Amis Harchier
(R1970, L 258-2, MW 1079,5)

  1. Sources manuscrites

    K : Mesire Thierris de Soissons (291-2), I-V, notée ;
    N : Mesire Tierris de Soissons (60 ro - 61 ro), I-VI + envoi, notée ;
    V : anon. 86 ro - vo), I-V, notée.
  1. Éditions antérieures

    • Winkler, chanson 8, p. 52-54 (texte de K (I-V) et N (VI + envoi) ;
    • Auguis, p. 48-50 (texte de K) ;
    • La Borde, p. 220 (texte de K).
  1. Classement des manuscrits / attribution de la chanson

    Les trois manuscrits , proches les uns des autres, n'en constituent pas moins deux sous-groupes d'une même famille : KN et V. Alors que les textes de K et N coïncident presque constamment, ils s'opposent une douzaine de fois au texte de V. K et N s'accordent pour attribuer la chanson à Thierry de Soissons (cf. Le cas de Thierri de Soissons) et dans V, elle est placée parmi d'autres pièces attribuables à Raoul. La chanson est construite sur une technique savante d'enchaînement strophique (cf. 6. infra) qui se rencontre dans plusieurs chansons de Raoul, trait qui constitue une raison de plus pour lui accorder cette chanson.
  1. Établissement du texte

    Texte de N, notre ms. de base préféré. N ajoute à cette chanson un envoi incomplet que le ms. transmet comme si ces vers faisaient partie de la str. VI. Comme cet envoi reprend la deuxième rime constante et la dernière rime de la str. I, il a probablement été ajouté après coup.

    Au dernier vers de la str. VI, Winkler hésite entre envieus et enuieus mais choisit la première version, sans explication. Jeanroy, par contre, affirme que « le sens exige enuieus, non envieus ». Les deux mots peuvent pourtant se traduire par « haïssable» et si nous lisons envieus, c'est pour des raisons stylistiques (répétition de la syllabe vi dans la suite envieus et vilain).

  1. Interventions

    • v. 33 - Aneguie : Winkler a préféré la leçon de V (Hongrie) sans donner ses raisons. Il est vrai que la personne du roi de Hongrie est bien connue dans la littérature de l'époque : R. Colliot fait allusion à « environ une cinquantaine d'épopées où sont mentionnés le nom du pays ou celui du peuple » et affirme que « La Hongrie se trouve un des pays les plus fréquemment cités » [1]. Il ajoute que « L'or de Hongrie éblouit toute l'Europe, et fournit ... un point de comparaison extrême dans le style épique. » (p. 225). Laborde (Essai, p. 220), dans son édition de cette strophe d'après K, lit Avegnie, bien que l'écriture nous semble assez claire (image). Toujours est-il que les jambages dans Aneguie et Avegnie sont très proches. Laborde se demande d'ailleurs si Raoul fait allusion au « Roi de Cocagne », suggestion que nous rejetons. Le mot Aneguie n'est pas inconnu ; nous le retrouvons dans la Vie de Saint Louis de Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont (p. 282) : « ... [l]a soeur [du roi des Géorgiens], qui se nomme dans le titre d'une lettre, Russutana, humilis regina de Aneguia. » L'auteur se trompe, car il s'agit de Rousoudan Ire de Géorgie (c. 1195–1245), fille et non soeur de la reine Tamar Ire (1160-1213). Cette dernière, considérée comme la plus illustre des monarques géorgiens, agrandit son royaume jusqu'à la mer Caspienne. [1a] Bernhard Schmitz, dans son Encyclopädie des philologischen Studiums der neueren Sprachen (1860, p. 102-103), cite les sources suivantes :

      Papst Innocenz III. Schreibt wegen Hülfe für Jerusalem an den König von Armenien, sowie: Illustri Regi Avogniae, dass er gegen die Saracenen zu Felde ziehen möge. Epist. Lib. XIV, Ep. 68 (bei Baluze II, 536; Raynaldi z. Jahr 1211 n. 26). Es liest dabei Cod. Reg.: Avoguiae, Cod. Colbertin: Anoguiae, Cod. Vatican. Wie oben. Honorius III. Erhält Gesandtschaft mit Versprechen von Hülfe für Jerusalem, nämlich den David, Bischof von Ani, seitens der Königin von Avegnia. Sanctissimo Papae patri ac domino omnium Christianorum tenenti sedem B. Petri, Russutana humilis regina de Avegnia devota ancilla et filia sua ... , Epist. Lib. VIII, Ep. 432; Raynaldi z. Jahr 1224, n. 17. Cf Schmitz.

