| Rois de Navare, sires de 
    vertu(R2063, L 215-6, MW 1079,10)
 
Sources manuscritesK : Raoul de Soissons (140-141), notée ;N : Messires T. de Soissons (64 vo - 65 ro), 
notée ;
 P : Mesire Raoul de Soisons (87 ro - 88 ro), 
notée ;
 X : Raoul de Soissons  - main postérieure (84 vo 
- 85 ro), notée ;
 V : anonyme (84ro - vo), I-V, notée ;
 C : anonyme (210 vo - 211 ro), portées vides 
;
 U : Raoul de Soisson (main postérieure), 122 vo 
- 123 ro, sans mélodie ;
 H : anonyme (230 ro), I-V, sans mélodie (image 
du ms.) ;
 M : Mesire Raous de Sissons, 72 ro - vo, 
I, notée ;
 T : Messires Raols de Sissons (97 vo - 98 ro), 
I-V, notée ;
 R : Jehan au Roy de Navarre (41 vo - 43 ro), notée.
 
 
  
  Éditions antérieures
    Winkler, chanson 10, p. 59-61 : texte de M
    ;
    
    Wackernagel, p. 43 : texte de C ;
    Tarbé, p. 138 : texte de R 
    ;La première strophe est citée dans le Breviari d'amor 
    par le troubadour Matfre Ermengaud :
 
 Rois de Navare, sire de vertus, 
      Vos me dizies qu'amor ot gran poissanse ; 
      Vos dites voir, bien m'en sui parceus, 
      Plus a pooir que n'a li rois de Franse ; 
      Que de totz maus puet doner alegranse, 
      E de la mort confort et garizon ; 
      Ce ne poroit fere nus mortes hon, 
	Quar amor fet le riche doleurer, 
      E le povre de joie coroner.[1] 
  
  Classement des manuscrits / attribution de la chanson
 
|  
    
      | K | I | II | III | - | V | VI | - |  
      | N | I | II | III | - | V | VI | E |  
      | P | I | II | III | - | V | VI | E |  
      | X | I | II | III | - | V | VI | - |  
      | V | I | II | III | - | V | VI | - |  
      | C | I | IV | II | - | V | - | - |  
      | U | I | - | - | - | - | - | - |  
      | H | I | II | III | IV | V | - | - |  
      | M | I | II | III | IV | V | VI | E |  
      | T | I | II | III | IV | V | VI | E |  
      | R | I | II | III | IV | V | VI | E |  | 
  Comme on le voit dans la table à gauche, les mss  KNPX et
  V omettent la str. IV et MTR 
  donnent 6 strophes et un envoi. Comme à son habitude, H s'accorde tantôt avec une famille, tantôt avec l'autre, mais 
  ici il se regroupe en général avec MTR (v. 9, 16, 
  45, etc.). V donne 
  un certain nombre de leçons qui lui sont propres, U ne transmet 
  que la première strophe et C présente un texte bourré de fautes (scribales ?), bouleversant l'ordre les strophes. Au v. 9, KNPXC s'opposent à VUHTMR, ceci à l'encontre du 
  regroupement habituel de KNPX et V, CUH, et MTR (comme c'est le cas 
  pour la chanson R1267, transmise par le même groupe de mss). Il est évident que des croisements se sont produits lors de la 
  transmission mais en gros, la filiation des mss qui se révèle à partir de la chanson R1267 se maintient. La version abrégée de
  U et le texte corrompu de C ne permettent pas de relier 
  H à cette famille et nous le 
  groupons plutôt 
  avec MTR. L'attribution à Raoul par KNPMT suffit pour classer la chanson 
  parmi les pièces que nous lui attribuons. |  
  Établissement du texteComme la construction de la chanson 
  selon la technique de coblas redondas capcaudadas exige 
  des rimes en -e et -o(u)r dans la str. IV (voir infra), la version transmise par les mss HMTR 
  s'impose. Le texte le plus cohérent est celui transmis par M, 
  qui nous sert de ms. de base (à l'instar de Winkler).
 Les 
  corrections de Winkler au v. 1 (et), 13 (dont > donc) et 59 (ainc 
  n'ama tant > c'onques n'ama) nous semblent inutiles. Suchier 
  quant à lui corrigerait tous les endroits où les autres mss s'accordent 
  contre MTR, 
  approche qui ne concorde en rien avec la nôtre. La rime 
  en -ier au v. 17 (cuidier) s'accorde mal avec le schéma en -er, 
  mais comme tous les mss donnent la même leçon, il est impossible de la 
  corriger. Le v. 33 présente une césure épique, avec une syllabe surnuméraire à la césure 
  (qu'il n'a ou monde losengier ne felon). La césure épique 
  est extrêmement rare dans la lyrique courtoise  [1a] et Winkler la corrige 
  ; 
  en revanche, Olivier Bettens fait remarquer que « on voit mal au nom de quelles règles de nature musicale la césure épique devrait être 
  bannie du chant courtois : n'importe quelle formule mélodique et rythmique est capable d'absorber, par 
  "monnayage", 
  une syllabe féminine surnuméraire. » (N9). Comme le ms. C, 
  lui aussi, donne une césure épique et le vers transmis par R est également 
  hypermétrique (si on admet que que en ne s'élide pas, mais le scribe 
  n'aurait-il pas écrit qu'en dans ce cas-là ?), nous l'admettons.
 
