.
    ( Ils se séparent, Amille et Ytier d’un côté, Amis de l’autre )

    Scène 2. Paris, le palais royal, trois semaines plus tard.
  944. HARDRÉ. ( Au roi )     Sire, je vous dis dès l' autrier
  945. D' Amille, moult bien m' en souvient
  946. Que s' emprise venroit au nient.
  947. Il est au jour d' ui la journée
  948. Que bataille doit estre oultrée
  949. De nous deux. Vez me ci tout prest ;
  950. Mais je tieng que fouiz s' en est,
  951. Car entre gentilz ne villaines
  952. Ne fu, bien a ja trois sepmaines,
  953. Veu, de ce vous fas je sage ;
  954. E s' ainsi est, de son ostage
  955. Demant justice.
  956. LA ROYNE.     Hardré, gardez que de vous n' isse
  957. Un parler de bien, que puissiez.
  958. Heure ne passe pas : laissiez
  959. Que venir doie.
  960. HARDRÉ.     Je croy n' estes pas a deux doie
  961. De l' avoir, par le roy hautisme.
  962. Il est de jour ja plus de prime.
  963. Certes, grant folie pensastes
  964. Quant a li plegier vous boutastes ;
  965. Car je me doubt par aventure
  966. Que n' en soiez mise a mort sure,
  967. Dame, qui raison vous fera
  968. Et qui bien soustenir voulra
  969. Droite justice.
  970. LE ROY.     Hardré, je ne sui pas si nice
  971. Que ne la vueille soustenir,
  972. Selon que le fait avenir
  973. Pourray veoir.
    ( La reine et sa fille se retirent dans une pièce
    voisine où entre Amis revêtu des armes d’Amille
    )
  974. AMIS.     De joie et d' onneur pourveoir
  975. Vous vueille, mes dames gentieulx,
  976. Et tout adès de bien en mieulx
  977. Dieu de lassus !
  978. LA ROYNE.     Amille, bien veigniez vous sus.
  979. Certes, grant doubtance ay eu
  980. Que ci ne fussiez plus veu ;
  981. Et aussi Ardré le disoit,
  982. Pour quoy de mort me menaçoit
  983. Trop malement.
  984. LA FILLE.     Mon chier ami, certainement
  985. Il nous a si espoventées
  986. Qu' estion toutes esplourées
  987. Pour ce traistre.
  988. AMIS.     Dame, je le pense en tel tiltre
  989. Mettre au jour d' uy et en tel angle
  990. Que li abateray sa jangle
  991. Toute a un cop.
  992. LA ROYNE.     Chier ami, nous demourons trop :
  993. Alon men au roy sanz attente.
    ( Ils se rendent vers le roi dans la salle voisine ).
  994. LA ROYNE. ( Au roi )     Mon chier seigneur, je vous presente
  995. Amille prest de soy combatre
  996. A Hardré et de lui debatre
  997. Ce qu' il a dit.
  998. HARDRÉ.     Sire, n' y ait plus contredit :
  999. Je sui tout prest, je vois monter ;
  1000. Puis que j' ay droit, ne doy doubter
  1001. Riens qu' il puist faire.
    ( Hardré se retire )
  1002. AMIS.     S' aussi vous veult, mon seigneur, plaire,
  1003. Congié me donrrez d' aler querre
  1004. Mon cheval. Je revieng bonne erre,
  1005. Prest de combatre.
  1006. LE ROY.     Alez ; ne le vueil pas debatre.
  1007. Ne n' est raison.
    ( Amis sort )
  1008. GRIMAUT.     Sire, ne sçay se traison
  1009. Pourroit contre Amille yci estre :
  1010. Je ne croy pas qu' il s' osast mettre
  1011. En champ, s' il cuidast tort avoir.
  1012. De Ardré scet on bien de voir
  1013. Qu' il est voulentiers rioteux,
  1014. Et n' est pas de mentir honteux
  1015. Aucune foiz.
  1016. LE ROY.     Grimaut, si m' aist sainte Foiz,
  1017. Je ne scé ; mais quant il seront
  1018. En champ, jamais n' en ysteront
  1019. Sanz combatre, soiez en fis,
  1020. Tant que l' un en soit desconfis ;
  1021. Et celui qui vaincu sera,
  1022. Je vous promet, pendu sera ;
  1023. N' en doubte nulz.
    ( Ils se rendent sur le lieu du duel judiciaire )

