«Aux origines du discours indirect libre...»
«Les modalités d'analyse discursive...»



Le Chevalier au Lion
Les Cent Nouvelles Nouvelles
L'Heptaméron
Le Jeu de l'Amour et du Hasard


Le Chevalier au Lion
Les Cent Nouvelles Nouvelles
L'Heptaméron
Le Jeu de l'Amour et du Hasard

  L'Heptaméron de Marguerite de Navarre

* D'après la nouvelle édition revue sur les manuscrits, avec une introduction, des notes et un index des noms propres par Michel François, Paris, Garnier, 1943.


DIXIESME NOUVELLE

1. Floride, après le decès de son mary, et avoir vertueusement
2. resisté à Amadour, qui l'avoit pressée de son honneur jusques
3. au bout, s'en ala rendre religieuse au monastere de Jesus.

4. En la comté d'Arande en Arragon, y avoit une
5. dame qui, en sa grande jeunesse, demoura vefve du comte
6. d'Arande avecq ung filz et une fille, laquelle fille senommoit
7. Floride. La dicte dame meyt peine de nourrir ses enfans
8. en toutes les vertuz et honestetez qui appartiennent à
9. seigneurs et gentilz hommes; en sorte que sa maison eut
10. le bruict d'une des honnorables qui fust poinct en toutes
11. les Espaignes. Elle alloit souvent à Tollette, où se tenoit
12. le roi d'Espaigne; et quant elle venoit à Sarragosse,
13. qui estoit près de sa maison, demoroit longuement avecq
14. la Royne et à la cour, où elle estoit autant estimée que
15. dame pourroit estre. Une fois, allant devers le Roy, selon
16. sa coustume, lequel estoit à Sarragosse, en son chasteau
17. de la Jasserye, ceste dame passa par ung villaige qui
18. estoit au Vi-Roy de Cathaloigne, lequel ne bougeoit
19. poinct de dessus la frontiere de Parpignan, à cause des
20. grandes guerres qui estoient entre les Roys de France et
21. d'Espaigne; mais, à ceste heure là, y estoit la paix, en
22. sorte que le Vi-Roy avecq tous les cappitaines estoient
23. venuz faire la reverence au Roy. Sçachant ce Vi-Roy que
24. la contesse d'Arande passoit par sa terre, alla au devant
25. d'elle, tant pour l'amityé antienne qu'il luy portoit que
26. pour l'honorer comme parente du Roy. Or, il avoit en
27. sa compaignye plusieurs honnestes gentilz hommes qui,
28. par la frequentation de longues guerres, avoient acquis
29. tant d'honneur et de bon bruict, que chascun qui les pou-
30. voit veoir et hanter se tenoit heureux. Et, entre les autres,
31. y en avoit ung nommé Amadour, lequel, combien qu'il
32. n'eust que dix huict ou dix neuf ans, si avoit-il grace tant
33. asseurée et le sens si bon, que on l'eust jugé entre mil digne
34. de gouverner une chose publicque. Il est vray que ce bon
35. sens là estoit accompaigné d'une si grande et naïfve beaulté,
36. qu'il n'y avoit oeil qui ne se tint contant de le regarder; et
37. si la beaulté estoit tant exquise, la parolle la suyvoit de si
38. près que l'on ne sçavoit à qui donner l'honneur, ou à la
39. grace, ou à la beaulté, ou au bien parler. Mais ce qui le
40. faisoit encores plus estimer, c'estoit sa grande hardiesse,
41. dont le bruict n'estoit empesché pour sa jeunesse; car en
42. tant de lieux avoit deja monstré ce qu'il sçavoit faire, que
43. non seullement les Espaignes, mais la France et l'Ytallie
44. estimerent grandement ses vertuz, pource que, à toutes les
45. guerres qui avoient esté, il ne se estoit poinct espargné;
46. et, quand son païs estoit en repos, il alloit chercher la guerre
47. aux lieux estranges, où il estoit aymé et estimé d'amys et
48. d'ennemys.

49. Ce gentil homme, pour l'amour de son cappitaine, se
50. trouva en ceste terre où estoit arrivée la contesse d'Arande;
51. et, en regardant la beaulté et bonne grace de sa fille Floride,
52. qui, pour l'heure, n'avoit que douze ans, se pensa en luy-
53. mesmes que c'estoit bien la plus honneste personne qu'il
54. avoit jamais veue, et que, s'il povoit avoir sa bonne grace,
55. il en seroit plus satisfaict que de tous les biens et plaisirs
56. qu'il pourroit avoir d'une autre. Et, après l'avoir longue-
57. ment regardée, se delibera de l'aymer, quelque impossi-
58. bilité que la raison luy meist au devant, tant pour la maison
59. dont elle estoit, que pour l'aage, qui ne povoit encores
60. entendre telz propos. Mais contre ceste craincte se fortis-
61. fioit d'une bonne esperance, se promectant à luy-mesmes
62. que le temps et la patience apporteroient heureuse fin à
63. ses labeurs. Et, dès ce temps, l'amour gentil qui, sans
64. occasion que par force de luy mesmes, estoit entré au cueur
65. d'Amadour, luy promist de luy donner toute faveur et
66. moyen pour y attaindre. Et, pour parvenir à la plus
67. grande difficulté, qui estoit la loingtaineté du païs où il
68. demeuroit, et le peu d'occasion qu'il avoit de reveoir
69. Floride, se pensa de se marier, contre la deliberation qu'il
70. avoit faicte avecq les dames de Barselonne et Parpignan,
71. où il avoit tel credit que peu ou riens luy estoit refusé; et
72. avoit tellement hanté ceste frontiere, à cause des guerres,
73. qu'il sembloit mieulx Cathelan que Castillan, combien
74. qu'il fust natif d'auprès de Tollette, d'une maison riche
75. et honnorable; mais, à cause qu'il estoit puisné, n'avoit
76. riens de son patrimoyne. Si est-ce que Amour et Fortune,
77. le voyans delaissé de ses parens, delibererent de y faire
78. leur chef d'euvre, et luy donnerent, par le moyen de la
79. vertu, ce que les loys du païs luy refusoient. Il estoit fort
80. adonné en l'estat de la guerre, et tant aymé de tous seigneurs
81. et princes, qu'il refusoit plus souvent leurs biens, qu'il
82. n'avoit soulcy de leur en demander.

83. La contesse dont je vous parle arriva aussi en Sarragosse,
84. et fut très bien receue du Roy et de toute sa court. Le
85. gouverneur de Cathaloigne la venoit souvent visiter, et
86. Amadour n'avoit garde de faillir à l'accompaigner, pour
87. avoir seullement le loisir de regarder Floride, car il n'avoit
88. nul moyen de parler à elle. Et, pour se donner à con-
89. gnoistre en telle compaignie, s'adressa à la fille d'un vieil
90. chevalier voisin de sa maison, nommée Avanturade,
91. laquelle avoit avecq Floride tellement conversé, qu'elle
92. sçavoit tout ce qui estoit caché en son cueur. Amadour,
93. tant pour l'honnesteté qu'il trouva en elle que pour ce
94. qu'elle avoit trois mille ducatz de rente en mariage, delibera
95. de l'entretenir comme celuy qui la vouloit espouser. A quoy
96. voluntiers elle presta l'oreille; et, pour ce qu'il estoit pauvre
97. et son pere riche, pensa que jamais il ne s'accorderoit à
98. ce mariage, sinon par le moyen de la contesse d'Arande.
99. Dont s'adressa à madame Floride et luy dist : « Ma dame,
100. vous voyez ce gentil homme castelain qui si souvent parle
101. à moy; je croy que toute sa pretente n'est que de m'avoir
102. en mariage. Vous sçavez quel pere j'ay, lequel jamais ne
103. s'y consentira, si, par la contesse et par vous, il n'en est
104. bien fort prié. » Floride, qui aymoit la damoiselle comme
105. elle-mesme, l'asseura de prendre ceste affaire à cueur comme
106. son bien propre. Et feit tant Avanturade, qu'elle luy
107. presenta Amadour, lequel, luy baisant la main, cuyda
108. s'esvanouyr d'aise; là où il estoit estimé le mieulx parlant
109. qui fust en Espaigne, devint muet devant Floride, dont elle
110. fust fort estonnée; car, combien qu'elle n'eust que douze
111. ans, si avoit-elle desja bien entendu qu'il n'y avoit homme
112. en l'Espaigne mieulx disant ce qu'il vouloit et de meil-
113. leure grace. Et, voyant qu'il ne luy tenoit nul propos,
114. commencea à luy dire : « La renommée que vous avez,
115. seigneur Amadour, par toutes les Espaignes, est telle,
116. qu'elle vous rend congneu en toute ceste compaignie, et
117. donne desir à ceulx qui vous congnoissent de s'employer à
118. vous faire plaisir; parquoy, si en quelque endroict je vous
119. en puis faire, vous me y pouvez emploier. » Amadour,
120. qui regardoit la beaulté de sa dame, estoit si très ravy, que
121. à peyne luy peut-il dire grand mercy; et, combien que
122. Floride s'estonnast de le veoir sans response, si est-ce
123. qu'elle l'attribua plustost à quelque sottise, que à la force
124. d'amour, et passa oultre, sans parler davantaige.

125. Amadour, cognoissant la vertu qui en si grande jeunesse
126. commençoit à se monstrer en Floride, dist à celle qu'il
127. vouloit espouser : « Ne vous esmerveillez poinct si j'ay
128. perdu la parolle devant madame Floride; car les vertus
129. et la saige parolle qui sont cachez soubz ceste grande
130. jeunesse m'ont tellement estonné, que je ne luy ay sceu
131. que dire. Mais je vous prie, Avanturade, comme celle qui
132. sçavez ses secretz, me dire s'il est possible que en ceste
133. court elle n'ayt tous les cueurs des gentils hommes; car
134. ceulx qui la congnoistront et ne l'aymeront, sont pierres
135. ou bestes. » Avanturade, qui desja aymoit Amadour
136. plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien
137. celer, et luy dist que madame Floride estoyt aymée de tout
138. le monde; mais, à cause de la coustume du pays, peu de
139. gens parloient à elle; et n'en avoit poinct encores veu
140. nul qui en feist grant semblant, sinon deux princes d'Es-
141. paigne, qui desiroient de l'espouser, l'un desquels estoit
142. le fils de l'Infant Fortuné, l'aultre estoit le jeune duc de
143. Cardonne. « Je vous prie, dist Amadour, dictes-moy
144. lequel vous pensez qu'elle ayme le mieulx ? – Elle est si
145. saige, dist Avanturade, que pour riens elle ne confesseroit
146. avoir autre volunté que celle de sa mere; toutesfois, ad ce
147. que nous en debvons juger, elle ayme trop mieulx le filz
148. de l'Infant Fortuné, que le jeune duc de Cardonne. Mais sa
149. mere, pour l'avoir plus près d'elle, l'aymeroit mieulx à
150. Cardonne. Et je vous tiens homme de si bon jugement,
151. que, si vous voulliez, dès aujourd'hui, vous en pourriez
152. juger la verité; car le filz de l'Infant Fortuné est nourry
153. en ceste court, qui est un des plus beaulx et parfaicts jeunes
154. princes qui soit en la Chrestienté. Et si le mariaige se
155. faisoit, par l'opinion d'entre nous filles, il seroit asseuré
156. d'avoir madame Floride, pour veoir ensemble le plus beau
157. couple de toute l'Espaigne. Il fault que vous entendiez
158. que, combien qu'ilz soient tous deux jeunes, elle de douze,
159. et luy de quinze ans, si a-il desja trois ans que l'amour est
160. commancée; et, si vous voulez avoir la bonne grace d'elle,
161. je vous conseille de vous faire amy et serviteur de luy.

