Se j'ai esté lonc tens en Romanie
(R1204, L 258-7, MW 1310,2)

  1. Sources manuscrites

    B : anonyme (293-294), I-VI, portées vides (attribution à Raoul d'une main postérieure - image du manuscrit)
    N : Messire T de Soissons (63 vo - 64 vo), I-V, notée ;
    V : anonyme (59 vo - 60 ro), I-III, notée (attribution à Raoul de Soissons d'une main postérieure) ;
    Me : Messire Thierry de Soissons, ± 64 ro (v. 1/2 d'après Fauchet [1]).
  1. Éditions antérieures

    • Winkler, chanson 5, p. 75-77 (texte de N, envoi de B) ;
    • Estienne Pasquier, p. 41 (transcription de B) [2] ;
    • Levesque de la Ravalliere, p. 144-146 (version d'Estienne Pasquier) ;
    • Prosper Tarbé, p. 63 (texte de B) ;
    • Rosenberg, p. 391-393 (texte de N, envoi de B en appendice) ;
    • Baumgartner & Ferrand, p. 122-124 (texte de N).
  1. Classement des manuscrits / attribution de la chanson

    Le ms B est apparenté à la famille KNMePXV, mais alors que les rédactions de B et N coïncident presque constamment, les divergences entre BN et V sont assez nombreuses. Dans V, la chanson est placée entre deux pièces anonymes ; dans B elle est la dernière, précédée d'une autre chanson de Raoul (R363) et d'une chanson anonyme. N et Me s'accordent pour attribuer la chanson à Thierry de Soissons qui, croyons-nous, n'est autre que Raoul (voir Le cas de Thierri de Soissons).

    Winkler (p. 25) a rejeté l'attribution à Raoul pour deux raisons : la mention de Romanie et l'envoi à Raoul de Soissons. Quant à ce dernier, on notera que les 3 vers donnés par B ne forment pas un envoi proprement dit : on s'attendrait à 4 vers selon le schéma de rimes -ee -ee -ele -ele. Suchier croyait qu'il s'agit d'une strophe tronquée puisque le dernier feuillet du ms. se termine là, mais Rosenberg (p. 394) a fait remarquer à juste titre que, la page n'ayant pas été remplie (image), le scribe a effectivement dû penser que la strophe se terminait là. Il n'est pourtant pas impossible que la strophe ait réellement existé, faisant partie de la troisième paire de coblas doblas (on notera aussi la reprise de l'image du tranchant fer du v. 25), ce qui rend l'attribution à Raoul discutable. En revanche, le « Raoul de Soissons » qui figure dans cette strophe pourrait être le neveu de Raoul, fils cadet de son frère Jean, lui aussi nommé Raoul. Le nom Romanie prête à une certaine confusion : on l'utilise souvent pour désigner l'empire byzantin (terme d'ailleurs créé par Hieronymus Wolf au XVIIe siècle) où habitaient les Roum, i.e. les grecs. Après le sac de Constantinople en 1204, les croisés, ayant établi l'Empire latin de Constantinople, partirent conquérir Antioche et Jérusalem, et l'empire byzantin fut divisé. Le terme Romanie désignait effectivement l'Empire romain d'Orient et on peut se demander s'il faut comprendre le mot dans le sens du monde chrétien d'orient, y inclus la Terre Sainte. On notera cependant que l'auteur fait une nette distinction entre la Romanie et la Terre Sainte (Outre-mer) : il fait allusion à un long séjour en Romanie et à un « pelerinage » en Terre Sainte, mais sans préciser dans quelle capacité (selon le TL, pelerinage peut dénoter pèlerinage ou croisade). On peut penser à la croisade de 1202-1204 (sac de Constantinople) et à celle de 1217-1221 (prise de Damiette), dans l'idée que l'auteur ait pu prendre part à ces deux expéditions. Dans ce cas-là, le destinataire de la chanson aurait été Raoul, comte de Soissons, père de notre trouvère. En revanche, l'envoi à Archier nous rappelle la chanson Amis Harchier (R1970) de Raoul fils, et les références à Surie, à un pèlerinage outre mer et à une grant maladie [3] correspondent à des événements qui ont réellement eu lieu dans la vie de Raoul. Nous en retrouvons des traces dans la chanson R1154 :

    R1204

    Se j’ai esté lonc tens en Rommanie
    Et outre mer fait mon pelerinage,
    Souffert i ai maint doulereus damage
    Et enduré mainte grant maladie ;
    Mes or ai pis c’onques n’oi en Surie,
    Car bone amor m’a doné tel malage
    Dont nule foiz la dolour n’asouage,
    Ainz croist adés et double et monteplie,
    Si que la face en ai tainte et palie.