    Scène 3. Un champ clos, près du palais.
    ( Le roi siège dans une tribune. Sa fille, la reine et Grimaut
    sont à ses côtés. Entre à cheval Hardré revêtu de ses armes.
    Il se présente devant le roi
    )
  1024. HARDRÉ.     Mon chier seigneur, je sui venuz
  1025. Tout prest de faire mon devoir ;
  1026. Sy requier jugement avoir
  1027. Contre partie, quant n' est ci,
  1028. Et dy que le devez ainsi
  1029. Jugier pour moy.
    ( Entre à cheval Amis, également revêtu de ses armes )
  1030. LE ROY.     Non feray, car venir le voy
  1031. Pour soy deffendre.
  1032. AMIS. ( Se présentant devant le roi ) Mon chier seigneur, vueillez m' entendre :
  1033. Vezci Hardré ; s' il veult riens dire
  1034. Contre moy, je sui tout prest, sire,
  1035. De m' en combatre.
  1036. LE ROY.     Or paix ! il n' en fault plus debatre.
  1037. Pour cause a li a faire avez.
  1038. Hardré, Hardré, la main levez :
  1039. Vous jurez Dieu qui vous crea
  1040. Et par sa mort vous recrea,
  1041. Par le batesme que reçustes
  1042. Et par le saint cresme qu' eustes
  1043. Quant vous fustes crestien fait,
  1044. Que vous avez veu de fait
  1045. Gesir et en un lit Amille,
  1046. Qui ci est, avecques ma fille.
  1047. Est il ainsi ?
  1048. HARDRÉ. ( Levant la main ) Oil, par les sains qui sont ci
  1049. N' en tout le monde !
  1050. AMIS.     Sire roys, et Dieu me confonde
  1051. Se je jus onques avecque elle,
  1052. Ne s' oncque vostre fille belle
  1053. De son corps a moy atoucha,
  1054. Ne le mien au sien aproucha
  1055. En celle entente.
  1056. LE ROY.     Or, avant : je vueil sanz attente
  1057. Que descendez a pié touz deux,
  1058. Et a qui qu' il soit joie ou deulx,
  1059. Qu' alez ensemble.
    ( Amis et Hardré descendent de leur monture et entrent
    dans le champ clos. Le combat s’engage
    )
  1060. HARDRÉ.     Faux parjure, ains qu' a toy assemble,
  1061. Je te conseil qu' a moy te rendes
  1062. Et que grace et pardon demandes :
  1063. Si feras bien.
  1064. AMIS.     Traitre, je n' en feray rien.
  1065. Tu m' as deffié, deffens toy,
  1066. ( Assénant un coup de son épée à son adversaire )
    Car ce cop aras de par moy
  1067. Premiérement.
  1068. HARDRÉ.     Rendu te sera, vraiement,
  1069. Ains que je parte mais de ci.
  1070. ( Frappant de son épée le bouclier d’Amis ) Tien : dy moy se ce cop aussi
  1071. Est bon ou mal.
  1072. AMIS.     Certes, traistre deloyal,
  1073. Fort m' as feru sor mon escu ;
  1074. Mais je te renderay vaincu
  1075. Ains que ceste bataille cesse.
  1076. ( Assénant un autre coup ) Tien cela et me di voir : qu' est ce ?
  1077. T' a il mestier ?
  1078. HARDRÉ.     N' ay pas esté grant temps rentier
  1079. D' estre ainsi servi, par saint Gille ;
  1080. ( Rendant le coup ) Mais a moy parlerez, Amille,
  1081. D' autre Martin.
  1082. AMIS.     Finer feray tost ce hutin :
  1083. N' eschapperas pas, faux cuvers,
  1084. De moy. ( Frappant et terrassant son adversaire )
    Tien, c' est fait : puis qu' envers
  1085. Te voy cheu, mon fait s' avance.
  1086. ( Posant sur lui son talon et brandissant de nouveau son épée )
    Monter te vueil dessus la pance
  1087. Pour toy occire.
  1088. LE ROY.     En ce point, Amille, biau sire,
  1089. Sachiez avant se rien dira
  1090. Ne se merci vous criera
  1091. Par amour fine.
  1092. AMIS. ( A Hardré étendu au sol )     Traitre, ains que ta vie fine,
  1093. Rens toy confus, crie merci,
  1094. Ou tu morras a honte ci,
  1095. Je te promet.
  1096. LE ROY.     Que dit il ?    AMIS.    Riens, n' en li ne met
  1097. Nulle deffense.
  1098. LE ROY.     Alez oultre donc : je n' y pense
  1099. Nul delay mettre.
  1100. AMIS.     Puis que de toy, Hardré, sui maistre,
  1101. Ce heaume ci t' osteray
  1102. Et la teste te coperay.
  1103. Egar ! non feray, car je voy
  1104. Qu' il est mort. Mon seigneur le roy,
  1105. Ne m' est mestier de plus combatre ;
  1106. Hardré vous rens mort : le debatre
  1107. Si n' en est preux.
  1108. LE ROY.     Com chevalier loyal et preux,
  1109. Amille, vous tien : c' est raison.
  1110. ( Au sergent d’armes ) Griffon, vas sanz arrestoison
  1111. Au roy des ribaux, si li dy
  1112. De par moy que ses gens et ly
  1113. Prengnent Hardré en celle place,
  1114. Et qu' au gibet mener le face ;
  1115. La soit penduz.
  1116. SERGENT D' ARMES.    S' a Dieu puissé je estre renduz,
  1117. Mon seigneur, voulentiers iray
  1118. Le querir et si lui diray
  1119. Ce que me dites.
    ( Le sergent sort )
  1120. AMIS. ( S’avançant vers la reine et sa fille )
    Dieu merci, or estes vous quittes,
  1121. Mes dames, de mort recevoir
  1122. Pour moy ; ce fust dommage, voir,
  1123. S' il fust ainsi.
  1124. LA ROYNE.     Vous dites voir ; Dieu en graci
  1125. De ce que la chose ainsi va.
  1126. Onques riens tant ne me greva
  1127. Com les menaces qu' il me dit,
  1128. De quoy plourer forment me fist.
  1129. Dieu li pardoint.
  1130. LA FILLE.     Voit, voit ! il est bien en ce point ;
  1131. Laissons ester.
  1132. AMIS.     Sire, pour ma foy acquitter,
  1133. S' il vous plaist, congié me donrez ;
  1134. Mes dames, et vous si ferez ;
  1135. Car quant mon compaignon laissay
  1136. Sur ma foy li convenançay
  1137. Que se le champ finé avoie
  1138. Que tantost a li m' en iroie
  1139. Sanz sejourner.
  1140. GRIMAUT. ( Au roi, à part )    Chier sire, un point vous vueil monstrer :
  1141. Onques n' ot de vous nul bien fait ;
  1142. Et s' il s' en va ainsi de fait,
  1143. Je doubt que jamais en sa vie
  1144. N' ait de vous veoir nulle envie :
  1145. Prenez y garde.
  1146. LE ROY. ( A part ) Par foy, c' est ce que je regarde,
  1147. Grimaut, et vous me dites voir.
  1148. ( A Amille ) Amille, je vous fas savoir
  1149. Que ma fille vous vueil donner
  1150. Pour voz biens faiz guerredonner,
  1151. Et serez conte de Riviers.
  1152. Qu' en dites vous, mes amis chiers,
  1153. Et ma compaigne ?
  1154. LA ROYNE.     Mon chier seigneur, soit fait en gaigne ;
  1155. Ja n' en serez par droit repris,
  1156. Car il est chevalier de pris
  1157. Et esleu.
  1158. GRIMAUT.     Dame, c' est voir, bien est sceu,
  1159. Car fait a tout plain de bons faiz,
  1160. Et sanz mesdiz et sanz meffaiz
  1161. Touz jours esté.
  1162. AMIS.     Vous dites vostre voulenté,
  1163. Et c' est, sire, du bien de vous ;
  1164. Mais entendez, mon seigneur doulx :
  1165. Il ne fault mie qui recuevre.
  1166. Il vous plaira tout avant euvre
  1167. Que voise mon compagnon querre,
  1168. Si sara l' estat de ma guerre
  1169. Et la grant honneur que m' offrez.
  1170. Que vous plaise, sire, et souffrez
  1171. Qu' il soit ainsi.
  1172. LE ROY.    Non, non. ( Montrant sa fille ) Ains que partez de cy,
  1173. Amille, la fiancerez ;
  1174. Et puis après querre l' irez
  1175. Tout a loisir.
  1176. GRIMAUT.     Amilles, faites son plaisir
  1177. Sanz li desdire.
  1178. AMIS.     Or ça, de par Dieu, nostre sire,
  1179. Soit sans attente.
  1180. LE ROY.     Or ça, fille, vezci m' entente :
  1181. Amilles arez a seigneur :
  1182. Ne li puis faire honneur greigneur.
  1183. Sa, vostre main, et vous, la vostre :
  1184. Vous jurez par la patenostre
  1185. Et par la foy qu' a Dieu devez
  1186. Que ma fille que ci veez
  1187. Prendrez a femme ?
  1188. AMIS.     Sire, ainsi le vous jur par m' ame,
  1189. Si tost que retourné seray
  1190. De mon ami, que querre yray ;
  1191. Mais qu' il vous plaise.
  1192. LE ROY.     Je voy bien ne serez pas aise
  1193. Se ne l' avez : alez le querre,
  1194. Et ne sejournez en sa terre
  1195. Pas longuement.
  1196. AMIS.     Nanil, mon seigneur, vraiement ;
  1197. N' en doubtez goute.
    ( Amis sort. Durant tout ce qui précède, le sergent Griffon avec
     un officier et des gardes sont venus retirer le corps de Hardré
    )

