I. Chanter
m'estuet
(R211, L 258-4, MW 901,21)
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Sources manuscrites
N : T. de Soissons (62 ro - vo),
notée, I-V ;
Me : Messire Thierry de Soissons, ± 64 ro,
I-VI (d'après Fauchet [1])
;
V : anon. (87 ro - vo), notée, I-V.
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Éditions antérieures
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Winkler, chanson 1, p. 33-34 : texte de N.
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Classement des manuscrits / attribution de la chanson
Les deux mss appartiennent à la même famille et les variantes qui les séparent sont
plutôt négligeables. N et
Me s'accordent pour attribuer la chanson à un certain Thierry
de Soissons qui, croyons-nous, n'est autre que Raoul (voir
Le cas de Thierri de Soissons). Dans
V, la chanson est placée parmi d'autres chansons attribuables à Raoul.
En somme, rien ne contredit l'attribution à Raoul.
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Établissement du texte
Etant donné le texte soigné de N contre la version abrégée de
V, le choix de N comme manuscrit de base s'impose.
- Au v. 4, Winkler a corrigé devroie adés plaindre qu'il
considère inadmissible du point de vue de la césure (der Zäsur halber
unmöglich). Si l'on admet cependant la présence d'une césure lyrique (Qui
/ de / vroi / e a / dés / |
plain / dre et / plo / rer), la correction est inutile ;
- Au v. 23, Suchier et Jeanroy ont rejeté la césure épique (tournure que
Suchier considère comme Nachlässigkeit [faute d'étourderie]), tout en admettant que Raoul s'en
sert à plusieurs reprises. Suchier va même jusqu'à dire qu'il faut corriger
chacune de ces occurrences. Il est vrai que la césure épique se rencontre assez
peu fréquemment dans l'œuvre des trouvères, mais il n'en
reste pas moins que le phénomène se retrouve dans l'œuvre de plusieurs
trouvères, parmi lesquels Blondel de Nesle (R601, unicum de K),
le Chastelain de Couci (R700, césure épique attestée par 7 mss sur 11) et Gace
Brulé (R233, deux occurrences, attestées par l'ensemble des 7 mss), et dans la
chanson R2063 de Raoul au v. 33.
Dans le cas de notre chanson, les deux mss s'accordent pour donner la césure épique et
nous ne voyons pas de raison de la corriger [1a] ;
- Suchier et Jeanroy corrigeraient ceus au v. 30 en soi ou
eus, mais nous croyons que l’antécédent de ce pronom démonstratif
est les fins amanz de la strophe précédente (cf. desus ceus au v. 28). Ainsi, nous ne voyons pas de raison
d'intervenir ;
- Au v. 35, Jeanroy corrigerait joer en joie, considérant
l'infinitif substantivé comme inadmissible dans le contexte. Joer
pourrait doit compris ici comme un synonyme de chant, mais il est vrai
qu'on s'attendrait à voir ou bien chanter et joer finir ou bien chant et jeu finir
plutôt que le mélange grammatical dans son état actuel. En revanche, ce type de construction n'est pas
inconnu chez les trouvères ; à titre d'exemple, nous lisons au v. 9 de la chanson
R1243 de Perrin d'Angicourt : que j'en pert joie et chanter.
Par ailleurs, Jeanroy fait
remarquer que le r a l'air d'avoir été gratté, mais cela
ne nous paraît pas évident
(image) et en tout cas, le résultat serait joe et non
pas joie. Quant à la leçon de Me, elle nous est
transmise indirectement par la transcription de Fauchet et sa valeur n'est donc
pas absolue. Tout compte fait, il n'y a pas lieu à notre avis d'intervenir.
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Interventions
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v. 13 - monstrances : la rime exige
monstrance (leçon de V) ;
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v. 19 - ost : forme inconnue du passé simple du verbe avoir, corrigée en ot,
d'après V ;
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Versification et stylistique
Cinq strophes décasyllabiques isométriques de 7 vers; chanson
unissonante.
