Le cas de Thierri de Soissons

Que penser des attributions dans les mss K, N et Me à un certain Thierri de Soissons pour certaines chansons dont  l'attribution à Raoul est attestée par trois familles (C, MT et PX). En effet, l'attribution à Thierri de N et de Me  est manifestement fausse dans le cas de R2063 : la chanson, adressée à Thibaut de Navarre, est une réponse à la chanson R1811 envoyée par ce dernier à Raoul (Raoul, cil qui sert et prie). Les attributions à Thierri sont donc fort douteuses.

Mais d'où vient ce nom? Aux yeux de Winkler, et avant lui, de Paulin Paris (Histoire littéraire de la France), Thierri et Raoul sont la même personne :

Il est vrai qu'un de nos manuscrits [K] confond les deux noms, ou partage entre Raoul et Thierri les treize chansons que toutes les autres leçons s'accordent à donner au seul Raoul. Mais nous ne voyons alors aucun chevalier de la maison de Nesle porter ce nom de Thierri, et le témoignage des meilleurs textes, les envois de plusieurs chansons du roi de Navarre, auxquels répondait « monseigneur Raoul de Soissons », tout se réunit pour démontrer l'erreur du manuscrit. (700)

Il s'agit d'une opinion qu'on retrouve dès 1584, date de la publication des ouvrages de François La Croix du Maine et Antoine Du Verdier :

Thierry de Soissons, & selon d'autres Raoul de Soissons, comte dudit lieu en Picardie, Poëte François, vivant en l'an de salut 1250. ... Ce Thierry ne peut être autre que Raoul, Comte de Soissons. (vol. II)

Claude Fauchet, quant à lui, voyait en Thierri de Soissons « celuy qui accompaigna S. Louis au voyage d'outre mer & duquel parle le seigneur de Joinville en son histoire » (Recueil, 132). Allusion fort mystérieuse, car on a beau chercher ce nom dans l'ouvrage de Joinville. On peut se demander si Fauchet pensait au « Comte de Soissons » (Jean, frère de Raoul) que Joinville mentionne à plusieurs reprises.

Seul Lubinski exprime des doutes, soulignant que les prénoms « paläographisch nicht zu verwechseln sind » (ne peuvent pas être confondus au niveau paléographique). À juste titre, car un scribe qui lit « Raoul » n'écrira guère «Thierri » par erreur. À l'avis de Lubinski, le seul moyen d'expliquer les attributions à Thierri est d'admettre qu'un personnage portant ce nom a réellement existé. Prenant comme point de départ la chanson R1204 Se j'ai esté  lonc tens en Romanie, Lubinski soutient (avec Winkler) que, vu l'allusion à la Romanie (l'empire byzantin), la chanson n'est pas attribuable à Raoul car d'après ce qu'on sait, Raoul n'a jamais séjourné à Constantinople. Par ailleurs, la chanson étant adressée à Archier qui vielle et à Raoul de Soissons, il est évidemment fort improbable que Raoul ait envoyée sa chanson à lui-même, mais on peut noter que les envois étaient souvent ajoutés après coup. Citant la présence d'un personnage nommé « Archier » dans les chansons R1970 et R1204, l'allusion à « Paris et Tristan » dans R2106 et R1204 et d'autres similarités, Lubinski conclut qu'on doit admettre la possibilité qu'un trouvère nommé Thierri ait composé les chansons R1970, R2106 et R1204 (toutes attribuées à Thierri par N et Me ; K accorde R1970  à Thierri et transmet R2106 anonyme, R1204 manque (voir le tableau dans la section « Distribution des chansons »). Lubinski émet l'hypothèse selon laquelle le Raoul de Soissons mentionné dans l'envoi de R1204 serait le vieux comte Raoul de Soissons, père de notre trouvère, et qu'un Thierri aurait participé à la croisade de 1202 (ce qui placerait sa naissance avant 1185). Le nom « de Soissons » pourrait dénoter une personne née à Soissons.

A ce scénario s'oppose l'existence d'un jeu-parti (inédit) composé par deux inconnus qui se nomment Raoul et Thierri (R1296 : Biaul Tierit, je vos veul proier (cf. la transcription du ms. C). Alors que cette chanson, transmise anonyme par les mss C et I, ne contient aucune indication historique qui permettrait de la dater (les juges à qui « Raoul » fait appel sont des dames plainnes de mercit), la pièce fournit tout au moins la preuve de l'existence d'un Thierri et d'un Raoul vivant à la même époque. Il est intéressant de noter la ressemblance de cette chanson octosyllabique isométrique de onze vers avec le jeu-parti R1393 de Raoul et Thibaut de Navarre, et le fait que toutes les rimes de R1296 se retrouvent dans R1393. Tout compte fait, rien ne nous empêche de voir en notre trouvère un des partenaires de ce jeu-parti.

La théorie de l'existence d'un trouvère nommé Thierri vivant à la même époque que Raoul nous semble donc défendable. Il est même possible, à la rigueur, que ce soit le jeu-parti R1296 qui a semé tant de confusion : un scribe ayant lu « Raoul de Soissons » et « Thierri ... » aurait pu confondre les deux noms de famille. L'erreur se serait ensuite répandue jusqu'au modèle de N et Me. Il y a bien sûr d'autres possibilités, mais devant l'absence de sources écrites, on ne peut que spéculer. Quant au ms. K, Suchier signale à juste titre que vu les variantes, l'hypothèse de Winkler selon laquelle le scribe de K aurait copié un groupe de chansons directement de N (ou Me) n'est guère défendable. Les chansons de Raoul dans K étant rangées en deux groupes (chansons attribuées à Raoul et chansons attribuées à Thierri), il semble évident que le scribe de K a puisé dans deux sources et qu'il a copié le groupe attribué à Thierri du modèle de N et de Me ou d'un de ses ancêtres.

En somme, les attributions à un Thierri de Soissons nous semblent fort douteuses et sont sans doute le produit d'une erreur scribale.