162. Amadour fut fort aise de veoir que sa dame aymoit
163. quelque chose, esperant que à la longue il gaingneroit le
164. lieu, non de mary, mais de serviteur; car il ne craingnoit,
165. en sa vertu, sinon qu'elle ne voulsist aymer. Et après ces
166. propos, s'en alla Amadour hanter le filz de l'Infant Fortuné,
167. duquel il eut aisement la bonne grace, pource que tous les
168. passetemps que le jeune prince aymoit, Amadour les
169. sçavoit tous faire; et sur tout estoit fort adroict à manier
170. les chevaulx, et s'ayder de toutes sortes d'armes, et à tous
171. les passetemps et jeux que ung jeune homme doibt sçavoir.
172. La guerre recommencea en Languedoc, et fallut que Ama-
173. dour retournast avecques le gouverneur; qui ne fut sans
174. grand regret, car il n'y avoit moyen par lequel il peust
175. retourner en lieu où il peust veoir Floride; et pour ceste
176. occasion, à son partement, parla à ung sien frere, qui estoit
177. maieurdonne de la Royne d'Espaigne, et luy dist le
178. bon party, qu'il avoit trouvé en la maison de la contesse
179. d'Arande, de la damoiselle Avanturade, luy priant que en
180. son absence feist tout son possible que le mariaige vint à
181. execution, et qu'il y employast le credit de la Royne, et
182. du Roy, et de tous ses amys. Le gentil homme qui aymoit
183. son frere, tant pout le lignaige que pour ses grandes vertuz,
184. luy promist y faire son debvoir; ce qu'il feit; en sorte que
185. le pere, vieulx et avaritieux, oblia son naturel pour garder
186. les vertuz d'Amadour, lesquelles la contesse d'Arande, et
187. sur toutes la belle Floride, luy paingnoient devant les oeilz;
188. pareillement le jeune conte d'Arande, qui commençoit
189. à croistre, et, en croissant, à aymer les gens vertueulx.
190. Quant le mariage fut accordé entre les parens, le maieur-
191. donne de la Royne envoya querir son frere, tandis que
192. les trefves duroient entre les deux Roys.

193. Durant lequel temps, le Roy d'Espaigne se retira à
194. Madric, pour eviter le maulvays air qui estoit en plusieurs
195. lieux; et, par l'advis de ceulx de son conseil, à la requeste
196. aussy de la contesse d'Arande, feit le mariage de l'heritiere
197. duchesse de Medinaceli avecq le petit conte d'Arande, tant
198. pour le bien et union de leur maison, que pour l'amour
199. qu'il portoit à la contesse d'Arande; et voulut faire les
200. nopces au chasteau de Madric. A ces nopces se trouva
201. Amadour, qui poursuivyt si bien les siennes qu'il espouza
202. celle dont il estoit plus aymé qu'il n'y avoit d'affection,
203. sinon d'autant que ce mariage luy estoit très heureuse
204. couverture et moyen de hanter le lieu où son esperit demo-
205. roit incessamment. Après qu'il fut maryé, print telle har-
206. diesse et privaulté en la maison de la contesse d'Arande,
207. que l'on ne se gardoit de luy non plus que d'une femme. Et
208. combien que à l'heure il n'eust que vingt deux ans, il
209. estoit si saige que la contesse d'Arande luy communic-
210. quoit tous ses affaires, et commandoit à son filz et à sa
211. fille de l'entretenir et croire ce qu'il leur conseilleroit.
212. Ayant gaingné ce poinct-là de ceste grande estime, se
213. conduisoit si saigement et froidement, que mesmes celle
214. qu'il aymoit ne congnoissoit poinct son affection. Mais,
215. pour l'amour de sa femme, qu'elle aymoit plus que nulle
216. autre, elle estoit si privée de luy, qu'elle ne luy dissimulloit
217. chose qu'elle pensast; et eut cest heur qu'elle luy declaira
218. toute l'amour qu'elle portoit au filz de l'Infant Fortuné.
219. Et luy, qui ne taschoit que à la gaingner entierement, luy
220. en parloit incessamment; car il ne luy challoit quel
221. propos il luy tint, mais qu'il eut moyen de l'entretenir
222. longuement. Il ne demora poinct ung mois en la compa-
223. gnye après ses nopces, qu'il fust contrainct de retourner à
224. la guerre, où il demoura plus de deux ans, sans retourner
225. veoir sa femme, laquelle se tenoit tousjours où elle avoit
226. esté nourrye.

227. Durant ce temps, luy escripvoit souvent Amadour;
228. mais le plus fort de la lettre estoit des recommandations à
229. Floride, qui, de son costé, ne falloit à luy en randre, et mec-
230. toit quelque bon mot de sa main en la lettre que Avantu-
231. rade faisoit, qui estoit l'occasion de rendre son mary très
232. soigneux de luy rescrire. Mays, en tout cecy, ne congnoissoit
233. riens Floride, sinon qu'elle l'aymoit comme s'il eust été
234. son propre frere. Plusieurs foys alla et vint Amadour, en
235. sorte que en cinq ans ne veit pas Floride deux moys durant;
236. et toutesfois l'amour, en despit de l'esloignement et de la
237. longueur de l'absence, ne laissoit pas de croistre. Et advint
238. qu'il feit ung voiage pour venir veoir sa femme; et trouva
239. la contesse bien loing de la court, car le Roy d'Espaigne
240. s'en estoit allé à l'Andelouzie, et avoit mené avecq luy
241. le jeune conte d'Arande, qui desja commenceoit à porter
242. les armes. La contesse d'Arande s'estoit retirée en une
243. maison de plaisance qu'elle avoit sur la frontiere d'Arragon
244. et de Navarre; et fut fort aise, quand elle veit revenir
245. Amadour, lequel près de trois ans avoit esté absent. Il
246. fut bien venu d'un chascun, et commanda la contesse qu'il
247. fut traicté comme son propre filz. Tandis qu'il fut avecq
248. elle, elle luy communicqua toutes ses affaires de sa maison,
249. et en remectoit la plus part à son oppinion; et gaigna ung
250. si grand credit en ceste maison, que, en tous les lieux où il
251. vouloit venir, on luy ouvroit tousjours la porte, estimant
252. sa preud'hommye si grande, que l'on se fyoit en luy de
253. toutes choses comme ung sainct ou ung ange. Floride,
254. pour l'amitié qu'elle portoit à sa femme Avanturade et à
255. luy, le chercheoit en tous lieux où elle le voioit; et ne se
256. doubtoit en riens de son intention : parquoy elle ne se
257. gardoit de nulle contenance, pour ce que son cueur ne
258. souffroit nulle passion, sinon qu'elle sentoit ung très
259. grand contentement, quant elle estoit auprès de luy, mais
260. autre chose n'y pensoit. Amadour, pour eviter le jugement
261. de ceulx qui ont experimenté la difference du regard des
262. amans au pris des aultres, fut en grande peyne. Car quant
263. Floride venoit parler à luy privement, comme celle qui
264. n'y pensoit en nul mal, le feu caché en son cueur le brusloit
265. si fort qu'il ne pouvoit empescher que la couleur ne luy
266. montast au visaige, et que les estincelles saillissent par ses
267. oeilz. Et à fin que, par frequentation, nul ne s'en peust
268. apparcevoir, se meist à entretenir une fort belle dame,
269. nommée Poline, femme qui en son temps fut estimée si
270. belle, que peu d'hommes qui la veoyent eschappoient de
271. ses lyens. Ceste Poline, ayant entendu comme Amadour
272. avoit mené l'amour à Barselonne et à Parpignan, en sorte
273. qu'il estoit aymé des plus belles et honnestes dames du
274. païs, et, sur toutes, d'une contesse de Palamos, que l'on
275. estimoit la premiere en beaulté de toutes les dames d'Es-
276. paigne et de plusieurs aultres, luy dist qu'elle avoit grande
277. pitié de luy, veu que après tant de bonnes fortunes, il
278. avoit espouzé une femme si layde que la sienne. Amadour,
279. entendant bien par ces parolles qu'elle avoit envye de
280. remedier à sa necessité, luy en tint les meilleurs propos
281. qu'il fut possible, pensant que, en luy faisant acroyre
282. une mensonge, il luy couvriroit une verité. Mais elle, fine,
283. experimentée en amour, ne se contenta de parolles; toutes-
284. foys, sentant très bien que son cueur n'estoit satisfaict
285. de cest amour, se doubta qu'il la voulsist faire servir de
286. couverture, et, pour ceste occasion, le regardoit de si près
287. qu'elle avoit tousjours le regard à ses oeilz, qui sçavoyent
288. si bien faindre qu'elle ne povoit juger que par bien obscur
289. soupson; mais ce n'estoit-ce sans grande peyne au gentil-
290. homme, auquel Floride, ignorant toutes ces malices,
291. s'adressoit souvent devant Poline si priveement qu'il avoit
292. une merveilleuse peyne à contraindre son regard contre
293. son cueur; et, pour eviter qu'il n'en vint inconvenient ung
294. jour, parlant à Floride, appuyé sur une fenestre, luy tint
295. tel propos : « M'amye, je vous supplie me conseiller lequel
296. vault mieulx parler ou mourir ? » Floride luy respondit
297. promptement : « Je conseilleray tousjours à mes amys
298. de parler, et non de morir; car il y a peu de parolles qui
299. ne se puissent amender, mais la vie perdue ne se peult
300. recouvrer. – Vous me promectrez doncques, dist Amadour,
301. que vous ne serez non seullement marrye des propos
302. que je vous veulx dire, mais estonnée jusques à temps
303. que vous entendiez la fin ? » Elle luy respondit : « Dictes
304. ce qu'il vous plaira; car, si vous m'estonnez, nul autre ne
305. m'asseurera. » Il commencea à luy dire : « Ma dame, je ne
306. vous ay encores voulu dire la très grande affection que je
307. vous porte, pour deux raisons : l'une, que j'entendois par
308. long service vous en donner l'experience; l'autre, que je
309. doubtois que vous estimissiez gloire en moy, qui suis
310. ung simple gentil homme, de m'addresser en lieu qu'il ne
311. m'appartient de regarder. Et encores, quant je serois
312. prince comme vous, la loyaulté de vostre cueur ne permec-
313. troit que aultre que celluy qui en a prins la possession, filz
314. de l'Infant Fortuné, vous tienne propos d'amityé. Mais, ma
315. dame, tout ainsy que la necessité en une forte guerre
316. contrainct faire le degast de son propre bien, et ruyner le
317. bled en herbe, de paour que l'ennemy n'en puisse faire
318. son proffict, ainsi prens-je le hazard de advancer le fruict
319. que avecq le temps j'esperois cueillir, pour garder que les
320. ennemys de vous et de moy n'en peussent faire leur proffict
321. à vostre dommaige. Entendez, ma dame, que, des l'heure
322. de vostre grande jeunesse, je me suis tellement dedié à
323. vostre service, que je n'ay cessé de chercher les moyens
324. pour acquerir vostre bonne grace; et, pour ceste occasion
325. seulle, me suis maryé à celle que je pensoys que vous
326. aymiez le mieulx. Et sçachant l'amour que vous portiez
327. au filz de l'Infant Fortuné, ay mis peine de le servir et
328. hanter comme vous sçavez; et tout ce que j'ay pensé vous
329. plaire, je l'ay cherché de tout mon pouvoir. Vous voyez
330. que j'ay acquis la grace de la contesse vostre mere, et du
331. conte vostre frere et de tous ceulx que vous aymez, telle-
332. ment que je suys en ceste maison tenu non comme servi-
333. teur, mais comme enffant; et tout le travail que j'ay prins
334. il y a cinq ans, n'a esté que pour vivre toute ma vie avecq
335. vous. Entendez, ma dame, que je ne suys poinct de ceulx
336. qui pretendent par ce moyen avoir de vous ne bien ne
337. plaisir autre que vertueux. Je sçay que je ne vous puis
338. espouser; et, quand je le pourrois, je ne le vouldrois, contre
339. l'amour que vous portez à celluy que je desire vous veoir
340. pour mary. Et, aussy, de vous aimer d'une amour vitieuse,
341. comme ceulx qui esperent de leur long service une recom-
342. pense au deshonneur des dames, je suis si loing de ceste
343. affection, que j'aymerois mieulx vous veoir morte, que de
344. vous sçavoir moins digne d'estre aymée, et que la vertu
345. fust admoindrye en vous, pour quelque plaisir qui m'en
346. sceust advenir. Je ne pretends, pour la fin et recompense
347. de mon service, que une chose : c'est que vous me voulliez
348. estre maistresse si loyalle que jamais vous ne m'esloigniez
349. de vostre bonne grace, que vous me continuiez au degré
350. où je suis, vous fiant en moy plus que en nul aultre, prenant
351. ceste seurté de moy, que, si, pour vostre honneur ou chose
352. qui vous touchast, vous avez besoing de la vie d'un gentil
353. homme, la myenne y sera de très bon cueur employée, et
354. en pouvez faire estat, pareillement, que toutes les choses
355. honnestes et vertueuses que je feray seront faictes seullement
356. pour l'amour de vous. Et, si j'ay faict, pour dames moindres
357. que vous, chose dont on ayt faict estime, soyez seure que,
358. pour une telle maistresse, mes entreprinses croistront de telle
359. sorte que les choses que je trouvois impossibles me seront
360. très facilles. Mais, si vous ne m'acceptez pour du tout vostre,
361. je delibere de laisser les armes, et renoncer à la vertu qui ne
362. m'aura secouru à mon besoing. Parquoy, ma dame, je vous
363. supplie que ma juste requeste me soit octroyée, puisque
364. vostre honneur et conscience ne me la peuvent refuser. »

