«Aux origines du discours indirect libre...»
«Les modalités d'analyse discursive...»



Le Chevalier au Lion
Les Cent Nouvelles Nouvelles
L'Heptaméron
Le Jeu de l'Amour et du Hasard


Le Chevalier au Lion
Les Cent Nouvelles Nouvelles
L'Heptaméron
Le Jeu de l'Amour et du Hasard

 

Cent nouvelles nouvelles (anonyme)

* D'après l'édition de Paris, Garnier frères, 1876.



LA PREMIERE NOUVELLE PAR MONSEIGNEUR


1. En la ville de Valenciennes eut naguères ung notable
2. bourgois, en son temps receveur de Haynau, lequel entre
3. les autres fut renommé de large et discrète prudence, et
4. entre ses loables vertuz celle de liberalité ne fut pas la
5. maindre, car par icelle vint en la grace des princes, sei-
6. gneurs et aultres gens de tous estaz. En ceste eureuse felicité
7. Fortune le maintint et soustint jusques en la fin de ses
8. jours. Devant et après que la mort l'eust destaché de la
9. chayne qui à mariage l'accouploit, le bon bourgois cause
10. de ceste histoire n'estoit point si mal logé en la dicte ville
11. que ung bien grand maistre ne se tenist pour content
12. et honoré d'avoir ung tel logis. Et entre les desirez et loez
13. edifices, sa maison descouvroit sur pluseurs rues; et de fait
14. avoit une petite posterne vis à vis de laquelle demouroit ung
15. bon compaignon qui trèsbelle femme et gente avoit et en-
16. cores en meilleur point. Et, comme il est de coustume, les
17. yeulx d'elle, archiers du cueur, descochèrent tant de flèches
18. en la personne dudit bourgois que sans prochain remède
19. son cas n'estoit pas maindre que mortel. Pour laquelle chose
20. seurement obvier, trouva par pluseurs et subtiles fassons
21. que le bon compaignon, mary de ladicte gouge, fut son
22. amy trèsprivé et familier; et tant que pou de disners, de
23. souppers, de bancquetz, de baings d'estuves, et aultres telz
24. passetemps, en son hostel et ailleurs, ne feissent jamais
25. sans sa compaignie. Et à ceste occasion se tenoit nostre
26. compaignon bien fier et encores autant eureux. Quand
27. nostre bourgois, plus subtil que ung regnard, eust gaigné
28. la grace du compaignon, bien pou se soucya de parvenir à
29. l'amour de sa femme; et en pou de jours tant et si trèsbien
30. laboura que la vaillant femme fut contente d'oyr et en-
31. tendre son cas. Et, pour y bailler remède convenable, ne
32. restoit mais que temps et lieu; et fut à ce menée qu'elle
33. luy promist que, tantost que son mary iroit quelque
34. part dehors pour sejourner une nuit, elle incontinent l'en
35. advertiroit. A chef de peche, ce desiré jour fut assigné, et
36. dist le compaignon à sa femme qu'il s'en alloit à ung chas-
37. teau loingtain de Valenciennes environ trois lieues, et la
38. chargea de bien se tenir a l'ostel et garder la maison, pource
39. que ses affaires ne povoient souffrir que celle nuyt il re-
40. tournast. S'elle en fut bien joyeuse, sans en faire semblant
41. en paroles, en manière, ne aultrement, il ne le fault jà de-
42. mander. Il n'avoit pas cheminé une lieue quand le bour-
43. gois sceut ceste adventure de pieça desirée. Il fist tantost
44. tirer les baings, chauffer les estuves, faire pastez, tartres et
45. ypocras, et le surplus des biens de Dieu, si largement que
46. l'appareil sembloit ung droit desroy. Quand vint sur le soir,
47. la posterne fut desserrée, et celle qui pour la nuit le guet
48. y devoit saillit dedans; et Dieu scet s'elle ne fut pas très-