    R1154

    Bien m'ait Amors esproveit en Sulie
    Et en Egypte, ou je fui meneis pris,
    C'adés i fui en poour de ma vie
    Et chascun jour cuidai bien estre ocis ;
    N'onkes por ceu mes cuers n'en fut partis,
    Ne decevreis de ma douce anemie,
    Ne en France, per ma grant maladie,
    Ke je cuidai de ma goute morir,
    Ne se pooit mes cuers de li partir.
    Aux yeux de Marie-Noëlle Toury, les jalons dans les deux strophes se rapportent « très exactement » aux deux premières expéditions de Raoul.[4]

    Les arguments, on le voit, sont contradictoires. L'attribution est certes loin d'être certaine, mais on aurait tort de rejeter carrément le témoignage non contredit de deux manuscrits. Ainsi, nous classons la pièce sous la rubrique des chansons dont l'attribution à Raoul est possible.

  1. Établissement du texte

    Le ms. V ne donne que 3 strophes et un texte peu soigné. Nous avons opté pour la leçon de N, manuscrit que nous préférons.

    Winkler, Rosenberg, et Baumgartner & Ferrand ont corrigé sont au v. 26 en est, mais il n'est pas impossible que ce verbe se rapporte à deux sujets, soit le regart et le fer de lance. Ainsi, nous ne sommes pas intervenue. Au v. 29, les mêmes éditeurs ont corrigé revoieir en reveoir, mais la forme est attestée pour voieir (cf. la Base de graphies verbales). Le v. 35 est sans doute corrompu : « le beau lit » a peu de sens dans le contexte et la leçon de B li biaus vis ou la vi n'est pas plus satisfaisante, surtout étant donné que le poète chante les louanges du visage de la dame au premier vers de la strophe suivante : sa face, qui tant est douce et bele. Faute de mieux, nous avons corrigé en dis (jour).

  1. Interventions

    • v. 35 - liz : correction en dis (voir ci-haut) ;
    • v. 40 - mellee : la rime exige une terminaison en -ele ; correction en isnele (leçon de B) ;
    • v. 42 - vers hypermétrique : leçon de B.
  1. Versification et stylistique

    Cinq strophes isométriques décasyllabiques de 9 vers en coblas doblas.
    Mélodie :  A B C C D E F G H (Rosenberg signale une deuxième mélodie dans V)
     Schéma:  a b b a a b b a a (MW : 4)
      10' 10' 10' 10' 10' 10' 10' 10' 10' (MW : 1)

    Particularités stylistiques:

    • rimes paronymes : v. 11/16 sage / visage, v. 12/15 rage / corage ;
    • rimes brisées dans la str. IV : sentir / revoieir / desir, Paris / dis ;
    • césure lyrique : v. 37.
  1. Mélodie

    La chanson de Raoul a été enregistrée par l'ensemble Venance Fortunat sur le disque « Trouvères à la cour de Champagne » ; Anne-Marie Deschamps, directrice de l'ensemble, nous a généreusement accordé sa permission de la publier  (texte / mélodie d'après V).
  1. Destinataire

    Archier qui vielle : personnage inconnu qui figure également dans la chanson R1970 : Amis Harchier (v. 1). Il n'est pas impossible qu'il s'agisse de la personne qui accompagnait Raoul, jouant de la vielle à archet.


[1] Fauchet cite le fragment comme faisant partie de la « IX. chanson [de Thierry de Soissons] » (p. 133).

[2] Les oeuvres dEstienne Pasquier, II (Amsterdam, aux depens de la compagnie des Libraires associez, 1723). Pasquier cite plusieurs chansons provenant d'un « Livre [qui] tomba en mes mains », parmi lesquelles un certain nombre de pièces tirées du ms. B et d'autres du ms. L, ce qui semble confirmer l'affirmation de Winkler (29) que B et L autrefois faisaient partie d'un seul codex. Pasquier attribue toutes les chansons à Thibaut de Champagne.

[3] La maladie de Raoul est attestée par Joinville, Vie de saint Louis, J. Monfrin éd. (Paris, Dunod, 1995), p. 232 : Mon seigneur Raoul de Soissons, qui estoit demeuré en Acre malades, fu avec le roy fermer Cesaire.

[4] Marie-Noëlle Toury, « Raoul de Soissons : Hier la croisade », Les Champenois de la croisade,  Y. Bellenger et D. Quéruel éds (Paris, Aux Amateurs de livres, 1989), p. 97-107 [101].