365. La jeune dame, oyant ung propos non accoustumé,
366. commencea à changer de couleur et baisser les oeils comme
367. femme estonnée. Toutesfoys, elle, qui estoit saige, luy
368. dist : « Puis que ainsy est, Amadour, que vous demandez
369. de moy ce que vous en avez, pourquoy est-ce que vous
370. me faictes une si grande et longue harangue ? J'ay si grand
371. paour que, soubz voz honnestes propos, il y ayt quelque
372. malice cachée pour decepvoir l'ingnorance joincte à ma
373. jeunesse, que je suis en grande perplexité de vous respondre.
374. Car, de refuser l'honneste amityé que vous m'offrez,
375. je ferois le contraire de ce que j'ay faict jusques icy, que je
376. me suis plus fyée en vous, que en tous les hommes du
377. monde. Ma conscience ny mon honneur ne contreviennent
378. poinct à vostre demande, ny l'amour que je porte au filz
379. de l'Infant Fortuné; car elle est fondée sur mariage, où
380. vous ne pretendez riens. Je ne sçaiche chose qui me doibve
381. empescher de faire response selon vostre desir, sinon une
382. craincte que j'ay en mon cueur, fondée sur le peu d'occasion
383. que vous avez de me tenir telz propos; car, si vous avez ce
384. que vous demandez, qui vous contrainct d'en parler si
385. affectionnement ? » Amadour, qui n'estoit sans response,
386. luy dist : « Ma dame, vous parlez très prudemment, et me
387. faictes tant d'honneur de la fiance que vous dictes avoir en
388. moy, que, si je ne me contante d'un tel bien, je suys indigne
389. de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celluy
390. qui veult bastir ung edifice perpetuel, il doibt regarder à
391. prendre ung seur et ferme fondement : parquoy, moy,
392. qui desire perpetuellement demorer en vostre service, je
393. doibs regarder non seullement les moyens pour me tenir
394. près de vous, mais empescher qu'on ne puisse congnoistre
395. la très grande affection que je vous porte; car, combien
396. qu'elle soyt tant honneste qu'elle se puisse prescher partout,
397. si est-ce que ceulx qui ignorent le cueur des amans ont
398. souvent jugé contre verité. Et de cella vient autant mauvais
399. bruict, que si les effects estoient meschans. Ce qui me faict
400. dire cecy, et ce qui m'a faict advancer de le vous declairer,
401. c'est Poline, laquelle a prins ung si grand soupson sur moy,
402. sentant bien à son cueur que je ne la puis aymer, qu'elle
403. ne faict en tous lieux que espier ma contenance. Et quant
404. vous venez parler à moy devant elle si privement, j'ay si
405. grand paour de faire quelque signe où elle fonde jugement,
406. que je tumbe en inconvenient dont je me veulx garder;
407. en sorte que j'ay pensé vous supplier que, devant elle et
408. devant celles que vous congnoissez aussi malitieuses, ne
409. veniez parler à moy ainsy soubzdainement; car j'aymerois
410. mieulx estre mort, que creature vivante en eust la congnois-
411. sance. Et n'eust esté l'amour que j'avoys à vostre honneur,
412. je n'avois poinct proposé de vous tenir ces propos, d'autant
413. que je me tiens assez heureux de l'amour et fiance que vous
414. me portez, où je ne demande rien davantaige que perse-
415. verance. »

416. Floride, tant contante qu'elle n'en pouvoit plus porter,
417. commencea en son cueur à sentir quelque chose plus qu'elle
418. n'avoit accoustumé; et, voyant les honnestes raisons qu'il
419. luy alleguoit, luy dist que la vertu et l'honnesteté respon-
420. droient pour elle, et lui accordoit ce qu'il demandoit;
421. dont si Amadour fut joyeulx, nul qui ayme ne le peult
422. doubter. Mais Floride creut trop plus son conseil qu'il ne
423. vouloit; car elle, qui estoit crainctifve non seullement
424. devant Poline, mais en tous autres lieux, commencea à ne
425. le chercher pas, comme elle avoit accoustumé; et, en cest
426. esloignement, trouva mauvais la grande frequentation
427. qu'Amadour avoit avecq Poline, laquelle elle voyoit tant
428. belle qu'elle ne pouvoit croyre qu'il ne l'aymast. Et, pour
429. passer sa grande tristesse, entretint tousjours Advanturade,
430. laquelle commençoit fort à estre jalouse de son mary et
431. de Poline; et s'en plaignoit souvent à Floride, qui la conso-
432. loit le mieulx qu'il luy estoit possible, comme celle qui
433. estoit frappée d'une mesme peste. Amadour s'apparceut
434. bientost de la contenance de Floride, et non seulement
435. pensa qu'elle s'esloignoit de luy par son conseil, mais qu'il
436. y avoit quelque fascheuse oppinion meslée. Et ung jour,
437. venant de vespres d'un monastaire, luy dist : « Ma dame,
438. quelle contenance me faictes-vous ? – Telle que je pense
439. que vous la voulez, respondit Floride. » A l'heure, soup-
440. sonnant la verité, pour sçavoir s'il estoit vray, vat dire :
441. « Ma dame, j'ay tant faict par mes journées, que Poline
442. n'a plus d'opinion de vous. » Elle luy respondit : « Vous ne
443. sçauriez mieulx faire, et pour vous et pour moy; car, en
444. faisant plaisir à vous-mesme, vous me faites honneur. »
445. Amadour estima, par ceste parolle, qu'elle estimoit qu'il
446. prenoit plaisir à parler à Poline, dont il fut desesperé qu'il
447. ne se peut tenir de luy dire en collere : « Ha ! ma dame,
448. c'est bien tost commancé de tormenter ung serviteur, et
449. le lapider de bonne heure; car je ne pense poinct avoir
450. porté peyne qui m'ayt esté plus ennuyeuse que la contraincte
451. de parler à celle que je n'ayme poinct. Et puis que ce que
452. faictz pour vostre service est prins de vous en autre part,
453. je ne parleray jamais à elle; et en advienne ce qu'il en pourra
454. advenir ! Et à fin de dissimuller mon courroux, comme j'ay
455. faict mon contentement, je m'en voys en quelque lieu icy
456. auprès, en actendant que vostre faintaisie soit passée. Mais
457. j'espere que là j'auray quelques nouvelles de mon cappitaine
458. de retourner à la guerre, où je demoreray si long temps,
459. que vous congnoistrez que autre chose que vous ne me
460. tient en ce lieu. » Et, en ce disant, sans actendre aultre
461. responce d'elle, partit incontinant. Floride demora tant
462. ennuyée et triste, qu'il n'estoit possible de plus. Et com-
463. mencea l'amour, poulcée de son contraire, à monstrer sa
464. très grande force, tellement que elle, congnoissant son
465. tort, escripvoit incessamment à Amadour, le priant de
466. vouloir retourner; ce qu'il feyt après quelques jours, que sa
467. grande collere lui estoit diminuée.