Interventions
  
  v. 32 -  vers hypométrique ; corrigé d'après HTR ; 
   
  
  v. 43 - bons : il faut un féminin ; corrigé en bone 
  d'après KNPXCH.  
  
  Versification et stylistiqueSix strophes décasyllabiques isométriques de 9 vers en coblas redondas 
  capcaudadas avec deux rimes constantes et un envoi.[2] 
  Les str. V-VI-E sont enchaînées selon la technique de coblas capfinidas 
  ; le premier vers de la strophe II reprend  le mot thématique amours de 
  l'avant-dernier vers de la strophe précédente [3].
 
  Schéma des rimes :
    | Mélodie : | A | B | A | B | C | D | E | F | G |  |  
    | Schéma : | a | b | a | b | b | c | c | d | d | (MW : 12) |  
    |  | 10 | 10' | 10 | 10' | 10' | 10 | 10 | 10 | 10 | (MW : 5) |  
    
      |  | a | -u | -er | -ier | -i | -our | -ié |  |  
      |  | b | -ance | -ance | -ance | -ance | -ance | -ance | -ance |  
      |  | c | -on | -on | -on | -on | -on | -on | -on |  
      |  | d | -er | -ier | -i | -our | -ié | -ir | -us |  Ainsi que nous l'avons noté ailleurs, il s'agit d'une formule complexe d'enchaînement strophique dont on ne trouve que de rares 
  exemples dans l'œuvre des 
trouvères, 
mais qui se rencontre dans cinq des quatorze chansons que nous croyons pouvoir attribuer à Raoul 
  (R363, R767, R1970, R2063) and dans une chanson possible 
  (R1887).  [4]
La chanson répond à la chanson R1811 Empereres ne rois n'ont nul pooir
  de Thibaut de Champagne, adressée à Raoul : Raoul, cil qui sert et prie /  Aroit 
  bien mestier d'aïe (voir la 
  transcription et l'image 
  du ms. de Zagreb).
 
 Particularités stylistiques :
 
  césure féminine élidée aux v. 15, 43, 47 et 49 ;
  césure lyrique au v. 9 / 51 ;
  césure épique au v. 33 ;le v. 1 présente une coupe 
  médiane (assez rare dans la lyrique courtoise) qui a ceci de particulier que la syllabe terminale du premier 
  hémistiche, bien que féminine, ne s'élide pas. Selon Dragonetti (p. 497), il 
  s'agit d'une césure dite « accentuelle », d'après Verrier, qui la nomme « une pause accentuelle féminine à l'italienne » 
  (Le vers français II, cité par Dragonetti). Cf. Littré, 
  
  Histoire, p. 291. 
  
 LangueDans son ensemble, M présente un texte francien 
 qui ne présente que quelques traces de picard :
  -o fermé libre devient -ou : dolouser pour doloser, 
  paour pour paor (Gossen, 80) 
  -o devant nasale devient -u : sunt pour sont,
  habundance pour abondance (ibid., 84) 
  
  TraductionLe sens du mot vertu au premier vers est ambigu. Winkler 
  le comprit comme un des fiefs (châtellenies) que comprenait le comté de Champagne 
  (arrondissement Châlons-en-Champagne). 
  C'est là, en 1239, au Mont-Aimé, près de l'ancienne cité fortifiée de Vertus, 
  où Thibaut de Champagne fit brûler 186 cathares en un seul jour [5].  
  Beck quant à lui a préféré s'en tenir « à la valeur 
  sémantique du mot vertu dans son sens de force et de courage » (p. 50). 
  Selon le TL, le syntagme de vertu fonctionne comme adverbe avec le sens de « puissamment, 
  avec force », mais dans le roman 
  Floris et Liriope de 
  Robert de Blois nous lisons fu molt de gran vertu (p. 108), fu 
  grosse de vertu (p. 116), al rei de vertu (p. 318) et Ceo est li 
  sires de vertuz (p. 372). [6]. 
  Raoul a sans doute joué sur les deux sens du mot en parlant du comte de Champagne, qui 
  était à la fois seigneur de Vertus et puissant. Nous avons traduit 
  littéralement « seigneur de Vertus ».La traduction des trois occurrences de « quant » dans la str. III mérite 
  également quelque considération, car aucune de ces occurrences n'a une valeur 
  strictement temporelle. Nous avons traduit « alors que » au v. 20 (valeur 
  adversative),  « si jamais, si un jour » au v. 24 (valeur conditionnelle) 
  et  « même si » au v. 26 (valeur éventuelle). 
  
