Destrece de trop amer
(R767, L 258-5, MW 1079,51)

  1. Sources manuscrites

    K : Thierris de Soissons (294-5), notée, I-V ;
    N : Tierris de Soissons (62 vo - 63 ro), notée, I-VI ;
    V : anon. (50 vo - 51 ro), notée, I-IV, VI ;
  1. Éditions antérieures

    Winkler, chanson 3, p. 38-40: texte de K, et N pour la str. VI.
  1. Classement des manuscrits / attribution de la chanson

    Les trois mss appartiennent au même groupe et les variantes qui les séparent sont plutôt négligeables, à l'exception de la str. VI qui se présente sous une forme métrique irrégulière comme nous le verrons plus loin. K et N s'accordent pour attribuer la chanson à Thierri de Soissons (voir Le cas de Thierri de Soissons) et dans V, elle est placée parmi d'autres pièces attribuables à Raoul. La chanson est construite sur une technique savante d'enchaînement strophique (cf. 6. infra) qui se rencontre dans plusieurs chansons de Raoul, et cela constitue une raison de plus pour lui accorder cette chanson.
  1. Établissement du texte

    Texte de N, le seul ms. à donner six strophes, mais il convient de signaler qu'il présente des difficultés sur le plan métrique dans la dernière strophe. Si l'on peut encore assez aisément corriger les vers hypermétriques, on ne saurait en revanche rajuster le schéma des rimes. On notera cependant que l'hétérostrophie, bien qu'assez rare, n'est pas inconnue dans l'œuvre des trouvères et au. v. 53 V, qui donne souvent des leçons qui lui sont propres, coïncide avec N. Tout compte fait, nous donnons la str. telle que transmise par le ms.  Pour une discussion détaillée de cette strophe, voir 9. infra. Par ailleurs, les v. 43/44 sont corrompus dans les deux manuscrits qui les transmettent. 
  1. Interventions

    • v. 2 - desirrer : la rime exige la leçon de KV ;
    • v. 13 - d'acorerer : vers hypermétrique et leçon qui ne donne pas un sens satisfaisant mais paraît remonter à la source commune de KNV ; nous avons substitué m'acorer (tout en corrigeant la répétition erronée de la syllabe re) ; 
    • v. 18 - voier : la rime exige la leçon de V ;
    • v. 38 - pent : étourderie : la leçon de K s'impose ;
    • v. 43 - la cendre chaude : vers hypermétrique, renversement des deux derniers mots, correction d'après K ;
    • v. 44 - Me de l'ardor ne s’estaint : nous avons corrigé me (étourderie sans doute) et ardor (le sens exige un verbe) d'après K et restitué le pronom réflexif qui manque (se feindre) ;
    • v. 47 - princes : vers hypermétrique, correction d'après V ;
    • v. 48 - conme : vers hypermétrique, corrigé d'après V.

  1. Versification et stylistique

    Six strophes hétérométriques, avec des vers décasyllabiques, heptasyllabiques et hexasyllabiques construites selon la technique de coblas redondas capcaudadas avec une seule rime constante.
    Mélodie:  A B A B C D E F G  
     Schéma:  a b a b b c c d d (MW : 57)
      7 7 7 7 7 6' 10' 7 7 (MW : 2)
    la str. VI : 7a 7b 7b 7a 7a 6'c 10c' 10b 10b     --
    Schéma des rimes :
      a -er -ir -oir -ent -is -aint
      b -ier -er -ir -oir -ent -is
      c -endre -endre -endre -endre -endre -endre
      d -ir -oir -ent -is -aint -is
    Ainsi que nous l'avons noté ailleurs, il s'agit d'une formule complexe d'enchaînement strophique dont on ne trouve que de rares exemples dans l'œuvre des trouvères [1], mais qui se rencontre dans quatre des douze chansons que nous croyons pouvoir attribuer à Raoul (R363, R767, R1970, R2063) and dans une chanson possible (R1887).