468. Je ne sçaurois entreprendre de vous compter par le
469. menu les propos qu'ilz eurent pour rompre ceste
470. jalousie. Toutesfoys, il gaingna la bataille, tant qu'elle
471. luy promist que jamais elle ne croyroit non seullement qu'il
472. aymast Poline, mais qu'elle seroit toute asseurée que ce luy
473. estoit ung martire trop importable de parler à elle ou à
474. aultre, sinon pour luy faire service.

475. Après que l'amour eust vaincu ce premier soupson,
476. et que les deux amans commencerent à prandre plus de
477. plaisir que jamais à parler ensemble, les nouvelles vindrent
478. que le Roy d'Espaigne envoyoit toute son armée à
479. Sauce. Parquoy, celluy qui avoit accoustumé d'y
480. estre le premier, n'avoit garde de faillyr à pourchasser
481. son honneur; mais il est vray que c'estoit avecq ung aultre
482. regret, qu'il n'avoit accoustumé, tant de perdre son plaisir
483. qu'il avoit que de paour de trouver mutation à son retour,
484. pource qu'il voyoit Floride pourchassée de grans princes
485. et seigneurs, et desjà parvenue à l'aage de quinze ou seize
486. ans; parquoy pensa que, si elle estoit en son absence
487. maryée, il n'auroit plus d'occasion de la veoir, sinon que la
488. contesse d'Arande luy donnast Avanturade, sa femme,
489. pour compaignye. Et mena si bien son affaire envers ses
490. amys, que la comtesse et Floride luy promirent que, en
491. quelque lieu qu'elle fust mariée, sa femme Avanturade
492. yroit. Et combien qu'il fust question à l'heure de marier
493. Floride en Portugal, si estoit-il deliberé qu'elle ne l'haban-
494. donneroit jamais; et, sur ceste asseurance, non sans ung
495. regret indicible, s'en partit Amadour, et laissa sa femme
496. avecq la contesse. Quant Floride seulle ouyt le depar-
497. tement de son bon serviteur, elle se mect à faire toutes
498. choses si bonnes et vertueuses, qu'elle esperoit par cella
499. actaindre le bruict des plus parfaictes dames, et d'estre
500. reputée digne d'avoir ung tel serviteur que Amadour.
501. Lequel, estant arrivé à Barselonne, fut festoyé des dames
502. comme il avoit accoustumé; mais elles le trouverent tant
503. changé, qu'elles n'eussent jamais pensé que mariage eust
504. telle puissance sur ung homme qu'il avoit sur luy; car
505. il sembloit qu'il se faschoit de veoir les choses que aus-
506. tresfois il avoit desirées; et mesme la contesse de Palamos,
507. qu'il avoit tant aymée, ne sceut trouver moyen de le faire
508. aller seullement jusques à son logis, qui fut cause qu'il
509. n'arresta à Barselonne que le moins qu'il luy fut possible,
510. comme celluy à qui l'heure tardoit d'estre au lieu où l'on
511. n'esperoit que luy. Et quant il fut arrivé à Sauce, commencea
512. la guerre grande et cruelle entre les deux Roys, laquelle ne
513. suis deliberé de racompter, ne aussy les beaulx faictz que
514. feit Amadour, car mon compte seroit assez long pour
515. employer toute une journée. Mais sçachez qu'il empor-
516. toit le bruict par dessus tous ses compaignons. Le duc de
517. Nageres arriva à Parpignan, ayant charge de deux
518. mil hommes et pria Amadour d'estre son lieutenant, lequel
519. avecq ceste bande feit tant bien son debvoir, que l'on
520. n'oyoit en toutes les escarmouches crier que Nageres !

521. Or, advint que le Roy de Thunis, qui de long temps
522. faisoit la guerre aux Espaignols, entendit comme les Roys
523. de France et d'Espaigne faisoient la guerre guerroyable
524. sur les frontieres de Parpignan et Narbonne; se pensa que
525. en meilleure saison ne pourroit-il faire desplaisir au Roy
526. d'Espaigne, et envoya un grand nombre de fustes et
527. autres vaisseaux, pour piller et destruire tout ce qu'ils
528. pourroient trouver mal gardé sur les frontières d'Espai-
529. gne. Ceulx de Barselonne, voyans passer devant eulx une
530. grande quantité de voilles, en advertirent le Vis-Roy,
531. qui estoit à Sauce, lequel incontinant envoya le duc de
532. Nageres à Palamos. Et quant les Maures veirent que le
533. lieu estoit si bien gardé, faingnirent de passer oultre; mais,
534. sur l'heure de minuict, retournerent, et meirent tant de
535. gens en terre, que le duc de Nageres, surprins de ses enne-
536. mys, fut emmené prisonnier. Amadour, qui estoit fort
537. vigillant, entendit le bruict, assembla incontinant le plus
538. grand nombre qu'il peut de ses gens, et se defendit si bien
539. que la force de ses ennemys fut long temps sans luy pouvoir
540. nuyre. Mais, à la fin, sçachant que le duc de Nageres estoit
541. prins, et que les Turcs estoient deliberez de mectre le feu
542. à Palamos, et le brusler en la maison qu'il tenoit forte
543. contre eulx, ayma mieulx se rendre que d'estre cause de la
544. perdition des gens de bien qui estoient en sa compaignye;
545. et aussy que, se mectant à rançon, espereroit encores reveoir
546. Floride. A l'heure, se rendit à ung Turc, nommé Dorlin,
547. gouverneur du Roy de Thunis, lequel le mena à son maistre,
548. où il fut le très bien receu et encores mieux gardé; car il
549. pensoit bien, l'ayant entre ses mains, avoir l'Achilles de
550. toutes les Espaignes.

551. Ainsi demoura Amadour près de deux ans au service
552. du Roy de Thunis. Les nouvelles vindrent en Espaigne
553. de ceste prinse, dont les parens du duc de Nageres feirent
554. ung grand dueil; mais ceulx qui aymoient l'honneur du
555. pays estimerent plus grande la perte de Amadour. Le bruict
556. en vint dans la maison de la contesse d'Arande, où pour
557. l'heure estoit la pauvre Avanturade griefvement mallade.
558. La contesse, qui se doubtoit bien fort de l'affection que
559. Amadour portoit à sa fille, laquelle elle souffroit et dissi-
560. mulloit pour les vertuz qu'elle congnoissoit en luy, appella
561. sa fille à part et luy dist les piteuses nouvelles. Floride, qui
562. sçavoit bien dissimuller, luy dist que c'estoit grande perte
563. pour toute leur maison, et que surtout elle avoit pitié de
564. sa pauvre femme, veu mesmement la maladye où elle estoit.
565. Mais, voyant sa mere pleurer très fort, laissa aller quelques
566. larmes pour luy tenir compaignye, afin que, par trop
567. faindre, sa faincte ne fust descouverte. Depuis ceste
568. heure-là, la contesse luy en parloit souvent, mais jamais
569. ne sceut tirer contenance où elle peust asseoir jugement.
570. Je laisseray à dire les voiages, prieres, oraisons et jeusnes,
571. que faisoit ordinairement Floride pour le salut de Amadour;
572. lequel, incontinant qu'il fut à Thunis, ne faillit d'envoyer
573. de ses nouvelles à ses amys, et, par homme fort seur,
574. advertir Floride qu'il estoit en bonne santé et espoir de la
575. reveoir : qui fut à la pauvre dame le seul moyen de souste-
576. nir son ennuy. Et ne doubtez, puisqu'il luy estoit permis
577. d'escripre, qu'elle s'en acquicta si dilligemment, que
578. Amadour n'eut poinct faulte de la consolation de ses lettres
579. et epistres.

580. Et fut mandée la contesse d'Arande, pour aller à Sarra-
581. gosse, où le Roy estoit arrivé; et là se trouva le jeune duc
582. de Cardonne, qui feit poursuicte si grande envers le Roy
583. et la Royne, qu'ilz prierent la contesse de faire le mariaige
584. de luy et de sa fille. La contesse, comme celle qui en riens
585. ne leur voulloit desobeyr, l'accorda, estimant que en sa
586. fille, qui estoit si jeune, n'y avoit volunté que la sienne.
587. Quant tout l'accord fut faict, elle dist à sa fille, comme elle
588. luy avoit choisy le party qui luy sembloit le plus necessaire.
589. La fille, sçachant que en une chose faicte ne falloit poinct
590. de conseil, luy dist que Dieu fust loué du tout; et, voyant
591. sa mere si estrange envers elle, ayma mieulx luy obeyr,
592. que d'avoir pitié de soy mesmes. Et, pour la resjouyr
593. de tant de malheurs, entendit que l'Infant Fortuné estoit
594. malade à la mort; mais jamais, devant sa mere ne nul autre,
595. n'en feit ung seul semblant, et se contraingnit si fort, que
596. les larmes, par force retirées en son cueur, feirent sortir
597. le sang par le nez en telle abondance, que la vie fut en
598. dangier de s'en aller quant et quant; et, pour la restaurer,
599. espouza celuy qu'elle eut voluntiers changé à la mort.
600. Après les nopces faictes, s'en alla Floride avecq son mary
601. en la duché de Cardonne, et mena avecq elle Avanturade,
602. à laquelle elle faisoit privement ses complainctes, tant de la
603. rigueur que sa mere luy avoit tenue, que du regret d'avoir
604. perdu le filz de l'Infant Fortuné; mais du regret d'Amadour,
605. ne luy en parloit que par maniere de la consoler. Ceste
606. jeune dame doncques se delibera de mectre Dieu et l'honneur
607. devant ses œilz, et dissimulla si bien ses ennuyz, que jamais
608. nul des siens ne s'apparceut que son mary luy despleust.