      Le nom figure également dans Li romanz d'Athis et Prophilias [1b] d'Alexandre de Paris et il tout à fait possible que Raoul ait connu ce texte. Au v. 14085 on lit : 
      Li roi die [sic] Parte et d'Avergie
      Vindrent o grant chevalerie.
      et l'éditeur fournit les variantes suivantes :
      ms A    de Perse et d'Anegie
      ms B    de Perse et d'Avveignie
      ms L    de Perce et d'Anegie
      ms P    de Perse et de Vergie
      ms St   de Parte et de Marchie
      ms V    de Parthe et de Vergie

      Le nom, on le voit, n'a pas été sans troubler les scribes (nos manuscrits donnent Aneguie / Enneguie / Hongrie). Sans nous arrêter sur les détails historiques, trop nombreux pour en discuter ici, nous croyons qu'il s'agit de la région aujourd'hui connue sous le nom d'Abkhazie, réunie avec la Géorgie  vers 978. Cette théorie est appuyée par Brosset, qui voit dans le mot et ses variantes « une transcription imparfaite du nom de l'Aphkhazeth » (Additions, p. 302). Pour le roi en question, on peut penser à Giorgi IV Lasha, frère de Rousoudan, mort en 1223. Tout compte fait, puisque les mots Aneguie et Avegnie sont bien attestés, nous suivons le principe de la lectio difficilior potior et retenons la leçon de K que nous corrigeons en Avegnie, mot qui correspond plus étroitement à Abasgia, nom que portait la région dans l'Antiquité (cf. Procope) ; c'est aussi la forme donnée par Flutre.
    • v. 39 - Deus chanpïon : vers ambigu. Selon la leçon de KN, Deus (CS) a la forme du sujet et champion (CRS) celle de l'objet direct. La phrase n'a pourtant guère de sens à moins que champion ne soit compris comme sujet et Deus comme complément de proi. Pour éviter la confusion, nous avons préféré la leçon de V (champions) et nous avons corrigé Deus en Deu.
  1. Versification et stylistique

    Six strophes isométriques décasyllabiques construites selon la technique de coblas redondas capcaudadas avec deux rimes constantes.
    Mélodie:  A B A B C D E F G  
     Schéma:  a b a b b c c d d (MW : 57)
      10 10 10 10 10 10' 10' 10 10 (MW : 3)
    Schéma des rimes :
      a -or -on -er -ez -iz
      b -ent -ent -ent -ent -ent
      c -ie -ie -ie -ie -ie
      d -on -er -ez -is -i
    Ainsi que nous l'avons noté ailleurs, il s'agit d'une formule complexe d'enchaînement strophique dont on ne trouve que de rares exemples dans l'œuvre des trouvères, mais qui se rencontre dans cinq des quatorze chansons que nous croyons pouvoir attribuer à Raoul (R363, R767, R1970, R2063) and dans une chanson possible. [2]

    Particularités stylistiques:

    • figures étymologiques au v. 1/9 : chanteür / chançon ; 51/54 : vilanie / vilains ;
    • césures lyriques au v. 14, 27, 28, 29, 30, 33, 36, 37 ;
    • abondance d'échos phoniques et sémantiques [3]. Constatons, par exemple, qu'au premier vers, le mot-clé amor apparaît sous forme paragrammatique (phonétique) : Amis Harchier, cil autre chanteür - jeu phonique valorisé par la répétition de la voyelle a ;
    • le mot amor (et amer, amez) se rencontre six fois à la césure (aux v. 4, 7, 10, 18, 23, et 41) et comme mot-rime aux vers 17 et 30; nous sommes prédisposée à inclure dans cette série les mots-rimes ami (v. 45) et amie (v. 56). Notons en outre qu'au v. 4, le mot amor, à la césure, reprend le son du mot-rime précédent (flor), écho phonique valorisant la mise en relief de ce mot-clé. Le même genre de phénomène se rencontre au v. 18, où amor fait l'écho du mot-rime amer ;
    • enchaînement thématique : les deux premières str. se déroulent autour du thème « chanter », les deux str. suivantes traitent de la richesse, et dans les deux dernières, on retrouve le thème « mortalité » (mortelment, mortel), renforcé par le jeu de mots sur « les Moreteles » (voir 9. infra) ;
    • construction chiasmatique aux v. 26/27 : dolor > deliz / richece < pouvretez.
  1. Langue

    Dans son ensemble, N présente un texte francien, marqué par quelques picardismes (p.e. ensaignement, aus).
  1. Destinataire

