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Le
Jeu de l'amour et du hasard de
Marivaux
*
D'après Théâtre complet, éd.
M. Arland. Paris, Gallimard, 1964.
ACTE
II, SCÈNE 9
Dorante,
Silvia.
-
Dorante.
Lisette, quelque éloignement que tu aies pour moi,
je suis forcé de te parler; je crois que j'ai à me plaindre
de toi.
-
Silvia.
Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.
-
Dorante.
comme tu voudras.
-
Silvia.
tu n'en fais pourtant rien.
-
Dorante.
ni toi non plus; tu me dis : je t'en prie.
-
Silvia.
c'est que cela m'est échappé.
-
Dorante.
eh bien, crois-moi, parlons comme nous pourrons; ce n'est
pas la peine de nous gêner pour le peu de temps que nous avons
à nous voir.
-
Silvia.
est-ce que ton maître s'en va? Il n'y aurait pas grande
perte.
-
Dorante.
ni à moi non plus, n'est-il pas vrai? J'achève ta pensée.
-
Silvia.
je l'achèverais bien moi-même, si j'en avais envie; mais
je ne songe pas à toi.
-
Dorante.
et moi, je ne te perds point de vue.
-
Silvia.
tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure,
va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est
en effet; je ne te veux ni bien ni mal; je ne te hais, ni ne
t'aime, ni ne t'aimerai, à moins que l'esprit ne me tourne.
Voilà mes dispositions; ma raison ne m'en permet point d'autres,
et je devrais me dispenser de te le dire.
-
Dorante.
mon malheur est inconcevable : tu m'ôtes peut-être tout
le repos de ma vie.
-
Silvia.
quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit!
Il me fait de la peine. Reviens à toi : tu me parles, je te
réponds; c'est beaucoup, c'est trop même, tu peux m'en croire;
et, si tu étais instruit, en vérité, tu serais content de moi;
tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je
blâmerais dans une autre : je ne me la reproche pourtant pas;
le fond de mon cœur me rassure, ce que je fais est louable;
c'est par générosité que je te parle; mais il ne faut pas que
cela dure; ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant,
et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence
de mes intentions; à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien.
Ainsi, finissons, Bourguignon; finissons, je t'en prie : qu'est-ce
que cela signifie? C'est se moquer; allons, qu'il n'en soit
plus parlé.
-
Dorante.
ah! Ma chère Lisette, que je souffre!
-
Silvia.
venons à ce que tu voulais me dire : tu te plaignais
de moi, quand tu es entré; de quoi était-il question?
-
Dorante.
de rien, d'une bagatelle; j'avais envie de te voir, et
je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.
-
Silvia,
à part. que dire à cela? Quand je m'en fâcherais,
il n'en serait ni plus ni moins.
-
Dorante.
ta maîtresse, en partant, a paru m'accuser de t'avoir
parlé au désavantage de mon maître.
-
Silvia.
elle se l'imagine; et, si elle t'en parle encore, tu
peux le nier hardiment; je me charge du reste.
-
Dorante.
eh! Ce n'est pas cela qui m'occupe.
-
Silvia.
si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que
faire ensemble.
-
Dorante.
laisse-moi du moins le plaisir de te voir.
-
Silvia.
le beau motif qu'il me fournit là! J'amuserai la passion
de Bourguignon! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un
jour.
-
Dorante.
tu me railles, tu as raison; je ne sais ce que je dis,
ni ce que je te demande. Adieu.
-
Silvia.
adieu; tu prends le bon parti... mais, à propos de tes
adieux, il me reste encore une chose à savoir : vous partez,
m'as-tu dit; cela est-il sérieux?
-
Dorante.
pour moi, il faut que je parte, ou que la tête me tourne.
-
Silvia.
je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.
-
Dorante.
et je n'ai fait qu'une faute; c'est de n'être pas parti
dès que je t'ai vue.
-
Silvia,
à part. j'ai besoin à tout moment d'oublier que je
l'écoute.
-
Dorante.
si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve...
-
Silvia.
oh! Il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je
t'en assure.
-
Dorante.
que peux-tu me reprocher? Je ne me propose pas de te
rendre sensible.
-
Silvia,
à part. il ne faudrait pas s'y fier.
-
Dorante.
et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer?
Hélas! Quand même j'aurais ton coeur...
-
Silvia.
que le ciel m'en préserve! Quand tu l'aurais, tu ne le
saurais pas; et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même.
Tenez, quelle idée il lui vient là!
-
Dorante.
il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes,
ni ne m'aimeras?
-
Silvia.
sans difficulté.
-
Dorante.
sans difficulté! Qu'ai-je donc de si affreux?
-
Silvia.
rien; ce n'est pas là ce qui te nuit.
-
Dorante.
eh bien! Chère Lisette, dis-le-moi cent fois, que tu
ne m'aimeras point.
-
Silvia.
oh! Je te l'ai dit assez; tâche de me croire.
-
Dorante.
il faut que je le croie! Désespère une passion dangereuse,
sauve-moi des effets que j'en crains; tu ne me hais, ni ne m'aimes,
ni ne m'aimeras! Accable mon coeur de cette certitude-là! J'agis
de bonne foi, donne-moi du secours contre moi-même; il m'est
nécessaire; je te le demande à genoux.
Il se jette
à genoux. Dans ce moment, M Orgon et Mario entrent, et ne disent
mot.
ACTE II,
SCÈNE 10
Monsieur Orgon, Mario, Silvia, Dorante.
- Silvia.
ah! Nous y voilà! Il ne manquait plus que cette façon-là
à mon aventure. Que je suis malheureuse! C'est ma facilité qui
le place là. Lève-toi donc, Bourguignon, je t'en conjure; il
peut venir quelqu'un. Je dirai ce qu'il te plaira : que me veux-tu?
Je ne te hais point. Lève-toi; je t'aimerais, si je pouvais;
tu ne me déplais point; cela doit te suffire.
- Dorante.
quoi! Lisette, si je n'étais pas ce que je suis, si j'étais
riche, d'une condition honnête, et que je t'aimasse autant que
je t'aime, ton coeur n'aurait point de répugnance pour moi?
- Silvia.
assurément.
- Dorante.
tu ne me haïrais pas? Tu me souffrirais?
- Silvia.
volontiers. Mais lève-toi.
- Dorante.
tu parais le dire sérieusement, et, si cela est, ma raison
est perdue.
- Silvia.
je dis ce que tu veux, et tu ne te lèves point.
- Monsieur
Orgon, s'approchant. c'est bien dommage de vous interrompre;
cela va à merveille, mes enfants; courage!
- Silvia.
je ne saurais empêcher ce garçon de se mettre à genoux,
monsieur. Je ne suis pas en état de lui en imposer, je pense.
- Monsieur
Orgon. vous vous convenez parfaitement bien tous
deux; mais j'ai à te dire un mot, Lisette, et vous reprendrez
votre conversation quand nous serons partis : vous le voulez
bien, Bourguignon?
- Dorante.
je me retire, monsieur.
- Monsieur
Orgon. allez, et tâchez de parler de votre maître
avec un peu plus de ménagement que vous ne faites.
- Dorante.
moi, monsieur?
- Mario.
vous-même, Monsieur Bourguignon; vous ne brillez pas
trop dans le respect que vous avez pour votre maître, dit-on.
- Dorante.
je ne sais ce qu'on veut dire.
- Monsieur
Orgon. adieu, adieu; vous vous justifierez une autre
fois.
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