609. Ainsy passa ung long temps Floride, vivant d'une vie
610. moins belle que la mort; ce qu'elle ne faillit de mander
611. à son serviteur Amadour, lequel, congnoissant son grand
612. et honneste cueur, et l'amour qu'elle portoit au filz de
613. l'Infant Fortuné, pensa qu'il estoit impossible qu'elle
614. sceust vivre longuement, et la regretta comme celle qu'il
615. tenoit pis que morte. Ceste peyne augmenta celle qu'il
616. avoyt; et eut voulu demorer toute sa vye esclave comme
617. il estoit, et que Floride eust eu ung mary selon son desir,
618. oubliant son mal pour celluy qu'il sentoit que portoit
619. s'amye. Et, pour ce qu'il entendit, par ung amy qu'il avoit
620. acquis à la court du Roy de Thunis, que le Roy estoit
621. delibéré de luy faire presenter le pal, ou qu'il eust à renoncer
622. sa foy, pour l'envye qu'il avoit, s'il le pouvoit randre bon
623. Turc, de le tenir avecq luy, il feit tant avecq le maistre qui
624. l'avoit prins, qu'il le laissa aller sur sa foy, le mectant à si
625. grande rançon qu'il ne pensoit poinct que ung homme de
626. si peu de biens la peust trouver. Et ainsy, sans en parler
627. au Roy, le laissa son maistre aller sur sa foy. Luy, venu à
628. la court devers le Roy d'Espaigne, s'en partit bien tost pour
629. aller chercher sa rançon à tous ses amys; et s'en alla tout
630. droict à Barselonne, où le jeune duc de Cardonne, sa mere
631. et Floride, estoient allez pour quelque affaire. Sa femme
632. Avanturade, si tost qu'elle ouyt les nouvelles que son mary
633. estoit revenu, le dist à Floride, laquelle s'en resjouyt
634. comme pour l'amour d'elle. Mais, craingnant que la joye
635. qu'elle avoit de le veoir luy fist changer de visaige, et que
636. ceulx qui ne la congnoissoient poinct en prinssent
637. mauvaise opinion, se tint à une fenestre, pour le veoir
638. venir de loing. Et, si tost qu'elle l'advisa, descendit par
639. ung escallier tant obscur que nul ne pouvoit congnoistre
640. si elle changeoit de couleur; et ainsy, ambrassant Amadour,
641. le mena en sa chambre, et de là à sa belle mere, qui ne
642. l'avoit jamais veu. Mais il n'y demoura poinct deux jours,
643. qu'il se feit autant aymer dans leur maison, qu'il estoit en
644. celle de la contesse d'Arande.

645. Je vous laisseray à penser les propos que Floride et
646. luy peurent avoir ensemble, et les complainctes qu'elle
647. luy feit des maulx qu'elle avoit receuz en son absence.
648. Après plusieurs larmes gectées du regret qu'elle avoit,
649. tant d'estre mariée contre son cueur, que d'avoir perdu
650. celluy qu'elle aimoit tant, lequel jamais n'esperoit de
651. reveoir, se delibera de prendre sa consolation en l'amour et
652. seurté qu'elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne
653. luy osoit declairer; mais, luy, qui s'en doubtoit bien, ne
654. perdoit occasion ne temps pour luy faire congnoistre la
655. grande amour qu'il luy portoit. Sur le poinct qu'elle estoit
656. presque toute gaingnée de le recepvoir, non à serviteur,
657. mais à seur et parfaict amy, arriva une malheureuse fortune;
658. car le Roy, pour quelque affaire d'importance, manda
659. incontinant Amadour; dont sa femme eut si grand regret,
660. que, en oyant ces nouvelles, elle s'esvanouyt, et tumba
661. d'un degré où elle estoit, dont elle se blessa si fort, que
662. oncques puis n'en releva. Floride, qui, par ceste mort,
663. perdoit toute consolation, feyt tel dueil que peult faire
664. celle qui se sent destituée de ses parens et amys. Mais
665. encores le print plus mal en gré Amadour; car, d'un costé,
666. il perdoit l'une des femmes de bien qui oncques fut, et
667. de l'autre, le moyen de povoir jamais reveoir Floride; dont
668. il tomba en telle tristesse, qu'il cuida soubdainement
669. morir. La vielle duchesse de Cardonne incessamment le
670. visitoit, luy allegant les raisons des philosophes, pour luy
671. faire porter ceste mort patiemment. Mais riens ne servoit;
672. car, si la mort, d'un costé, le tourmentoit, l'amour, de
673. l'autre costé, augmentoit le martire. Voyant Amadour
674. que sa femme estoit enterrée, et que son maistre le mandoit,
675. parquoy il n'avoit plus occasion de demorer, eut tel deses-
676. poir en son cueur, qu'il cuyda perdre l'entendement.
677. Floride, qui, en le cuydant consoler, estoit sa desolation,
678. fut toute une après disnée à luy tenir les plus honnestes
679. propos qu'il luy fut possible, pour luy cuyder diminuer
680. la grandeur de son dueil, l'asseurant qu'elle trouveroit
681. moyen de le povoir veoir plus souvent qu'il ne cuydoit.
682. Et, pour ce que le matin debvoit partyr, et qu'il estoit si
683. foible qu'il ne se povoit bouger de dessus son lict, la suplia
684. de le venir veoir au soir, après que chascun y auroit esté;
685. ce qu'elle luy promist, ignorant que l'extremité de l'amour
686. ne congnoist nulle raison. Luy, que se voyoit du tout
687. desesperé de jamais la povoir recepvoir, que si longuement
688. l'avoit servie et n'en avoit jamais eu nul autre traictement
689. que vous avez oy, fut tant combatu de l'amour dissimullée
690. et du desespoir qui luy monstroit tous les moyens de la
691. hanter perduz, qu'il se delibera de jouer à quicte ou à
692. double, pour du tout la perdre ou du tout la gaingner, et
693. se payer en une heure du bien qu'il pensoit avoir merité.
694. Il feit encourtiner son lict, de sorte que ceulx qui venoient
695. à la chambre ne le povoient veoir, et se plaingnit beaucoup
696. plus qu'il n'avoit accoustumé, tant que tous ceulx de ceste
697. maison ne pensoient pas que il deust vivre vingt quatre
698. heures.

699. Après que chascun l'eut visité, au soir, Floride, à la
700. requeste mesmes de son mary, y alla, esperant, pour le
701. consoler, luy declarer son affection, et que du tout elle
702. le vouloit aymer, ainsy que l'honneur le peult permectre.
703. Et se vint seoir en une chaise qui estoit au chevet de son
704. lict, et commencea son reconfort par pleurer avecq luy.
705. Amadour, la voyant remplye de tel regret, pensa que en ce
706. grand torment pourroit plus facillement venir à bout de
707. son intention, et se leva de dessus son lict; dont Floride,
708. pensant qu'il fust trop foible, le voulut engarder. Et se
709. meist à deux genoulx devant elle, luy disant : « Faut-il que
710. pour jamais je vous perde de veue ? » Se laissa tumber
711. entre ses bras, comme ung homme à qui force default.
712. La pauvre Floride l'embrassa et le soustint longuement,
713. faisant tout ce qui lui estoit possible pour le consoler; mais
714. la medecine qu'elle luy bailloit, pour amender sa douleur,
715. la luy rendoit beaucoup plus forte; car, en faisant le demy
716. mort et sans parler, s'essaya à chercher ce que l'honneur
717. des dames deffend. Quant Floride s'apparceut de sa mau-
718. vaise volunté, ne la pouvoit croire, veu les honnestes propos
719. que tousjours luy avoit tenuz; luy demanda que c'estoit
720. qu'il vouloit; mais Amadour, craignant d'ouyr sa response,
721. qu'il sçavoit bien ne povoir estre que chaste et honneste,
722. sans luy dire riens, poursuivit, avecq toute la force qu'il
723. luy fut possible, ce qu'il chercheoit; dont Floride, bien
724. estonnée, soupsonna plus tost qu'il fust hors de son sens,
725. que de croyre qu'il pretendist à son deshonneur. Parquoy
726. elle appela tout hault ung gentil homme qu'elle sçavoit
727. bien estre en la chambre avecq elle; dont Amadour, deses-
728. peré jusques au bout, se regecta dessus son lict si soub-
729. dainement, que le gentil homme cuydoit qu'il fust tres-
730. passé. Floride, qui s'estoyt levée de sa chaise, luy dist :
731. « Allez, et apportez vistement quelque bon vinaigre. »
732. Ce que le gentil homme feyt. A l'heure, Floride commencea
733. à dire : « Amadour, quelle follye est montée en vostre
734. entendement ? et qu'est-ce qu'avez pensé et voulu faire ? »
735. Amadour, qui avoit perdu toute raison par la force d'amour,
736. luy dist : « Ung si long service merite-il recompense de
737. telle cruaulté ? – Et où est l'honneur, dist Floride, que
738. tant de foys vous m'avez presché ? – Ha ! ma dame, dist
739. Amadour, il n'est possible de plus aymer pour vostre
740. honneur que je faictz; car, avant que fussiez mariée, j'ay
741. sceu si bien vaincre mon cueur, que vous n'avez sceu
742. congnoistre ma volunté; mais, maintenant que vous
743. l'estes, et que vostre honneur peult estre couvert, quel
744. tort vous tiens-je de demander ce qui est mien ? Car, par
745. la force d'amour, je vous ay si bien gaignée que celluy
746. qui premier a eu vostre cueur a si mal poursuivy le corps,
747. qu'il a merité de perdre le tout ensemble. Celluy qui possede
748. vostre corps n'est pas digne d'avoir vostre cueur : parquoy,
749. mesmes le corps ne luy appartient. Mais, moy, ma dame,
750. qui durant cinq ou six ans, ay porté tant de peynes et de
751. maulx pour vous, que vous ne pouvez ignorer que à moy
752. seul appartiennent le corps et le cueur, pour lequel j'ay
753. oblyé le mien. Et si vous vous cuydez defendre par la
754. conscience, ne doubtez poinct que, quant l'amour force
755. le corps et le cueur, le peché soyt jamais imputé. Ceulx
756. qui, par fureur, mesmes viennent à se tuer, ne peuvent
757. pecher quoiqu'ils fassent; car la passion ne donne lieu
758. à la raison. Et, si la passion d'amour est la plus impor-
759. table de tous les autres, et celle qui plus aveugle tous les
760. sens, quel peché vouldriez-vous attribuer à celluy qui se
761. laisse conduire par une invincible puissance ? Je m'en
762. voys, et n'espere jamais de vous veoir. Mais, si j'avoys
763. avant mon partement la seurté de vous que ma grande
764. amour merite, je serois assez fort pour soustenir en patience
765. les ennuictz de ceste longue absence. Et, s'il ne vous plaist
766. m'octroyer ma requeste, vous orrez bien tost dire que
767. vostre rigueur m'aura donné une malheureuse et cruelle
768. mort. »769. Floride, non moins marrye que estonnée de oyr tenir
770. telz propos à celluy duquel jamais n'eust eu soupson de
771. chose semblable, luy dist en pleurant : « Helas ! Amadour,
772. sont-ce icy les vertueux propos que durant ma jeunesse
773. m'avez tenuz ? Est-ce cy l'honneur et la conscience que
774. vous m'avez maintesfoys conseillé plustost mourir que de
775. perdre mon ame ? Avez-vous oblyé les bons exemples que
776. vous m'avez donnez des vertueuses dames qui ont resisté
777. à la folle amour, et le despris que vous avez tousjours
778. faict des folles ? Je ne puis croire, Amadour, que vous
779. soyez si loing de vous-mesmes, que Dieu, vostre conscience
780. et mon honneur soient du tout mortz en vous. Mais, si
781. ainsy est que vous le dictes, je loue la Bonté divine, qui a
782. prevenu le malheur où maintenant je m'alloys precipiter,
783. en me monstrant par vostre parolle le cueur que j'ay tant
784. ignoré. Car, ayant perdu le filz de l'Infant Fortuné, non
785. seullement pour estre marié ailleurs, mais pour ce que je
786. sçay qu'il en ayme une autre, et, me voyant mariée à celluy
787. que je ne puis, (quelque peine que je y mecte), aymer et
788. avoir agreable, j'avois pensé et delibéré de entierement et
789. du tout mectre mon cueur et mon affection à vous aymer,
790. fondant ceste amityé sur la vertu que j'ay tant congneue en
791. vous, et laquelle, par vostre moyen, je pense avoir attaincte :
792. c'est d'aymer plus mon honneur et ma conscience que ma
793. propre vie. Sur ceste pierre d'honnesteté, j'estois venue icy,
794. deliberée de y prendre ung très seur fondement; mais,
795. Amadour, en un moment, vous m'avez monstré que en
796. lieu d'une pierre necte et pure, le fondement de cest
797. ediffice seroit sur sablon legier ou sur la fange infame. Et
798. combien que desja j'avois commencé grande partie du
799. logis ou j'esperois faire perpetuelle demeure, vous l'avez
800. soubdain du tout ruyné. Parquoy, il fault que vous vous
801. deportiez de l'esperance que avez jamays eue en moy, et
802. vous deliberez, en quelque lieu que je sois, ne me chercher
803. ne par parolle, ne par contenance, ny esperer que je puisse
804. ou vuelle jamays changer ceste opinion. Je le vous dictz
805. avecq tel regret, qu'il ne peult estre plus grand; mais, si
806. je fusse venue jusque à avoir juré parfaicte amityé avecq
807. vous, je sens bien mon cueur tel, qu'il fust mort en ceste
808. rancontre; combien que l'estonnement que j'ay de me
809. veoir deceue est si grand, que je suis seure qu'il rendra ma
810. vie ou briefve ou doloreuse. Et, sur ce mot, je vous dictz
811. à Dieu, mais c'est pour jamais ! »