49. doulcement receue. Je passe en bref, et espère plus qu'ilz
50. ne firent pluseurs devises d'entre ceulx qui n'avoient pas
51. eue ceste eureuse journée à leur première volunté. Après
52. ce que en la chambre furent descenduz, tantost se boutèrent
53. ou baing, devant lequel le beau soupper fut en haste couvert
54. et servy. Et Dieu scet qu'on y beut d'autant et souvent et lar-
55. gement. Des vins et viandes parler ne seroient que redittes
56. et, pour trousser le compte court, faulte n'y avoit que du
57. trop. En ce trésgracieux estat se passa la pluspart de ceste
58. doulce et courte nuyt: baisiers donnez, baisiers renduz, tant et
59. si longuement que chacun ne desiroit que le lit. Tandiz que
60. ceste grand chière se faisoit, et veez cy jà retourné de son
61. voyage bon mary, non querant ceste sa bonne adventure, qui
62. heurte bien fort à l'huys de la chambre. Et, pour la compaignie
63. qui y estoit, l'entrée de prinsault luy fut refusée jusques ad
64. ce qu'il nommast son parain. Adonc il se nomma hault et cler,
65. et bien l'entendirent et cogneurent sa bonne femme et le bour-
66. gois. Elle fut tant fort enserrée à la voix de son mary que à
67. pou que son loyal cueur ne failloit; et ne savoit jà plus sa
68. contenance, si le bourgois et ses gens ne l'eussent recon-
69. fortée. Le bon bourgois, tout asseuré, et de son fait très-
70. advisé, la fist bien à haste coucher, et au plus près d'elle se
71. bouta, et luy chargea bien qu'elle se joignist près de luy et
72. caichast le visage qu'on n'en puisse rien appercevoir. Et,
73. cela fait au plus bref qu'on peut, sans soy trop haster, il
74. commenda ouvrir la porte. Et le bon compaignon sault de-
75. dans la chambre, pensant en soy que aucun mistère y avoit,
76. qui devant l'huys l'avoit retenu. Et, quand il vit la table
77. chargée de vins et de grandes viandes, ensemble le beau
78. baing très bien paré, et le bourgois en très beau lit encour-
79. tiné avec sa secunde personne, Dieu scet s'il parla hault
80. et blasonna bien les armes de son bon voisin. Or l'appelle
81. ribaud, après lourdier, après putier, après yvroigne; et
82. tant bien le baptise que tous ceulx de la chambre et luy
83. avec s'en rioient bien fort. Mais sa femme à ceste heure
84. n'avoit pas ce loisir, tant estoient ses lèvres empeschées de
85. se joindre près de son amy nouvel.  « Ha ! dist il, maistre
86. houllier, vous m' avez bien celée ceste bonne chère; mais,
87. par ma foy, si je n'ay esté à la grande feste, si fault-il bien
88. qu'on me monstre l'espousée. » Et, à ce coup, tenant la
89. chandelle en sa main, se tire près du lit; et jà se vouloit
90. avancer de hausser la couverture soubz laquelle faisoit
91. grand penitence en silence sa très parfecte et bonne femme,
92. quand le bourgois et ses gens l'en gardèrent; dont il ne se
93. contentoit pas, mais à force, malgré chascun, toujours avoit
94. la main au lit. Mais il ne fut pas maistre lors, ne creu de
95. faire son vouloir, et pour cause. Mais ung appoinctement
96. trèsgracieux et bien nouveau au fort le contenta, qui fut
97. tel : le bourgois fut content que luy monstrast à descouvert
98. le derrière de sa femme, les rains et les cuisses, qui blan-
99. ches et grosses estoient, et le surplus bel et honeste, sans
100. rien decouvrir ne veoir du visage. Le bon compaignon,
101. tousjours la chandelle en sa main, fut assez longuement
102. sans dire mot. Et, quand il parla, ce fut en loant beaucop la