    Scène 4. Une route, en direction de Paris.
  1198. AMILLE. ( S’engageant sur la route )
    Ytier, amis, j' ay trop grant doubte
  1199. D' Ami, mon loyal compaignon.
  1200. En Hardré a si fel gaignon
  1201. Et traistre par verité,
  1202. Et le plus de son parenté :
  1203. Pour c' en suis je plus esmarris.
  1204. Traions nous un po vers Paris,
  1205. Je t' en pri, et s' en enquerons
  1206. A aucun que venir verrons
  1207. De celle part.
  1208. YTIER.     Vous dites bien, se Dieu me gart,
  1209. Sire, et loyaument en parlez
  1210. Conme ami. Or avant alez :
  1211. Je vous suivray.

    Scène 5. Le Paradis
  1212. DIEU.     Gabriel, va t' en sanz delay
  1213. Au conte Amis, qu' aler voy la.
  1214. Et li dy que mesel sera
  1215. Pour ce qu' il a sa foy mentie,
  1216. Et que je vueil qu' il se chastie
  1217. De tel affaire.
  1218. L' ANGE.     Sire, je le saray bien faire
  1219. Si tost conme ataint je l' avray.
    ( Gabriel se rend auprès d’Amis qui s’est engagé sur la même route )

    Scène 6. La route de Paris.
  1220. GABRIEL. Amis, Amis, saches de vray,
  1221. Pour ce qu' as fait un serement
  1222. Qui ne peut tenir bonnement
  1223. Que ce ne soit contre la loy
  1224. (C' est d' espouser la fille au roy),
  1225. Dieu te mande qu' en brief termine
  1226. Seras mesel. A tant je fine,
  1227. Et si m' en vois.
    ( Gabriel retourne au Paradis )
  1228. AMIS. ( Priant )     Ha ! Dieu, qui hault siez et loing vois,
  1229. Com tu es en bonté parfaiz !
  1230. Sire, se je me sui meffais
  1231. Par nonsens, grace te requier ;
  1232. Et toutes voies je ne quier
  1233. Mie si mon vouloir de fait
  1234. Que le tien ne soit premier fait,
  1235. Pére des cieulx.
    ( Il avance sur la route à la rencontre d’Amille et d’Ytier )
  1236. AMILLE.     Ytier, Ytier, je voy aux yex
  1237. Mon compagnon venir, ton maistre ;
  1238. Je me vois encontre lui mettre.
  1239. ( Sautant au cou d’Amis ) Treschier ami, loyaux compains,
  1240. Acolez moi de voz deux mains,
  1241. Et si me dites sanz eslongne
  1242. Conment alée est la besongne,
  1243. Je vous en pri.
  1244. AMIS. ( Idem ) Chier compains, quant pour vous m' offri,
  1245. Hardré devant le roy estoit ;
  1246. Ja deffault avoir demandoit,
  1247. Et disoit qu' heure estoit passée
  1248. De venir a vostre journée ;
  1249. Nient moins en champ avons esté,
  1250. Et l' ay occis par verité :
  1251. Dont j' ay tant aus barons pleu
  1252. Qu' il ont a ce le roy meu
  1253. Qu' il m' a fait sur ma foy jurer
  1254. De sa fille a femme espouser ;
  1255. Si que vous irez, chier compains,
  1256. Et l' espouserez ; et nient moins
  1257. A Blaives m' en retourneray.
  1258. ( A part ) Une chose ci vous diray.
  1259. ( Sortant deux hanaps de sa besace )
    Vezci deux hanaps touz pareulx
  1260. Que j' ay fais faire pour nous deux :
  1261. ( Donnant l’un à Amille ) Cesti pour m' amour garderez
  1262. Touz les jours mais que viverez ;
  1263. ( Remettant l’autre dans sa besace ) Et je garderay cestui ci,
  1264. Afin que s' il estoit ainsi
  1265. Que l' un de l' autre eust besoing
  1266. Ou qu' il se transportast si loing
  1267. Qu' en grant temps ne nous veissions,
  1268. Que par ce nous recognoissons
  1269. Amis royal.
  1270. AMILLE.     Fait avez conme amis loyal,
  1271. Certes, Amis.
  1272. AMIS.     G' y ay touz jours grant peine mis
  1273. Et metteray encore, Amille.
  1274. Or avant : a la bonne ville
  1275. De Paris aler vous convient,
  1276. Et j' aussi a Blaives : c' est nient,
  1277. Departons nous.
  1278. MILLE.     A Dieu, compains loyal et doulx !
  1279. Ne se peut ceste despartie
  1280. Faire que des yex ne lermie.
  1281. A Dieu, Itier ! garde ton maistre.
  1282. C' est fait. A chemin me fault mettre
  1283. Jusques a tant qu' a la court viengne.
    ( Amille et Amis suivi d’Ytier se séparent et sortent en sens opposé )

