Attribution des chansons

La question d'attribution, on le sait, n'est pas sans poser des problèmes devant un ensemble de témoins qui omettent souvent le nom d'auteur ou qui fournissent des attributions contradictoires. À cela s'ajoute le fait que de par leur nature les chansons de trouvères ne fournissent que rarement des données historiques et biographiques qui puissent nous aider à identifier ses auteurs. Même les envois sont souvent peu utiles, car bon nombre de ces strophes paraissent avoir été ajoutées après coup. Dans le cas de Raoul, la situation est davantage compliquée par le fait que plusieurs mss attribuent à un certain Thierri de Soissons plusieurs chansons dont l'attribution à Raoul est hors de doute. Nous nous sommes arrêtée sur cette question dans la section Le cas de Thierri de Soissons.  En somme, nous croyons avec Winkler que le nom Thierri a dû se glisser par erreur dans un des ancêtres de nos mss.

Nous avons commencé par distinguer trois catégories de chansons : chansons attribuables à Raoul, chansons possibles, et chansons rejetées (aucune des pièces dans la deuxième catégorie ne nous semble carrément douteuse). Pour déterminer l'attribution des pièces, deux approches se présentent : présence de preuve solide, ou absence d'indications contradictoires. Lerond a adopté  la première méthode, ce qui a produit un ensemble de 7 chansons « authentiques », 13 chansons possibles et 25 chansons douteuses. Comment analyser l'œuvre  du Chastelain de Couci si on ne peut se fier qu'à 12 pièces? Nous avons préféré la deuxième approche, en recourant à plusieurs critères bien établis qui tiennent compte non seulement des indications extérieures (apportées par les mss) mais aussi intérieures. Sont accordées à Raoul les chansons:

  • attribuées à Raoul par au moins deux familles ;
  • qui contiennent des allusions historiques ou bibliographiques précises ;
  • qui, dans l'absence de témoignage contraire, font preuve de certains traits stylistiques évidents ou rares qui caractérisent l'œuvre de notre trouvère (critère moins solide). Par exemple, la technique de l'enchaînement strophique (coblas capcaudadas en combinaison avec des rimes constantes et coblas capfinidas) qui semble constituer un trait caractéristique de l'œuvre de Raoul. Si fréquentes chez les troubadours, ces formules d'entrelacement strophique constituent « des exploits tout à fait exceptionnels » dans les œuvres des trouvères (Dragonetti, p. 457). [1]

Par bonheur, même les mss sans noms d'auteur ont tendance à ranger les chansons par auteur. Le ms. V, par exemple, transmet deux groupes de chansons attribuables à Raoul : les chansons R767, R929 et R2106, placées entre une chanson de Thibaut de Blason et une de Philippe de Remi (unicum), et R1267, R2063, R1978, R363, R1970, R778 et R211, précédées d’une chanson de Jehan de Roucy et suivies d’une pièce de Perrin d’Angecourt. Ainsi, le placement d'une chanson dans le ms. peut également nous fournir des indications utiles.

Par rapport au premier critère élaboré, il convient de signaler que vingt mss transmettent des chansons attribuées ou attribuables à Raoul de Soissons : K, N, P, X, V, B, R, S, OM, T, R, Z, a, C, U, H, F, Maz. et Metz. Sept de ces mss transmettent des textes anonymes et les autres ne donnent pas toujours un nom d'auteur (cf. le tableau dans la section Distribution des chansons). Comme nous l'avons vu dans la section Classement des manuscrits, les mss se regroupent de façon assez traditionnelle, c'est-à-dire (grosso modo) les groupes MTRaZ, CU/H, et KPXNMeV/BR/SO

Voici les chansons transmises par au moins deux familles (les liens mènent aux notices qui fournissent une discussion plus détaillée des attributions)  :

  • R1154 (V) : C / OMe (anonyme dans O) ; accord de CMe : accordée à Raoul ;
  • R1267 (VI) : KNP / U / MT (anonyme dans XVCHR) ; accord de KNPUMT : accordée à Raoul ;
  • R1978 (VIII) : KNPXV / CU (anonyme dans CU - le nom d'Audefroi le Bastart est d'une main postérieure ; dans V, la chanson est rangée parmi d'autres chansons attribuables à Raoul) ; accord de KNPX : accordée à Raoul ;
  • R2063 (IX) : KNPXV / CUH / MTR (anonyme dans XVCHR ; l'attribution à Raoul dans C est d'une main postérieure) ; accord de KNP / MT : accordée à Raoul ;
  • R2107 (XI) : KNPXV,RS / CU, F / a / Metz / Maz (anonyme dans VRS / Metz / Maz) ; accord de KNPXUFa : accordée à Raoul ;
  • R1393 (XII) : KNXV / M ; attribuée au Roi de Navarre par KNO, mais comme c'est Raoul qui propose le jeu-parti, nous le lui attribuons ;
  • R1887 (XV) : anonyme dans UV, est attribuée à Raoul par Pierre Desrey de Troyes (dans la plus ancienne version imprimée, publié en 1500) ; une série d'indications indirectes reliées à l'attribution de Desrey nous permettent de ranger la chanson parmi celles dont l'attribution à Raoul est possible. [2]
  • R1885 (XVII) : C, M, O, F ; comme C est le seul ms. à attribuer la chanson à Raoul, nous l'avons rejetée ;
  • R1911 (XVIII) : KO / MTa ; comme K est le seul ms. à attribuer la chanson à Raoul, nous l'avons rejetée. 