    Particularités stylistiques:
    • figures étymologiques aux v. 40/42 esprent / esprendre ;
    • enjambement à la rime au v. 8/9: ... enrichir / de joie ou ... ;
    • césure enjambante au v. 34, où la pause syntaxique entre le complément d'objet direct et le complément d'objet indirect est en rupture avec la césure lyrique après la 4e syllabe: Et cuers et cors | et ame vous vueil rendre ;
    • la structure textuelle : I. Destrece et rage me font … / II. Amors me fait … / III. La dame me fait … / IV. Je vueil … / V. Je pens … / VI. A Challon ... Ainsi, la chanson s’ouvre sur une orientation vers des forces extérieures agissant sur le personnage du poète (extérieur > intérieur), s’intensifie sur des aspects reliés au je du poète (intérieur) puis s’achève sur des considérations dirigées vers l’extérieur (intérieur > extérieur) aboutissant à une structure nettement circulaire. Ceci à l’encontre de la nature linéaire du schéma capcaudada mais comparable à la structure rimique de la dernière strophe, qui se présente ainsi comme un microcosme de l’ensemble.
  1. Langue

    Dans son ensemble, N présente un texte francien. Nous relevons pourtant quelques traces de picard :
    • traitement du e fermé suivi d'une nasale. Ainsi, e + i + nasale donne ai : feint > faint, esteint > estaint (Gossen, p. 68) ;
    • a tonique devient e : larmes > lermes (ibid., p. 47).
  1. Destinataire

    Challon renvoie à Charles d'Anjou (cf. les chansons R767 et R929), lui-même auteur de deux chansons (R423 et R540). Frère de Louis, Charles, comte d'Anjou et du Maine depuis 1246, roi de Naples depuis 1265, il naquit en mars 1226 et mourut à Foggia le 7 janvier 1285 à l'âge de 59 ans. Il protégeait plusieurs trouvères, parmi lesquels Rutebeuf et Adam de la Halle. Il figure dans bon nombre de chansons et de jeux-partis composés par Perrin d'Angicourt, Gillebert de Berneville, le comte de Bretagne, Jehan Bretel, Lambert Ferri et Audefroi le Bastart. [1a] Raoul a dû se battre à ses côtés au cours de la croisade de 1249.
  1. Contrafacta

    Comme la chanson R1243 de Perrin d'Angicourt et celle de Raoul présentent la même forme métrique et le même enchaînement strophique, structure qui est particulière à ces deux chansons, tout porte à croire qu'un rapport d'emprunt relie ces deux chansons (bien que les mélodies ne soient pas identiques). A l'évidence, les deux trouvères ont composé leurs oeuvres à peu près à la même époque et la question se pose de savoir qui est l'imitateur : Raoul ou Perrin? D. Billy penche pour Perrin [2], à juste titre nous semble-t-il, d'autant plus que la technique capcaudada qui se rencontre dans une bonne partie de l'œuvre de Raoul est quasiment absente de l'œuvre de Perrin : seule sa chanson R591 utilise cette technique, sous une forme fort simplifiée, avec 4 rimes constantes et des rimes a et b qui changent de place tour à tour au long de la chanson. Ajoutons que selon Steffens, l'authenticité de R591 est douteuse : cette chanson n'est attribuée à Perrin que par un seul ms. (a). [3]

  1. La strophe VI
    Comme nous l'avons signalé sous 4 supra, cette strophe n'est pas sans poser des problèmes. Non seulement le schéma de rimes utilisé s'écarte-t-il de celui qui régit les autres strophes (abbaaccbb au lieu de ababbccdd) mais en plus, la strophe introduit un nouveau schéma métrique (777776'10'1010 au lieu de 777776'10'77). Le vers 47 est hypermétrique (mais facile à corriger) et le v. 53 est un décasyllabe alors qu'on attendrait un heptasyllabe. Il semble que cela soit aussi le cas du v. 54 (que le recours à V permet de corriger), mais on notera que la fin du vers paraît avoir été « corrigée » par le rubricateur, à qui l'on doit les attributions marginales des chansons de N; il aura gratté un mot (amis ?) pour y substituer los de ses amis (image). La place lui ayant manqué, il a même dû aller à la ligne pour transcrire le mot amis, qu'il a fait précéder d'un signe de paragraphe. Si l'on peut encore assez aisément corriger le v. 53, en supprimant la cheville par s'amor (V donne une leçon un peu différente: Si conquerra s'amor en paradiz, qui n'améliore en rien la leçon de N), on ne saurait en revanche rajuster le schéma des rimes.