    Scène 7. Paris, palais royal.
  1284. AMILLE. ( Entrant , au roi et à la reine )
    Mon chier seigneur, Dieu vous maintiengne,
  1285. Et ma dame et la compagnie,
  1286. En santé et en longue vie
  1287. Par son plaisir.
  1288. LE ROY.     Amille, bien puissiez venir.
  1289. Avez puis esté en bon point ?
  1290. Que fait Amis ? venra il point ?
  1291. Par de deça ?
  1292. AMILLE.     Nanil, sire, car il a la
  1293. Une trop grant besongne a faire
  1294. Qu' il ne peut laissier sanz soy faire
  1295. Dommage et grief.
  1296. LA ROYNE.     Sire, il nous fault penser et brief
  1297. Conment noz noces se feront,
  1298. Et en quel lieu elles seront,
  1299. Cy ou ailleurs.
  1300. GRIMAUT.     Les despens seront ci greigneurs
  1301. Aux chevaliers qui y venront
  1302. Qu' en autre ville ne seront :
  1303. C' est mon propos.
  1304. LE ROY.     Nous ferons ainsi, par mon los :
  1305. Touz ensemble a Riviers yrons
  1306. Et les noces illeuc ferons,
  1307. Et si saisiray la Amille
  1308. De la conté et de la ville ;
  1309. Et encore ay je vouloir tel
  1310. ( Désignant un logis avoisinant) Que dès maintenant cest hostel
  1311. Sanz debatre, Amille, vous doing,
  1312. Si que, quant de près ou de loing
  1313. Venrez a Paris, que truissiez
  1314. Hostel ou herbergier puissiez
  1315. Sanz nul dangier.
  1316. AMILLE.     Vostre mercy, mon seigneur chier,
  1317. Assez de foiz.
  1318. LE ROY.     Sa, mettons nous a voie ainçois
  1319. Qu' il soit plus tart.
  1320. GRIMAUT.     Sire, alons, que Diex y ait part !
  1321. Amilles, adestrez ma dame,
  1322. Et j' adestreray vostre famme,
  1323. Et mon seigneur ira premier.
  1324. Griffon, vous qui estes massier,
  1325. Faites chemin.
    ( Le roi marche en tête, suivi de sa fille et de la reine
    respectivement accompagnées à leur droite par Grimaut et Amille
    )
  1326. SERGENT D' ARMES. ( Leur ouvrant un passage avec sa masse d’arme )
    Sus, sus ! ou, par le nom divin,
  1327. De ceste mace ci arez,
  1328. Ou au roy mon seigneur ferez
  1329. Large et grant voie.
    ( Tous sortent )

    ACTE IV.
    Scène 1. Une route. Quelques années plus tard.
    ( On voit entrer Amis errant, le visage et le corps
    couverts de lèpre, suivi d’Ytier
    )
  1330. AMIS.     E ! Diex, plaise vous que je voie
  1331. La fin de ma vie et bien brief !
  1332. Car ce ne m' est que paine et grief
  1333. D' estre en ce siecle plus vivant,
  1334. Quant du temps passé ça avant
  1335. Quel j' ay esté il me remembre,
  1336. Et je voy ore que n' ay membre
  1337. Dont je me puisse conforter :
  1338. Les piez ne me peuent porter,
  1339. Les yex ay troublez malement,
  1340. Les braz et les mains ensement
  1341. Ay de pouacre vilz et ors ;
  1342. Las, chetif ! m' art tretout le corps,
  1343. Si qu' a paine puis je mot dire :
  1344. Pour ce ne vous requiers, Diex sire,
  1345. Mais que la mort.
  1346. YTIER.     Par foy, sire, vous avez tort
  1347. D' ainsi sohaidier vostre fin ;
  1348. Pensez qu' il vous est ami fin,
  1349. Dieu de lassus, quant si vous bat,
  1350. Et laissiez ester ce debat,
  1351. Mon seigneur chier.
  1352. AMIS.     Et conment le lairay je, Ytier ?
  1353. C' est fort a faire, par ma foy,
  1354. Et te diray raison pour quoy :
  1355. Quant je pense a la cruauté
  1356. Et a la grant desloyauté
  1357. Que m' a fait Lubias ta dame,
  1358. Que s' elle me fust vraie fame
  1359. Et telle qu' il appartenist
  1360. Vers moy, pas ne me convenist
  1361. Truander aval le pais ;
  1362. Et de ce point sui j' esbahis
  1363. Qu' elle a esté la principal
  1364. Et la premiére qui mon mal
  1365. Fist a toutes gens assavoir :
  1366. Dont me convint aler manoir
  1367. Hors de gens et loin de la ville,
  1368. En une maison gaste et ville,
  1369. Ou de fain morir m' a laissié ;
  1370. Et puis a elle tant bracié
  1371. Qu' il convient que soie partiz
  1372. Conme estrange povre chetiz ;
  1373. Et après tu scez que Fortune
  1374. M' est si diverse et si enfrune
  1375. Que de mes fréres proprement
  1376. Ay esté futez laidement,
  1377. Et, pour ma douleur plus acroistre,
  1378. Ne m' ont dangné frére congnoistre,
  1379. Dont le cuer ay tout forsené ;
  1380. Si que puis qu' a ce sui mené
  1381. Que ma femme par ses effors
  1382. M' a getté de ma conté hors,
  1383. Et mes fréres renié m' ont
  1384. Touz trois, qui du mien tiennent mont,
  1385. Et que le monde me despit,
  1386. Je pri a Dieu que sanz respit
  1387. Li plaise que la mort m' envoit,
  1388. Quant ainsi est nul ne me voit
  1389. Qui n' en ait au cuer grant orreur,
  1390. Et que je sens tant de doleur
  1391. Que dire ne le puis a droit,
  1392. Car le mal que sueffre orendroit
  1393. Est sanz pareil.
  1394. YTIER.     Sire, sire, je vous conseil
  1395. Qu' aillons jusqu' a la bonne ville
  1396. De Paris, et sachons s' Amille,
  1397. Vostre bon ami, y sera ;
  1398. J' espoir que grant bien nous fera,
  1399. Se le trouvons.
  1400. AMIS.     Elas ! je suis si feibles homs
  1401. Que n' en enduroie a parler,
  1402. Pour ce que je ne puis aler ;
  1403. Si scé je bien, s' a li peusse
  1404. Aler, deffault de riens n' eusse
  1405. Qu' avoir voulsisse.
  1406. YTIER.     Ne soions d' aler y donc nice,
  1407. Sire ; bien vous y conduyray
  1408. Et voulentiers vous y menray,
  1409. Voire a journées si petites
  1410. Conme il vous plaira. Or me dites
  1411. Se nous irons.
  1412. AMIS.     Oil voir, ce chemin ferons,
  1413. Quelque paine qu' i doie avoir.
  1414. Sa, pensons de nous esmouvoir.
  1415. De toy feray mon apuiail
  1416. Pour ce que mains aie travail.
  1417. Te plaira il ?
  1418. YTIER.     Or mouvons, de par Dieu, oil :
  1419. Par ci alons.
    ( Amis avance lentement et péniblement en prenant appui sur Ytier )