812. Je n'entreprendz poinct vous dire la douleur que sentoit
813. Amadour escoutant ces parolles; car elle n'est seullement
814. impossible à escripre, mais à penser, sinon à ceulx qui ont
815. experimenté la pareille. Et, voiant que, sur ceste cruelle
816. conclusion, elle s'en alloit, l'arresta par le bras, sçachant
817. très bien que, s'il ne luy ostoit la mauvaise oppinion qu'il
818. luy avoit donnée, à jamays il la perdroit. Parquoy, il luy
819. dist avecq le plus fainct visaige qu'il peut prendre : « Ma
820. dame, j'ay toute ma vie desiré d'aymer une femme de bien;
821. et pour ce que j'en ay trouvé si peu, j'ay bien voulu vous
822. experimenter, pour veoir si vous estiez, par vostre vertu,
823. digne d'estre autant estimée que aymée. Ce que main-
824. tenant je sçay certainement, dont je loue Dieu, qui addresse
825. mon cueur à aymer tant de perfection; vous suppliant me
826. pardonner ceste follye et audatieuse entreprinse, puis que
827. vous voyez que la fin en tourne à vostre honneur et à mon
828. grand contentement. » Floride, qui commançoit à con-
829. gnoistre la malice des hommes par luy, tout ainsy qu'elle
830. avoyt esté difficille à croire le mal où il estoit, ainsi fut-elle
831. et encores plus, à croyre le bien où il n'estoit pas, et luy
832. dist : « Pleust à Dieu que eussiez dict la verité ! Mais je ne
833. puis estre si ignorante, que l'estat de mariage où je suis ne
834. me face congnoistre clerement que forte passion et aveu-
835. glement vous a faict faire ce que vous avez faict. Car, si
836. Dieu m'eust lasché la main, je suis seure que vous ne
837. m'eussiez pas retiré la bride. Ceulx qui tentent pour chercher
838. la vertu n'ont accoustumé prendre le chemin que vous
839. avez prins. Mais c'est assez : si j'ay creu legierement quelque
840. bien en vous, il est temps que j'en congnoisse la verité,
841. laquelle maintenant me delivre de voz mains. » Et, en ce
842. disant, se partit Floride de la chambre, et, tant que la nuict
843. dura, ne feit que pleurer, sentant si grande douleur en
844. ceste mutation, que son cueur avoit bien à faire à soustenir
845. les assaulx du regret que amour luy donnoit. Car, combien
846. que, selon la raison, elle estoit deliberée de jamays plus
847. l'aymer, si est-ce que le cueur, qui n'est poinct subject
848. à nous, ne s'y voulut oncques accorder : parquoy, ne le
849. pouvant moins aymer qu'elle avoit accoustumé, sçachant
850. qu'amour estoit cause de ceste faulte, se delibera, satis-
851. faisant à l'amour, de l'aymer de tout son cueur, et, obeissant
852. à l'honneur, n'en faire jamays à luy ne à autre semblant.

853. Le matin, s'en partyt Amadour, ainsy fasché que vous
854. avez oy; toutesfois, son cueur, qui estoit si grand qu'il
855. n'avoit au monde son pareil, ne le souffryt desesperer, mais
856. luy bailla nouvelle invention de reveoir encores Floride
857. et avoir sa bonne grace. Doncques, en s'en allant devers
858. le roy d'Espaigne, lequel estoit à Tollede, print son
859. chemyn par la conté d'Arande, où, ung soir, bien tard, il
860. arriva; et trouva la contesse fort malade d'une tristesse
861. qu'elle avoit de l'absence de sa fille Floride. Quant elle
862. veid Amadour, elle le baisa et embrassa, comme si ce eut
863. esté son propre enfant, tant pour l'amour qu'elle luy
864. portoit, que pour celle qu'elle doubtoit qu'il avoit à
865. Floride, de laquelle elle luy demanda bien soingneusement
866. des nouvelles; qui luy en dist le mieulx qu'il luy fut possible,
867. mais non toute la verité; et luy confessa l'amityé d'eulx
868. deux, ce que Floride avoit tousjours celé, la priant luy
869. vouloir ayder d'avoir souvent de ses nouvelles, et de
870. retirer bien tost Floride avecq elle. Et dès le matin s'en
871. partyt; et après avoir faict ses affaires avecq le Roy, s'en
872. alla à la guerre, si triste et si changé de toutes conditions,
873. que dames, cappitaines, et tous ceulx qu'il avoit accous-
874. tumé de hanter, ne le congnoissoient plus; et ne se habilloit
875. que de noir, mais c'estoit d'une frize beaucoup plus grosse
876. qu'il ne la failloit pour porter le deuil de sa femme, duquel
877. il couvroit celluy qu'il avoit au cueur. Et ainsy passa
878. Amadour trois ou quatre années, sans revenir à la court.
879. Et la comtesse d'Arande, qui ouyt dire que Floride estoit
880. changée, et que c'estoit pitié de la veoir, l'envoya querir,
881. esperant qu'elle reviendroit auprès d'elle. Mais ce fut le
882. contraire; car, quant Floride sceut que Amadour avoit
883. declairé à sa mere leur amityé, et que sa mere, tant saige
884. et vertueuse, se confiant en Amadour, la trouva bonne, fut
885. en une merveilleuse perplexité, pour ce que, d'un cousté,
886. elle voyoit qu'elle l'estimoit tant, que, si elle luy disoit
887. la verité, Amadour en pourroit recepvoir mal, ce que
888. pour morir n'eust voulu, veu qu'elle se sentoit assez forte
889. pour le pugnir de sa follye, sans y appeller ses parens;
890. d'autre costé, elle veoyoit que, dissimullant le mal que elle
891. y sçavoit, elle seroit contraincte de sa mere et de tous ses
892. amys de parler à luy et luy faire bonne chere, par laquelle
893. elle craignoit fortiffier sa mauvaise oppinion. Mais, voyant
894. qu'il estoit loing, n'en feit grand semblant, et luy escrivoit
895. quant la contesse le luy commandoit; toutesfois, c'estoient
896. lettres qu'il povoit bien congnoistre venir plus d'obeis-
897. sance que de bonne volunté; dont il estoit autant ennuyé
898. en les lisant, qu'il avoit accoustumé se resjouyr des pre-
899. mieres.

900. Au bout de deux ou trois ans, après avoir faict tant de
901. belles choses que tout le papier d'Espaigne ne les sçauroit
902. soustenir, imagina une invention très grande, non pour
903. gaingner le cueur de Floride, car il le tenoit pour perdu,
904. mais pour avoir la victoire de son ennemye, puis que telle
905. se faisoit contre luy. Il meit arriere tout le conseil de
906. raison, et mesme la paour de la mort, dont il se mectoit
907. en hazard; delibera et conclud d'ainsy le faire. Or feit
908. tant envers le grand gouverneur, qu'il fut par luy deputé
909. pour venir parler au Roy de quelque entreprinse secrette
910. qui se faisoit sur Locatte; et se feit commander de
911. communiquer son entreprinse à la contesse d'Arande,
912. avant que la declairer au Roy, pour en prendre son bon
913. conseil. Et vint en poste tout droict en la conté d'Arande,
914. où il sçavoit qu'estoit Floride, et envoya secretement à la
915. contesse ung sien amy luy declarer sa venue, luy priant
916. la tenir secrette, et qu'il peust parler à elle la nuict, sans que
917. personne en sceust riens. La contesse, fort joyeuse de sa
918. venue, le dist à Floride, et l'envoya deshabiller en la chambre
919. de son mary, afin qu'elle fust preste quant elle la manderoit
920. et que chacun fut retiré. Floride, qui n'estoit pas encores
921. asseurée de sa premiere paour, n'en feyt semblant à sa
922. mere, mais s'en alla en ung oratoire se recommander à
923. Nostre Seigneur, et luy priant vouloir conserver son cueur
924. de toute meschante affection, pensa que souvent Amadour
925. l'avoit louée de sa beaulté, laquelle n'estoit poinct diminuée,
926. nonosbtant qu'elle eust esté longuement malade; parquoy,
927. aymant mieulx faire tort à son visaige, en le diminuant,
928. que de souffrir par elle le cueur d'un si honneste homme
929. brusler d'un si meschant feu, print une pierre qui estoit
930. en la chappelle, et s'en donna par le visaige si grand coup,
931. que la bouche, le nez et les oeilz en estoient tout difformez.
932. Et, à fin que l'on ne soupsonnast qu'elle l'eut faict, quant
933. la contesse l'envoya querir, se laissa tomber en sortant de
934. la chappelle le visaige contre terre et en cryant bien hault.
935. Arriva la contesse, qui la trouva en ce piteux estat, et
936. incontinant fut pansée et bandée par tout le visaige.