103. trèsgrande beaulté de ceste sa femme; et afferma par ung
104. bien grand serment que jamais n'avoit veu chose si très-
105. bien ressembler le cul de sa femme; et, s'il ne fust bien
106. seur qu'elle fust à son hostel à ceste heure, il diroit que
107. c'est elle ! Elle fut tantost recouverte, et il se tire arrière,
108. assez pensif; mais Dieu scet si on luy disoit bien, puis l'un,
109. puis l'aultre, que c'estoit de luy mal cogneu, et à sa femme
110. pou d'honneur porté, et que c'estoit bien aultre chose,
111. comme cy après il pourra veoir. Pour refaire les yeulx abu-
112. sez de ce pouvre martir, le bourgois commenda qu'on le
113. feist seoir à la table, où il reprint nouvelle ymaginacion
114. par boire et menger largement du demourant du soupper
115. de ceulx qui entretant ou lit se devisoient a son grand pre-
116. judice. L'eure vint de partir, et donna la bonne nuyt au
117. bourgois et à sa compaignie; et pria moult qu'on le boutast
118. hors de leans par la posterne, pour plustost trouver sa
119. maison. Mais le bourgois lui respondit qu'il ne saroit à ceste
120. heure trouver la clef; pensoit aussi que la serure fust tant
121. enrouillée qu'on ne la pourroit ouvrir, pour ce que nulle
122. foiz ou pou souvent s'ouvroit. Il fut au fort content de
123. saillir par la porte de devant et d'aller le grand tour à sa
124. maison; et, tandiz que les gens du bourgois le conduisoient
125. vers la porte, tenant le hoc en l'eaue pour deviser, la bonne
126. femme fut vistement mise sur piez, et en pou d'heure ha-
127. billée et lassée de sa cotte simple, son corset en son bras,
128. et venue à la posterne; ne fist que ung sault en sa maison,
129. où elle attendoit son mary, qui le long tour venoit, trés-
130. advisée de son fait et de ses manières qu'elle devoit tenir.
131. Véez cy nostre homme, voyant encores la lumière en sa
132. maison, hurte à l'huys assez rudement. Et sa bonne femme,
133. qui mesnageoit par léans, en sa main tenant ung ramon,
134. demande ce qu'elle bien scet: « Qui est-ce là ? » Et il res-
135. pond: « C'est vostre mary. – Mon mary ! dist-elle: mon
136. mary n'est-ce pas; il n'est pas en la ville. » Et il hurte de
137. rechef et dit : « Ouvrez, ouvrez, je suis vostre mary. – Je
138. cognois bien mon mary, dit-elle; ce n'est pas sa coustume
139. de soy enclorre si tard, quand il seroit en la ville; allez
140. ailleurs, vous n'estes pas bien arrivé; ce n'est point séans
141. qu'on doit hurter à ceste heure. » Et il hurte pour la tierce,
142. et l'appella par son nom, une foiz, deux foiz. Et adonc fist-
143. elle aucunement semblant de le cognoistre, en demandant
144. dont il venoit à ceste heure. Et pour response ne bailloit
145. aultre que: « Ouvrez, ouvrez ! » – « Ouvrez, dit elle,
146. encores n'y estes-vous pas, meschant houllier ? Par la force
147. sainte Marie, j'aymeroie mieulx vous veoir noyer que seans
148. vous bouter. Alez coucher en mal repos dont vous venez. »
149. Et lors bon mary de se courroucer; et fiert tant qu'il peut
150. de son pié contre la porte, et semble qu'il doit tout abatre,
151. et menace sa femme de la tant batre que c'est rage, dont
152. elle n'a guères grand paour; mais au fort, pour abaisser la
153. noise et à son aise mieulx diresa volunté, elle ouvrit l'huys,
154. et, à l'entrée qu'il fist, Dieu scet s'il fut servy d'une chére
155. bien rechignée, et d'un agu et bien enflambé visage. Et,
156. quand la langue d'elle eut povoir sur le cueur trèsfort