    Scène 2. Paris, le logis d’Amille.
  1420. AMILLE. ( Encore en route, à son épouse )   
    Dame, dame, nous aprouchons
  1421. De Paris la bonne cité ;
  1422. Je voi l' ostel en verité
  1423. Que vostre pére nous donna
  1424. Quant a Riviers nous admena
  1425. Noz noces faire.
  1426. LA FILLE.     Loez soit Diex de cest affaire,
  1427. Que de Paris me voy si près !
  1428. Sachiez moult en avoie engrès
  1429. Le cuer forment.
  1430. AMILLE.     Vezci nostre herbergement.
  1431. Dame, entrez ens en bon eur :
    ( Ils entrent dans le logis )
  1432. Hui mais sommes tout asseur.
  1433. ( Appelant les serviteurs ) Sa, damoiselle, avant venez
  1434. Et ces deux enfanz amenez,
  1435. Et vous, Henry.
  1436. HENRY. ( Entrant )    Sire, je feray sanz detri
  1437. Vostre vouloir.
  1438. LA DAMOISELLE. ( Entrant avec deux enfants )
    Ces deux enfans vueil asseoir
  1439. Dessus ce lit.
    ( Les deux enfants s’asseyent sur un lit ;
    les parents prennent place à leurs côtés
    )
  1440. AMILLE.     Seons nous ci, dame, un petit ;
  1441. Et vous, Henry, sanz atargier,
  1442. Alez nous querir a mengier
  1443. Ysnel le pas.
  1444. HENRY.      Sire, ne vous desdiray pas :
  1445. G' y voys en l' eure.
    ( Il sort )


  1446. Scène 3. Le Paradis.
  1447. DIEU.     Michiel, liéve sus sanz demeure ;
  1448. Vas savoir d' Amis a delivre
  1449. S' il veult au monde encore vivre.
  1450. S' il dit oil, si li ennonce
  1451. Qu' a son chier compagnon denonce
  1452. Secréement, quant point verra,
  1453. Après ce que trouvé l' ara,
  1454. Que se de ses deux filz avoit
  1455. Le sanc et son corps en lavoit,
  1456. Seroit mondez.
  1457. MICHIEL.       Vray Dieux, ce que me conmandez
  1458. Vois faire a plain.
    ( Michel se rend auprès d’Amis )

    Scène 4. Une route.
  1459. AMIS. ( Errant, en compagnie d’Ytier )    
    Ytier, amis, j' ay trop grant fain,
  1460. Et si serroie voulentiers.
  1461. S' il te plaisoit endementiers
  1462. Aler ces bonnes gens prier
  1463. Qu' il me voulsissent envoier
  1464. Un po de leurs biens, tu seroies
  1465. Mon chier ami et si feroies
  1466. Bien, vraiement.
  1467. YTIER. ( L’aidant à s’asseoir ) Mais qu' assis soiez bonnement,
  1468. Je vous en iray tantost querre.
  1469. ( S’éloignant et demandant l’aumône à des habitants )
    Doulce gent, je vous vieng requerre,
  1470. Pour Dieu, de voz biens un petit
  1471. Pour ce mesel la, qu' apetit
  1472. En a trop grant.
  1473. MICHIEL. ( S’approchant d’Amis )    Amis, as tu mais cuer engrant
  1474. De vivre au monde ?
  1475. AMIS.     S' a Dieu en qui touz biens habonde
  1476. Plaisoit que j' eusse santé,
  1477. Et que ce fust sa voulenté,
  1478. Encore y voulroie bien vivre ;
  1479. Mais je li pri qu' il me delivre
  1480. Et me giet de ce siecle hors,
  1481. S' ainsi est que santé du corps
  1482. Ne doie avoir.
  1483. MICHIEL.     Ore je te fas assavoir
  1484. De par lui, conme son message
  1485. (Retien bien, si feras que sage),
  1486. Que quant Amille aras trouvé
  1487. Et tu le tenras a privé,
  1488. Que li dies, s' il te vouloit
  1489. Gairir, le sanc te convenroit
  1490. Avoir de ses deux filz sanz doubte,
  1491. Et par ce sera ta char toute
  1492. Nettement et a fin gairie.
  1493. Cy endroyt plus ne seray mie :
  1494. Es cieulx m' en vois.
    ( Michel remonte au Paradis )
  1495. AMIS.     Ha ! doulx esperit, com ta vois
  1496. M' a fait grant consolacion
  1497. Et donné grant refeccion
  1498. De reconfort !
  1499. YTIER. ( Revenant vers Amis avec de la nourriture )
    Sire, tenez, or mengiez fort :
  1500. Vezci de quoy.
  1501. AMIS.     Je ne pourroie, Ytier, par foy ;
  1502. Le reposer m' a repeu.
  1503. Pour souper sommes pourveu :
  1504. Sa, alons ment.
  1505. YTIER.     Alons, or sus, ligiérement :
  1506. G' iray devant.
    ( Ils reprennent leur route )