937. Après, la contesse la mena en sa chambre, et luy dist
938. qu'elle la prioit d'aller en son cabinet entretenir Amadour,
939. jusques ad ce qu'elle se fut deffaicte de toute sa compaignye;
940. ce que feit Floride, pensant qu'il y eust quelques gens avecq
941. luy. Mais, se trouvant toute seulle, la porte fermée sur elle,
942. fut autant marrie que Amadour content, pensant que, par
943. amour ou par force, il auroit ce qu'il avoit tant desiré.
944. Et, après avoir parlé à elle, et l'avoir trouvée au mesme
945. propos en quoy il l'avoit laissée, et que pour mourir elle ne
946. changeroit son oppinion, luy dist, tout oultré de deses-
947. poir : « Par Dieu ! Floride, le fruict de mon labeur ne me
948. sera poinct osté par vos scrupules; car, puis que amour,
949. patience et humble priere ne servent de riens, je n'espar-
950. gneray poinct ma force pour acquerir le bien qui, sans
951. l'avoir, me la feroit perdre. » Et, quant Floride veit son
952. visaige et ses oeilz tant alterez, que le plus beau tainct du
953. monde estoit rouge comme feu, et le plus doulx et plaisant
954. regard si orrible et furieux qu'il sembloit que ung feu très
955. ardant estincellast dans son cueur et son visaige; et en ceste
956. fureur, d'une de ses fortes et puissantes mains, print les
957. deux delicates et foibles de Floride. Mais elle, voyant que
958. toute defense lui defailloit, et que piedz et mains estoient
959. tenuz en telle captivité, qu'elle ne povoit fuyr, encores
960. moins se defendre, ne sceut quel meilleur remede trouver,
961. sinon chercher s'il n'y avoit poinct encores en luy quelque
962. racine de la premiere amour, pour l'honneur de laquelle il
963. obliast sa cruaulté : parquoy, elle luy dist : « Amadour, si
964. maintenant vous m'estimez comme ennemye, je vous
965. supplie, par l'honneste amour que j'ay autresfoys pensée
966. estre en vostre cueur, me voulloir escouter avant que me
967. tourmenter ! » Et, quant elle veid qu'il luy prestoit l'oreille,
968. poursuivyt son propos, disant : « Helas ! Amadour, quelle
969. occasion vous meut de chercher une chose dont vous ne
970. povez avoir contentement, et me donner ennuy le plus
971. grand que je sçaurois recepvoir? Vous avez tant experi-
972. menté ma volunté, du temps de ma jeunesse et de ma plus
973. grande beaulté, sur quoy vostre passion povoit prendre
974. excuse, que je m'esbahys que en l'aage et grande laydeur
975. où je suys, oultrée d'extreme ennuy, vous cherchez ce que
976. vous sçavez ne povoir trouver. Je suis seure que vous ne
977. doubtez poinct que ma volunté ne soyt telle qu'elle a
978. accoustumé; parquoy ne povez avoir par force ce que vous
979. demandez. Et, si vous regardez comme mon visaige est
980. accoustré, vous, en obliant la memoire du bien que vous y
981. avez veu, n'aurez poinct d'envye d'en approcher de plus
982. près. Et s'il y a encores en vous quelques reliques
983. de l'amour passée, il est impossible que la pitié ne vaincque
984. votre fureur. Et, à icelle que j'ay tant experimentée
985. en vous, je faictz ma plaincte et demande grace, à fin que
986. vous me laissez vivre en paix et en l'honnesteté que, selon
987. vostre conseil, j'ay deliberé garder. Et, si l'amour que vous
988. m'avez portée est convertye en hayne, et que, plus par
989. vengeance que par affection, vous vueillez me faire la plus
990. malheureuse femme du monde, je vous asseure qu'il n'en
991. sera pas ainsy, et me contraindrez, contre ma deliberation,
992. de declairer vostre meschante volunté à celle qui croyt
993. tant de bien de vous; et, en ceste congnoissance, povez
994. penser que vostre vie ne seroit pas en seureté. » Amadour,
995. rompant son propos, luy dist : « S'il me fault mourir, je
996. seray plustost quicte de mon torment; mais la difformité
997. de vostre visaige, que je pense estre faicte de vostre volunté,
998. ne m'empeschera poinct de faire la mienne; car quant je
999. ne pourrois avoir de vous que les oz, si les vouldrois-je
1000. tenir auprès de moy. » Et quant Floride veid que prieres,
1001. raison ne larmes ne luy servoient, et que en telle cruaulté
1002. poursuivoit son meschant desir, qu'elle n'avoit enfin
1003. force de y resister, se ayda du secours qu'elle craingnoit
1004. autant que perdre sa vie, et, d'une voix triste et piteuse,
1005. appella sa mere le plus hault qu'il luy fut possible. Laquelle
1006. oyant sa fille l'appeller d'une telle voix, eut merveilleu-
1007. sement grand paour de ce qui estoit veritable, et courut
1008. le plus tost qu'il luy fut possible, en la garde-robbe.
1009. Amadour, qui n'estoit pas si prest à morir qu'il disoit,
1010. laissa de si bonne heure son entreprinse, que la dame,
1011. ouvrant le cabinet, le trouva à la porte, et Floride assez
1012. loing de là. La contesse luy demanda : « Amadour, qui a-il ?
1013. Dictes-moy la verité. » Et, comme celluy qui n'estoit
1014. jamais desporveu d'inventions, avecques un visaige pasle
1015. et transy, luy dist : « Helas ! ma dame, de quelle condition
1016. est devenue madame Floride ? Je ne fuz jamais si estonné
1017. que je suis; car, comme je vous ay dict, je pensois avoir
1018. part en sa bonne grace; mais je congnois bien que je n'y ay
1019. plus riens. Il me semble, ma dame, que du temps qu'elle
1020. estoit nourrye avecq vous, elle n'estoit moins sage ne
1021. vertueuse qu'elle est; mais elle ne faisoit poinct de cons-
1022. cience de parler et veoir ung chascun; et, maintenant
1023. que je l'ay voulu regarder, elle ne l'a voulu souffrir. Et
1024. quand j'ay veu ceste contenance, pensant que ce fust
1025. ung songe ou une resverie, luy ay demandé sa main pour
1026. la baiser à la façon du païs, ce qu'elle m'a du tout refusé.
1027. Il est vray, ma dame, que j'aye eu tort, dont je vous
1028. demande pardon : c'est que je luy ay prins la main quasi
1029. par force, et la luy ay baisée, ne luy demandant autre
1030. contentement; mais elle, qui a, comme je croy, deliberé
1031. ma mort, vous a appellée, ainsy comme vous avez veu.
1032. Je ne sçauroys dire pourquoy, sinon qu'elle ayt eu paour
1033. que j'eusse autre volunté que je n'ay. Toutesfois, ma dame,
1034. en quelque sorte que ce soit, j'advoue le tort estre mien;
1035. car, combien qu'elle debvroit aymer tous voz bons servi-
1036. teurs, la fortune veult que, moy seul plus affectionné, soys
1037. mis hors de sa bonne grace. Si est-ce que je demoureray
1038. tousjours tel envers vous et elle que je suis tenu, vous
1039. suppliant me vouloir tenir en la vostre, puis que, sans mon
1040. demerite, j'ay perdu la sienne. » La contesse, qui, en partye
1041. le croyoit et en partie doubtoit, s'en alla à sa fille et luy
1042. dist : « Pourquoy m'avez-vous appellée si haut ? » Floride
1043. respondit qu'elle avoit eu paour. Et combien que la
1044. contesse l'interrogeast de plusieurs choses par le menu,
1045. si est-ce que jamays ne luy feit aultre responce; car, voyant
1046. qu'elle estoit eschappée d'entre les mains de son ennemy,
1047. le tenoit assez pugny de luy avoir rompu son entreprinse.

1048. Après que la contesse eut longuement parlé à Amadour,
1049. le laissa encores devant elle parler à Floride, pour veoir
1050. quelle contenance il tiendroit; à laquelle il ne tint pas
1051. grandz propos, sinon qu'il la mercia de ce qu'elle n'avoit
1052. confessé verité à sa mere, et la pria que, au moins, puis
1053. qu'il estoit hors de son cueur, ung autre ne tinst poinct sa
1054. place. Elle luy respondit, quant au premier propos : « Si
1055. j'eusse eu autre moyen de me defendre de vous que par la
1056. voix, elle n'eust jamais esté oye; mais, par moy, vous
1057. n'aurez pis, si vous ne me y contraingnez comme vous
1058. avez faict. Et n'ayez pas paour que j'en sceusse aymer
1059. d'autre; car, puisque je n'ay trouvé au cueur que je sçavois
1060. le plus vertueux du monde le bien que je desirois, je ne
1061. croiray poinct qu'il soit en nul homme. Ce malheur sera
1062. cause que je seray, pour l'advenir, en liberté des passions
1063. que l'amour peult donner. » En ce disant, print congé
1064. d'elle. La mere, qui regardoit sa contenance, n'y sceut
1065. rien juger, sinon que, depuis ce temps là, congneut très
1066. bien que sa fille n'avoit plus d'affection à Amadour, et
1067. pensa pour certain qu'elle fust si desraisonnable qu'elle
1068. haïst toutes les choses qu'elle aymoit. Et, dès ceste heure-là,
1069. luy mena la guerre si estrange, qu'elle fut sept ans sans
1070. parler à elle, si elle ne s'y courrouçoit, et tout à la requeste
1071. d'Amadour. Durant ce temps-là, Floride tourna la craincte
1072. qu'elle avoit d'estre avecq son mary en volunté de n'en
1073. bouger, pour les rigueurs que luy tenoit sa mere.
1074. Mais, voyant que riens ne luy servoit, delibera de tromper
1075. Amadour; et, laissant pour ung jour ou pour deux son
1076. visaige estrange, luy conseilla de tenir propos d'amityé
1077. à une femme qu'elle disoit avoir parlé de leur amour.
1078. Ceste dame demoroit avecq la Royne d'Espaigne, et avoit
1079. nom Lorette. Amadour la creut, et, pensant par ce moyen
1080. retourner encores en sa bonne grace, feit l'amour à Lorette,
1081. qui estoit femme d'un cappitaine, lequel estoit des grands
1082. gouverneurs du Roy d'Espaigne. Lorette, bien aise
1083. d'avoir gaingné ung tel serviteur, en feit tant de mynes,
1084. que le bruict en courut partout; et mesmes la contesse
1085. d'Arande, estant à la cour, s'en apperceut : parquoy depuis
1086. ne tormentoit tant Floride, qu'elle avoit accoustumé.
1087. Floride oyt ung jour dire que le cappitaine mary de Lorrette
1088. estoit entré en une si grande jalousie, qu'il avoit deliberé,
1089. en quelque sorte que ce fust, de tuer Amadour; et elle qui,
1090. nonobstant son dissimulé visaige, ne povoit vouloir mal
1091. à Amadour, l'en avertyt incontinant. Mais, luy, qui facil-
1092. lement fut retourné à ses premières brisées, luy respondit
1093. s'il luy plaisoit l'entretenir trois heures tous les jours, que
1094. jamais il ne parleroit à Lorette; ce qu'elle ne voulut accorder.
1095. « Doncques, ce luy dist Amadour, puisque ne me voulez
1096. faire vivre, pourquoy me voulez-vous garder de morir ?
1097. Sinon que vous esperez me tormenter plus en vivant que
1098. mille morts ne sçauroit faire. Mais combien que la mort
1099. me fuye, si la chercheray-je tant, que je la trouveray; car,
1100. en ce jour-là seullement, j'auray repos. »