Mélodie : |
A |
B |
A |
B |
C |
D |
E |
|
Schéma : |
a |
b |
a |
b |
b |
a |
b |
(MW : 72) |
|
10' |
10 |
10' |
10 |
10 |
10' |
10 |
(MW : 46 ; uniss. : 15) |
Particularités stylistiques :
- césure épique au v. 23
;
- césure féminine élidée au v. 13
;
- césures lyrique aux v. 4 et 11 ;
- rimes homonymes aux v. 11/12 : amer ;
- figures étymologique
aux v. 23/24 : grever - grevance ;
- antithèse au v. 14 : abessiez - amonter et aux v. 24 - 27 ;
- enjambement à la rime aux v. 17/18 ... en esperance / de joie avoir
... et aux v. 29/30 : … espoir d’alejance / de lor dolors … ;
- liaison du type capfinida entre les deux premières strophes
: Qui loiaument veut vers Amors ouvrer. / Qui loiaument sert Amors si
s'avance. Le mot Amors paraît ensuite au premier vers des strophes III et IV ;
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Traduction
- Le sens des v. 13 et 14 est ambigu. On pourrait comprendre (avec virgule) : « la preuve, / car je suis abaissé » ou alors
(sans virgule) : « la preuve / que je suis abaissé ». Ce dernier sens nous semble préférable dans le contexte.
- Au v. 19, Lubinski lit : « Mais quand je m'éloigne [le verbe oster] de lui, il me donne plus de
confiance » plutôt que de comprendre ost comme
le passé simple du verbe avoir. Même si la forme ost pour ot est peu courante
(elle n'est pas attestée dans le TL), il convient de tenir compte de
V, qui donne ot. Notons en outre que l'usage du présent dans cette construction s'accorde mal avec
le passé défini de cuidai au v. suivant, qui commence par Et.
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Contrafacta
Le groupe de 29 chansons décasyllabiques de
7 vers composées d'après le schéma métrique utilisé par Raoul (MW 17-46)
compte deux autres pièces en coblas unissonans sur les rimes -ance
et -er
: R230 Ire d'amors, unicum de C (sans mélodie)
attribué à Gace Brulé, et R241 Ce qu'Amours a si tresgrande poissance,
unicum anonyme noté de R. Une analyse des trois chansons révèle
bon nombre de rapports au niveau rimique et stylistique et tout porte à croire
que nous sommes en présence de contrafacta métriques (les mélodies de
R211 et R241 ne sont pas identiques).
Reste à savoir laquelle des chansons a servi de modèle, question rendue plus
complexe par la présence de la chanson
MF 81,30
Mit sange wânde ich mîne sorge krenken du Minnesanger Rudolf von Fenis,
classée comme
contrafactum de R241 dans la Bibliographie de
Linker (265-293). Mort vers 1196, Rudolf nous a laissé neuf chansons
dont cinq révèlent des rapports thématiques et formelles avec des pièces de
Folquet de Marseille, Gace Brulé et Peire Vidal [2].
La chanson MF 81,30 est composée en coblas doblas d'après le même
schéma métrique utilisé dans R211, R230 et R241, mais Aarburg, parmi d'autres,
estime que Rudolf s'est inspiré de la chanson R42 de Gace Brulé [3]
,
ceci à l'encontre de l'avis de Linker. De toute évidence, Rudolf a
emprunté le thème de ses deux premières strophes, parfois mot à mot, à la
première strophe de
PC155,8
du troubadour Folquet de Marseille [4] (membrar - oblidar / gedenke - vergehen),
mais il est intéressant de noter la présence du même thème (remenbrence – oblieir) dans
la première strophe de R230, dont l'attribution à Gace est
d'ailleurs peu certaine [5].
L'on se retrouve ainsi devant un réseau de rapports métriques, stylistiques et
thématiques impossible à démêler sans une analyse beaucoup plus détaillée,
étude qui dépasse l'envergure de cette édition. Il suffit de signaler que R211
est la seule pièce parmi les chansons authentiques de Raoul composée en
coblas unissonans, évidence indirecte en faveur de l'hypothèse provisoire
selon laquelle il faut classer R211 comme contrafactum (modèle inconnu,
du moins jusqu'à ce jour).
[1] Fauchet cite les vers 33-35 comme étant la
« 5e chanson de
Thierry » (p. 133).
[2] G. Schweikle,
Die mittelhochdeutsche Minnelyrik (Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1977), p. 453.
[3] Ursula
Aarburg, « Melodien zum frühen deutschen Minnesang », Der deutsche
Minnesang, H. Fromm éd. (Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
1972), p. 407-9. Voir aussi Schweikle ( op. cit.), p. 453, et Olive Sayce,
The Medieval German Lyric. 1150-1300 (Oxford, Clarendon Press,
1982), p. 119.
[4] Aarburg,
op. cit., p. 407.
[5] Cf. H.
Petersen Dyggve,
Gace Brulé, trouvère champenois. Edition des chansons et étude
historique (Helsinki, Mém. Soc. Néophil. de Helsinki, XVI, 1951),
p.
156.
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