    Scène 5. Le logis d’Amille à Paris.
  1507. HENRY.     Damoiselle, venez avant ;
  1508. Allez tost une nappe querre.
  1509. La table vois drecier bonne erre :
  1510. Il en est temps.
  1511. LA DAMOISELLE. ( Apportant une nappe )
    Henry, vous l' arez sanz contens ;
  1512. Vez en ci une belle et blanche
  1513. Qui sent souef conme permanche :
  1514. Estendez la.
    ( Henry étend la nappe et dresse la table )
  1515. HENRY. ( A Amille )    Mon seigneur, quant il vous plaira,
  1516. Venez diner.
  1517. AMILLE. ( A son épouse )    Dame, alons seoir : trop jeuner
  1518. N' est mie bon.
  1519. LA FILLE.       Par foy, mon seigneur, ce n' est mon :
  1520. Alons seoir.
    ( Ils s’asseyent à table. On voit paraître au dehors, devant
    le logis d’Amille, Amis et Ytier
    )
  1521. AMIS. ( Montrant le logis d’Amille )
    Ytier, voiz tu la ce manoir ?
  1522. C' est l' ostel que Charles donna
  1523. A Amilles quant maria
  1524. A lui sa fille.
  1525. YTIER.     Ne le feri pas d' une bille
  1526. Ce jour en l' ueil.
  1527. AMIS.     Par saint Espire de Corbueil,
  1528. Tu diz voir : il est bon et bel.
  1529. Sueffre toy : je vueil, com mesel,
  1530. Cliqueter ci ma tartarie.
    ( Il fait cliqueter sa crécelle de lépreux.
    Amille paraît sur le seuil de son logis
    )
  1531. Ha ! mon seigneur, n' oubliez mie
  1532. Ce povre ladre.
  1533. AMILLE. ( A son serviteur )    Henry, vien avant ; pren un madre
  1534. Plain de vin, je le te conmande,
  1535. Et du pain et de la viande,
  1536. Et porte a ce ladre la hors,
  1537. Que Dieu nous soit misericors
  1538. Au derrain jour.
  1539. HENRY.      Mon seigneur, g' i vois sanz sejour.
    ( Amille rentre. Henry revient avec des victuailles et un pichet de vin )
  1540. Frére, vezcy viande et pain ;
  1541. Se tu as hanap, si l' atain
  1542. Pour ce vin mettre.
  1543. AMIS. ( Sortant son hanap de sa besace et le tendant à Henry )
    Chier ami, le doulx roy celestre
  1544. Doint a celui des cieulx la joie
  1545. Qui par vous ces biens ci m' envoie !
  1546. Mettez ci, sire.
  1547. HENRY. ( Versant du vin dans le hanap et l’examinant )
    Egar ! a po que je vueil dire
  1548. C' est ci le hanap mon seigneur ;
  1549. Il n' est ne mendre, ne greigneur,
  1550. Mais tout ytel.
  1551. AMIS.     Chier ami, je ne scé pas quel
  1552. Le hanap vostre seigneur est ;
  1553. Mais je sui de prouver tout prest
  1554. Que de long temps, je vous dy bien,
  1555. Ce hanap ci a esté mien
  1556. Et est encore.
  1557. HENRY.      Frére, je m' en tais quant a ore ;
  1558. Mais vraiement, ce semble il estre.
    ( Amis boit dans son hanap )
  1559. ( Rentrant, à Amille ) Mon seigneur, par le roy celestre,
  1560. Ce mesiau qui est a la porte
  1561. A un bon hanap boit qu' il porte,
  1562. Qui est d' argent, non pas de fust.
  1563. Je cuiday que le vostre fut,
  1564. Par sainte Foy.
  1565. AMILLE.     Voire, dya ? alons y : moy,
  1566. Je le vueil voir a mon tour.
  1567. ( Venant de nouveau sur le seuil, à Amis )
    Mon ami, Dieu vous doint s' amour !
  1568. Dont estes vous ?
  1569. AMIS.     Ne vous puet chaloir, sire doulx.
  1570. Vous veez que je sui lepreux,
  1571. Qui a riens faire ne sui preux.
  1572. Tant y a, ce vous puis je dire,
  1573. Querant m' en vois Amille, sire,
  1574. Que je tant a veoir desir.
  1575. Quant ne le truis, au Dieu plaisir,
  1576. Mourir voulroie.
  1577. AMILLE. ( L’embrassant ) De vous baisier ne me tenroye
  1578. Se j' en devoie estre a mort mis.
  1579. Chier compains, vous estes Amis :
  1580. Vous ne le me pouez nier,
  1581. Se ne me voulez renier
  1582. Amour et foy.
  1583. AMIS.     Ha ! chier compains, quant je vous voy,
  1584. De plourer ne me puis tenir.
  1585. Certes, ne cuiday ja venir
  1586. Jusques ici.
  1587. AMILLE.     Loez soit Diex quant est ainsi !
  1588. ( A Ytier ) Amis, prenez le d' une part ;
  1589. Et vous, Henry (que Dieu vous gart !),
  1590. De l' autre part le soustenez,
  1591. Et a l' ostel le m' amenez :
  1592. Je vois devant.
  1593. YTIER.     Or sus, et si l' alons suivant
  1594. Ysnellement.
  1595. AMIS.     Pour Dieu, menez me bellement,
  1596. Mes chiers amis.
    ( Ils entrent dans le logis à la suite d’Amille,
    Ytier et Henry soutenant de part et d’autre Amis
    )
  1597. HENRY.     Sire, ou vous plaist il qu' il soit mis ?
  1598. Dites le nous.
  1599. AMILLE.     Cy l' asseez, mes amis doulx,
  1600. Tant qu' il soit temps d' aler couchier.
    ( Ytier et Henry aident Amis à s’asseoir )
  1601. Compains loyal et ami chier,
  1602. Vous soiez li tresbien venuz.
  1603. Conment vous estes vous tenuz
  1604. Si longuement de veoir moy ?
  1605. J' en sui touz esbahiz, par foy,
  1606. Et n' est merveille.
  1607. AMIS.     Sire, desplaire ne vous veille,
  1608. Car amender ne l' ay peu :
  1609. Trop ay depuis a faire eu
  1610. Que ne me veistes.
  1611. LA FILLE. ( A son époux )     Mon chier seigneur, dites moy, dites,
  1612. Cest homme qu' honnourer vous voy
  1613. Et conjouir, en bonne foy,
  1614. Qui est il, sire ?
  1615. AMILLE.     Dame, je le vous puis bien dire :
  1616. C' est mon chier compaignon Amis,
  1617. Par qui Hardré fu a mort mis,
  1618. Qui vouloit vous et vostre mére
  1619. Faire morir de mort amére,
  1620. Quant il pour moy fist la bataille.
  1621. Faites li biau semblant, sanz faille :
  1622. Tenue y estes.
  1623. LA FILLE.     Ha ! gentilz chevalier honnestes,
  1624. Com je vous vi hardi et bon
  1625. Quand la teste soubz le menton
  1626. A Hardré le mauvais copastes !
  1627. Ma mére et moy de mort gettastes.
  1628. Voir, bonne chiére vous feray,
  1629. N' en lit nul ne vous coucheray
  1630. Se n' est ou mien.
  1631. AMIS.     Dame, Dieu vous rende le bien
  1632. Que me ferez.
  1633. LA FILLE.     Mon seigneur, si doux me serez,
  1634. S' il vous plaist, que voise oir messe,
  1635. Ains qu' au moustier ait plus de presse ;
  1636. Et moy ci revenue arriére,
  1637. A Amis feray bonne chiére,
  1638. Je vous promet.
  1639. AMILLE.     Dame, bel ce que dites m' est ;
  1640. Il me plaist bien : or y alez,
  1641. Et toutes voz gens appellez
  1642. Avec vous, dame.
  1643. LA FILLE.     Sa, vous deux hommes, et vous, fame,
  1644. Convoiez moi.
  1645. HENRY.      Dame, voulentiers : faire doy
  1646. Vostre plaisir.
  1647. LA DAMOISELLE.     J' en ay aussi tresgrant desir
  1648. Et bon vouloir.
    ( Ytier, Henry et la demoiselle suivent la fille du roi à l’église )
  1649. AMILLE.     Mon chier ami, dites me voir
  1650. (Il n' a ici qu' entre nous deux) :
  1651. Je vous voi malement lepreux ;
  1652. N' avez mais biauté ne couleur,
  1653. Mais tien que souffrez grant douleur.
  1654. Est il rien c' on peust avoir,
  1655. Qui peust encontre valoir
  1656. Et vous garir ?
  1657. AMIS.     Sire, souffrez vous d' enquerir ;
  1658. Car il n' est riens, bien dire l' ose,
  1659. Qui me garisist qu' une chose,
  1660. Qui vous seroit de si grant coust
  1661. Que, certes, je vous la redoubt
  1662. Moult a nommer.
  1663. AMILLE.     Chier compains, je vous vueil sommer
  1664. Par celle foy qu' a moy avez
  1665. Que celle chose que savez
  1666. Qui vous peut estre de value,
  1667. Me nommez et sanz attendue ;
  1668. Je vous en pri.
  1669. AMIS.     Sire, a voz grez faire m' ottri,
  1670. Combien que je le die envis.
  1671. De voz deux filz qu' avez touz vis
  1672. Le sanc avoir me convenroit
  1673. A mon corps laver, qui voulroit
  1674. Que j' eusse santé entiére ;
  1675. Autrement par nulle maniére
  1676. Ne puis je santé recouvrer
  1677. Pour chose qu' homme puist ouvrer
  1678. Sur moy ne faire.
  1679. AMILLE.     Mon treschier ami debonnaire,
  1680. Vous m' avez une chose ditte
  1681. Qui n' est pas a faire petite,
  1682. Mais que l' en doit moult resongnier ;
  1683. Et nonpourquant, sanz eslongnier,
  1684. Puis que garison autrement
  1685. Ne pouez avoir vraiement,
  1686. Pour vostre amour les occirray
  1687. Et le sanc vous apporteray
  1688. Assez tost : attendez me cy.
    ( Amille se rend dans une pièce voisine où les enfants sont endormis )
  1689. Sire Dieu, par vostre mercy
  1690. Ne regardez mie mon vice ;
  1691. Mais me soiez doulx et propice.
  1692. E ! mi enfant plain de doulceur,
  1693. Pour vous doy avoir grant doleur
  1694. Conme pére, se je n' ay tort,
  1695. Qui vien ci pour vous mettre a mort
  1696. Sanz ce que m' aiez riens meffait.
  1697. Et si puis dire qu' en ce fait
  1698. Sui moult cruel ; mais quant je pense,
  1699. D' autre partie, a l' excellence
  1700. D' amour que celui me monstra
  1701. Pour qui je le fas, quant entra
  1702. Pour moy propre en champ de bataille,
  1703. Il ne m' est pas avis sanz faille
  1704. Que je li puisse satisfaire
  1705. Ce qu' il a volu pour moy faire.
  1706. Pour ce, mise jus toute amance,
  1707. A cestui ci sanz delayance
  1708. La gorge en l' eure copperay,
  1709. Et en ce bacin recevray
  1710. Le sanc qui de li ystera.
    ( Il fait ce qu’il dit et recueille le sang de l’enfant dans une cuvette )
  1711. C' est fait, jamais ne parlera :
  1712. Il est vraiement trespassez,
  1713. Et si a getté sanc assez.
  1714. ( Se tournant vers l’autre enfant ) Or ça, il me fault delivrer
  1715. Aussi de toy a mort livrer,
  1716. Biau filz : en gloire soit ton ame !
    ( Il égorge l’autre enfant et recueille son sang de la même manière )
  1717. C' est delivré. Diex ! quant ma fame
  1718. Verra ce fait, qui est leur mére,
  1719. Conme elle ara douleur amére
  1720. Au cuer ! et pas ne m' en merveil.
  1721. Puis que j' ay le sanc, aler vueil
  1722. Mon compaignon reconforter.
    ( Il retourne avec sa cuvette dans la pièce où se trouve Amis )
  1723. Amis, je vous vieng enorter :
  1724. Vezci le sanc de mes deux filz.
  1725. Que j' ay occis, soiez ent fiz
  1726. Or ça, je vous en froteray
  1727. Par le visage, et si verray
  1728. Qu' il en sera.
  1729. AMIS.     Soit fait ainsi qu' il vous plaira,
  1730. Sire compains.
    ( Amille frotte le visage d’Amis du sang des enfants )
  1731. AMILLE.     Or en frotez aussi voz mains
  1732. En haut ; bien faites.
    ( Amis s’en frotte les mains et constate que la lèpre disparaît )
  1733. AMIS.     Elles ne sont mais si deffaittes
  1734. Conme ilz estoient maintenant :
  1735. La roifle en va toute cheiant.
  1736. Veez, sire, conme sont belles :
  1737. Goute ne grain ne sont meselles ;
  1738. Dieu me fait grace.
  1739. AMILLE. ( Faisant le même constat )    Amis, aussi est vostre face.
  1740. Avant par le corps vous frotez
  1741. Tant que celle poacre ostez
  1742. Qui ci vous tient.
    ( Amis se frotte le reste du corps, même constat )
  1743. AMIS.     Dieu merci, le corps me devient
  1744. Tout sain quant l' ay touchié du sanc.
  1745. Je n' ay ventre, costé, ne flanc,
  1746. Jambes, cuisses, ny autre membre
  1747. Nul, quel qu' il soit, dont me remembre,
  1748. Qui n' ait santé.
  1749. AMILLE.     Chier compains, de ceste bonté
  1750. Le benoist Dieu mercierons
  1751. A l' eglise, ou ensemble irons
  1752. Tout maintenant.
  1753. AMIS.     Ce seroit grant desavenant
  1754. Se d' umble cuer ne le faisoie.
  1755. Par foy, ça, mettons nous a voie
  1756. D' y aller, sire.
    ( Ils sortent et se rendent ensemble à l’église )