1101. Durant qu'ilz estoient en ces termes, vint nouvelles que
1102. le Roy de Grenade commençoit une grande guerre contre
1103. le Roy d'Espaigne, tellement que le Roy y envoya le prince
1104. son fils, et avecq luy le connestable de Castille et le duc
1105. d'Albe, deux vieilz et saiges seigneurs. Le duc de Cardonne
1106. et le conte d'Arande ne voulurent pas demorer et supplie-
1107. rent au Roy leur donner quelque charge; ce qu'il feit selon
1108. leurs maisons, et leur bailla, pour les conduire seurement,
1109. Amadour, lequel, durant la guerre, feit des actes si estranges,
1110. que sembloient autant de desespoir que de hardiesse. Et,
1111. pour venir à l'intention de mon compte, je vous diray
1112. que sa trop grande hardiesse fut esprouvée par la mort;
1113. car, ayans les Maures faict demonstrance de donner la
1114. bataille, voyans l'armée des Chrestiens si grande, feirent
1115. semblant de fuyr. Les Espaignolz se meirent à la chasse;
1116. mais le viel connestable et le duc d'Albe, se doubtans de
1117. leur finesse, retindrent contre sa volunté le prince d'Es-
1118. paigne, qu'il ne passast la riviere; ce que feirent, nonobstant
1119. la desfense, le conte d'Arande et le duc de Cardonne. Et
1120. quant les Maures veirent qu'ils n'estoient suiviz que de
1121. peu de gens, se retournerent, et d'un coup de symeterre
1122. abbatirent tout mort le duc de Cardonne, et fut le conte
1123. d'Arande si fort blessé, que l'on le laissa comme tout mort
1124. en la place. Amadour arriva sur ceste defaicte, tant enraigé
1125. et furieux, qu'il rompit toute la presse; et feit prendre les
1126. deux corps qui estoient mortz et porter au camp du
1127. prince, lequel en eut autant de regret que de ses propres
1128. freres. Mais, en visitant leurs playes, se trouva le conte
1129. d'Arande encores vivant, lequel fut envoyé en une lictiere
1130. en sa maison, où il fut longuement malade. De l'autre
1131. costé, renvoya à Cardonne le corps du mort. Amadour,
1132. ayant faict son effort de retirer ces deux corps, pensa si
1133. peu pour luy, qu'il se trouva environné d'un grand nombre
1134. de Mores; et luy, qui ne vouloit non plus estre prins qu'il
1135. n'avoit sceu prendre s'amye, ne faulser sa foy envers Dieu,
1136. qu'il avoit faulsée envers elle, sçachant que, s'il estoit mené
1137. au Roy de Grenade, il mourroit cruellement ou renonceroit
1138. la chrestienté, delibera ne donner la gloire ne de sa mort
1139. ne de sa prinse à ses ennemys; et, en baisant la croix de
1140. son espée, rendant corps et ame à Dieu, s'en donna ung
1141. tel coup, qu'il ne luy en fallut poinct de secours. Ainsy
1142. morut le pauvre Amadour, autant regretté que ses vertuz
1143. le meritoient. Les nouvelles en coururent par toute l'Es-
1144. paigne, tant que Floride, laquelle estoit à Barselonne, où
1145. son mary autresfois avoit ordonné estre enterré, en oyt
1146. le bruict. Et, après qu'elle eut faict ses obseques hono-
1147. rablement, sans en parler à mere ne à belle-mere, s'en alla
1148. randre religieuse au monastere de Jesus, prenant pour mary
1149. et amy Celuy qui l'avoit delivrée d'une amour si vehe-
1150. mente que celle d'Amadour, et d'un ennuy si grand que de
1151. la compagnye d'un tel mary. Ainsy tourna toutes ses affec-
1152. tions à aymer Dieu si parfaictement, que après avoir vescu
1153. longuement religieuse, luy rendit son ame en telle joye,
1154. que l'espouse a d'aller veoir son espoux.
1155. « Je sçay bien, mes dames, que ceste longue nouvelle
1156. pourra estre à aucuns fascheuse; mais, si j'eusse voulu
1157. satisfaire à celluy qui la m'a comptée, elle eut esté trop
1158. plus que longue, vous suppliant, en prenant exemple de la
1159. vertu de Floride, diminuer ung peu de sa cruaulté, et ne
1160. croire poinct tant de bien aux hommes, qu'il ne faille, par
1161. la congnoissance du contraire, à eulx donner cruelle mort
1162. et à vous une triste vie. »

1163. Et, après que Parlamente eut eu bonne et longue audience,
1164. elle dist à Hircan : « Vous semble-il pas que ceste femme
1165. ayt esté pressée jusques au bout, et qu'elle ayt vertueu-
1166. sement resisté ? – Non, dist Hircan; car une femme ne
1167. peult faire moindre resistance que de crier; mais, si elle
1168. eust esté en lieu où on ne l'eust peu oyr, je ne sçay qu'elle
1169. eust faict; et si Amadour eut esté plus amoureux que
1170. crainctif, il n'eust pas laissé pour si peu son entreprinse.
1171. Et, pour cest exemple icy, je ne me departiray de la forte
1172. opinion que j'ay, que oncques homme qui aymast parfaic-
1173. tement, ou qui fust aymé d'une dame, ne failloit d'en avoir
1174. bonne yssue, s'il a faict la poursuicte comme il appartient.
1175. Mais encores fault-il que je loue Amadour de ce qu'il feit
1176. une partie de son debvoir. – Quel debvoir? ce dist
1177. Oisille. Appellez-vous faire son debvoir à ung serviteur
1178. qui veult avoir par force sa maistresse, à laquelle il doibt
1179. toute reverence et obeissance ? » Saffredent print la parolle
1180. et dist : « Ma dame, quant noz maistresses tiennent leur
1181. ranc en chambres ou en salles, assises à leur ayse comme noz
1182. juges, nous sommes à genoulx devant elles; nous
1183. les menons dancer en craincte; nous les servons si dili-
1184. gemment, que nous prevenons leurs demandes; nous
1185. semblons estre tant crainctifs de les offenser et tant desirans
1186. de les servir, que ceulx qui nous voient ont pitié de nous,
1187. et bien souvent nous estiment plus sotz que bestes, trans-
1188. portez d'entendement ou transiz, et donnent la gloire à
1189. noz dames, desquelles les contenances sont tant audatieuses
1190. et les parolles tant honnestes, qu'elles se font craindre,
1191. aymer et estimer de ceulx qui n'en veoient que le dehors.
1192. Mais, quant nous sommes à part, où amour seul est juge
1193. de noz contenances, nous sçavons très bien qu'elles sont
1194. femmes et nous hommes; et à l'heure, le nom de mais-
1195. tresse est converti en amye, et le nom de serviteur en amy.
1196. C'est là où le commung proverbe dist :

1197. De bien servir et loyal estre,
1198. De serviteur l'on devient maistre.

1199. Elles ont l'honneur autant que les hommes, qui le leur
1200. peuvent donner et oster, et voyent ce que nous endurons
1201. patiemment; mais c'est raison aussy que nostre souffrance
1202. soit recompensée quand l'honneur ne peult estre blessé.
1203. Vous ne parlez pas, dist Longarine, du vray honneur
1204. qui est le contentement de ce monde; car, quant tout le
1205. monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seulle le
1206. contraire, la louange augmenteroit ma honte et me rendroit
1207. en moy-mesme plus confuse; et aussy, quant il me blas-
1208. meroit et je sentisse mon innocence, son blasme tourneroit
1209. à contentement; car nul n'est content que de soy-mesme.
1210. Or, quoy que vous ayez tous dict, ce dist Geburon, il
1211. me semble qu'Amadour estoit ung aussy honneste et
1212. vertueulx chevalier qu'il en soit poinct; et, veu que les
1213. noms sont supposez, je pense le recongnoistre. Mais, puis
1214. que Parlamente ne l'a voulu nommer, aussi ne feray-je.
1215. Et contentez-vous que, si c'est celluy que je pense, son
1216. cueur ne sentit jamais nulle paour, ny ne fut jamais vuyde
1217. d'amour ni de hardiesse. »

1218. Oisille leur dist : « Il me semble que ceste Journée
1219. soyt passée si joyeusement, que, si nous continuons ainsi
1220. les aultres, nous accoursirons le temps à faire d'honnestes
1221. propos. Mais voyez où est le soleil, et oyez la cloche de
1222. l'abbaye, qui, long temps a, nous appelle à vespres, dont je
1223. ne vous ay point advertiz; car la devotion d'oyr la fin du
1224. compte estoit plus grande que celle d'oyr vespres. » Et,
1225. en ce disans, se leverent tous, et, arrivans à l'abbaye,
1226. trouverent les religieux qui les avoient attenduz plus d'une
1227. grosse heure. Vespres oyes, allerent souper, qui ne fut tout
1228. le soir sans parler des comptes qu'ils avoient oyz, et sans
1229. chercher par tous les endroictz de leurs memoires, pour
1230. veoir s'ilz pourroyent faire la Journée ensuyvante aussi
1231. plaisante que la premiere. Et, après avoir joué de mille
1232. jeux dedans le pré, s'en allerent coucher, donnans fin très
1233. joyeuse et contente à leur premiere Journée.
setstats 1