MélodieLa mélodie est donnée par Aubry dans Le chansonnier de 
l'Arsenal et par Räkel  (pp. 297 et 357). Voir aussi Gennrich, 
Die Kontrafaktur, p. 188. 
  
  DestinataireLe roi de Navarre est Thibaut de Champagne, né le 30 mai 1201, mort le 14 juillet 1253. Il était comte de Champagne sous le nom 
  de Thibaut IV de Champagne et roi de Navarre (de 1234 à 1253) sous le nom de Thibaut Ier de Navarre.
  Pour les liens d'amitié et de féodalité entre Thibaut et Raoul, voir
  La vie de Raoul. Voir aussi 
  
  Onomastique des trouvères. 
  Contrafacta Tout porte à croire que la chanson de Raoul a servi de modèle pour 
  R321 Ma derreniere vuel fere 
  en chantant d'Oede de la Couroierie. Le jeu-parti 
  R1666 Bon 
  rois Thiebaut, sire, conseilliez moi, débat entre Thibaut et un 
  certain « cler » (Wallensköld pense à Gui, clerc de Thibaut, puis 
  chancelier de Champagne) est également construit sur le modèle de R2063, mais 
  Räkel signale que la mélodie en a été « fortement modifiée » (p. 220).La chanson de Raoul, nous l'avons dit, répond à R1811 de Thibaut et bien que la structure métrique 
  des deux chansons ne soit pas la même, 
  les mélodies se ressemblent. Cf. Räkel, p. 219, Gennrich Die Kontrafaktur, p. 188. Räkel 
  propose la notion selon laquelle Raoul a composé sa chanson avec la mélodie de 
  Thibaut dans la tête, peut-être même sans s'en rendre compte (ibid.).  La chanson 
  457,40 Tres enemics e dos mals seignors ai du 
  troubadour Uc 
  de Saint-Circ, en coblas doblas capcaudadas, reprend la rime b féminine (constante) de R2063 de 
  Raoul dans les strophes III, IV et V et on peut déceler des ressemblances assez marquées 
  au niveau stylistique et sémantique. Il 
  faut cependant remarquer que la structure des questions répétées de Uc n'est pas reprise par Raoul 
  (il ne pose la question qu'une seule fois) et que les mélodies des deux 
  chansons ne se ressemblent pas.
 
 
 [1] Peter Ricketts, éd., Le Breviari d’amor de Matfre Ermengaud  
(Leiden, Brill, 1976), p. 111-2. 
 [1a] Cf. Dragonetti, p. 531 : « la césure épique ... est si 
rarement employée dans la poésie courtoise que nous l'avons plutôt considérée comme une forme résiduelle ».
 
 [2] Cf. Dominique Billy, L'architecture lyrique médiévale , p. 106.
 
 [3] Mölk et Wolfzettel admettent sous la rubrique 
  coblas capfinidas  des chansons « où l'avant-dernier vers d'une strophe est repris comme premier vers de la strophe suivante 
  » (19), tout en affirmant que dans ce genre de strophes, « un ou plusieurs mots du dernier vers d'une strophe est répété, sous sa 
  forme employée ou légèrement modifiée, dans le premier vers de la strophe suivante ». Les auteurs donnent les 
  strophes III-IV-V-VI de R1267 comme coblas capfinidas  (p. 390).
 
 [4] Pour une analyse du grand réseau de rapports qui existe entre la
 chanson R700 du Châtelain de Coucy et les chansons R1887, R363 et R767 (et R1970 et R2063) de Raoul, voir Dominique Billy, « Une canso 
  en quête d'auteur : Ja non agr' obs qe mei oill trichador  (PC 217, 4b) » dans 
  Atti del XXI Congresso internazionale di linguistica e 
 philologia romanza  [Palerme, 18-24 sept. 1995], a cura di G. Ruffino, VI (Tübingen, Niemeyer), p. 543-55, et notre 
 article « Stratégies d'emprunt dans l'œuvre de Raoul de Soissons », Tenso  vol. 16/1-2 
  (2001), p. 76-96. 
   
 
 
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