    Scène 6. Le Paradis.
  1757. DIEU.      Entendez ce que je vueil dire :
  1758. Mére, et vous, anges, descendez
  1759. Et a bien chanter entendez ;
  1760. Jusques chiez Amille en irons ;
  1761. Ses enfans revivre ferons
  1762. Qu' il a occis en verité
  1763. Pour donner son ami santé
  1764. Qui mesel yert.
  1765. NOSTRE DAME.  Filz, a ce fait bien grace affiert ;
  1766. Car charité si l' a meu,
  1767. Non pas corrouz qu' il ait eu
  1768. A ses enfans.
  1769. DIEU.     C' est voir ; et pour ce je m' assens
  1770. Qu' il seront en vie remis.
  1771. Or avant : chantez, mes amis,
  1772. En alant la.
  1773. GABRIEL.     Nous ferons ce qui vous plaira.
  1774. Michiel, chantons sanz attente.
    ( Ils chantent )
  1775. RONDEL.     Vraiz Diex, moult est excellente
  1776. Et de grant charité plaine
  1777. Vostre bonté souveraine,
  1778. Car vostre grace presente
  1779. A toute personne humaine.
  1780. Vraix Diex, moult est excellente,
  1781. Puis qu' elle a cuer et entente,
  1782. Et qu' a ce desir l' amaine
  1783. Que de vous servir se paine.
  1784. Vray Diex, moult est excellente
  1785. Et de grant charité plaine
  1786. Vostre bonté souveraine.
    ( Gabriel et Michel, précédant Dieu et Notre-Dame,
    se rendent  chez Amille en chantant ce rondeau
    )