    • Harchier (amis): personnage inconnu qui figure également dans la chanson R1204: Chançon, va t'en a Archier qui vielle. Selon Winkler, on pourrait penser au trouvère Gautier de Dargies, tandis que Petersen Dyggve fait allusion à un certain Raimon Arguier, personnage également inconnu qui est le destinataire du jeu-parti anonyme R1752 Qui que de chanter recroie : Raymont Argier (v. 46). Autre possibilités : Harchier est la personne qui accompagne Raoul, jouant de la vielle à archet (à ce sens se mêlerait l'image de Cupidon, tirant des flèches de son arc), ou Harchier / Archier est le prénom d'un personnage inconnu. C'est cette dernière possibilité qui nous semble le plus probable, puisque les trouvères s'appelaient souvent par leurs prénoms.
    • Les Moreteles d'Arraz, Mahaut et Marot : comme le signale Guesnon (p. 261), « il s'agit d'un nom de famille dont plusieurs membres figurent sur le registre de la confrérie des jongleurs et bourgeois d'Arras ». L'hypothèse de Winkler, qui proposait un double diminutif de « maure » (TL : moré) nous semble moins probable, vu l'existence attestée d'une famille portant ce nom. Pour notre traduction, nous avons adopté la forme « Mortelle » qui figure dans une chanson artésienne de 1258 éditée par Jeanroy et Guy : Certes c'est laide cose [4]. Dans la version transmise par le ms. O, considérée « authentique » par les éditeurs, on lit au v. 64 : Si comme fist la Mortelle.
  1. Contrafacta

    La chanson anonyme Par Deu, Rolant (R707 - unicum de I, sans mélodie), bien qu'en coblas unissonans, présente un schéma métrique / rimique semblable à R1970, tout en reprenant les rimes constantes de cette chanson. A côté des ressemblances au niveau métrique, rimique et stylistique, la présence dans R707 du motif du champ de bataille (str. V de R1970: champion, baston, assaut, cous, champ <> str. IV de R770: champion, bataille, boxerie) semble confirmer que nous sommes en présence d'un contrafactum, bien que les rimes b féminines et les rimes c masculines de R707 soient l'inverse de celles de R1970.

    Le même schéma se rencontre dans une deuxième pièce, la chanson religieuse A tuich cil vol qu'amon preç far saber transmise par le ms. Extravag. 268 de Wolfenbüttel [5] (fol. 47 vo - 48 vo). Composée en coblas unissonans, elle reprend toutes les rimes de la str. I de R1970, à l'exception de la rime constante en -ie, qu'elle remplace par -os. Selon l'auteur (inconnu), le ms. fut composé en 1254, peu après la date de composition de la chanson de Raoul.

    Il n'est pas impossible que la chanson anonyme R486 Flors de biauteit soit, elle aussi, un contrafactum de R1970. Alors que  la structure en coblas redondas capcaudadas n'est pas reprise et la rime a est féminine, elle reprend la structure métrique de R1970 ainsi que les rimes en -ie et -ent, et  la str. I présente 4 des mots-rimes de la chanson de Raoul. Unicum de I, elle est transmise sans mélodie.



[1] R. Colliot, Adenet le Roi. « Berte aus grans piés » (Paris, Éditions Picard, 1970), p. 222-223.

[1a] Voir Marie-Félicité Brosset, Histoire de la Géorgie depuis l'antiquité jusqu'au XIXe siècle (Impr. de l'Académie impériale des sciences, 1858) et Additions et éclaircissements à l'Histoire de la Géorgie depuis l'antiquité jusqu'en 1469 de J.-C.(Impr. de l'Académie impériale des sciences, 1851).

[1b] Alfons Hilka, Li romanz d'Athis et Prophilias (l'estoire d'Athenes) vol. II (Dresden, Gesellschaft für Romanische Literatur, 1916), p. 185.

[2] Pour une analyse du grand réseau de rapports qui existe entre la chanson R700 du Châtelain de Coucy et les chansons R1887, R363 et R767 (et R1970 et R2063) de Raoul, voir Dominique Billy, « Une canso en quête d'auteur : Ja non agr' obs qe mei oill trichador (PC 217, 4b) », Atti del XXI Congresso internazionale di linguistica e philologia romanza [Palerme, 18-24 sept. 1995], a cura di G. Ruffino, VI,  Tübingen, Niemeyer, p. 543-555, et notre article « Stratégies d'emprunt dans l'œuvre de Raoul de Soissons », Tenso, vol. 16/1-2 (2001), p. 76-96.

[3] Cf. Paul Zumthor, « Des paragrammes chez les troubadours », Langue, texte, énigme (Paris, Éd. du Seuil, 1975), p. 55-67. Voir aussi Ineke Hardy, Electronic Analysis of Medieval Texts: The Case of Raoul de Soissons.

[4] Alfred Jeanroy et Henri Guy, Chansons et dits Artésiens du XIIIe siècle (Bordeaux, Feret & Fils, 1898), p. IV.

[5] Voir à ce sujet E. Levy, « Poésies religieuse du manuscrit de Wolfenbuettel », Revue des langues romanes XXXI  (1887), pp. 173-288 et 420-435.