Une deuxième série de chansons est transmise par une seule famille de mss, soit le groupe KNMeX, V (qui ne donne jamais des noms d'auteurs mais range les chansons par auteur) et O (qui range les chansons par ordre alphabétique sans noms d’auteurs). Les mss, quoique proches les uns des autres, ne constituent pas moins trois sous-groupes de la famille : KNMe, V et O. Dans V, toutes les chansons sont placées parmi d'autres pièces attribuables à Raoul (cf. R2063, réponse à une chanson de Thibaut de Champagne qui lui est adressée). A l'exception de R429, rien ne contredit l'attribution de ces chansons à Raoul et dans le cas de R767 et de R1970, l'usage de la technique assez rare de coblas redondas capcaudadas qui se rencontre dans plusieurs chansons de Raoul sert à soutenir cette attribution. Quant à R2106, K la transmet anonyme, N l’attribue à Thierri et la donne parmi une série de onze chansons toutes attribuées à ce trouvère, et V la place à la suite de deux autres pièces attribuables à Raoul. On ne peut pas savoir si la pièce se trouvait dans Me, mais comme rien ne contredit l'attribution à Raoul, nous la lui accordons. Pour ce qui est de R429, finalement, K l'attribue à Thierri et N la donne à Perrin d'Angecourt. Dans V, la chanson est placée parmi 19 pièces attribuables à Perrin. Le scribe de K s'est sans doute trompé, ayant pris la dernière chanson de Perrin pour la première de Thierri. L'accord de N et V suffit à nous assurer que la chanson doit être attribuée à Perrin d'Angecourt.
Ainsi :

  • R211 (I) : NMeV, accordée à Raoul ;
  • R363 (II) : KN (VXBR la transmettent anonyme), accordée à Raoul ;
  • R767 (III) : KNV, accordée à Raoul ;
  • R778 (IV) : KNMeV, accordée à Raoul ;
  • R1970 (VII) : KNV, accordée à Raoul ;
  • R2106 (X) : KNV (anonyme dans KV, voir ci-haut), accordée à Raoul ;
  • R1204 (XIV) : (anonyme dans BV), l'attribution à « Thierri » par NMe est discutable à cause de la mention de Romanie et de la présence d'un envoi adressé à Raoul. Nous croyons cependant qu'on aurait tort de rejeter carrément le témoignage de deux mss et nous avons rangé la chanson dans la catégorie « chansons possibles » 
  • R429 (XVI) : KNV, rejetée.

Chanson transmise par un seul ms. :

  • R929 (XIII) : unicum de V, où la chanson est placée parmi d'autres pièces attribuables à Raoul. Nous l'avons rangée dans la catégorie « chansons possibles ».

Par ailleurs, Winkler ne s'est pas aperçu de l'attribution à Raoul de la chanson R130 dans la table qui occupe les fol. 1 à 4 du ms. a. Huit mss transmettent cette pièce, dont 2 anonymes ; C l'attribue à Blondel de Nesle et KNPX l'accordent au Vidame de Chartres. La chanson fait partie d'un groupe de 5 pièces anonymes précédées de la chanson R2107 que le ms. attribue à Raoul. Lepage émet l'hypothèse, à juste titre selon nous, que l'auteur de la table a dû se tromper en accordant à Raoul la paternité des chansons anonymes qui suivent R2107. [3]  Nous la donnons dans la section « Textes supplémentaires ».



[1] Dragonetti (p. 453) souligne que les coblas capfinidas sont exceptionnellement rares; il n'en cite que quatre exemples : R1800 de Thibaut de Champagne, R210 et R488 d'Oede de la Couroierie, et R450 de Philippe de Remi.

[2] Pour une discussion détaillée de l'attribution de cette chanson, voir Ineke Hardy, « Nus ne poroit de mauvaise raison (R1887): A case for Raoul de Soissons », Medium Aevum LXXX No. 1 (2001), p. 95-111.

[3] Yvan Lepage, L’œvre lyrique de Blondel de Nesle (Paris, Honoré Champion, 1994), p. 503-504.