    Scène 7. Paris, le logis d’Amille.
    ( Ils entrent dans la chambre où les enfants sont restés étendus )
  1787. DIEU. ( A Notre-Dame )    Mére, je vueil et si ordene
  1788. Que ces deux enfans mors couchiez,
  1789. Present moy, de voz mains touchiez,
  1790. Si qu' aient vie.
  1791. NOSTRE DAME.     Fil, je ne vous desdiray mie ;
  1792. Touchier les vois sanz delaiance.
  1793. ( Imposant les mains aux enfants ) Enfans, en la Jhesu puissance,
  1794. Qui est et mon filz et mon pére,
  1795. En vous plaie nulle n' appére ;
  1796. Mais soiez vifs et en bon point,
  1797. Con se de mort n' eussiez point
  1798. Onques eu.
    ( Les enfants se redressent et se serrent l’un contre l’autre )
  1799. DIEU.      Nous avons fait nostre deu :
  1800. R' alons nous ent.
  1801. MICHIEL.     Vray Dieu, vostre conmandement
  1802. De cuer ferons.
  1803. GABRIEL.     Voire, Michiel ; et pardirons
  1804. Nostre rondel a voiz gente.
    ( Michel et Gabriel chantent )
  1805. RONDEL.     Puis qu' elle a cuer et entente,
  1806. Et qu' a ce desir la maine,
  1807. Que de vous servir se paine,
  1808. Vray Dieux, moult est excellente
  1809. Et de grant charité plaine
  1810. Vostre bonté souveraine.
    ( Ils remontent au Paradis, suivis de Dieu et de
    Notre-Dame, en chantant ce rondeau
    )

    Scène 8. Paris, devant l’église de Notre-Dame
    ( Sortent de l’église la fille du roi, Henry et la
    demoiselle avec Amis et Amille
    )
  1811. LA FILLE. ( Comparant Amis et Amille )   Ha ! glorieuse Magdalaine,
  1812. Je voy merveilles a mes iex !
  1813. Pour Dieu, seigneurs, dites li quiex
  1814. Est mon mari d' entre vous deux ?
  1815. De samblant estes si pareulx
  1816. Que n' y scé difference mettre.
  1817. Auquel de vous deux puis femme estre ?
  1818. Ly quelz est ce ?
  1819. AMILLE.     Pour certain, je, dame contesse.
  1820. Cestui, c' est mes compains Amis,
  1821. Que Dieux en santé a remis,
  1822. Com vous veez.
  1823. LA FILLE.     Sire Dieu, vous soiez loez
  1824. De ceste haulte courtoisie !
  1825. Onques mais n' oy jour de ma vie
  1826. Joie si grant.
  1827. AMILLE.     Dame, or ne soiez si engrant
  1828. D' esjoir vous ; vezci pour quoy :
  1829. Vos deux filz sont occis, par foy,
  1830. La gorge ay a chascun copé ;
  1831. J' ay de leur sanc Amis lavé,
  1832. Par quoy il est ainsi gariz :
  1833. Pour ce d' estre pour eulz marriz
  1834. Avons bien cause.
  1835. LA FILLE.     Lasse ! dites vous ceste clause
  1836. Pour verité ?
  1837. AMILLE.     Je vous jur par la trinité,
  1838. Dame, il est voir.
  1839. HENRY.      Marie, g' y courray savoir,
  1840. Tant com pourray.
    ( Henry part en courant )
  1841. LA FILLE.     Lasse, dolente ! que feray ?
  1842. Lasse, dolente ! mes chiers filz,
  1843. Bien est en grant douleur confiz
  1844. Pour vostre mort mon povre corps,
  1845. Quant les esbatemens recors
  1846. Et les solas qu' en vous prenoie.
  1847. Or a bien perdu toute joie
  1848. Mon povre cuer.
  1849. AMILLE.     Ma doulce compaigne et ma suer,
  1850. Je vous lo que vous confortez ;
  1851. De vostre dueil vous deportez,
  1852. Ou tant loing m' en iray, par m' ame,
  1853. Que jamais, ce sachiez vous, dame,
  1854. Ne me verrez.
  1855. LA FILLE.     Ha ! mort, com par toy enserrez
  1856. Est mon cuer en dure tristesce !
  1857. Jamais ne prendera leesce
  1858. En riens qu' il voie.
    ( Henry revient )
  1859. HENRY.     Ma dame, se Dieu me doint joie,
  1860. Sanz cause bien vous affolez.
  1861. Ne scé de quoy vous adolez :
  1862. Voz deux filz mie ne s' afolent ;
  1863. Ains s' entrebaisent et acolent,
  1864. Je vous plevis.
  1865. LA FILLE.     Henri, dites vous qu' il sont vis
  1866. Et en bon point ?
  1867. HENRY.      Ma dame, oil, n' en doubtez point :
  1868. J' en vien en l' eure.
  1869. AMILLE.     Ne me tenroye que n' y queure.
  1870. Avant.
    ( Tous se rendent en hâte au logis d’Amille )

    Scène 9. Le logis d’Amille.
    AMILLE. ( Entrant précipitamment dans la chambre où se
    trouvent les enfants
    )     Mes enfans ! qu' est ce la ?
  1871. ( Se tournant vers son épouse et les autres personnages, et leur
    montrant les enfants
    ) Dame et vous trestouz, venez ça :
  1872. Vezci noz filz sains et haitiez,
  1873. Qu' orains avoie a mort traittiez
  1874. Et mis a fin.
  1875. LA FILLE.     Ha ! sire Dieu, con de cuer fin
  1876. Te devons bien glorifier,
  1877. Et loer et magniffier
  1878. Le tien saint nom !
  1879. LA DAMOISELLE.     Par foy, dame, ce devons mon,
  1880. Il est certain.
  1881. AMILLE.     Jamais ne mengeray de pain,
  1882. En verité le vous puis dire,
  1883. S' aray offert leur pois de cire
  1884. A l' eglise de nostre dame.
  1885. Amenez les avec moy, fame,
  1886. Ysnel le pas.
  1887. LA DAMOISELLE.     Sire, ne vous dediray pas ;
  1888. Je les vois querre.
  1889. AMIS.     Chier compains, je vous vueil requerre
  1890. Qu' avec vous me laissiez aler ;
  1891. Car il me semble, a brief parler,
  1892. Que g' y soie aussi bien tenuz
  1893. A faire y m' offrande com nulz
  1894. Que je cy voie.
  1895. LA FILLE.     Mettons nous touz ensemble a voie,
  1896. Je n' y voy miex.
  1897. AMILLE.     Non fas je moy, si m' aist Diex.
  1898. Alons men ; et plus n' atargeons,
  1899. Et par devocion chantons
  1900. Pour ces vertuz :
  1901. Te Deum laudamus.
  1902. Explicit.
    ( Tous se rendent à l’église Notre-Dame avec les enfants
    en chantant le
    Te Deum )