    À la lumière d'un article publié par Dominique Billy (Une canso), nous nous sommes posé la question de savoir si la forme irrégulière de cette chanson pouvait représenter un effet voulu. Nous présentons ici quelques arguments en faveur de cette hypothèse sans pour autant nous prononcer sur sa validité :

    • la strophe est donnée par deux mss. Son absence dans K ne devrait avoir rien pour nous surprendre : à une seule exception près, le ms. K ne donne jamais plus de 5 strophes pour les 10 chansons de Raoul qu'il transmet ;
    • le système capcaudé qui régit les autres strophes a été maintenu, à l'exception des rimes des deux derniers vers ;
    • dans sa chanson R1154, Raoul s'adresse également à Charles : E ! coens d'Anjo. L'on peut encore noter que les deux personnages se sont certainement connus : Raoul s'est sans doute battu aux côtés de Charles lors de la croisade de 1249 ;
    • les vers ne se réarrangent pas de façon à les faire correspondre au schéma rimique des autres strophes sans que l'ensemble devienne incompréhensible ; l'idée selon laquelle la strophe aurait été mal copiée à un moment donné dans la chaîne de transmission ne nous paraît donc guère défendable ;
    • le schéma rimique de la strophe correspond à peu près à celui utilisé par le troubadour Guilhem Figueira (abbaaccdd) dans PC217,4b, chanson dont Raoul a pu se servir comme modèle pour R767 [4]. A cela s'ajoute la constatation que le schéma métrique des deux derniers vers de notre strophe est identique à celui employé par Guilhem; à la rigueur, on pourrait voir dans ces similarités une sorte de renvoi sous-jacent de la part de Raoul à la chanson de Guilhem qui l'a inspiré, ainsi qu'à la chanson R700 du Chastelain de Coucy.

    Nous renvoyons ici à l'analyse de Billy du grand réseau de rapports qui peut exister d'une part entre la chanson R700 du Chastelain de Coucy, ses contrafacta (R699, R332) et ce qu'il nomme ses imitations (R1887, R363, R767 de Raoul et R1243 de Perrin d'Angicourt), d'autre part entre la canso Ja non agr' obs que mei oill trichador (PC217,4b) de Guilhem Figueira, R700 et R767 [5]. Sans nous attarder sur les détails des arguments de Billy, il nous semble bien possible que la chanson R767 de Raoul ait été composée d'après une formule strophique empruntée à Guilhem et un schéma de rimes (ainsi que bon nombre de rimes, de mots-rimes et de traits stylistiques) emprunté au Chastelain, avec un nouveau schéma métrique et sur un air nouveau. Cela fait de la chanson de Raoul un pastiche d'éléments poétiques, ensemble qui pourtant réussit à s'imposer en tant qu'unité homogène et harmonieuse, même si les différences sur le plan métrique nous empêchent d'y voir un contrafactum de R700 ou de PC217,4b. [6]

    Pour ce qui est de notre strophe, Billy émet l'hypothèse selon laquelle les altérations du schéma rimique (qui se termine sur deux vers décasyllabiques comme les chansons de Guilhem et du Chastelain) seraient imputables non pas à Raoul mais plutôt « à un copiste ou à un interprète quelconque » qui aurait reconnu les traces de la chanson de Guilhem. [7] A cette idée s'oppose l'impossibilité de déplacer les vers sans que l'ensemble devienne incompréhensible, comme nous l'avons signalé plus haut. Ainsi, l'on est porté à se demander si la structure de la strophe selon NV peut être due à Raoul lui-même, qui aurait pu choisir cette méthode bien subtile pour valoriser les modèles qui l'ont inspiré.

    Le problème auquel se heurte notre hypothèse porte d'une part sur le traitement mélodique (comment chanter un vers de 10 syllabes sur une phrase mélodique composée pour 7 syllabes ?) et d'autre part, sur la convention de l'isostrophie qui était de rigueur dans la lyrique courtoise. Quant à celle-ci, l'on peut remarquer que le nombre de chansons hétérostrophiques (présentant des schémas de rimes différents) relevées par MW s'élève à 91 (fiche 71) tandis que les chansons anisosyllabiques (présentant des vers plus longs ou plus courts qu'on ne l'aurait attendu) relevées sont au nombre de 66 (fiche 73) ; le nombre enfin de chansons à la fois hétérostrophiques et anisosyllabiques s'élève à 16. [8] Faut-il supposer qu'il s'agit de loci desperati dans tous les cas ? A titre d'exemple, nous renvoyons à la chanson R1613 (anonyme) transmise par KNX avec le schéma suivant : str. I+II: ababccdd / 888881010, str. III+IV : 10 ababbbcc, str. V : 10 ababaaab. Il s'agit, bien sûr, d'une alternance métrique régulière (deux par deux strophes), mais l'ensemble est chanté sur la mélodie donnée pour la première strophe.