157. chargé d'ire et de courroux, par semblant les parolles
158. qu'elle descocha ne furent pas mains trenchans que rasoirs
159. de Guingant bien affillez. Et entre aultres choses fort luy
160. reproucha qu'il avoit par malice conclu ceste faincte allée
161. pour l'esprouver, et que c'estoit fait d'un lasche et recreant
162. courage d'homme, indigne d'estre allyé à si preude femme
163. comme elle. Le bon compaignon, jà soit ce qu'il fust fort
164. courroucé et mal meu par avant, toutesfoiz, pour ce qu'il
165. voit son tort à l'œil et le rebours de sa pensée, refraint son
166. ire; et le courroux qu'en son cueur avoit conceu, quand à
167. sa porte tant hurtoit, fut tout à coup en courtois parler con-
168. verty. Car il dit pour son excuse, et pour sa femme con-
169. tenter, qu'il estoit retourné de son chemin pource qu'il
170. avoit oublyé la lettre principale touchant le fait de son
171. voyage. Sans faire semblant de le croire, elle recommence
172. sa grande légende dorée, luy mettant sus qu'il venoit de la
173. taverne et des estuves et des lieux deshonnestes et dissoluz,
174. et qu'il se gouvernoit mal en homme de bien, maudisant
175. l'eure qu'oncques elle eut son accointance, ensemble et sa
176. trèsmaudicte allyance. Le pouvre désolé, cognoissant son
177. cas, voyant sa bonne femme trop plus qu'il ne voulsist trou-
178. blée, helas ! et à sa cause, ne savoit que dire. Si se prend à
179. meiser, et, à chef de sa meditacion, se tire près d'elle, plo-
180. rant, ses genoulx tout en bas sur la terre, et dist les beaulx
181. motz qui s'ensuyvent: « Ma trèschère compaigne et très-
182. loyale espouse, je vous requier et prie, ostez de vostre cueur
183. tout courroux que avez vers moy conceu, et me pardonnez
184. au surplus que je vous puis avoir meffait. Je cognois
185. mon tort, je cognois mon cas, et viens naguères d'une place
186. où l'on faisoit bonne chère. Si vous ose bien dire que cog-
187. noistre vous y cuidoye, dont j'estoye trèsdesplaisant. Et
188. pour ce que à tort et sans cause, je le confesse, vous avoie
189. suspessonnée d'estre aultre que bonne, dont me repens
190. amerement, je vous supplie et de rechef que tout aultre
191. passé courroux, et cest icy, vous obliez; vostre grace me soit
192. donnée, et me pardonnez ma folie. » Le maltalant de
193. nostre bonne gouge, voyant son mary en bon ploy et à son
194. droit, ne se monstra meshuy si aspry ne si venimeux :
195. « Comment, dist-elle, villain putier, si vous venez de vos
196. trèsinhonestes lieux et infames, est-il dit pourtant que vous
197. devez oser penser ne en quelque fasson croire que vostre
198. preude femme les daignast regarder? – Nenny, par Dieu;
199. helas ! ce sçay-je bien, m'amye; n'en parlez plus, pour
200. Dieu », dist le bon homme. Et de plus belle vers elle s'in-
201. cline, faisant la requeste pieça trop dicte. Elle, jasoit
202. qu'encores marrye et enragée de ceste suspicion, voyant la
203. parfecte contrition du bon homme, cessa son dire, et petit
204. à petit son troublé cueur se remist à nature, et pardonna,
205. combien que à grand regret, après cent mille seremens et
206. autant de promesses, à celuy qui tant l'avoit grevé. Et par
207. ce point à mains de crainte et de regret se passa maintes-
208. fois depuis ladicte posterne, sans que l'embusche fust ja-
209. mais descouverte à celuy à quy plus touchoit. Et ce souffise
210. quant à la première histoire.