    Quant au traitement mélodique, Billy propose divers procédés : duplication ou suppression d'une note, division d'une ligature, réunion de deux notes sur une ligature, inclusion d'une note dans une ligature ou jonction de deux ligatures [9]. Ainsi, la mélodie peut être allongée sur le même motif mélodique auquel s'ajoutent des ornements, ce qui permet des vers plus longs (comme par exemple dans la tradition de l'Ave maris stella, où les contrafacta proposés sont tous beaucoup plus long que le modèle grégorien). [10] Autre question : la strophe finale, en tant qu'envoi, était-elle toujours chantée? Phan suggère que non. [11]

    En définitive, la question d'hétérostrophie, peu étudiée, reste toujours sans réponse concluante, ce qui pour autant ne devrait pas nous laisser le champ libre pour reprocher aux scribes toute irrégularité métrique. Apocryphe ou non, la strophe que nous venons d'étudier, vue surtout sous l'optique du réseau des rapports qui semblent lier la chanson de Raoul à celle de Guilhem Figueira et à celle du Chastelain, n’est pas sans soulever un certain nombre de questions et de doutes.



[1] Dragonetti, p. 457. MW citent 19 chansons composées en coblas redondas capcaudadas (fiches 46/48) dont 5 de Raoul, 3 du Chastelain de Couci, 2 de Thibaut de Champagne, 1 de Conon de Bétune, 1 de Colin Muset, 1 de Perrin d'Angicourt (contrafactum d'une chanson de Raoul), 1 de Guillaume le Vinier, 1 de Colart le Boutellier et 4 anonymes. Voir aussi D. Billy, L'architecture lyrique médiévale (Montpellier, Section française de l'AIEO, 1989), p. 107-8.

[1a] Cf. Dragonetti p. 662-3 et Holger Petersen Dyggve, « Onomastique des trouvères » dans Annales Academiae Scientiarum Fennicae série B. vol. XXX (Helsinki: Suomalainen Tiedeakatemia, 1934), p. 36.

[2] D. Billy, « Une canso en quête d'auteur: Ja non agr' obs que mei oill trichador (PC217,4b) », Atti del XXI Congresso Internazionale di Linguistica e Filologia Romanza Vol. VI (Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998), p. 547.

[3] L'on peut noter en passant qu'à en croire M. Steffens, la chanson de Perrin est nicht weniger geschätzig als flach (aussi verbeuse que superficielle) ; quant aux str. 3-4, elles lui semblent recht herzlich banal (terriblement banales).

[4] Billy, L'architecture, p. 108-9.

[5] Billy, Une canso, p. 545-6.

[6] Cf. I. Hardy, « Stratégies d'emprunt dans l'oeuvre de Raoul de Soissons », Tenso (Bulletin of the Société Guilhem IX) No.16 (2001), p. 87.

[7] Billy, Une canso, p. 552.

[8] Sur l'anisosyllabisme cf. Billy, L'architecture, p. 48-9. Voir aussi l'article de John Marshall « Textual transmission and complex musico-metrical form in the old French lyric », Textual Studies in Memory of T.B. Reid (London, Anglo-Norman Text Society, 1984), p. 119-148.

[9] Billy, L'architecture, p. 48. Voir à ce titre Frank Chambers, « Some deviations from Rhyme Patterns in Troubadour Verse », Modern Philology 80 (1983), p. 343-55.

[10] Cf. Friedrich Gennrich, Die Kontrafaktur im Liedschaffen des Mittelalters (Langen bei Frankfurt, 1955), p. 140-146.

[11] Chantal Phan, « La tornada et l'envoi : fonctions structurelles et poïétiques », Cahiers de civilisation médiévale XXXIV (1991) No. 1, p. 57-61.